184. Imaginons un solipsisme absolu : il n'y a que moi, tout est émanation de moi : il n'y a pas d'un côté le soleil qui se couche et de l'autre moi qui le contemple. Ce n'est en réalité qu'un même phénomène. Il n'y a que « moi », ou aussi bien il n'y a pas de « moi » il n'y a que Lui : le Réel, l'Éveil... C'est une position tout à fait tenable. On en trouve des versions élaborées dans le Bouddhisme et l'Islam. Il n'y a pas de séparation.
Imaginons ensuite un dualisme tout aussi radical : il y a moi et ce qui n'est pas moi. Tout ce qui n'est pas moi me fait support. Ce qui n'est pas moi résiste à ma volonté, lui oppose une force contraire, mais sur laquelle j'acquiers force et durée. Plus une réalité résistante s'oppose à moi, plus « je » deviens réel.
C'est une position encore très tenable. C'est aussi bien celle d'Aristote que de Freud (Au-delà du principe de plaisir). En règle générale c'est celle de la philosophie et des sciences occidentales.
Elle se distingue de la première en ce que le « je » s'y affirme autant qu'il se dissolvait. Elle est en cela éminemment narcissique : Je me mire dans le monde. 13
Imaginons maintenant une troisième conception qui voudrait faire intervenir « les autres », la société, une Gemeinwesen. On rencontre alors très vite un grand embarras.
Comment placer cette communauté, cette Gemeinwesen, comme un troisième terme ? (i) Elle tend à se dissoudre dans cette réalité qui me résiste : elle devient mon objet elle devient objective. Pis encore, (ii) elle se dissout aussi en « moi », devient « ma propriété », au sens stirnérien.
Elle fait plus que cela : elle se dissout dans la réalité, mais aussi bien (iii) la coagule dans un précipité où elle devient tout entière « réalité sociale », comme seule et unique réalité. Et (iv) elle se précipite aussi bien en moi pour me faire un « être social », et rien d'autre qu'un être social, un être de culture.
185. Ces conceptions, il serait bon de les imaginer comme des expériences vécues, et non comme de simples projections spéculatives : comme des impressions.
La première impression, celle de la non-dualité, est paisible et puissante. Je doute qu'un seul être humain n'ait jamais pu l'éprouver, tant elle me semble la seule issue accordée à l'âme pour échapper à la terreur ou à l'hébétude face à certaines situations.
La seconde impression est plus jouissive ; elle s'adresse à l'esprit plus qu'à l'âme. Elle est « dure » aussi, et endurcissant. Elle offre le courage qu'elle exige.
186. Et quelle impression procure la troisième conception ? C'est bien ce qu'on ne saurait dire : l'expérience d'une Gemeinwessen s'émiette en une multitude d'impressions possibles. Tentons quand même un peu d'y trier. Tout d'abord, on peut observer que le rapport aux autres a une forte tendance à se vivre plutôt comme un rapport à l'autre. À l'autre ? Quel autre ? Qu'importe : c'est quelqu'un, et c'est quelqu'un d'autre ; quelqu'un d'autre que ce quelqu'un. On voit bien qu'on ne va pas être tout de suite tiré d'affaire.
187. Mon père a été longtemps pour moi celui qui savait ce qu'il fallait faire, et ça me rassurait terriblement. Je savais, comme lui, qu'il n'en était rien, mais je ne pouvais le croire.
Il avait fini par adopter une attitude somme toute très intelligente : pour me répondre, il me citait, il me renvoyait à ce que j'avais écrit ou dit, de préférence publiquement. Il avait fait évoluer son rôle de modèle en celui de commentateur de moi-même ; il me ramenait à moi en tant que mon propre modèle. Je lui en sais gré.
En cela, je lui prêtais toujours de ma propre force qu'il m'aidait à trouver. Aussi, quand il est mort, c'est comme si j'avais vu mourir un double de moi-même, plus vieux de quarante ans, et pourtant si ressemblant : ma propre image vieillie et mourante. La peine de le perdre fut submergée par l'horreur pure de ma propre condition.
Je ne sais si j'aurais pu effacer, refouler, oublier cette horreur ; la vérité est que je n'y tenais pas. Je ne voulais pas perdre ce qu'elle me révélait. Là, il m'avait littéralement laissé face à moi-même.
188. Freud a fini par découvrir qu'il n'était pas indiqué de psychanalyser un proche. Voilà un cas de ces observations qu'on peut ne pas faire, mais dont on ne peut douter une fois qu'elles sont faites. Cette observation évidente a pris depuis le statut d'un véritable « tabou ».
Il y a trois grands « tabous » dans la psychanalyse. Le premier est qu'on ne peut s'analyser soi-même. Le second est qu'on ne peut analyser un proche. Le troisième est que la cure doit être payée. Ce sont des « tabous ».
Le fondateur involontaire de ces tabous n'a pourtant jamais été analysé par un autre que lui, il a analysé sa propre fille bien après avoir tiré ses conclusions, et son association a non seulement toujours pratiqué des psychanalyses gratuites, mais s'est même fait un devoir de porter une aide financière à certains patients.
À vrai dire Freud n'a jamais postulé d'impossibilité, et moins encore instauré un tabou. Il a seulement constaté que ça soulevait des difficultés particulières. Si Freud avait vécu plus longtemps, il est probable qu'il aurait découvert qu'un statut médical et peut-être tout statut était lui aussi contre-indiqué pour exercer la psychanalyse.
