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Voyages à Bolgobol

ENTRE TANGAAR ET BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris
© 2006

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DEUXIÈME PARTIE
LE RETOUR DE ZIDDHÂ

Cahier IX
Une semaine de notes de travail

 

 

 

 

 

Le 26 octobre

Un mouvement continu de la pensée

Rien n'est plus surprenant que le temps pris à penser. C'est plus étonnant encore quand on pense avec la plume. Le temps de la pensée ne s'identifie pas au temps de la rédaction. Au fond, on peut écrire très vite. Je suis parfois surpris de la rapidité avec laquelle je remplis une page, et même la relis et la corrige.

Je suis nettement plus lent au clavier, plus lent même que si j'écris à la plume et saisis dans un second temps. Et cette observation donne une idée de ce qu'est le travail de la pensée. En écrivant au clavier, je peux me corriger et réécrire aisément mes phrases à chaque instant sans laisser de trace. C'est ce que j'ai tendance à faire, et ça me prend du temps. Il m'en faut alors bien davantage pour me relire et garder à l'esprit ce que j'ai effectivement écrit.

 

Dans tous les cas, écrire peut être très rapide, et même raturer, corriger, réécrire, et cela, quoi que l'on écrive : paroles, expressions mathématiques, partitions musicales, code de programmation... Pourtant, il suffit de regarder quelqu'un écrire : par instants il s'arrête, le stylo reste en suspens. Et que fait-on pendant ce temps ?

Apparemment rien. Peut-être le regard paraît-il fixer quelque cible invisible. C'est incroyable le temps que l'on peut passer à cela. Que fait-on alors exactement ?

 

Il serait intéressant d'utiliser les ingénieux dispositifs pour observer ce qui se passe alors sous la voûte crânienne. Pour autant, ils ne nous suffiraient certainement pas à nous l'apprendre. Il semblerait tout simplement que nous cherchions à gagner de la vitesse dans un enchaînement d'inférences.

Par un mouvement continu de la pensée qui passe d'une inférence à l'autre, nous cherchons à n'en faire qu'une, un peu comme le cinéma fait avec des images fixes une seule mobile. Il y aurait donc une vitesse spécifique à acquérir, comme un galet pour ricocher sur l'eau, ou encore un avion s'envoler.

 

 

Le 27 octobre

Le mouvement réel de la pensée

On pense avec le son, mais on navigue la pensée avec le signe écrit.

 

 

Le 28 octobre

Pourquoi je préfère le tutoiement

Nous sommes très loin de savoir comment se fait l'apprentissage d'une langue. Qu'est-ce qui le favorise ? À l'évidence, d'abord la volonté de dire, énoncer, concevoir, penser.

Observation, jeudi dernier (comme de multiples fois avant), d'un brusque accroissement du niveau de langue quand on parle de ce qui nous tient à cœur.

 

La maxime « ce qui se conçoit bien s'énonce clairement » se révèle juste à l'usage. On cherche et trouve les mots quand on veut dire. (Quand on sait ce qu'on veut dire ? En fait on ne le sait jamais à l'avance.)

Mais ceci ne se joue pas aisément en groupe. On ne veut pas dire les mêmes choses. D'où la nécessité d'un état d'esprit très libre. (Un havre de libre parole.)

 

 

Le 29 octobre

Le rien faire

On dispose de moyens capables de décupler la vitesse d'apprentissage. S'ils existent, ils seront utilisés, comme l'ont été l'écriture, le papier, l'imprimerie. Ces moyens sont bien plus simples d'accès qu'on s'en laisse convaincre. On s'évertue bien inutilement à les compliquer.

La longue survivance du cours ex cathedra peut surprendre, avec sa lourdeur, sa lenteur, son inefficacité. Pour autant, comme en toute chose, la nouveauté n'abolit pas ce sur quoi elle s'est construite, plutôt s'y repose-t-elle. Le cheval, le train, l'avion, le fax, le satellite accroissent la rapidité de circulation de l'écrit, mais assez peu celle de l'écriture, de la lecture, et surtout du travail, intellectuel ou pas, qui les précède ou leur succède.

 

Le temps et l'effort d'un certain travail demeurent incompressibles. En proportion donc, leurs parts s'accroissent.

Disons que nous sommes de plus en plus amenés à laisser passer du temps, notre plume ou notre regard en suspens, à acquérir un mouvement continu de la pensée — ce qui est pour l'idiot moyen du siècle passé, ne rien faire.

Entre temps, notre regard, notre plume, nos doigts, courent.

 

 

Le 30 octobre

La vague et le courant

Tous les remous géopolitiques me paraissent une superficielle agitation au regard de ce qui est en train de se passer en profondeur : un renouvellement du système symbolique.

