Jean-Pierre Depétris

Au Pays des aveugles


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IV

 

 

 

 

 

Miramar 17h

256. « Vrai » a un sens bien précis dans un certain nombre d'occurrences bien particulières. À propos des pensées, « vérité » n'a tout simplement plus aucune signification.

Je ne cherche pas à ce que mes pensées soient vraies (conformes avec les faits ?), pas même, au fond, qu'elles me conduisent à la vérité. J'essaie plutôt de faire de mes pensées des outils dont j'acquière un usage réflexe.

C'est bien plutôt la maniabilité des idées qui m'intéresse. Je les choisis comme on choisirait un fusil, les polis comme des lames. D'abord, les avoir en main. Si l'on ne parvient pas à en acquérir un usage réflexe — J'entends : dans la vie, pas pour les manipuler en paroles ou sur le papier — autant s'en passer. Elles nous encombreront.

 

257. Quand je dis cela, « pensée » prend un sens très large ; un sens que la philosophie, la logique ou la psychologie semblent avoir oublié : un sens qui s'est diffracté, pour ne pas dire perdu. « Pensée », ici, peut aussi bien s'appliquer à des impressions qu'à des syllogismes.

 

258. Aristote paraît avoir parfois un usage laxiste de ses propres concepts de « genre » et d' « espèce ». Il emploie l'un pour l'autre semble-t-il. C'est tout simplement parce que lorsqu'on se met à penser les divisions de l'espèce, ces divisions deviennent à leur tour des espèces, et l'espèce leur genre.

C'est exactement comme j'emploie les termes de « pensée » et d' « idée ». La pensée est un enchaînement, un jeu d'idées, mais le jeu pris en lui-même devient une « idée », comme l'idée devient « pensée », si l'on considère ses éléments.

 

259. Ce n'est pas seulement une façon de parler, c'est aussi une façon de pratiquer. (Voir Descartes : Règles pour la direction de l'esprit16) C'est une façon de pratiquer qui n'est pas complètement étrangère à l'analyse freudienne des rêves.

 

260. Quand ma nièce récitait la table de multiplication, elle sautait « deux fois trois font six ». Quand on le lui faisait remarquer, elle me répondait avec aplomb : « ma maîtresse m'a dit de ne pas le dire ».

Imaginons qu'on se donne comme règle de ne plus dire « deux fois trois font six » ni dans ce sens, ni dans l'autre ; qu'on supprime tout simplement « deux fois trois » de la table de multiplication. On l'interdit, et tout le monde est d'accord. Que devient alors la table de multiplication ? Reste-t-elle la même table de multiplication avec un trou ? Disparaît-elle entièrement par ce trou ?

Ou plutôt, quel sens pourrait avoir une telle règle ? Comment pourrait-on l'appliquer ? Comment pourrait-on ignorer que « deux fois trois font six » si l'on connaît toutes les autres égalité ?

 

261. Je veux dire que bien des décisions arbitraires, même consensuelles, sont tout simplement impossibles. Si je dis, au contraire, que je peux mener une infinité de parallèles par un point pris hors d'une droite, je n'ai pas besoin de consensus pour poursuivre dans cette voie.

 

262. À vrai dire, la règle rend inutile tout consensus. Il suffit qu'il y ait une règle, et il n'est nul besoin qu'elle soit « commune » pour qui que ce soit et de quelque façon. Croire qu'on doive s'entendre sur des règles communes est une mauvaise pente.

On pourrait dire que c'est un « air de famille » qu'ont toutes les écoles juridiques et politiques de l'Occident Moderne. C'est une constante de Hobbes et Locke, jusqu'à Polpot et la constitution de l'ONU. Qu'elles soient librement consenties, entérinées par tous, et même, à la limite, conçues par tous, plutôt qu'imposées par quelque dictature, est peut-être accessoire, et même un tantinet illusoire.

On ne s'entend pas d'abord sur des règles de grammaire pour parler une langue. Les langues sont toujours là avant les livres de grammaire. Et pourtant elles contiennent déjà leurs règles.

Si tu ne sais employer la langue alors tu cherches des règles. (Si tu ne sais employer un mot, tu cherches sa définition. mais tu peux très bien savoir l'employer sans n'avoir jamais cherché à le définir.)

 

263. On peut déplacer la question du « langage privé » à celle de « la règle privée ». Peut-il y avoir une règle privée ? On serait tenté de répondre par l'affirmative si l'on entend par là qu'il n'est pas nécessaire qu'une règle soit connue par d'autre pour qu'on puisse la suivre.

À supposer que je sois le seul à connaître la table de multiplication, ou la langue française, à supposer même que j'ai inventé l'une ou l'autre, en quoi cela leur conférerait-il un caractère privé ? Si la table de multiplication était une règle privée que j'ai inventée et que je sois seul à connaître, cela voudrait sans doute dire que personne d'autre ne pourrait l'employer.

On ne pourrait que me traduire un langage privé ; je ne pourrais l'apprendre, ni le décrypter comme fit Champollion avec les hiéroglyphes. (Langue privée fait pendant à règle commune.)

 

264. Il y aurait beaucoup de gens pour croire « dur comme fer » qu'on pourrait interdire « deux fois trois », et que nul ne pourrait décider tout seul que « par un point pris hors d'une droite on peut mener une infinité de parallèles ».