189. Avec un siècle de recul, on voit bien que la psychanalyse n'est jamais parvenue à devenir ce qu'elle était.
La découverte freudienne s'est heurtée aux mœurs et aux idéologies de son temps, qui l'ont avalée, digérée, assimilée.
190. L'œuvre de Freud ressemble à un pont inachevé, un ouvrage dont l'élan reste suspendu au dessus d'un abîme. L'ouvrage est inutilisable, bien sûr, pour les fins en vue desquelles il a été construit et laissé inachevé. On s'en sert cependant, sans l'achever, on l'utilise à d'autres fins.
191. Le plus passionnant dans le freudisme, est la réduction opérée sur la « folie », réduction au sens chimique, réduction qui va dans le sens opposé de ce qui fut en quelque sorte l'institution de la folie celle dont Foucault peut faire l'histoire.
(« La psychanalyse », disait Freud, « va aux Américains comme une chemise blanche à un corbeau. » Après un demi-siècle d'américanisation de la planète, et de la psychanalyse, on doit bien conclure.)
192. Si l'on avance sur le tablier du pont inachevé on évite en général de le faire on arrive rapidement au-dessus d'un abîme. C'est ce qui sert de fondement à bon nombre des critiques les plus violentes adressées à la psychanalyse. Mais ce vide ne lui est pas propre ; il n'est pas « son » vide, il est un vide pour tout le monde, et les critiques qui y cherchent leur fondement sont bien fondées sur du vide. Il est un vide réel, et le plus grand mérite de la psychanalyse est de nous conduire au-dessus de ce vide.
193. Que peut-on dire de ce vide ? Il pourrait peut-être se décrire ainsi : l'adaptation à la vie collective ne fait pas une issue à la vie individuelle.
Ici revient encore l'image de la toile de Bruegel : un aveugle conduisant les aveugles.
C'est bien un vide ici qui se démasque, un vide dans lequel se dissout aussi bien toute velléité d'intégration, de conformisme, que toute velléité de critique sociale, voire de révolte. Le « nous » perd consistance, et devient un abîme. (Et le « ich », aussi bien.)
194. Freud disait à peu près (je ne l'ai pas lu, on me l'a dit, et je veux bien le croire) que la normalité consistait à se montrer capable d'aimer et de travailler. Reste à savoir si travailler consiste à s'intégrer dans une activité professionnelle, et aimer, dans une vie familiale.
Tout au plus, dirais-je que pour pouvoir travailler on doit donner le change avec un système marchand, et pour aimer sans trop de problèmes, donner aussi le change avec un certain ordre socio-familial. Les problèmes qui résulteraient d'une difficulté à donner le change serait de toute façon bien plus administratifs et juridiques que proprement cliniques ; enfin, jusqu'à maintenant.
Travailler, c'est être capable d'agir sur le réel, de diriger ses actes en vertu d'une action sur le réel ; ce n'est pas ce que l'ANPE appelle « travailler ». Et aimer, je dirais que c'est avoir un rapport sensuel au réel : en un mot, c'est bander.
À ce propos, Bernard Noël dit des choses très intéressantes dans Le Château de Scène. On ne surmonte une situation que par un investissement érotique sur cette situation. Ceci n'a qu'un rapport très contingent avec une « vie de couple », et, pour ainsi dire, aucun.
195. L'évolution récente du capitalisme exerce sur moi une fascination mêlée d'horreur. Le capitalisme a montré qu'il était plus révolutionnaire que toutes les avant-gardes révolutionnaires. S'il est si radicalement révolutionnaire, c'est parce qu'aucun scrupule ne l'arrête : il est inhumain et par là même terriblement humain. Il est par excellence la « machine humaine ».
Quand des hommes, des partis, sont au pouvoir, aussi déterminés soient-ils, ils assument leurs crimes à contrecœur, ils font tout pour les limiter, ne sacrifient à la rigueur les uns que pour épargner les autres. Ils ne les font d'ailleurs qu'en concession à un ordre capitaliste. Le capitalisme, lui est impitoyable, aveugle et impitoyable.
Lui seul écrase sans pitié toutes les institutions quand les révolutionnaires les plus déterminés avaient soudain rencontré l'incertitude. Lui ne craint pas d'écraser les hommes avec. Il écrase les hommes qui se tiennent à leurs institutions et leurs mœurs ils s'y tiennent tous. On en pleurerait : pourquoi avons-nous construit une machine qui nous écrase avec nos institutions plutôt que nous les ayons renversées délibérément ?
196. L'échange, quand il ne relève pas de la physique, est symbolique. Je dirais même mieux : il est de la politesse.
En dehors des échanges d'énergie il n'est que des échanges de politesse.
Ma chatte est d'une exquise politesse. Aussi affamée soit-elle, elle ne se précipite pas sur la nourriture que je lui offre sans frotter sa tête sur ma main en émettant un léger roucoulement.
C'est de la politesse. Qu'est-ce à dire ? Ça signifie deux choses : d'une part qu'on reconnaît le geste de quelqu'un dans la chose qu'on s'approprie, et d'autre part, que par un autre geste on le lui fait savoir.
Voilà la signification exacte de l'échange, et, de là, de la loi de la valeur. Car évidemment, l'échange de politesse ne peut manquer, en posant une équivalence, de fonder un rapport de valeur.
Aussi, par politesse, les hommes ont pris la coutume de se payer. Tu me payes, et cela signifie que le geste dont tu bénéficies, je ne l'ai fait ni par nécessité, ni par obligation. Et nous nous remercions. Les bons comptes font les bons amis.
