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Voyages à Bolgobol

ENTRE TANGAAR ET BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris
© 2006

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Cahier VII
Les duels rhétoriques du Marmat

 

 

 

 

 

Le 20 octobre

Anarchie et langage

On ne comprend rien au langage si l'on n'est pas au moins instinctivement anarchiste et un peu surréaliste. Un langage est une trame de règles, de lois, arbitraires, et qui sont d'autant moins le produit d'une sorte de contrat social, qu'elles en tiennent effectivement lieu. Ces lois n'ont jamais été mises aux voix, si ce n'est qu'elles sont perpétuellement mises en voix par chacun.

Ces lois se distinguent de celles de la nature, car elles ne s'exercent que si on les a apprises et si on les applique. Elles se distinguent aussi des lois humaines, du droit positif, en ce qu'elles sont dépourvues de tout contenu pénal. Aucune règle de grammaire n'énonce la moindre peine au cas où on l'enfreindrait, et pourtant chacun s'efforce de les respecter autant qu'il le peut.

 

Il n'est en réalité pas si évident d'enfreindre les règles d'un langage. Elles nous servent à construire des énoncés consistants, et si nous y parvenons en détournant la règle, nous l'avons moins enfreinte que nous n'en avons fait un usage plus subtil, plus efficace. Sinon, nous avons tout simplement échoué à nous en servir.

Il n'est même pas nécessaire d'y parvenir sciemment. Si quelqu'un dit « la dentelle de l'eau » parce qu'il ne connaît pas le mot « écume », son image fonctionne aussi bien que s'il était un poète parfaitement maître de sa langue.

Les mots nous viennent de toute façon toujours un peu avant qu'on ne les cherche. Et quand on les recherche, avec la bonne construction, des idées neuves surgissent plus clairement en les trouvant.

 

Même une autorité comme l'Académie Française ne peut que reconnaître l'usage. Et celui du plus grand nombre ne saurait pas davantage faire autorité. Ce n'est pas le plus grand nombre qui est le plus habile à produire des énoncés consistants, intuitifs et subtils. Il ne peut que s'efforcer de prendre école à celui qui sait, qu'il soit académicien ou non.

Les lois des langages ne sont donc pas démocratiques. Elles sont plus que démocratiques. Elles sont para-démocratiques. Elles sont anarchistes, ou interarchiques.

Celui qui n'a pas au moins une vague intuition de cela ne sera jamais entièrement maître de sa parole, et moins encore capable d'enseigner une langue, ou même seulement les langages de l'arithmétique ou de la musique.

 

Un colloque

Je m'assois après avoir prononcé ce discours. C'est la première fois que je mets les pieds à l'université de Bolgobol. Son architecture, qui est un étrange mélange de toutes celles que le monde ait connues, est comme une coquille vide. Dès qu'on passe le large portique et qu'on s'avance dans l'allée de gravier, on voit que les bâtiments sont moins grands, moins nombreux et moins bien entretenus qu'ils le paraissent de loin, perdus entre les pelouses et les bosquets taillés.

On n'y rencontre pas de jeunes gens qui ressemblent à des étudiants, seulement quelques personnes qui rangent des bibliothèques, réparent des ordinateurs, tapotent du code sur des claviers. Certains réparent des meubles, d'autres montent des machines ou des dispositifs plus complexes. Apparemment, on ne donne aucun cours ici.

 

Je me suis rendu ce matin, après l'heure où la prière du vendredi résonne d'un minaret à l'autre, dans ce qui fait fonction d'auditorium. C'en est un, si ce n'est qu'il ressemblerait à un hangar vide sans ses grandes calligraphies arabes, noires sur le mur blanc, très épurées, et où je ne comprends rien car ce n'est pas de l'arabe.

La salle est grande et couverte de tapis, sur lesquels on s'assoit en rond après s'être déchaussé. C'est à une table ronde où je suis invité, mais sans table. On parle après être allé s'asseoir au milieu du cercle, ou en y restant droit.