Ils sont dangereux, car ils seraient prêts à vous tuer si vous pensez le contraire. Et ils ne le sont pas, car ils sont impuissants ; ils se disent « impuissants ». Ils peuvent quand même faire peur. (A vrai dire, leur impuissance aussi est dangereuse.)

 

265. À ma connaissance, personne n'a jamais été enfermé pour croire de telles choses. (Où pourrait-on bien les mettre ?) On admettra donc que ce sont des pensées « normales ». (Et pourquoi ne pas les faire gardiens ?)

 

266. « Si vous acceptez l'impuissance, je peux vous suggérer quelques pensées débiles qui vous aideront à trouver une vie tranquille et presque hypnotique. » Qui résisterait ? Le médecin, de l'âme ou pas, est embarrassé : n'est-il pas là pour soulager la souffrance, et non pour décider de ce que doit être la vie d'un autre ?

 

267. Y aurait-il des règles de la pensée correcte, comme a l'air de le dire Engel ? On peut appliquer une règle correctement ou non. Comment une règle pourrait-elle être ou non correcte ?

Existerait-il de telles règles, qu'elles ne me diraient pas ce que je dois faire, mais comment je peux le faire. Il devrait pour cela y avoir des règles éthiques, des règles de la vertu, et non de la raison. La vertu, c'est faire ce qu'on doit correctement. Comment un devoir pourrait-il être ou non correct ?

(Un officier n'est pas plus vertueux qu'il soit putschiste ou loyaliste. Qui refuse les ordres contraires à ses scrupules n'est ni plus ni moins vertueux que celui qui fait taire ses scrupules pour exécuter les ordres. Du moins nul ne peut en juger, et si on les juge, on ne juge pas leur vertu. Tout doit-il être toujours repris du début ? Doit on relire la Bhagavad Gîtâ ?

*

 

Le 14 décembre, 10h, Terrail

268. La médecine s'occupe du corps. Elle vient remédier aux déficiences de la nature. Il doit y avoir quelques cent mille ans que des hommes ont pensé qu'il était possible de palier aux insuffisances de la nature en ce qui concerne les lésions corporelles.

Le comportement animal est riche d'enseignement en ce qui concerne les lésions corporelles. Envers un animal invalidé, les autres animaux font d'abord preuve à la fois d'indifférence et de sollicitude. Ils tendent à ignorer l'invalidation, à « faire comme si », à se montrer patients, et même à exprimer une compassion qui semblerait faire appel à la bonne volonté du malade. Tous attendent que ça passe, le malade et les autres. Ils attendent tant que cette attente leur paraît crédible. Lorsqu'à tort ou à raison elle cesse de l'être, leur attitude change, imperceptiblement mais radicalement. On fuit alors l'invalide, on le fait fuir, on devient cruel, on peut même finir par le tuer. Si le mal ne disparaît pas, le malade doit disparaître. On finit par identifier mal et malade.

 

269. L'homo-sapiens n'est pas parvenu du jour au lendemain à distinguer le mal du malade : à « isoler » le mal et à agir sur lui. Il y a quelque cent mille ans qu'on y parvient. Depuis, on s'essaie aussi à distinguer le mal de l'âme, et le mal de l'esprit. Sans grands succès : isoler le mal revient toujours à isoler alors le malade.

 

270. Ceci éclaire l'essence de la médecine : la médecine suppose qu'on reconnaisse la même âme chevillée à un corps meurtri.

Ce n'est pas évident qu'on la reconnaisse, ce n'est même pas évident que l'âme reste la même quand le corps est meurtri. Aussi la médecine supposerait comme préalable une certaine force de l'âme, une équanimité face à la souffrance, à la peur et à la mort.

Si la médecine a pu isoler le mal du malade, c'est que le malade a bien dû isoler son âme de son corps meurtri. Hypocrate doit bien se comprendre à la lumière de Job.

 

271. Il me semble que cette autonomie de l'âme doive beaucoup au langage.

Ceci me conduit à une seconde réflexion : ce n'est pas tant qu'on reconnaisse la même âme dans le corps meurtri, mais plutôt le même esprit. Et ce serait aussi à l'aide de son esprit que le malade maintiendrait son équanimité, la fermeté de son âme.

 

272. Qu'est-ce alors qu'une « médecine mentale ? Et d'abord, est-ce proprement une médecine « mentale » ? Ne vaudrait-il pas mieux qu'elle cherche à être une « médecine de l'âme » et le devienne ?

Une telle médecine supposerait-elle de distinguer, comme avec le corps, l'âme et son mal : d'isoler le mal ? Cela supposerait-il de reconnaître le même esprit dans l'âme meurtrie ? Je ne crois pas que les hommes d'aujourd'hui, dans leur ensemble, en soient capables. Je crois qu'ils sont comme l'animal envers la lésion corporelle. Ils attendent que « ça passe », le temps qui leur paraîtra raisonnable. Seul ce temps peut varier.

Mais le médecin de l'âme, le spécialiste, l'homme de l'art, lui, en est-il capable ? S'il en est capable, il doit être aussi en mesure d'expliquer comment il fait. Je vois mal, hors du freudisme, d'explications recevables.

 

273. Est-ce que je reconnais le même esprit tout au long des écrits de Van Gogh, d'Artaud, d'Althusser, de Guez... Bien sûr que je le reconnais. Un idiot seul pourrait ne pas le reconnaître.

