Cahier VIII
L'automne s'installe
Le 22 octobre
Des motivations réelles de l'apprentissage d'une langue
Bien sûr, nous lisions tout ce que nous pouvions trouver de l'I.S. Malheureusement, la plupart des textes situationnistes n'étaient disponibles qu'en français. A part cinq ou six brochures et quelques tracts, il n'existait en anglais que quelques traductions approximatives et manuscrites faites par des gens qui, bien souvent, ne savaient guère plus de français que nous. Je me rappelle encore l'exaltation, mais aussi la frustration, que nous avons éprouvées, en tombant pour la première fois sur une copie du Traité de savoir-vivre de Vaneigem, que nous nous sommes efforcés de lire dans une pâle photocopie d'une photocopie d'une photocopie d'une mauvaise traduction. Quand je me suis rendu compte du nombre de textes qui me restaient inaccessibles, j'ai commencé à me remettre au français, dont je n'avais jamais eu qu'une connaissance scolaire et que j'avais oublié depuis longtemps. J'avais toujours imaginé qu'il serait formidable de devenir assez savant pour lire mes écrivains favoris en français dans le texte, mais ce but était trop vague pour me faire entamer les études nécessaires. Les situationnistes m'ont donné la motivation pour le faire. D'ailleurs presque tous les gens que je connaissais qui leur portaient un véritable intérêt ont appris tôt ou tard le minimum de français nécessaire pour comprendre, ne fut-il que péniblement, l'essentiel des textes les plus importants. Dans nos rencontres postérieures avec des camarades d'autres pays, le français était notre lingua franca autant que l'anglais.
Ces lignes de Ken Knabb sont tirées de son ouvrage
Confessions d'un ennemi débonnaire de l'État
(http://www.bopsecrets.org/French/index.htm).
Elles illustrent parfaitement ce que j'écrivais le 23 septembre dernier à la gare de Bolgobol à la fin de mon second cahier.
Que reste-t-il encore de vivant qui inciterait aujourd'hui à apprendre le français ? C'est ce que j'aimerais bien apprendre de mes étudiants.
Roxane et la pensée radicale française
Roxane est une de mes rares étudiantes qui n'est pas mathématicienne. Elle a cependant la formation mathématique exigée ici pour étudier les langues. Elle s'intéresse principalement à la pensée radicale française. Elle admet comme moi que la source paraît s'en être tarie, au moins depuis sa naissance.
Comment donc une jeune femme du Marmat peut-elle s'intéresser à une source tarie ? Serait-ce par goût de l'archéologie ? « Je n'en avais pas pris la mesure quand j'ai commencé, me dit-elle. Le décalage culturel et géographique m'avait caché le décalage temporel. Quand je m'en suis aperçu, j'ai découvert en même temps que la pensée radicale française semblait, depuis l'origine, avoir toujours été tarie. »
Sa remarque me laisse rêveur. Elle ne manque pourtant pas de justesse si l'on cherche à l'éprouver. Dans la littérature, les arts, la philosophie, les sciences, les auteurs les plus considérables ont été à peu près invisibles à leurs contemporains. Ils n'ont eu ni reconnaissance officielle, ni succès populaire, même pas, la plupart du temps, un petit cénacle de disciples.
C'est le cas d'Évariste Galois, dont la théorie mathématique fut totalement inconnue de son vivant, et de Sadi Carnot dont les principes de thermodynamiques restèrent stériles jusqu'à Clausius. C'est celui de Lautréamont comme de Van Gogh. Dans les meilleurs des cas, certains eurent une audience hors de France, comme Descartes ou Voltaire. Leurs travaux étaient cachés par ceux de personnalités aussi célèbres en leurs temps qu'elles ont été rapidement oubliées. L'époque de Mallarmé était de son vivant celle de Sully-Prud'homme ; l'époque de Descartes, celle de Mallebranche.
Qui a entendu parler de l'Internationale Situationniste au temps de sa plus grande inventivité ? Qui a remarqué les Surréalistes au temps, si j'ose dire, où ils avaient raison ? La pensée française s'est construite sur des travaux qui, partout ailleurs, n'auraient tout simplement pas pu exister, ou n'auraient laissé aucune trace dans le futur, disparaissant en même temps qu'ils apparaissaient.
Est-ce vraiment différent ailleurs, ou ne connaîtrais-je pas suffisamment l'histoire intellectuelle de langue allemande ou anglaise ? Boole était marginal, sans doute, mais des passages étaient praticables dans une société pourtant aussi cloisonnée que la sienne. Böhme trouva de modestes disciples qui recopiaient à la main ses écrits. À beaucoup d'autres, on offrit des postes et des statuts qui correspondaient à leurs talents.
Il semble qu'en France, il y ait toujours eu une élite de l'esprit totalement indépendante des couches du pouvoir comme des bases populaires, et distincte d'une caste de clercs. Je ne peux rien trouver de semblable ailleurs qu'en Asie.