Il n'y a pas de réelle séparation dans l'assistance. Les intervenants sont devant. Plus on s'éloigne, plus on croit identifier de jeunes étudiants, alors qu'au fond sont à l'évidence de simples visiteurs. La salle n'est pas pleine. Elle contient à peine quelques dizaines de personnes.

 

L'intervention du Tchandji

Tchandji est le premier à prendre la parole après moi, ce qui me rassure plutôt. Mon propos est en effet discrètement provocateur, car il fait planer l'accusation d'incompétence sur tout détracteur. Les autres intervenants sont tous plus ou moins enseignants, et tout enseignement est toujours plus ou moins celui d'un langage. Il y a donc de quoi inciter à débattre à fleuret non moucheté. Mais je sais que Tchandji est bien le dernier à se préoccuper d'un tel soupçon.

En effet, il ne se défend ni ne m'attaque en rien. C'est l'individualisme bourgeois qu'il remet en cause. Il s'appuie pour cela sur quelques remarques de Wittgenstein à propos de la fiction d'un langage privé, même sous la forme d'un langage onirique, tel que l'a envisagé Fromm dans son ouvrage le Langage oublié. Cette langue des rêves ne saurait de toute façon s'étayer que sur un véritable système partagé de signes.

 

Pour rendre compte honnêtement de son propos, je dois préciser que nous débattons en anglais — langue universitaire mondiale de fait — et que Tchandji utilise le mot « citizen ». Le choix entre les mots « bourgeois » et « citoyen » est toujours difficile en français, de par les fortes connotations dont ils sont par avance chargés, et qui étouffent leurs véritables dénotations à peu près équivalentes. Tchandji désigne explicitement l'homme de la cité, propriétaire d'une partie foncière de celle-ci, plus ou moins virtuelle, et qui acquiert par cela un statut juridique et politique.

Quelle que soient la dignité et la supériorité sur un étranger qu'un tel statut de copropriétaire confère au citoyen, ils ne font pas moins de lui un être qui ne sera jamais complet. Il est définitivement la part individuelle d'une totalité sans laquelle il n'est plus.

« La personne privée (private) est en réalité privée (deprived) de son humanité, et elle se débat pour la reconquérir à travers la célébrité. La personne privée veut devenir personnalité, sinon, en désespoir de cause, elle devient l'adoratrice de qui y parvient. »

 

En bon héritier d'une civilisation nomade qui fit des conquêtes et assura des marchés à l'échelle des empires, Tchandji oppose l'intégration de la personne dans un espace territorial, à l'intégration par la personne de systèmes signifiants. Il montre comment le premier cas rend difficile la posture de personne parlante (speaking person) et impose la fonction de porte-parole (spokesperson). Soit on porte la parole pour ceux qui nous ont explicitement mandatés, soit on porte son témoignage (testimony, account).

Sans attaquer ni se défendre, Tchandji n'en a pas moins décidé d'ôter lui aussi toute mouche à son fleuret. Il est évident qu'en tant que Français, le soupçon de pencher pour un tel individualisme plane maintenant sur moi.

 

Le discours de Manzi

Manzi intervient ensuite. Après avoir brièvement présenté Georges Brassens, il annonce qu'il va commenter la phrase de sa chanson : « À plus de quatre on n'est qu'une bande de cons. » Il semble avoir fait bon usage du fichier MP3 que je lui ai copié.

Il commence par raconter ce qui nous est arrivé l'autre jour dans le bus à Tangaar pour aller de chez moi à la gare. Nous nous sommes levés de notre siège pour nous rapprocher de la porte en poursuivant notre conversation, en même temps que deux ou trois voyageurs. Chacun pensant qu'un autre l'avait fait, personne n'a demandé l'arrêt au conducteur. Celui-ci a donc continué sa route et a dû nous laisser de l'autre côté de la place. L'anecdote est insignifiante, mais montre bien comment un groupe échoue souvent, là où chacun de ceux qui le compose réussirait sans peine.