Je le reconnais surtout parce que lui-même se reconnaît, se dit. Là encore, la même condition se retrouve des deux côtés : du côté de celui qui souffre et de celui des autres. La possibilité d'une médecine de l'âme dépend d'un esprit assez fort, assez ferme pour se tenir à flot dans les tourments de l'âme.

Qu'importe que l'idiot ne le reconnaisse pas, si l'esprit se reconnaît. En fait il y a là un travail qui dépend des deux côtés, qui est commun. Le malade, le médecin, tous, produisent la médecine de l'âme. Et chacun se heurte aussi bien aux limites des autres.

 

274. Que la médecine soigne le corps ne nous empêche pas de souffrir, de vieillir, de mourir. De ce côté-là, ça ne change pas grand chose. La tâche du médecin est un tonneau des Danaïdes. Mais qu'on n'abandonne plus les blessés change beaucoup la nature de l'homme. Qu'on soigne l'âme ne changerait pas grand chose non plus à la douceur ou à l'aigreur de la vie, mais changerait l'homme.

 

275. Trois étapes dans la médecine :

Reconnaître dans la souffrance celui qui souffre ; distinguer le mal du malade ; isoler le mal. Trois étapes qui se succèdent et s'enchaînent. (La médecine de l'âme plafonne entre les deux premiers.)

 

23h

276. La médecine mentale est mal partie.

Et d'abord, c'est quoi le mental ? La médecine mentale pense que le malade a l'esprit dérangé, elle pense que le malade a perdu la raison.

Qui disait déjà « le fou a tout perdu, sauf la raison » ? La médecine mentale a l'air de nous dire qu'elle connaît les règles de la pensée correcte. Elle a l'air... elle ne le dit pas ; dit encore moins ce qu'elles seraient.

 

277. Chacun laisse entendre que les spécialistes sauraient... Les spécialistes les uns les autres, se le laissent entendre...

Ils savent que certains composés chimiques ont certains effets sur l'esprit. Mais ça, les magdaléniens le savaient déjà. Ils ont des listes de certains composés chimiques et de leurs effets sur l'esprit.

Ces composés ont été trouvés empiriquement, parfois par hasard. Ça marche. Ça ne fait pas de miracle, mais ça marche. Dans certains cas, très bien.

Comment l'explique-t-on ? (Certainement pas selon des règles d'une pensée correcte.) Et qu'explique-t-on seulement ? Sait-on bien ce qui serait à expliquer ?

 

278. Quelqu'un déraille. Quelques cachets, et il ne déraille plus. Le revoilà sur les rails dont il a déraillé, dont rien ne l'empêchera de dérailler encore.

Je ne critique pas la pratique psychiatrique. Ce que je dis n'est pas une critique. C'est tout à fait remarquable qu'il cesse de dérailler. Ce n'est pas rien. Il y aurait beaucoup à tirer de cela.

Ma critique est plutôt qu'on n'en tire rien, ou presque, rien de recevable. On rafistole là-dessus des préjugés.

 

279. On ne dira pas qu'on a trouvé des cachets contre le complexe d'&œlig;dipe. On dira plutôt que le complexe d'&œlig;dipe, c'était bidon. C'est peut-être vrai après tout, mais l'efficacité chimique ne prouve rien. Il faudrait avancer d'autres raisons.

 

280. La médecine mentale travaille ces dernières années à dissocier deux choses : d'abord le « déraillement », traité, disons brutalement, par la chimie ; et ensuite « l'entretien de la voie », traitée, patiemment, à la psychothérapie.

Ces deux choses sont peut-être plus distinctes, qu'on ne le pense.

Dans la pratique, on va jusqu'à doter le bien nommé patient de deux spécialistes : l'un attentif à la cuisine neurochimique, voyant les choses, dirons-nous, d'un point de vue de la vulgate cartésienne de l'animal-machine ; l'autre, du point de vue de la vulgate freudienne, attentif à la genèse affective du sujet.

Entre ces deux niveaux, qui sont aussi bien deux moments, l'intervention devenant tantôt exclusive de l'un ou de l'autre, on est dans le mystère. On est, au mieux, dans le problème philosophique. Sur de telles questions, la philosophie ne sait que chausser ses gros sabots ou prendre ses pincettes. La philosophie paraît avoir peur de la folie — et peut-être bien aussi la médecine mentale.

 

281. Bon, un dosage chimique a un effet sur l'esprit. On doit bien s'en douter depuis cent mille ans. Un dosage chimique est d'ailleurs un travail de l'esprit.

Où est le problème ? Le problème est qu'on fait bien disparaître un état paroxystique, mais qu'on ne se retrouve pas pour autant très avancé.

Qu'est-ce à dire ? qu'on avait seulement identifié la folie avec sa théâtralisation, si spectaculaire, si saisissante qu'on la croyait essentielle.

Le théâtre se dissout dans la chimie, et l'on s'en félicite, ensuite on découvre qu'on n'est guère avancé.

 

282. C'est surtout la théorie qui n'est guère avancée : ce qu'elle cherchait à atteindre à travers le « psychisme », l'est par la physiologie.

Sans doute la physiologie ne résout pas tout. Il reste à faire, mais quoi ? La raison est rétablie, le délire a cessé : qu'est-ce que les différents psycho-machin ont-ils encore à offrir ? un travail de confesseur, de conseiller, de mentor, d'assistante sociale ?