Cela tient selon toute évidence à l'histoire de la France, à la fois ennemie du Saint Empire, et pourtant catholique et absolutiste. Un pays à la fois toujours en guerre contre l'humanisme et l'intelligence, mais qui, ne s'autorisant pas à les éradiquer, finalement les excite.
Il en reste bien quelque chose, et l'on peut y trouver peut-être l'une des raisons du poids diplomatique de la France, aujourd'hui démesuré en comparaison avec sa puissance réelle. L'explication pertinente n'est certainement pas dans sa place toute formelle au Conseil de Sécurité de l'ONU qui ne lui fut consentie que pour mieux la ficeler dans le camp atlantique.
C'est du moins le point-de-vue assez byzantin de Roxane.
Le 23 octobre
Je laisse battre la pluie contre les vitres
Le vent et la pluie sont arrivés depuis vendredi, et les jours rétrécissent vite. J'ai de longues soirées pour travailler au bruit des rafales et des tonnerres. Je profite des petits matins, avant que le jour ne pointe entre la lumière des éclairs.
Les gouttes frappent la vitre : je laisse les volets ouverts.
Je n'ose pourtant pas utiliser l'internet par ce temps. Je me contente de relever rapidement mon courrier pendant les éclaircies, de télécharger éventuellement de la documentation ou la page d'un forum.
Ziddhâ rentre d'Iran
Ziddhâ rentre d'Iran où elle est allée perfectionner son farsi à Isfahan. J'en suis ravi et embarrassé tout à la fois, à cause de ma relation avec Roxane. Heureusement, les mœurs sont différentes ici de celles de l'Occident. Les êtres sont plus autonomes, j'ai mis longtemps à le comprendre.
Ce qui me paraissait d'abord de la retenue dans les relations entre hommes et femmes est en réalité de la discrétion. On n'éprouve pas le besoin de s'afficher en couple, comme en Europe, et personne ne se soucie généralement de ces sortes de relations s'il n'y est pas impliqué. La seule chose qu'on connaît, c'est la parenté. Sans enfant, nul ne se soucie de jouer à papa-maman.
Si la plupart des hommes vivent chez la mère de leurs gosses, ils conservent toujours un pied-à-terre, et une grande part de vie privée. Les femmes aussi, qui ont d'ailleurs toujours le recours de leur fermer leur porte.
Évidemment, même si les mœurs sont différentes, la nature humaine ne change pas beaucoup, notamment son penchant à l'exclusivité, et même à l'exclusivité définitive. « Toi pour toujours. » On douterait peut-être de ce « pour toujours » s'il ne se doublait d'une sorte d'impression de « depuis toujours ». Certes la raison sait bien que ce « depuis toujours » ne dure pas depuis bien longtemps, mais le cœur, lui, voit les choses autrement. Il sait que toute durée est transitoire, et que l'instant seul est éternel.
Il y a de l'unicité et de l'éternité dans ces rencontres. Je peux comprendre le rejet et le sentiment de faute que parfois hommes et femmes s'inspirent, par l'écartèlement qu'ils s'infligent. En fait, je ressens le désir d'être seul avec chacune en même temps.
Le 24 octobre
Force et temps de travail
Si la monnaie étalonne la valeur d'échange, et si celle-ci est liée à la force de travail, il reste à savoir comment cette force de travail peut être ramenée à du temps de travail, et quantifiée en heures. Si oui, alors toute l'économie libérale tient, et avec elle, la critique marxiste.
La force de travail peut-elle donc se mesurer en temps de travail ? Y a-t-il un rapport fixe entre la force du travail et sa durée ? A priori non : une heure pour un chamelier et une heure pour un conducteur de locomotive ne produisent pas des forces de travail comparables.
Soit on considère qu'un chamelier vaut bien un conducteur de locomotive, et on le payera au même tarif ; ce sera alors un choix éthique, et non économique. Soit le chamelier pourra manger ses chameaux et se trouver autre chose à faire, poser des rails, par exemple.
Il est évident que plus on accroîtra la force de travail, plus des chameliers mangeront leurs chameaux, et iront poser des rails. En fait, il y aura trop de chameliers et pas assez de rails. En effet, s'il y avait assez de rails à poser pour occuper tous les chameliers qui auraient mangé leurs chameaux, alors il n'y aurait aucun intérêt à utiliser un chemin de fer plutôt qu'une caravane. Il n'y aurait aucun accroissement de la force de travail.
Si l'on veut accroître la productivité, il faut bien, soit que des gens cessent de travailler, soit que tout le monde travaille moins longtemps, soit que les uns ou les autres se trouvent tout autre chose à faire. Tous les panachages sont possibles entre ces trois options, mais le rejet des trois est impossible.