C'est de la politesse : Cela veut dire que le système ne fonctionne que si, non seulement j'ai fait mon geste sans nécessité ni obligation, mais pas davantage pour que tu me payes.
Et cela veut dire aussi que la monnaie que tu me donnes ne quantifie pas la valeur que l'objet a pour toi, mais la valeur de mon geste.
197. Ces remarques sont essentielles, quoique soigneusement ignorées par l'économie politique ; elles sont essentielles pour comprendre la nature de l'échange marchand.
On pourrait sans peine observer comment tout ceci se manifeste et se ritualise dans la vie du commerce et de l'industrie. Toute la psychologie de la vente et du management y fait son miel. Mais on prend bien soin justement de séparer tout un pragmatisme économique de tout un symbolisme psychosociologique. Or, sont-ils séparables ?
Oui et non, dans ce sens qu'on ne peut les séparer impunément. Et c'est précisément cela l'échange marchand.
Tout commence lorsqu'on prétend ignorer que l'échange de valeur, l'échange symbolique, se fait sur un autre plan que l'échange réel, et qu'il n'y a en réalité pas proprement échange, mais dons croisés.
Même ma chatte sait très bien qu'elle ne me donne pas ses caresses contre la nourriture, et moi de la nourriture contre des caresses. Si c'était cela, ses caresses perdraient justement toute valeur, et ma nourriture aussi d'ailleurs elle ne conserverait que sa valeur énergétique.
198. Nous avons deux plans, celui du réel et celui du symbolique. Et le plan symbolique n'est pas symbolique seulement parce qu'il représenterait le réel, mais parce qu'il lui donne une signification.
199. On notera que le symbolique a besoin d'une réalité, pour précisément lui donner une signification, mais que la réalité n'a aucun besoin de symbolique. Par exemple, je pourrais très bien nourrir un animal sans qu'il y ait entre nous aucun signe de reconnaissance dans tous les sens du terme , mais il ne pourrait y avoir de tels signes sans que rien de réel ne soit donné, ou d'une manière ou d'une autre en jeu, promis ; et même la promesse ne resterait pas indéfiniment crédible.
200. On fait des choses parce qu'on doit les faire, indépendamment de ce qu'elles coûtent ou rapportent. Un médecin doit sauver la vie et soulager la douleur ; il ne peut faire dépendre son devoir d'un tarif de consultation.
Indépendamment des raisons pour lesquelles un homme ferait de toute façon ce qu'il fait, il peut se sentir mal payé, bien payé ou excessivement bien payé. Il y a là deux plans qui ne sont pas réductibles l'un à l'autre. Or c'est l'essence même de l'échange marchand que d'aller dans le sens de cette réduction : de créer un échange entre ces deux plans.
201. Qu'est-ce que l'échange marchand ? C'est tout simplement une règle du jeu, et le jeu consiste à fabriquer des marchandises, c'est à dire de faire que tous les produits du travail humain et ce travail lui-même, s'inscrivent dans un vaste schème de quantification de leurs valeurs, à travers lequel la vie collective est régentée.
202. Dans un premier temps, la règle du jeu peut paraître rationnelle si l'on ne tient pas compte qu'elle prétend concilier l'inconciliable ; on pourrait même la croire de nature à rationaliser les rapports humains. Elle tend à donner à toute chose la valeur qui correspond à son temps de travail, et elle tend à réduire ce temps, donc à accroître la productivité.
L'échange marchand concilie peut-être la valeur avec l'utilité mais pour la ramener à la sienne, et en fait de rationalité, il irait même contre celle qui semblait être la sienne : vendant cher des produits pauvres en travail, ou l'inverse, freinant la productivité du travail, etc...
203. Ce que j'aborde ici est évidemment un phénomène historique, mais j'aimerais éviter une telle approche qui deviendrait vite trop complexe. Je voudrais me contenter de dégager son essence et sa tendance.
L'essence de l'échange marchand est la négation de la politesse 14. Plus précisément, l'échange marchand instaure une indifférence de tous envers chacun.
Il s'agir d'amener chacun à n'agir qu'en vertu d'un « intérêt privé » ; de dénier la légitimité de toute autre motivation, et même de l'interdire, de la mettre « hors la loi ».
Et qu'est-ce que ce peut être qu'un « intérêt privé » ? C'est ce qui doit être accompli pour gagner selon la règle du jeu. Je joue le rôle par exemple, d'un personnage dans un organigramme ; le but du personnage dont je tiens le rôle est de grimper dans la hiérarchie : c'est son intérêt privé, qui sera tout à la fois symbolisé et concrétisé par une augmentation de salaire. La règle du jeu se réduit à peu près à ça : être plus payé.
Bon, chacun sait jouer à ce jeu. Or, ce n'est qu'un jeu ; on le joue parce que c'est la règle. Celui qui s'identifierait trop au rôle, le prendrait trop au sérieux, d'abord le jouerait mal. Ensuite, il tendrait à faire le vide autour de lui, perdrait le bénéfice de tout contact chaleureux. S'il insiste, il pourrait bien ne pas tarder à aller consulter un médecin, perdant peu à peu contact avec la réalité.
On joue le rôle c'est tout. C'est au fond comme une autre politesse ; une ritualisation des rapports.
204. Ce « personnage », ce « rôle », qui détermine l'intérêt privé, est manifestement imaginaire.
En tant qu'être imaginaire, il détermine, il fait pivot entre le réel et le symbolique dans cet échange marchand au cours duquel le symbolique fait irruption dans le réel. Le symbolique fait irruption dans le réel, non pour lui donner une signification, mais pour y prendre sa place, pour se chosifier.