 

283. Freud, à Londres, à la fin de sa vie pressentait le problème. Un jour viendra où des cachets remplaceront le divan. Or ils ne le remplacent pas. Ils montrent seulement qu'on loupait la cible en visant le délire, le dérèglement de la raison, la théâtralisation du malaise.

 

284. Ce qu'il croyait avoir à faire, des cachets le font, et ce que les cachets font ne résout pas ce qu'il cherchait à faire.

*

 

Le 15 décembre, 9h

285. La pratique médicale sépare donc de plus en plus deux choses : le dysfonctionnement « mental » d'une part et l'inviabilité d'une contradiction méta-cornélienne. Elle les sépare dans la pratique, et aussi bien dans la vie du sujet. Elle ne les sépare pas dans la théorie, plutôt est-ce la théorie qui est séparée.

Il y a sur ce point une pauvreté du discours médical, une pauvreté du discours psychiatrique, neurologique, psychologique, psychanalytique. Et cette pauvreté se déplace à son tour sur le discours philosophique, sur la culture.

 

286. Reprenons le schéma du 6 décembre :

* 1 Choix impossible —>* 2 Dé-lire —>* 3 Passage à l'acte.

La médecine mentale s'est focalisée historiquement sur la phase 2. Elle a identifié cette théâtralisation à la folie. Ce qui l'a entraînée dans des contradictions insolubles. Il est en effet extrêmement difficile de caractériser un délire, prétentieux, et sans doute impossible.

 

287. Comment puis-je affirmer que la raison d'un autre est dérangée ? À supposer même que ce soit lui qui l'affirme, quel moyen ai-je d'en prendre la mesure ? Deux siècles de littérature psychiatrique témoignent de ces difficultés.

La description clinique bave irrésistiblement sur des cas qui ne le sont pas. Certains psychiatres n'ont pas hésité à franchir le pas, et à diagnostiquer la folie chez l'écrivain, le mystique, l'insurgé... Ils l'ont alors franchi trop timidement. Pourquoi ne pas la diagnostiquer dans la religion, dans les institutions juridiques, la morale sexuelle...? Pourquoi pas en effet ? Un extrémisme psychiatrique cherche à définir sa pathologie par opposition au plus médiocre conformisme, tandis qu'un autre la cherche dans ce conformisme même.

Le discours psychiatrique se prend là dans ses propres contradictions. Il n'en rencontre d'ailleurs presque pas qui lui viendraient de l'extérieur, tant il demeure inconsistant.

*

 

288. Curieusement, la déficience intellectuelle est ignorée, du moins quand elle est chronique. On ne juge pas pathologiques certaines déficiences qu'on pourrait pourtant cette fois à juste titre qualifier de « mentales ».

On naît intelligent ou stupide. On a, par exemple, la « bosse des math » ou pas. Contradictoirement on en fait aussi un mérite. On récompense le bon élève et punit le mauvais. On en fait donc aussi le fruit d'un travail : d'un travail, pas d'un soin. On en fait aussi un critère de sélection.

Cependant aucune hiérarchie n'est (ni n'est supposée devoir être) basée sur des capacités intellectuelles. Nul ne saurait faire la part entre aptitudes cognitives innées et procédures acquises. On ne songe donc pas à intervenir sur ces aptitudes ou sur l'acquisition des procédures. Seul celui qui depuis toujours est trop invalidé, est considéré comme malade, et incurable. Le vrai « fou », c'est celui qui « devient » fou.

 

289. En fait ce qui permet d'identifier la phase 2 comme pathologique, c'est la phase 3. Évidemment, cette phase 3 dépend en grande partie de critères culturels, voire micro-culturels. Le passage à l'acte sera plus ou moins accepté par l'entourage.

Les deux phases sont dans un rapport bien particulier : un rapport de remplacement. La théâtralisation est là pour remplacer le passage à l'acte. L'acte vient remplacer la théâtralisation. Plus l'acte est grave plus il rétablit la raison ; au moins temporairement. Les deux phases peuvent aussi se confondre lorsque des successions d'actes mineurs s'articulent autour du délire. On a un comportement délirant.

 

290. Qu'est-ce qu'un affect ? C'est un état mental caractérisé par un accroissement d'intensité. Voilà qui ne veut rien dire. Ce qu'on appelle affect est en réalité un processus corporel électrochimique. Un affect, c'est quand je me retiens de donner une gifle, ou une caresse, de serrer dans mes bras, de casser la chaise... C'est un mouvement avorté. Prétendre que ce mouvement avorté correspond à un état mental est une trivialité qui ne veut rien dire.

 

291. — Qu'est-ce qui se passe en toi quand tu es en colère ? — Qu'entends-tu par « en moi » ? Dans mon corps, mon cœur bat plus vite, mes muscles se tendent... tout mon corps se prépare à un acte de violence. Il se passe une préparation à de tels actes.

— Je voulais dire : dans ton esprit. — Pas grand chose. Parfois rien. Il est entraîné par cette préparation du corps et il se hâte de l'anticiper, d'évaluer un rapport de force, de trouver la meilleure attitude à adopter ; et aussi bien observe-t-il ce qui se passe dans le corps, sa préparation, où en est sa préparation.