Il semble tomber sous le sens qu'en se regroupant et en mettant en commun les aptitudes, l'ingéniosité et la clairvoyance de chacun, on les démultiplie aussi loin que le groupe s'accroît. Il apparaît pourtant qu'il n'en va pas ainsi à l'usage, et qu'une part toujours plus importante des moyens mis en commun est dépensée à maintenir seulement la cohésion et la communication. Aussi les hommes forment souvent en groupe une entité plus faible et plus bête que chacun le serait seul.

L'idéal serait donc de collaborer en perdant le moins possible à assurer la cohésion, l'organisation et la communication. Au pis-aller, en faisant en sorte qu'elles ne coûtent pas plus qu'elles n'apportent. Depuis la horde d'hominiens, la préhistoire et l'histoire pourraient se résumer à cette quête tâtonnante, dont le but finit toujours par être perdu de vue pour le seul souci de perpétuer le groupe, quel qu'en soit le prix pour chacun de ceux qui le forment.

 

L'ouvrage de Brooks


La loi de Brooks

Manzi nous donne un exemple plus fin de son idée avec la loi de Brooks. Le Mythical Man-Month, essais sur l'ingénierie informatique, est un livre de Fred Brooks sur la gestion de projets logiciels, dont le thème central est : « Accroître la main d'œuvre pour un projet qui a pris du retard, le retarde davantage. » Cette idée est connue sous le nom de Loi de Brooks. L'ouvrage fut publié en 1975 et réédité en 1995.

L'observation de Brooks était fondée sur ses expériences à IBM, où il dirigeait le développement de l'OS/360. Pour accélérer le développement, il fit l'erreur d'ajouter des travailleurs à un projet qui avait dépassé les délais. Il affirmait aussi qu'écrire un compilateur ALGOL prend six mois, quel que soit le nombre de ceux qui y travaillent.

Ajouter des programmeurs à un projet qui dépasse ses délais le retarde davantage, à cause du temps nécessaire aux nouveaux venus pour se mettre au courant, et de la croissance du coût de communication. Si N personnes doivent communiquer entre elles, quand N s'accroît, leur rendement M décroît, et peut même devenir négatif. (C'est à dire que le travail qui reste à la fin de la journée peut être supérieur à celui du début, lorsque, par exemple, plusieurs bugs se sont produits.)

La tendance des chefs de projet à répéter de telles erreurs fit que le livre fut appelé ironiquement « la Bible des ingénieurs informaticiens » car « tout le monde le lit mais personne n'en tient compte ».

 

Ces débats publics ont des règles bien précises

Ces débats publics ont des règles bien précises qui ne sont pas exactement les nôtres en Europe. Il s'agit proprement d'une joute, d'un tournoi. L'assistance y est rompue. Elle sait parfaitement identifier les différentes figures de logique, de rhétorique, de poétique utilisées par les orateurs.

La différence est palpable dans leur écoute. Inutile de chercher dans l'assistance des signes d'approbation, pas question seulement de faire mine de s'adresser à elle, de la prendre à témoin, ou de se disputer son soutient. Elle écoute attentivement, elle observe, mais n'adhère pas. Naturellement, on n'applaudit pas, et l'on ne pose pas de questions dans la salle.

 

Ces duels sont formalisés depuis des siècles. Certains les font remonter à l'arrivée de Hippias de Marseille à Bolgobol (voir Retour à Bolgobol cahier 14), avant l'assassinat d'Alexandre le Grand. Des générations ont eu depuis le temps d'assimiler les figures de l'Organon aristotélicien et la dialectique platonicienne, de la logique à quatre termes de l'école chinoise du sud, des catégories de l'analyse et de la synthèse arabo-persane, d'Al Farabî au Shaïkisme, en passant par Ibn Sinân, le « dire sans dire », la philologie bhramanique, et j'en passe.

Au fil des siècles, bien des missionnaires et des agitateurs de toute obédience s'y sont cassé le nez. Avant même qu'ils aient fini leur discours, les auditeurs s'en détournaient en haussant les épaules. « Il nous annonce un syllogisme démonstratif, et il déduit de ses prémisses une conclusion dialectique » disaient-ils.

