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Voyages à Bolgobol

ENTRE TANGAAR ET BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris
© 2006

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Cahier X
Gombo

 

 

 

 

 

Le 3 novembre

Depuis une semaine à Tangaar

Ziddhâ m'a accompagné à Tangaar la semaine dernière. C'est souvent une expérience bizarre que de retrouver une personne après un certain temps. C'est ce qui m'a sans doute empêché d'en écrire un seul mot.

Ziddhâ est toujours aussi jeune et svelte, malgré sa nouvelle veste de cuir et ses bottes de cavalier mongol, qui, sans être particulièrement frustes, contrastent avec la saisissante impression de légèreté qu'elle dégage.

Elle cache maintenant ses yeux bridés sous une paire de lunettes quand elle travaille à l'écran. Je ne savais pas qu'elle était légèrement myope. Elle ne parle toujours pas un mot de français, mais a parfait sa connaissance de l'anglais et de l'arabe.

 

 

Le 4 novembre

Ziddhâ est repartie

De la fenêtre de ma chambre, je ne vois que le ciel et la mer. Je peux regarder de ma table le soleil se coucher jusqu'à ce que la lumière électrique gagne sur celle du jour. Je vais plutôt voir le soir tomber au bar Al 'alam, un petit kilomètre plus loin sur la plage, où j'ai conduit Manzi le mois dernier. Quand le temps le permet, je m'installe à une table dehors, profitant de la chaleur des derniers rayons, et je rentre quand je n'y vois plus assez pour lire ou pour écrire.

Sinon, je m'assois à l'intérieur, près d'une vitre. Je commande du thé au citron, que je bois en fumant un cigare cubain. Le thé est très fort, épais, âpre.

Je pourrais très bien me faire du thé chez moi, et regarder de ma chambre tomber le jour. Je préfère aller jusqu'au vieux bar en bois, au bord de la plage. Ziddhâ m'y a accompagné ou rejoint toute la semaine.

 

nuages

Aujourd'hui, Ziddhâ est repartie. Elle ne restera pas à Bolgobol. Elle va rentrer dans sa vallée. Elle m'a demandé de la rejoindre.

Les gens que je connais ici bougent beaucoup. Il n'y a pas de présences très régulières aux cours, ni trop d'horaires. Pourtant mes étudiants travaillent. Ils travaillent même mieux que moi avec Manzi. J'ai le plus grand mal à suivre son séminaire.

Je suppose que je dois être perverti par la mesure du travail en temps. Le travail n'a rien à voir avec le temps : ni la durée, ni l'emploi du temps. Ou alors plutôt avec un rythme. C'est un peu comme la musique, si l'on n'est pas dans le temps, ça ne marche pas.

 

 

Le 5 novembre

Le double principe d'improbabilité

Dans tout système ouvert, tout événement qui n'est pas délibérément provoqué est de nature improbable. L'improbabilité s'accroît en proportion des déterminations, et donc de l'ouverture du système.

On peut en principe remonter les chaînes causales qui déterminent l'événement improbable, mais on ne peut que les remonter sans jamais inverser le sens du déterminisme. La causalité n'expliquera donc jamais l'improbable.

 

Au petit jour

Le serveur vient de m'expliquer le double principe d'improbabilité. Lorsqu'il ne tient pas le bar de sa femme, il fait de la recherche en mathématiques et donne quelques cours à l'université de Tangaar. Il est au comptoir de bon-matin et en fin d'après-midi, lorsque précisément je vais y boire un café ou un thé au citron.

J'ai ouvert mon portable pour écrire un courriel à Roxane et l'informer de mon prochain retour à Bolgobol, pendant que Gombo va servir trois pêcheurs qui rentrent d'une nuit en mer. Avant même que j'ouvre mon carnet d'adresse, j'entends à la radio la chanson de Sting, Roxane.

La probabilité pour que la radio locale de Tangaar diffuse cette chanson d'il y a presque trente ans est déjà bien faible, mais au moment même où j'écris à Roxane, juste après m'être fait expliquer le double principe d'improbabilité, c'est à ne pas y croire.