C'est mon corps qui m'apprend que je suis en colère. Parfois je l'apprends d'abord à mon entourage. « Calme-toi. » Et je me demande pourquoi l'on me dit de me calmer.

 

292. Évidemment, ces processus physiologiques ne sont pas la « cause » de ma colère, moins encore la « raison ». Ils sont ma colère. Les causes et les raisons de ma colère, les causes de ces processus physiologiques, sont d'une tout autre nature.

 

293. Il peut y avoir des quantités de causes et de raisons qui me donnent envie de frapper quelqu'un. Frapper est en attendant un processus physiologique, et se retenir de frapper l'est doublement. Il ne faudrait pas faire de ce processus la cause de ce qui en réalité l'a causé.

 

Roucas, 18 h

294. On peut avoir un tempérament plus ou moins colérique. Quand je me mets en colère, un autre aurait pu garder son clame, un troisième s'être énervé avant. Dans l'aristotélisme, c'est en effet une sorte de cause : je me mets en colère parce que j'ai une vertu colérique. On peut bien rire avec Molière, en attendant ce n'est pas entièrement idiot. Il n'est pas inutile d'identifier de telles causes, car elles sont de celles sur lesquelles il est le plus facile d'intervenir. Je glisse sur le sol car le sol est glissant. Bonne observation : je peux répandre de la sciure mettre un tapis... Si mes semelles plutôt étaient glissantes j'aurais trouvé d'autres remèdes. Je me mets en colère car je suis colérique. Je prendrai donc un tilleul plutôt qu'un café. Éventuellement, quelque dosage plus concentré sera nécessaire. (Voilà en gros le noyau dur des immenses progrès qu'ont fait faire les neuro-sciences sur la compréhension de l'esprit.)

C'est ce que Thomas d'Aquin, à la suite d'Aristote, appelait « cause matérielle » : le marbre calcaire est la cause matérielle de la statue. On connaissait six sortes de causes ; et les six causes réunies n'ont jamais fait d'ailleurs une seule raison. Serais-je maladivement colérique que j'aurais besoin de raisons pour me mettre en colère ; quand bien même je me mettrais en colère à mon insu.

 

295. Je me mets en colère, je crie, je gesticule : l'adrénaline accumulée se dissipe dans mes mouvements. Au pis-aller, des coups d'échangent.

Voilà que grâce aux progrès de la communication, les raisons de ma colère m'arrivent par courrier, par fax, ou par la presse... Que puis-je faire ? Peut-être aurais-je la chance de trouver quelque victime expiatoire. La trouverais-je qu'un sursaut d'équité pourrait toujours me retenir. Ma « colère rouge » va devenir « blanche ». Des processus physiologiques vont se modifier. Ils vont me conduire à ourdir quelque complot machiavélique. J'adopte calmement une ligne de conduite, et m'y tenir me calme. La guerre est déclarée et la vie continue.

Il peut se trouver que l'objet de ma colère soit tout à fait anonyme. Tous ceux sur qui elle pourrait s'orienter ne sont que des médiateurs. Ma colère est dirigée vers des institutions, des mœurs... voire vers des phénomènes naturels.

Au fil de cette progression, l'impulsion physique se transforme en des inférences à long terme. Le processus physiologique qui au début mettait des œillères à mon esprit, ou même l'aveuglait, finit par l'alimenter, par devenir la source d'énergie d'un enchaînement d'inférences.

 

296. Sans trop chercher pourquoi, j'ai choisi comme exemple la colère qui n'est qu'une attitude d'agression retenue : la rétention de l'agression. J'aurais pu choisir le chagrin, la peur, ou l'amour... Dans tous les cas, il s'agit d'actes retenus : de rétention de mouvements corporels.

J'ai déjà écrit sur ces pulsions, ces passions de l'âme primaires. Sous leurs formes brutes, je ne les crois pas en nombre infini. Je les crois au nombre de six. Des « passions », c'est bien cela : l'inverse des « actions » : des actions retenues. La peur s'est la rétention de la fuite.

 

Le 16 décembre, 9h, le Miramar

297. Qui regarde vivre les éponges, les trouve peu occupées. Elles avalent tout ce qui passe à leur portée et rejettent ce qui leur est nuisible ou simplement incomestible. Les éponges n'ont aucun moyen de trier ce qu'elles absorbent. Elles avalent tout, et rejettent ce qui ne leur convient pas

Absorber et rejeter sont des processus plus fondamentaux que le go forward et le retreat from de Whitehead. L'être primitif va vers pour absorber, et fuit pour ne pas l'être, ou pour ne pas subir de dommages.

Il me semble que l'éros est une sorte de point d'équilibre, ou de dépassement, ou de résolution, de ces deux pulsions opposées. C'est pourquoi il est si primitif et ne se rencontre pas seulement dans les formes de vie élaborées. Comment le définir mieux qu'une « gourmandise » de l'autre qui ne conduit pas au cannibalisme.

Il est remarquable que, dans certaines espèces particulièrement voraces, l'accouplement se termine en effet par du cannibalisme, si du moins le mâle ne s'échappe pas assez vite. Après que l'araignée ait dévoré le géniteur, il n'est pas non plus exclu qu'elle serve de repas à sa progéniture. Ainsi va la vie.

*

 

298. Ainsi va la vie, qui manifeste sous les trois formes un identique désir de réel : dévorant l'objet sous la première, le rejetant sous la seconde, et le conservant sous la troisième.