Voir le présent ainsi projette rétrospectivement un jour nouveau sur l'histoire. L'histoire a toujours été l'archéologie du présent. Quand le présent change, l'histoire aussi.

 

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Notes de lecture

Je commence à comprendre mieux encore pourquoi il paraît plus difficile, avec l'âge, d'apprendre une nouvelle langue. Parce qu'on l'apprend toujours de la même façon, peut-être pas comme à un nouveau-né, mais comme à un enfant, comme s'il s'agissait à nouveau d'initialiser son dispositif cognitif.

Or la chose est faite. Il s'agit seulement d'élargir ce dispositif.

Il s'agirait de se placer à un autre niveau. Celui, logique, des lois de la pensée selon Boole ? Certainement, mais pas seulement. Celui aussi d'une rhétorique, d'une poétique « générales ».

C'est en effet ce qui traîne dans l'ouvrage de Geneviève-Dominique de Solins (Grammaire pour l'enseignement - apprentissage du FLE). Cependant, il n'offre aucune idée de la logique, de la rhétorique, de la poétique et de leur enchâssement.

 

 

Le 31 octobre

Remarque sur la méthode

S'attaquer à de petits problèmes techniques a toujours été la meilleure façon d'avancer sur des questions philosophiques les plus profondes. Ça donne toujours une impression d'étrangeté, mais ce n'est pourtant pas bien étonnant.

 

Encore sur la méthode

Toutes les grandes constructions scientifiques sont nées d'observations ou de suppositions étonnamment simples. Chute des corps de Galilée, bain d'Archimède, levier etc. De telles observations étaient depuis toujours à la portée du premier venu. Il suffisait en somme d'avoir le sens de l'observation, et une certaine obstination à en tirer les conclusions les plus lointaines.

Au fond, le monde nous paraît plus simple, plus réel et plus clair, lorsqu'on revient à ces observations et qu'on reprend la trame d'inférences qui les relie entre elles. C'est bien plus efficace que si l'on passe par de lourds appareillages et de complexes opérations. À l'inverse, ces derniers finissent par devenir un masque sur la réalité empirique et intuitive.

Plus exactement, les deux, l'appareillage conceptuel et l'intuition, semblent tenir, l'un vis-à-vis de l'autre, le rôle d'un masque derrière lequel la réalité se cache. De quelque côté qu'on tente de la regarder, elle serait en somme toujours de l'autre côté du masque, de l'appareillage.

Ce qui alors nous échappe le plus, et qui est pourtant le plus intéressant, c'est la réalité même de l'appareillage conceptuel et matériel.

 

Dans le même ordre d'idée

Certains disent que le langage sert à communiquer. En réalité, plus on avance dans la connaissance et la maîtrise de langages, plus on rencontre la solitude, plus on est seul en face de l'inhumain. Et c'est cela qu'on peut appeler l'humanisation.

« Pourquoi le moine a-t-il peur seul dans la forêt ? » demandait Gautama. Il n'est pas grand chose d'autre que cette peur à nous résister.

 

Comme l'animal parmi ses semblables, l'homme vit parmi les appareillages matériels et conceptuels qui lui permettent, seul, d'appréhender le monde. Mais ces appareillages ne sont pas à lui seul.

Ces appareillages doivent s'entretenir et se développer. Aussi, comme le suggère l'étymologie, la route solitaire suppose la solidarité.

 

 

Le premier novembre

Rapport sur mes cours à distance

Les cours par l'internet se révèlent très fertiles. Ils développent l'autonomie des étudiants qui sont livrés à eux-mêmes dans la salle de cours, et doivent s'occuper de tout pour se connecter à l'heure. Tous ne sont pas contraints non plus de se déplacer pour être présents. Aussi économisent-ils du temps et de l'effort, pour mieux travailler.

Rien n'est pire que cette relation dans laquelle un groupe de supposés apprenants écoute benoîtement un supposé enseignant. L'un ou l'autre de ces deux rôles finissent par endormir l'esprit mieux qu'un bénédicité. De toutes les méthodes imaginables pour transmettre des connaissances, elle est la pire. Tout au plus ne devrait-elle représenter qu'une part infime du temps d'étude, quand elle en constitue généralement le plus clair.

Évidemment, pour tout enseignement qui engage le corps, comme la musique, les arts de combats, ou les langues naturelles, la présence de l'enseignant est plus souvent indispensable ; mais alors qu'il en fasse le moins possible.

 

Le wou-weï

Comme Mallarmé, je pense que « seule la solitude enseigne ». Comme les maîtres des écoles Tchan, tout enseignant devrait être armé d'un bâton pour disperser tout groupe d'étudiants. L'envie m'en prend toujours plus souvent.