Moins la monnaie reste reconnaissance et plus elle devient objet d'échange, plus l'imaginaire devient déterminant, et plus le personnage imaginaire que l'on incarne le devient aussi.
205. Un cadre dans un stage de cadres me disait qu'il trouvait idiot un troisième cadre qui affirmait que c'était le pouvoir qui l'intéressait. Je n'en fus pas convaincu.
La question n'est pas de trancher si ce pouvoir est bien réel, mais seulement d'entendre que son désir allait bien vers une certaine appréhension du réel. Il joue son rôle, il gère l'intérêt privé de son personnage, parce qu'à travers lui il vise ça.
C'est au fond ce qu'on pourrait appeler travailler : exercer un pouvoir, connaître, comprendre... (Dans l'échange marchand il tend toutefois à se limiter à un simple pouvoir sur les autres, les autres « personnages ».)
206. Qu'est-ce réellement que la politesse ? J'ai dit qu'elle donnait une signification. En fait, elle dit seulement qu'il y a quelqu'un derrière un geste, et qu'on le reconnaît. C'est tout ce qu'elle affirme ; autant dire rien. Elle est le point zéro de la signification.
207. Au téléphone, par exemple, la politesse c'est dire « allô » ; c'est donc ne rien dire. Mais c'est très important, c'est comme le 'la' pour un instrument de musique. À partir de là quelque chose peut se dire. À partir de ce point zéro, un manque de politesse, un excès, ou tout écart dans sa ritualisation, veut dire quelque chose.
Ce point zéro est très important. Je sais que c'est assez dur à comprendre et à bien expliquer. Encore doit-on le sentir. C'est très distinct de ce qu'on pourrait appeler « le code » ou le système signifiant.
208. C'est le point zéro du système signifiant. Il est accessible à l'animal.
Ceux qui étudient la communication animale loupent complètement ce point zéro. C'est pourquoi ils ne parviennent pas à avoir avec l'animal une communication « entre animaux adultes ». (Ou ils cessent eux-mêmes d'être « humains », ou ils infantilisent l'animal.) Le chasseur, le berger, communiquent avec leurs chiens comme des animaux adultes.
On se rend compte alors que, sans langage, sans code et même aussi bien sans affectif (mais sans davantage devenir « inhumain »), la communication est plus profonde et plus riche.
On communique bien sûr avec quelque chose de réel : la piste d'un gibier, un troupeau à garder... (sinon on ne communiquera pas grand chose).
On voit bien alors que ce qu'on pourrait identifier comme de simples épanchements affectifs est effectivement de la politesse, au sens où je l'entends, comme point zéro de la signification : le « allô » téléphonique.
209. Je dis « comme des animaux adultes » pour dire qu'on fait politesse de ce qui resterait autrement des épanchements affectifs. Je crois que c'est effectivement cela qui fait du petit mammifère un adulte.
Ce qu'on appelle l'affectif n'est jamais qu'un tâtonnement vers la signification. En cela, l'affectif n'existe pas, si ce n'est comme malentendu, tâtonnement vers l'autre, frustration et régression. L'affectif va nécessairement vers la signification, ou vers le corporel. Il n'y a pas une infinité de façons d'aimer : ou c'est regarder ensemble dans la même direction, ou c'est se faire bander l'un n'excluant pas l'autre.
210. Tout l'investissement affectif du petit enfant pour sa mère s'inscrit entre deux pôles : le sein nourricier et l'apprentissage de la parole. Aucune pulsion affective ne survit bien longtemps si elle ne rencontre quelque chose de bien réel, de roboratif. Ce peut être immédiatement réel : nourrir par exemple. Ce peut être médié par la signification mais qui renverra au réel, à sa connaissance. C'est dire qu'il n'y a pas de « pulsions affectives ».
211. L'affectif fonctionne de très près avec l'échange marchand. Ils fonctionnent dans l'imaginaire. On n'est jamais assez lucide pour voir à quel point ils s'articulent intimement ; à quel point les investissements affectifs et les « signes extérieurs de richesse » sont complices, à quel point ils tendent à unir leurs faiblesses pour en faire une force.
Et où la trouvent-ils, à propos, cette force ? Peut-être la clé est-elle encore dans la toile de Bruegel.
212. Le tronc d'un platane n'exerce aucune force horizontale, du moins tant qu'on ne s'y jette pas dessus. Voilà une idée à garder en tête avec la toile de Bruegel.
213. La psychologie prétend dire comment on pense ; la logique, comment on doit penser. L'une est explicative, l'autre est normative. La première remarque que l'on doit faire, c'est que penser prend alors deux significations distinctes.
Pascal Engel, à la suite de la plupart des philosophes du vingtième siècle, pense que ce sont deux regards distincts et inconciliables sur le même objet : les pensées. Je crois qu'il s'agit plutôt de deux sortes d'objets différents. Ce qu'on appelle indistinctement « pensée » concerne tantôt l'esprit, tantôt l'âme.
La logique serait donc une sorte d'éthique de l'esprit. C'est bien ainsi que semble la voir Paul Valéry. Une vue perçante y est quand même nécessaire.
Wittgenstein, lui, produit bien une éthique positive de l'esprit.
214. La psychologie n'est certes pas une éthique de l'âme. Tout d'abord parce qu'elle n'est pas normative mais descriptive et explicative.
Là où la psychologie pourrait devenir une éthique énoncer comment on doit faire elle devient médicale : elle devient « normative » en définissant une normalité.