IV1


Ce sont là les trois émotions primaires, qui se manifestent immédiatement dans la sensitivité tissulaire. J'en tire deux observations majeures : La première est que je ne trouve nulle part ce qu'on pourrait appeler « agressivité » (ni dans la voracité, ni dans le dégoût). La seconde est que l'éros, ou la libido si l'on veut l'appeler ainsi, par le fait qu'elle conserve l'objet, doit être intimement lié à ce que Lamarck appelait « attention », et Descartes, bien avant, appelait « admiration » dans ses Passions de l'âme.

 

299. De quoi s'agit-il ? Dans la mesure où la libido est la résolution de deux pulsions contradictoires, est celle qui conserve l'objet, sur elle s'articule le passage de la sensitivité (tissulaire) à la sensibilité (organique). Sur elles se charpente donc l'âme, et s'articule le passage de la perception à la conception, à l'aide de quoi l'esprit éclôt de l'âme.

Cette « érection » de l'éros est aussi bien l'axe de la sensibilité que de l'intellectualité.

IV2

 

300. L'agressivité n'apparaît pas dans mon schéma ; ni l'amour — l'amour au sens Agapé et non Éros. Je les placerais sur les côtés du triangle, à hauteur de la sensibilité.

IV3

 

12h, St-Charles

301. J'ai mis sur la même ligne ce qui va de la pulsion libidinale la plus primaire, telle qu'elle se reconnaît dans les micro-organismes les plus primitifs, jusqu'à la pure curiosité intellectuelle. Cette ligne, je la définirai par son caractère objectal : désir d'objet réel — désir de réalité objective.

Ce que j'appelle « amour » est un détachement de cette relation d'objet pour une relation à l'autre. Qu'importe que cette relation se fixe sur un véritable objet (fétiche, peluche pour un enfant...), elle le tient pour « autre ». On comprend aisément qu'elle s'enracine dans l' absorption (voracité).

 

L'absorption, pour la sensibilité, est l'assimilation : on assimile l'autre à soi, on s'assimile à l'autre, aux autres. Je pointe ici tout ce qui est élan de tendresse et de générosité. C'est une pulsion particulièrement forte chez certaines espèces, comme les mammifères et les diptères. Elle est très distincte de la pulsion érotique. Elle est aussi éloignée de cette caractéristique excitation érotique, que de la faim. Elle tient sur l'équilibre des deux, qui lui interdit aussi bien l'acte érotique que le cannibalisme. Cet équilibre n'a presque aucune stabilité chez les araignées, sauf pour une espèce américaine qui vit en société.

Cette compassion, cet intérêt de l'autre, peut aller très au-delà de ses semblables. Elle suppose dans tous les cas qu'on ait « détaché » l'autre de la réalité objective. Cela n'est pensable qu'au travers d'un rapport commun au réel. Ce n'est qu'à travers un travail (sur le) réel, fait ensemble, qu'on perçoit l'autre.

Plus que d'amour, je parle de solidarité. Comme je le remarquais, on se sent parfois inexplicablement solidaire de la mouche en train de se noyer.

 

302. L'agressivité est la pulsion contraire à cette solidarité. Elle se tient, elle aussi entre l'axe du désir de réel et le rejet. Elle suppose aussi qu'on distingue l'autre de la réalité objective. On le distingue à partir du rejet.

L'agressivité va très souvent bien au-delà de ce qu'exigerait la seule défense de l'organisme. Elle est assez autonome de la seule défense. Je l'appellerais plutôt la « cruauté ». Il est très perceptible, chez certains prédateurs, que la cruauté permet de passer d'un extrême à l'autre de la ligne inférieure, du rejet à l'absorption, à l'appétit.

 

303. J'ai laissé de côté la douleur le chagrin et la peur, qui sont très distincts tout en étant parents.

IV4

 

23h

304. Aparté : Je suis capable de sauver un moucheron qui se noie dans un verre, comme je peux l'être, à un autre moment, de l'écraser entre mes mains en le voyant voler. Je n'ai aucune véritable raison d'adopter de tels comportements, aucune, si ce n'est que je dois bien y trouver un certain plaisir.

 

305. Ce dont je parle ici, et qu'on pourrait appeler « pulsions », sont en réalité des émotions-mouvements. J'entends dire que la distinction entre émotions, ou affects (intérieurs) et comportements (extérieurs) n'a pour ainsi dire aucun sens. La pulsion vise un mouvement, un comportement, et se confond avec lui. Le comportement peut bien même advenir à l'insu de l'auteur.

Aussi je ne saurais pas trop identifier la peine, le chagrin, la douleur, dans le jeu que j'ai construit. Plutôt me semblent-ils relever d'une gamme, d'une charte de « passions » qui seraient caractéristiques de résistance au passage d'une pulsion à l'autre.

Douleur, peine, chagrin, seraient des parts du feu, des jeux de conflits, des deuils, très différents selon le dilemme où ils se situent, et selon l'option, comme l'absence d'option, qui en résulterait. Elles sont parentes de la peur, qui est bien le troisième terme du second groupe.

IV5

 

Il s'agit bien là aussi d'une « émotion-mouvement ».