Si des gens cessent de travailler, il faudra bien que les autres travaillent pour eux. Si ceux qui travaillent refusent que ceux qui ne travaillent pas en profitent, l'accroissement de la force de travail se fera en pure perte. Pourquoi faire rouler des trains si les anciens chameliers ne peuvent pas le prendre ni acheter les richesses qu'il transporte ? Dans ce cas, soit un nombre croissant de chauffeurs, de poseurs, d'aiguilleurs, devra cesser de travailler, soit tous devront travailler moins, soit les uns ou les autres devront se trouver tout autre chose à faire.
Si tout le monde travaille moins, ou si une part peut consommer sans avoir à travailler, il est probable que les uns ou les autres emploieront ce temps à faire tout autre chose. Soit ces nouvelles choses entreront à leur tour dans le système marchant, soit elles en seront tenues à l'écart.
Si elles y entrent, il est probable que ce sera comme le chemin de fer envers les caravanes. Si elles n'y entrent pas, parce que, par exemple, les caravaniers feront le nécessaire pour ne pas avoir à manger leurs chameaux, ce sera l'équilibre des échanges et de la monnaie qui sera mis à mal, puisqu'une part croissante de l'activité humaine leur échappera.
De fait, le rapport entre la valeur d'échange et le temps de travail, d'une part, perdra toute relation réelle avec, d'autre part, le rapport entre la force de travail et la valeur d'usage. En somme, en excluant de nouvelles activités de l'échange marchand, c'est le marché lui-même qui s'exclut de la production réelle.
(Extrait d'un courriel de Tchandji. Copies à Manzi et à Roxane.)
La Part maudite
C'est une intéressante critique, non seulement de l'économie politique et de sa critique, mais aussi de la notion de « part maudite » de Bataille. En effet, cette « part maudite » ne peut plus alors être prise pour un point-aveugle, une sorte de « cœur d'un monde sans cœur » qui déterminerait symboliquement l'économie politique, mais comme l'économie politique elle-même, en tant que système symbolique qui perd toute attache avec la vie et le travail réel des hommes.
Le capitalisme moderne semble être apparu vers le quinzième siècle en Europe, et c'est plutôt étonnant compte tenu du développement antérieur des autres civilisations. Il est vraiment dur de comprendre comment les grands empires auraient pu être à des stades antérieurs de l'accumulation capitaliste. En fait, c'est impossible. Que sont donc devenus les systèmes économiques antérieurs ? Des religions, évidemment.
(Extrait de la réponse de Roxane. Copies à Manzi et à moi.)
Le 25 octobre
Mon installation à Bolgobol
Je me trouve bien à Bolgobol, et je tends à délaisser Tangaar. J'ai donné mes derniers cours à distance. Pour l'instant, l'expérience se révèle plutôt positive. Il faudra que j'en fasse un rapport détaillé.
Mon appartement est à l'étage. On passe sous un porche depuis la rue et l'on y accède par un balcon après avoir grimpé un escalier de bois depuis la cour. Au-dessus de ma tête, le toit abritait à l'origine une grange à fourrage. La pluie semble encore en éveiller l'odeur, avec celle du bois et de la résine. De l'autre côté de l'étroite cour qui devient bourbeuse, les écuries sont maintenant des garages.
Au rez-de-chaussée est une boulangerie-pâtisserie. Elle est tenue par ma logeuse et sa jeune fille qui paraît plus que ses quinze ans. Elle m'apporte le matin mon petit-déjeuner, et toutes les deux refusent tout argent. Je leur rends de petits services. Je fends du bois et parfois ramène de mes promenades quelques branches tombées des troncs. Il m'arrive aussi de porter le pain à quelques voisins sur ma route en sortant. Je leur garde quelquefois le magasin en début d'après-midi quand il ne passe personne, me contentant de lire, assis derrière le comptoir, ou de laisser un rare client se servir seul.
En descendant vers la place Addy, c'est encore une rue, avec des trottoirs devant des maisons espacées, des jardins, des barrières de bois. Dans l'autre sens, elle devient une route en direction de la forêt.
Un pont y traverse un torrent très profond, cerné de platanes, de marronniers, de tilleuls, puis, quelques centaines de mètres plus loin, au croisement de la route du col et de celle de l'Ardor, dans une grande maison toute en bois, on trouve un bar restaurant que fréquentent les routiers et quelques paysans. On y a une vue imprenable sur toutes les vallées.
C'est aussi le terminus de la ligne de bus. J'aime aller le matin y attendre le jour. Parfois, j'y rencontre Tchandji qui ne campe pas loin. On échange quelques mots, puis on reste chacun à sa table, à lire, écrire, ou regarder le ciel.
Ce matin, j'y attends Ziddhâ. Au terminus de la ligne, lui ai-je expliqué, tu n'auras pas à marcher.
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