215. La non normativité de la psychologie la conduit à aller chercher des normes là où elle peut en trouver : le droit, les règlements d'entreprises... les normes socio-juridico-économico-politiques. Cet implicite de la psychologie ne met pas le psychologue dans une situation confortable. On entreprend d'étudier la psychologie parce qu'on veut comprendre, non parce qu'on veut contraindre. Le psychologue serait plutôt spontanément libertaire : non normatif. Le psychologue aurait plutôt tendance à chercher une loi naturelle de l'âme pour l'opposer à toute norme. Il serait un peu rousseauiste.
Il y a là un paralogisme. Comme disait Léonard de Vinci : « Celui qui m'apprend ce que la nature fait seule, je ne le félicite pas. »
Comprendre ce que la nature fait seule, cela ne pourrait avoir qu'un usage : venir en aide à la nature quand elle faillit. C'est l'apanage du médical, ou du paramédical : l'orthophonie, par exemple.
216. Ceci soulève les questions traditionnelles de la déontologie médicale : à partir de quel moment cesse-t-on d'assister la nature et se met-on à la forcer ? C'est le problème déontologique de la médecine, mais sûrement pas de la science : la science ne fait que forcer la nature.
De ce point de vue la notion de « médecine scientifique » est ambiguë. Si l'on entend par là qu'elle utilise les lumières de la science, c'est encore heureux. (Que serait une médecine non scientifique ?) Si c'est une médecine qui oublie sa déontologie médicale pour une déontologie scientifique, qui au lieu d'assister la nature la force, c'est inquiétant. La nécessité de chapeauter la médecine scientifique de comités d'éthiques accrédite cette deuxième interprétation.
217. Or la psychologie n'est pas un département de la médecine on n'y prête pas le serment d'Hypocrate et elle prétend à un statut scientifique.
Brentano écrivait en 1874 : « Combien de maux pourraient trouver leur remède, sur le plan social comme sur le plan individuel, soit par un diagnostic psychologique, soit par la connaissance des lois qui permettent de modifier un état psychique ! Quel accroissement de ces forces spirituelles constituerait pour l'humanité la détermination certaine et complète, grâce à l'analyse psychologique, des conditions psychiques fondamentales qui déterminent la qualité de poète et de savant, les dons pratiques d'un homme de bon sens ! » Il me semble en effet que c'est le minimum que l'on pourrait attendre d'une science psychologique.
218. La philosophie n'apprend pas à penser disait Hegel. Sans doute, si l'on entend que cette phrase présuppose une définition de la pensée.
Cependant, la logique, les mathématiques, et même la grammaire, apprennent à penser. On apprend à manipuler des signes, et c'est apprendre à penser.
La psychologie, elle, n'apprend pas à penser. Elle n'apprend en aucune façon à penser, même si l'on entend « penser » selon la définition qu'elle présuppose : se construire des représentations, au sens humien du terme.
219. À ce compte, la littérature et les arts apprennent à penser, et peut-être aussi les religions. Ce que Brentano attendait de la psychologie, c'est ce que donnent déjà toutes les disciplines intellectuelles, et aussi bien les techniques et les métiers. La psychologie pourrait nous apprendre à penser de la façon que j'appelle « synthétique ». Or ce serait plutôt les pratiques esthétiques, poétiques, qui nous apprendraient à penser ainsi.
220. On pourrait dire que le freudisme apprend à penser de façon synthétique. Du moins c'est sa tendance ; la direction vers laquelle s'élance l'ouvrage inachevé.
221. On assisterait à une sorte de médicalisation de l'éthique ; une tendance à faire régresser le devoir, de la volonté au désir, à l'envie ; le réduire jusqu'à permettre une interprétation causale une réduction de la faculté de juger en simple faculté de réagir.
222. Je joue depuis quelques temps avec trois triades : la mienne d'abord : le corps, l'âme et l'esprit ; celle de Lacan : le réel le symbolique et l'imaginaire ; et celle qu'on attribuera à Frege : le monde physique, le monde psychologique et le monde logique.
La tentation est grande de les recouper ; grossièrement, elles se recoupent. Corps et monde physique, âme et monde psychologique, esprit et monde logique. À première vue, chacune semble aller à l'autre comme un gant. Mais où est la main, où est le gant ?
On peut sérieusement se demander si le monde logique est dans l'esprit ou l'esprit dans le monde logique. On se le demande. Sérieusement. C'est tout le problème du formalisme et du constructivisme opposés à l'intuitionisme.
On peut se demander si le corps est dans le monde physique ou le monde physique dans le corps. Je trouve plus amusante la question posée de ce côté-là ; plus naïve et plus fantastique à la fois. On peut encore se demander si l'âme est dans le monde psychique ou le monde psychique dans l'âme. On peut enfin s'interroger plus radicalement sur ce rapport entre intériorité et extériorité.
L'ensemble de ces questions pourrait bien épuiser une symptomatologie clinique.
223. Un corps dans le monde physique : et que serait le monde physique si ce n'est un ensemble de corps ? Et qu'est-ce qu'un corps, si ce n'est ce qui exerce ses propriétés matérielles sur d'autres corps et subit les leurs ?
Je veux dire que cette relation entre un corps et un monde qui lui serait extérieur, n'est jamais que la relation entre un corps et d'autres corps, et ce corps n'a d'existence qu'à travers cette relation. Le verre qui est sur ma table se briserait sur le sol si la table seulement venait à disparaître. Un corps n'a d'existence qu'en ce qu'il est un certain état d'équilibre avec tout ce qui n'est pas lui.