 

306. La peur est peut-être très proche de l'agression. Sous sa forme la plus élémentaire, la peur s'identifierait à la fuite, et la fuite est physiologiquement très semblable à l'attaque. Elles demandent toutes les deux une mobilisation de la force. Il y aurait perception d'une hostilité, d'un danger, et une préparation identique.

En fait la réversibilité entre agression et peur est toujours latente. À chaque instant, comme deux faces, elles peuvent se retourner. On voit alors que leurs différences sont plus importantes qu'on aurait pu le croire. Pour qu'elles se ressemblent, il aurait fallu qu'elles se jouent avec un certain sang-froid. Or ce n'est pas ce qui a lieu.

On s'aperçoit que la peur ne facilite pas la fuite, et que, pour bien fuir, mieux vaut ne pas avoir trop peur. La peur s'actualise plutôt comme une rétention de la fuite.

 

307. Avec la peur, c'est un peu comme si, à peine maintenant, on atteignait enfin le domaine du mal. On pourrait dire aussi : du pathologique. C'est un processus psychophysiologique qui ne correspond en rien à l'intérêt de l'organisme vivant.

Admettons que la douleur puisse être un signal, comme on l'a dit, une impulsion à se sauver. Mais la peur, elle, ne sert à rien, elle n'est que nuisible.

 

Il y a peur et peur. On peut appeler peur un certain état, si ce n'est de conscience, au moins d'intuition du danger, l'éveil d'une inquiétude, une alarme des sens. Tout ceci n'est pas la vraie peur, et fait partie d'un même processus de préparation à l'agression, ou encore à la peur elle-même, la vraie.

Si les moralistes avaient la moindre intelligence, la moindre sensibilité au vivant, ils auraient reconnu dans la peur l'essence du mal. Ils ne l'auraient ni cherché dans l'égoïsme, ou dans la haine. Ils auraient pressenti que s'il était une vertu à chercher, c'était celle de résister à la peur.

La peur est parente de la peine, du chagrin, de la douleur. Ce qui caractérise ces passions, c'est qu'elles sont des résistances à des parts du feu, des deuils. Or la peur, du point de vue physiologique et comportemental, est le deuil de la vie.

Je pense ici à une nouvelle de Maupassant où un homme, ayant délibérément provoqué un duel, est saisi de peur dans la nuit, a peur de mourir, et finit par se tuer lui-même avec l'arme du duel.

La peur serait le masque du désir de repos, de repos éternel, le renoncement à l'effort que demande le désir de réel.

(Je ne suis en réalité pas du tout satisfait, ni convaincu par de telles réflexions.)

 

308. Ce que j'avance ici est à la fois très proche et très éloigné de certaines constructions de Freud. Je ne comprends pas pourquoi Freud associe son instinct de mort avec les pulsions agressives. Oublie-t-il que les être vivants vivent en dévorant, que l'agressivité ne s'oppose pas à la vie mais la sert ?

Et pourtant ses schémas ne sont jamais dépourvus d'intérêt, pour peu qu'on ne les prenne pas trop au sérieux, comme il y encourage lui-même. (Et comme j'y encourage aussi, en ce qui concerne les miens.)

Freud à l'audace d'attirer l'attention, dans ses propres théories, sur les points qui devront être révisés, c'est à dire dont il est à peu près sûr qu'ils sont faux. On ne m'a jamais dit, en cours, que cette prédominance à peu près exclusive d'une opposition entre « pulsions sexuelles » et « pulsions agressives » était une hypothèse qui devait, selon toute évidence, être fausses. (Nouvelles conférences d'introduction à la psychanalyse, XXXII ème conférence.)

 

309. Il est deux points importants où je récuse Freud : D'abord sur son schéma d'articulation du « Ich » et du « Es », qui est assez symétrique du rapport que j'établis entre âme et esprit. Ensuite, dans la fonction qu'il propose du « Über-ich », dans lequel il ne voit que le produit d'une domestication, là où je trouve une tendance autonome des désirs à s'harmoniser en devoirs.

 

Le 17 décembre, 9h, Miramar

310. Le modèle freudien de la personnalité psychique :

IV6

Ce que Freud appelle ich et es est très proche de ce que j'appelle esprit et âme.

 

Dans l'ensemble, le moi doit exécuter les intentions du ça, il remplit sa tâche quand il découvre les circonstances dans lesquelles ces intentions peuvent être les mieux atteintes.

On pourrait comparer le rapport du moi au ça avec celui du cavalier à son cheval.

Mais entre le moi et le ça survient trop fréquemment le cas, qui n'est pas idéal, où le cavalier doit mener le coursier là où celui-ci ne veut pas aller.

Nous admettrons toutefois que les efforts thérapeutiques de la psychanalyse se sont choisi un point d'attaque similaire. leur intention est en effet de fortifier le moi de le rendre plus indépendant du surmoi, d'élargir son champ de perception et de consolider son organisation de sorte qu'il puisse s'approprier de nouveaux morceaux du ça. Là où était du ça, doit advenir du moi.

Il s'agit d'un travail de civilisation, un peu comme l'assèchement du Zuyderzee. »

Freud, La décomposition de la personnalité psychique

 

Dans l'ensemble, l'esprit doit exécuter les intentions de l'âme, il remplit sa tâche quand il découvre les circonstances dans lesquelles ces intentions peuvent être les mieux atteintes.

On pourrait comparer le rapport de l'esprit à l'âme avec celui du cavalier à son cheval.