« Qu'en penses-tu ? » demandé-je à Gombo qui revient s'asseoir près de moi, tout en lui montrant l'en-tête de mon courriel.

« La plupart du temps, répond-il, on ne s'en aperçoit même pas, car tous nos schémas sont faits pour en détourner notre attention, mais ce qui est réel est presque toujours improbable. »

 

 

Le 6 novembre

Mise en forme matinale

Gombo est très croyant. Il n'est cependant pas très pratiquant : Comment pourrait-il faire ses prières pendant qu'il tient le bar ?

Comment la théorie de l'improbabilité s'articule-t-elle avec sa spiritualité ? En lui permettant une critique du déterminisme ? C'est ce que je lui demande. « L'improbabilité ne nie pas le déterminisme », me répond-il. « C'est une autre façon de le penser. »

Je lui avoue que pour moi, cette façon de le penser conforte plutôt mon athéisme. Il n'y a ni créatures, ni créateur, seulement des existences créatrices.

 

Les deux marins-pêcheurs qui étaient ressortis pour faire leur prière sur le sable sont rentrés et ont saisi la fin de notre conversation en arabe. Le premier s'adresse à moi en riant : « Gombo t'explique encore sa théorie de l'improbabilité ? ». Il continue sur le même ton de plaisanterie : « La question est de savoir si tu es athée parce que tu penses que l'existence de Dieu est hautement improbable. »

« Je suppose, dis-je, que si l'existence de Dieu était probable, il ne serait probablement pas Dieu. »

« Il a raison continue Gombo, nous aimons Dieu car nous le connaissons, et sa rencontre est très improbable. » 

« Est-ce parce que tu supposes son existence probable ou improbable, que tu ne crois pas en Lui ? » Insiste le premier après un grand éclat de rire. « Non, dis-je, c'est parce que mon expérience est très différente. »

« Ne percevrais-tu donc plus la séparation ? » s'étonne le second.

À mon tour j'éclate de rire : « Vous êtes tous fous dans ce pays. »

 

Gombo

Gombo met beaucoup de sérieux à tenir son bar. Ce qu'il fait là est bien plus que rendre service à sa femme, ou gagner de l'argent pour le foyer. Il entretient un lieu de parole, de rencontres à la fois privées et publiques, intimes et sociales, et il s'en acquitte fort bien.

Je le vois faire : il a une habileté consommée pour détourner l'attention des petits groupes qui souhaitent demeurer solitaires, pour modérer un débat au comptoir. De tout ce qu'on lui dit, il sait ce qu'il doit taire ou faire savoir.

Il sait relancer un discours qui devient confus, il sait, en l'écoutant seulement, faire mieux entendre celui qui parle, et ainsi le faire mieux parler.

Évidemment, je ne comprends pas un mot de ce qui se dit en palanzi. Ce n'est pas nécessaire pour me rendre compte qu'on ne parle pas en vain.

 

Quand vous lisez des expressions mathématiques, vous voyez clairement la consistance et la justesse des équations, sans devoir connaître ce que comptent les nombres et les lettres. Ce peut être des distances réelles, de l'énergie thermique, des pressions, des ondes sonores, des quanta d'information, des litres ou des grammes, ou même des symboles aussi imaginaires que de la monnaie. Que ces choses existent ou non, il n'est nul besoin de le savoir pour comprendre les expressions et les vérifier.

C'est une consistance comparable que je perçois dans les conversations qu'il m'arrive d'entendre.

 

Je ne sais plus qui a dit que la ponctuation dans la langue naturelle fonctionne comme des connecteurs logiques. Oui, mais cette formulation est trompeuse si l'on n'entend pas précisément par ponctuation toute l'articulation sonore, c'est à dire musicale, rythmique, harmonique, mélodique, de la parole, et qu'on pense seulement aux quelques signes graphiques qui servent à l'indiquer.