224. Le paradoxe apparent tient à ceci : si je pense mon corps « dans » un monde « extérieur » c'est un peu comme si je le pensais « sans » lui, comme si je l'extrayais en quelque sorte de ce monde « extérieur » ; comme si, le pensant « dans un monde extérieur », je le pensais « à l'extérieur du monde ».
Or, sans aller seulement à l'extérieur du monde, il suffirait que l'air me manque, ou que la pression s'accroisse ou diminue de peu, pour que déjà mon corps cesse de conserver ses propriétés.
225. Ceci est important, et aussi que ce ne soit pas en fait si évident : nous n'avons pas une bien nette expérience de notre dépendance du dit milieu « extérieur », qui paraîtrait sinon moins extérieur.
Cette expérience expérience sensible n'est cependant pas hors de notre portée.
226. Si le mot âme doit avoir une signification, elle est à chercher dans un « entre », plutôt que dans un autre monde : ce qui se joue « entre » un corps et les autres.
De ce point de vue, je n'ai jamais compris la position de Descartes comme un dualisme. L'âme n'est certainement pas pour lui d'un autre monde. Elle n'est cependant pas localisable « dans » les corps ; elle est « entre ». C'est sans ambiguïté, et en même temps peu clair. Descartes ne tient apparemment pas à être très clair sur ce point. Ne dit-il pas lui-même qu'il avance masqué ?
Quand Descartes traite de questions pratiques, la vision par exemple, il n'y a plus d'ambiguïté : la vision n'est ni d'un côté ni de l'autre d'une surface optique (qui dirait le contraire ?), ni proprement quelque part, elle est « entre » : relation, rapport, interaction. Là, Descartes rejoint Aristote, la Psychologie d'Aristote. Il sauve Aristote des interprétations aristotéliciennes. (Voir les audacieuses interprétations que fait Thom de Descartes et d'Aristote.)
227. La Psychologie d'Aristote n'est pas une psychologie au sens moderne. Elle est aussi bien une biologie. De l'âme pourrait à juste titre être traduit par Du vivant. On n'est ni dans la physiologie, ni dans la psychologie. On est entre les deux, et au-delà même de chaque : la physiologie va s'enraciner jusque dans la physique, et la psychologie jusque dans la logique.
228. Péry Psyché n'a pas la clarté analytique des autres ouvrages d'Aristote. Et pourtant il n'est pas obscur. Il émane plutôt de lui une clarté synthétique, peut-être « poétique ».
Cela tient à la nature du sujet : aussi consistante et robuste qu'elle soit, aucune chaîne d'inférences ne nous apaiserait, car ce serait toujours sur les prémisses que se porteraient nos interrogations. La seule réponse qui nous apaisera sera : « vois ! »
« Vois ! Ah oui ! »
229. La vie, l'âme, est ce qui s'enracine entre un corps et les autres. Elle n'est pas seulement ce qui circulerait entre les corps. la vie est toujours chevillée à un corps. (La théorie des rayons d'Al Kindy.)
230. Chez Aristote, on ne voit pas très bien où commence et où s'arrête le vivant. Tout est vivant. Les sciences modernes le savent mieux ; elles savent le dire. Elles ont précisé la grammaire du mot « vivant » ; elles ont précisé sa définition dans le lexique, mais il n'y a pas in re de limite entre le vivant et le non vivant ; il n'y a que du plus ou moins vif. Ce seuil qualitatif n'est que la limite d'une distinction linguistique.
Plus un corps est vivant plus il est un corps distinct ; plus on sait dire où il s'arrête : il s'arrête en général à la surface d'une peau.
Cette peau donne bien un intérieur et un extérieur au corps. Mais si tu cherches la vie, l'âme, à l'intérieur du corps 15, tu trouveras les mêmes propriétés physiques qui sont à l'extérieur : mécaniques, chimiques, magnétiques.
L'âme est plutôt en surface : entre (à fleur de peau).
231. Que fait l'âme ? L'âme est avide de tout ce qui est à l'extérieur du corps. Alors elle le filtre. Elle le fait passer à l'intérieur en le filtrant. C'est le travail de l'âme. Ainsi elle construit son corps.
Son avidité d'extérieur pourrait aussi bien la faire s'y dissoudre, abolir la séparation. L'extérieur ne serait plus alors extérieur, mais son corps n'existerait plus, ni elle donc. Aussi le protège-t-elle de l'extérieur : elle le filtre, l'en isole. Si elle isolait trop son corps, l'extérieur alors n'existerait plus pour elle ; donc elle non plus.
L'histoire de la vie, l'histoire naturelle, va manifestement dans le sens d'un accroissement de la sensibilité.
232. Tout ceci revient aux conceptions que j'imaginais le 8 au Miramar : celle de la « non-dualité », celle de « soi et de ce qui n'est pas soi », celle de « soi, le monde et les autres ». Je retrouve les mêmes questions, qui cessent de s'appliquer alors au seul genre humain pour concerner tout le vivant.
233. On a longtemps cru sérieusement à la génération spontanée. En réalité c'est crédible.
On a cru jusqu'au dix-neuvième siècle que les larves naissaient spontanément de l'eau croupie ou de la viande pour se transformer en mouches ou en moustiques. On a donc cru que la vie sexuelle correspondait à une forme très élaborée de la vie. Ce n'étaient pas des imbéciles qui croyaient cela, mais des gens sérieux et savants. On a fini par s'apercevoir depuis que même les amibes avaient une vie sexuelle, et parfois plutôt sophistiquée.