Mais entre l'esprit et l'âme survient trop fréquemment le cas, qui n'est pas idéal, où le cavalier doit mener le coursier là où celui-ci ne veut pas aller.

Leur intention est en effet de fortifier l'esprit, de le rendre plus indépendant de la morale, d'élargir son champ de perception et de consolider son organisation de sorte qu'il puisse s'approprier de nouveaux morceaux de l'âme. Là où était de l'âme, doit advenir de l'esprit.

Il s'agit d'un travail de civilisation, un peu comme l'assèchement du Zuyderzee.

 

Quelques différences cependant sont notables :

1) Le ich est en quelque sorte « coiffé » du système P-C. On en déduit que le es serait à peu près « aveugle », tourné vers « l'intérieur ».

De mon point de vue, je ne vois pas pourquoi l'âme serait plus aveugle que l'esprit. Tout au plus le serait-elle aux significations. A supposer que le es soit insensible au monde extérieur, ses pulsions plongeant dans le somatique, on en conclurait que le corps serait plus aveugle encore. J'ai déjà abordé ça dans la lecture de Au-delà du principe de plaisir.

 

2) Ich, c'est « je », « moi ». De mon point de vue, pourquoi « je » serais plus mon esprit que mon âme.

Je crois que ce ich, ce « je » est plus fugace que ne le veut Freud, et la psychologie en général. Parfois « je » suis ma main, parfois elle est une chose étrangère ; parfois « je » suis mon émotion, parfois mon raisonnement ; d'autres fois ils me sont inconnus...

 

3) La différence la plus notable touche le surmoi. Freud y voit essentiellement une influence extérieure, principalement celle des autres, notamment parents et éducateurs. J'y vois plutôt une auto-organisation des désirs.

Le passage d'un « j'ai envie » à « je veux » et à « je dois » est une évolution naturelle (spontanée), s'il n'y a pas en cours de route un avortement du désir. Tout désir auquel on ne renonce pas finit par devenir un devoir. C'est un fait d'expérience : nous finissons par le vivre ainsi ; ce qui veut dire qu'un renoncement sera vécu alors comme une « faute », une faiblesse.

Sur ces processus les influences des éducateurs peuvent être bien réelles, si toutefois ils apprennent, ils aident à transformer les désirs en devoir et à les réaliser. L'identification éventuelle de l'éducateur à un moi idéal serait alors une conséquence du succès, et non l'inverse.

 

311. Cette élaboration du désir en devoir est à la source du travail de l'esprit. Comme je l'évoquais avant-hier à propos de la colère, il impose une continuité dans la conduite et des inférences à long terme.

 

312. Âme et esprit sont réciproquement dans un rapport de subordination et de commandement.

L'âme sait ce qu'elle veut et a la force de l'atteindre. L'esprit doit orienter cette force et lui offrir les moyens d'atteindre ses buts. L'esprit peut alors complètement dominer l'âme la soumettre au devoir. (Il renvoie à l'âme ses pulsions sous forme de devoirs.) L'âme est alors comme un cheval bien dressé, non seulement soumise à la fermeté de son cavalier, mais surtout affermie à son tour, assurée par elle.

Bien dressée, la monture ne connaît plus la peur tant que son maître la rassure. L'esprit est insensible à la peur, la douleur la peine. Et c'est ce que l'âme attend de lui.

L'esprit pourrait imposer à l'âme ce qu'il veut. Non, il ne le peut pas : car il ne veut rien. L'esprit ignore même le désir. Il est sans désir ni force si l'âme ne lui en donne pas.

Il ne sait ce qu'il veut, ne sait ce qu'il doit faire. Tout lui est un peu égal, et il ne sait décider. Il devient, livré à lui-même, une machine qui tourne à vide et bientôt cesse de tourner.

 

313. La langue courante sait bien ce que veut dire « perdre son âme ». Celui qui l'a perdue n'est qu'un esprit sans volonté, ni morale. Il n'a plus de boussole. Sans le forcer on le contraint à ce qu'on veut, mais on ne comptera pas sur son courage, son endurance, sa suite dans les idées, ou son initiative.

On perd « son » âme, pas « l'âme », mais on perd « l'esprit », pas « son » esprit. Et l'on sait bien ce que veut dire « perdre l'esprit ».

 

314. — En quoi l'esprit serait-il « je » ? — En ce que la formule de l'esprit serait : « Je ne sais pas ce que je veux. »

Voilà ce que serait l'essence de l'esprit : Je ne sais ce que je veux. Et pourtant « je sais ». Je sais, mais j'ignore comment je sais.

 

315. L'esprit ne repose sur rien, si ce n'est sur les désirs de l'âme. Sur eux s'étaye le ça-voir de l'esprit.

 

316. Je sais, heureusement, bien souvent ce que je dois faire. Comment « je » le sais ? Par inférence, admettons. Mais avant de me fier à mes inférences, je dois bien me fier à mes prémisses. Où est-ce que « je » les trouve ? « Je » n'en sais rien, elles sont là.

D'où viennent mes certitudes, mes brusques décisions, et surtout cette injustifiable assurance ?

 

317. C'est pour moi un objet d'émerveillement quotidien d'observer à quel point, lorsque je tente l'introspection, je pressens comme un abîme d'hébétude et lorsque je me retourne vers le réel, certitudes et décisions me viennent comme à mon insu.

 

 

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