Laissez-vous aussi peu que ce soit prendre dans une position de magister et vous comprendrez tout de suite ce qu'on attend de vous : l'économie de l'effort.

Transmettre revient à entraîner sur une étroite passerelle d'où l'on peut tomber à chaque instant du côté de la paresse ou de celui du découragement. D'un côté comme de l'autre, on rejoint le même fond.

C'est donc au souci du moindre effort qu'on doit répondre : donner les procédures pour permettre la réalisation du plus grand travail avec la moindre perte d'énergie.

 

L'écrit et l'oral

Quelle est la plus grande difficulté pour comprendre des suites de mots ? Savoir où commence et ou chacun finit. À l'écrit, c'est facile pour la plupart des langues : une espace les sépare. À l'oral, ils sont indissociables, et seule une longue pratique permet d'y parvenir. Même des étudiants de niveau très avancés y rencontrent des difficultés.

J'ai appelé pour eux à la rescousse les mânes de chanteurs français. J'ai distribué des fichiers sonores de Boby Lapointe et des textes de ses chansons. Voilà de quoi les faire travailler intensément sans le moindre effort.

J'ai aussi copié des DVD déjà piratés de films idiots. Je demande de les regarder en version française avec les sous-titres français.

C'est si bête que personne n'y pense : Si l'on met les sous-titres de la langue que l'on connaît bien, on n'entend pas les paroles, et l'exercice n'est pas très utile. On se familiarise seulement avec le tempo de la langue à acquérir. Si, pour se forcer à comprendre, l'on ne met pas de sous-titres, cela suppose que l'on serait déjà capable de faire ce qu'on cherche à apprendre. Les sous-titres dans la langue que l'on entend nous aident à distinguer les mots, même s'ils ne sont pas tout à fait identiques aux paroles prononcées.

Les films idiots des USA sont particulièrement intéressants par l'usage qu'ils font d'un riche vocabulaire technique.

 

Est-ce cela que nous faisons pendant mes cours ? Non, on n'y aurait pas besoin de moi. C'est pourtant sur leur contenu que j'avais entrepris de faire un rapport. Je n'ai plus le temps maintenant. Ce sera pour une autre fois.

 

 

Le 2 novembre

Un courrier de Daria

Dans un dernier courriel, Daria m'a livré quelques-unes de ses réflexions sur les sciences de l'enseignement. Derrière la critique affichée, je sens affleurer le doute que je ne sois pas informé, et que je n'en aie peut-être même pas le souci — le doute, et peut-être le reproche.

 

Les sciences de l'enseignement

Personnellement, je doute qu'il y ait matière à une science de l'enseignement, m'écrit-elle, malgré la profusion de tout ce qui en tient lieu, comme pour en cacher l'inconsistance.

Cette profusion et son inconsistance me semblent répondre à deux causes : La première est la nécessité de ne pas tout dire.

Celui qui se veut le dépositaire d'un savoir doit convaincre de la pertinence et de l'efficacité de ses théories et de ses méthodes, mais sans les dévoiler clairement et entièrement. Il ne veut pas en perdre le contrôle. Il ne tient pas à ce que quiconque s'en saisisse, même en reconnaissant sa dette. Il veut négocier son savoir. Aussi la plupart des communications manquent de contenu, sans qu'on puisse non plus s'assurer qu'elles n'en ont aucun.

La seconde raison est une grande timidité dans la polémique. On évite tout ce qui ressemblerait à de véritables critiques. On tente plutôt de concilier l'inconciliable, d'appuyer chaque thèse sur les plus opposées. On cherche à ramener toute opposition à une seule, entre un savoir unifié et sans contradiction, et la simple ignorance, perdant ainsi toute crédibilité pour l'esprit critique.

 

C'est un mal qui parcourt aujourd'hui toutes les institutions scientifiques. Il est facile d'en comprendre la cause.

Tous ces discours subissent la même gravitation d'une sorte de point-aveugle : justifier un statut et des crédits. Ceci conduit devant un dilemme : permettre l'appropriation juridique d'un savoir par des classes dirigeantes, leur donnant le couvert d'une classe savante ; faire en sorte que l'enseignement de tous revienne à apprendre à le croire, et éviter pourtant qu'un tel savoir ne se réduise pas à une ignorance, dépassée par la reproduction et le développement des moyens de production.

Tire ce dilemme en pleine lumière, et tu verras toute cette bulle de savoir sur le savoir se dégonfler et devenir bien moins insaisissable.

 

Crois-moi : Quand on sait, on dit. Quand on dit qu'on sait et rien d'autre, c'est qu'on ne sait rien.

 

 

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