Cette vie sexuelle, il semble qu'il y ait une difficulté à la penser, une résistance. La vie sexuelle est énigmatique. Pourquoi cette âme si avide de monde extérieur, devient-elle soudain avide de corps semblable, et différent ? Et pourquoi une telle avidité est-elle le moyen privilégié de génération des êtres vivants ?
234. De telles questions n'attendent peut-être pas de réponse. Leur intérêt est de nous inciter à inverser le raisonnement implicite qui faisait croire à la génération spontanée et à la sexualité comme forme sophistiquée de la reproduction. Ce raisonnement implicite reposait sur l'idée que la copulation serait un moyen de la reproduction, alors que la reproduction pourrait bien être un effet de la copulation.
Qu'est-ce que ça change ? D'abord ça nous permet de faire l'économie de la notion d'instinct. L'instinct ce n'est qu'un mot dont on se sert pour donner un air causaliste à une explication téléologique, finaliste : l'attraction sexuelle serait un leurre que tendrait la nature. On ferait donc l'économie de telles explications, et l'on ferait du même coup l'économie de la causalité.
Et ça nous avancerait à quoi de faire l'économie de la causalité ? Ça nous introduirait déjà à une certaine conception du vivant : quelque chose qui ne se réduit pas à une causalité, à une mécanique.
235. Toute la pensée moderne confond âme et esprit. Elle les confond dans le psychisme. De Kant à Frege, l'antipsychologisme est une intéressante tentative pour affranchir l'esprit de sa confusion avec l'âme. C'est précisément sur ce point que Lacan appelle Heidegger en renfort. C'est toute la question de l'irréductibilité du freudisme à la psychologie.
La psychologie étudie l'âme, mais elle ne le sait pas ; elle la confond avec l'esprit, en réduisant l'esprit à l'âme. La psycho-analyse n'étudie rien a priori. Elle n'est pas doxa mais praxis. Elle analyse, c'est à dire textuellement, elle distingue : elle sépare et divise. Que distingue-t-elle, sépare-t-elle, au cours de la cure ? Elle aide l'esprit de l'analysant à se distinguer de son âme qui l'a submergé.
236. Freud trouve un nouveau nom pour l'âme : « Es ». Et un nouveau nom pour l'esprit : « Ich ». Je schématise, mais ne caricature même pas.
237. La psychologie cognitive, elle, étudie l'esprit, et sans le savoir davantage. Elle va d'ailleurs le chercher dans l'âme, et jusque dans le corps. Curieusement, le psychanalysme s'est plutôt acoquiné avec la psychologie classique. Le psychanalysme et le cognitivisme « se font la gueule ». Une critique croisée leur ferait pourtant un salutaire ménage.
238. Comment, de Kant à Frege, a-t-on cherché à émanciper l'esprit du psychologisme ? En invoquant la normativité. On a en fait émancipé la seule logique. (La raison ?)
239. Il est vrai que, quand ton esprit se noie dans l'âme, tu perds effectivement la raison.
Ce pourrait être une observation freudienne, mais pas frégéenne.
240. L'esprit ne se sauverait qu'à coup de règles. La règle qui sert à calculer sert aussi bien à donner des coups sur les doigts de l'élève. C'est là où est la moins entendue la critique de Wittgenstein, dont les coups de règles et les gifles du maître me font irrésistiblement penser aux coups de bâton de Lin Tsi.
241. Dans tout ceci, je reste toujours très attentif à mes propres expériences de dérèglement de la raison les miennes et celles des miens et de ces insaisissables différences qui n'échappent pourtant pas à l'intuition collective, et qui font passer les uns ou les autres d'un côté ou de l'autre des murs de la clinique.
242. Je ne sais si je ferais jamais lire ces notes. Encore devrais-je en avoir une vue d'ensemble. Je ne sais pas davantage ce qui en serait compris. Quoi qu'il en soit je ne souhaiterais surtout pas qu'on prenne la boîte à outils que j'essaie de constituer pour un jeu de dominos. Je préférerais que le jeu demeure à quiconque incompréhensible.
243. Âme, esprit ne sont pas sous ma plume des concepts scientifiques. C'est exprès. Âme et esprit sont des termes du langage courant. Ils ont dans les dictionnaires des définitions assez vagues, mais je me soucie peu des définitions ; ils ont des usages, et il est bien rare, dans leur usage spontané, qu'on emploie ces termes de façon totalement inconsidérée. Le langage courant a une idée assez nette de ce qu'est l'âme et l'esprit. Il sait aussi ce qu'est le mental, la raison.
244. Les definitio nomini sont floues, pas les definitio rei.
On entend des choses étranges parfois à propos de l'âme : qu'elle est immortelle, qu'elle n'existe pas, etc... des choses, dans le fond, incompréhensibles, où l'on confond nomini et rei. Tout le monde comprend pourtant ce que veut dire « perdre son âme », « avoir l'âme en peine »... Personne ne dirait « il a l'esprit en peine », mais plutôt « il a l'esprit dérangé », et ce n'est pas la même chose.
Personne ne confondrait non plus « perdre son âme » et « perdre l'esprit ». Tout le monde comprend « perdre la raison » et personne ne comprendrait « perdre le mental ».
On comprend « calcul mental », mais pas « raisonnement mental » : parce qu'on ne comprendrait pas ce que serait un raisonnement non mental. On comprend donc qu'un calcul puisse ne pas être mental.
245. C'est dire que le premier francophone venu en sait long en psychologie, et bien plus qu'il ne pense, même si cette psychologie n'est peut-être pas la même que celle qui s'étudie à l'université. Elle n'est d'ailleurs peut-être pas de la psychologie du tout, mais du bon sens.