À l'opposé, des hommes incultes sont parfois parvenus à être largement entendus, en parlant juste, sans savoir comment.

 

Il est très inhabituel donc qu'un étranger soit convié à ces duels, qui lui laissent peu de chance. Manzi m'en a prévenu en m'y invitant. Il est pourtant convaincu que je suis capable de ne pas m'y ridiculiser, assez instruit et entraîné que je suis sur les principes, et suffisamment mal préparé aux conditions pour que ma spontanéité y trouve les ressources de la nouveauté et de la surprise. « Eh puis un descendant d'Hippias ne saurait faire mentir son sang, » a-t-il conclu comme une boutade.

Je n'ai pas le temps de résumer ici la quatrième intervention, celle du professeur de lettres françaises dont j'avais fait la connaissance ici même il y a trois ans lors de mon premier voyage.

Dès le premier tour, Manzi avait pris l'avantage en utilisant parfaitement cette forme complexe qu'on pourrait traduire par « double diathèse », et en résumer le principe ainsi :

Contrairement au jeu de propositions A que nous font croire la première impression ou les idées reçues, l'expérience et le calcul nous apprennent B. Contrairement aux conclusions C qui nous viendraient alors spontanément à l'esprit que B serait incontournable, B nous permet au contraire de saisir D : les moyens de faire autrement, et qui ne se confondent pas avec A.

 

Les principes de la gravitation pourraient servir d'exemple : Alors qu'en observant que les oiseaux volent, nous avons l'impression que le plus lourd que l'air n'est pas entraîné au sol (A), l'expérience et le calcul nous convainquent du contraire (B). Nous ne pouvons pourtant pas conclure (C) que les oiseaux ne sont pas concernés par B. Nous découvrons au contraire (D) comment ils utilisent B pour voler, et comment nous pourrions le faire.

Manzi avait en effet terminé son exposé en énonçant quelques procédés simples et fiables, utilisant l'enseignement de Brooks pour en contrecarrer les effets et accroître indéfiniment des coopérations.

 

Les principes de la joute

Les principes de la joute ne consistent pas à multiplier les figures acrobatiques, comme le patinage artistique. Il n'est pas davantage nécessaire de prouver que les autres ont tort, ni seulement qu'on a raison. Il s'agit plutôt d'envelopper dans le sien les arguments des autres, de les y réduire et, finalement, de les dominer. C'est pourquoi il n'y a pas de débat contradictoire à proprement parler.

Chacun intervient donc une seconde fois pour tenter de mieux refermer son raisonnement sur les autres. C'est alors la difficulté de réduire le mien au sien qui a entamé le plus l'avance de Manzi.

 

Beaucoup d'autres choses entrent encore en compte. On ne s'arrête pas seulement à la cohérence interne du raisonnement, mais on tient un grand compte de ses rapports pragmatiques avec des faits, et de sa capacité à les généraliser et les abstraire. La concision et la clarté sont aussi des atouts, comme la nouveauté et la force explicative.

J'ai failli moi-même prendre le dessus en montrant que les langages sont des constructions assez simples, destinées à permettre l'accomplissement d'opérations précises, et que les langues émergent de l'emploi chaotique et simultané d'un nombre indéterminé de tels langages. Je dois cette idée à mon ami Nguyen Van Minh, de l'Université de Provence, qui n'a hélas jamais cherché à la formaliser davantage, malgré mes encouragements.

 

Manzi et moi avons fini à égalité devant les autres. Il n'y a pas réellement de jury, de décompte de points ni de délibération. Une petite dizaine d'hommes rompus à cet exercice, comme le doyen qui m'a accueilli pour me remettre mon sabre, occupe le premier rang et fait figure de groupe organisateur. Ils ne disent rien, pas plus que l'assistance ne se manifeste. Chacun sait pourtant très bien qui a gagné, et d'abord ceux qui ont jouté.

 

 

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