Qu'est-ce que le bon sens, le common sense, comme disent les anglophones ? Sans doute la capacité de ne pas perdre de vue les référents à travers l'articulation logique des signifiants. Cela pourrait se dire : savoir de quoi l'on parle.
Nous pourrions attendre de la psychologie qu'elle nous explique ce que le bon sens comprend donc, mais ne sait expliquer ; qu'elle nous éclaire, non pas sur les significations, mais sur les choses ; ou bien alors qu'elle nous explique pourquoi nous nous trompons, pourquoi notre langage est trompeur et pourquoi nous nous faisons des idées fausses quand nous disons de telles choses.
246. Or, ce serait plutôt le philosophe qui nous apprendrait cela. Le psychologue nous apprend mieux comment nos perceptions nous trompent.
Par exemple, la relation de Weber :
« La force de la sensation (S) augmente avec le logaritme de l'excitations (P). »
« S = k log P », ou 'k' est une constante.
247. Un ami me parle des voix qu'il entendait : expérience très pénible qui l'avait conduit en psychiatrie. Je lui dis que ce doit en effet être très pénible quand on parle ou quand on écrit.
Ma réponse l'interloque. Je l'avais pourtant faite ingénument. Ce n'était pas cela qui le bouleversait, ni même ce que ces voix disait et dont il ne me parle pas.
Ce qui lui semble exorbitant, c'est seulement d'entendre des voix. Apparemment, c'est cela seul. C'est ce qu'il m'explique : Entendre des voix réellement et être seul à les entendre. Pour lui, « réellement » et « être seul » ne peuvent s'accorder.
Cela pourrait peut-être se dire « croire les entendre », mais c'est ce qu'il ne peut se résoudre à penser.
248. Ce n'est pas une analyse psychologique de son discours dont je fais ici le résumé, mais une analyse grammaticale. (Cette analyse s'accorde d'ailleurs à un certain nombre de discours tout semblables qu'on m'avait tenus.)
249. J'entends en ce moment une voix à la radio et elle me dérange. La radio n'est pas chez moi et je ne peux la faire cesser.
Que cette voix vienne de la radio, de ma tête ou de ma gorge, cela m'est bien égal. Elle me dérange et je ne peux lui échapper.
Je peux donner certaines postures à mon attention pour diminuer sa prégnance. Je peux me mettre à l'écouter et, tout en l'écoutant, me mettre à songer à ce qui m'importe, glissant vers une écoute distraite, jusqu'au moment où je ne l'entends plus.
La méthode est efficace je l'ai souvent employée si c'est la voix seule qui m'indispose, et non ce qu'elle dit. Si c'est ce qu'elle dit, je ne m'en tirerai pas comme ça. Il faudra bien que je l'entende.
Or quand on entend des voix et qu'on est le seul à les entendre, le problème serait autre.
250. Il est vrai que la parole est plus troublante que je n'ai l'air de le dire. Comprendre des paroles ici je dis bien « comprendre » ce n'est pas seulement comprendre ce qu'elles disent, mais ce qu'elles veulent dire, donc comprendre ce que quelqu'un veut dire, et à qui.
Si j'entends des paroles dans ma tête, je dois donc identifier ce quelqu'un. Il se peut qu'il s'identifie lui-même : Dieu, ange, démon, revenant, extra-terrestre, voisin télépathe... Il se peut aussi que cette identité me soit incroyable.
Tout ceci est en effet troublant, mais ce qui est troublant en fait appartient plus aux incertitudes du langage, comme dirait Paulhan, qu'au seul fait que les paroles soient dans la tête. Les paroles que me dit une personne en face de moi, pourraient bien me troubler tout autant.
251. J'entends des voix. Pourquoi dis-tu « des voix » et non des paroles ?
Ce sont donc des voix qui te troublent et non des paroles. Ou plutôt est-ce que tu te sais seul à les entendre, et qu'elles existent pourtant. À vrai dire tu n'oses affirmer ni l'un ni l'autre : ce sont deux propositions qui ne peuvent ni s'accorder, ni s'exclure.
Et pourquoi donc ? cela ne tiendrait-il pas à une superstition établie autour de la grammaire du verbe « exister » ? Cette superstition n'est pas très vieille. Toutes ne le sont pas.
252. « Exister » cela voudrait dire « exister pour les autres ». Admettons, mais quels autres ? Ce qui n'existe pas pour les autres est imaginaire. Et « les autres » ne seraient-ils jamais, et en aucune façon imaginaires ?
253. « Exister » voudrait-il dire « exister dans un imaginaire institué » ? Ce pourrait être une règle de grammaire : « exister » employé seul signifie cela, sinon on doit préciser : exister réellement, effectivement, actuellement... virtuellement.
254. Les autres sont réels. Oui, mais ils sont aussi imaginaires. Ne seraient-ils que réels, ça ne ferait pas que le réel soit les autres.
Alors nous sommes tous seuls. Ma foi, quand j'ai mal aux dents, je suis seul à sentir la douleur. Ça ne signifie pas que je croie seulement la sentir. Et je peux même avoir réellement mal à une dent que je n'ai plus.
255. Tu ne peux ôter une réalité à ton expérience, et tu lui en cherches une qu'elle n'a pas. Ton médecin paraît attendre que tu lui dénies toute réalité. Quand tu y parviens, il s'étonne que tu ne sois pas « guéri » à moins qu'il ne s'en persuade.