Les Chinois, les Iraniens et les Grecs avaient bien raison de ne pas séparer l'enseignement de la musique et des mathématiques.

C'est ainsi que, sans comprendre un mot, je perçois nettement la profondeur des raisonnements, comme on distingue tout de suite une subtile expression algébrique d'un sommaire calcul arithmétique, sans avoir à connaître ce qui est calculé.

 

Souvent, si l'on en était capable, si l'on avait la maîtrise de certains organes pour ça, on devrait délibérément cesser de comprendre pour entendre correctement ; comme en posant une équation, ou oublie délibérément ce qu'elle veut dire, pour la résoudre.

Il n'est pas dit qu'on n'en soit pas capable, m'a répondu Gombo à qui j'ai raconté tout cela. Peut-être même ne l'est-on que trop. Ce qui nous est le plus dur selon lui, c'est de passer de l'un à l'autre à tout moment : cesser de comprendre pour laisser le langage effectuer le raisonnement à notre place, et, aux deux bouts, être capable de convertir des intuitions en énoncés, et des énoncés en intuitions.

 

Gombo a son expérience de chercheur en mathématiques et de tenancier de bistrot, moi, j'ai la mienne. Le langage mathématique n'est pas adressé. Il n'a pas d'altérité. On ne résout une équation pour personne, et, au fond, elle se résout seule. Il n'y a ni verbe ni sujet dans le langage mathématique. Dans la parole, il y en a beaucoup, il y a toujours plusieurs personnes, au moins grammaticales. Il y en a toujours au moins deux, comme au sabre.

— Et alors ? M'a demandé Gombo.

— Alors, c'est fatiguant.

— Fatiguant ?

 

Sur la fatigue

Manier un sabre est épuisant et dangereux. Bien sûr, on peut s'entraîner seul. On ne risquera pas alors de s'épuiser, ni de se faire mal. Quand on dispute un vrai combat, c'est différent, même avec des sabres de bois et des cuirasses matelassées. Très vite, les muscles font mal, et l'on peut recevoir de mauvais coups.

Chacun contraint son adversaire à tirer de lui-même toute sa force et ses ressources, au point que la victoire n'est plus à remporter sur l'autre mais sur sa propre inertie. L'adversaire est finalement notre allié dans cet autre combat. Plus il est déterminé à nous battre, plus il suscite nos forces.

 

 

Le 7 novembre

Toujours sur la fatigue

Oui, manipuler des signes et fatiguant. Fatiguant ne veut pas dire pénible, bien sûr. Des quantités de choses suscitent l'enthousiasme et le plaisir tout en épuisant.

Manipuler des signes est exactement comme manipuler des outils ; la fatigue n'est simplement pas musculaire. Depuis des millions d'années, l'animal a appris à connaître la fatigue musculaire, à la retarder, à la réparer. La fatigue que produit la manipulation de signes nous laisse plus désarmés. On ne peut pas compter les uns sur les autres alors. Quand quelqu'un vient de faire une longue marche, nous lui offrons de quoi s'asseoir, de quoi boire et se restaurer, peut-être un bain. Nous connaissons très bien une telle fatigue. Celle dont je parle nous étonne encore.

Naturellement, on peut avoir mal aux doigts d'écrire, mal aux poignets de tapoter, on peut avoir les yeux fatigués de lire, la gorge fatiguée de parler. C'est accessoire. La fatigue dont je parle naît d'une tout autre sorte d'effort. Cet effort, je crois que personne n'a encore su bien en parler. C'est comme si la manipulation de signes était une expérience trop personnelle, trop privée, qu'elle ne concernait que l'homme seul, le renvoyant trop à son unicité, lui interdisant d'en parler, excluant tout partage.

On dit que les signes servent à communiquer. Ils ne communiquent certainement pas l'expérience qui consiste à s'en servir.

 

Faites l'expérience de lire — non, pas ce que je suis en train d'écrire, c'est trop facile, l'effort ici j'en fais moi-même les frais. Ouvrez plutôt le centre d'aide de votre navigateur et cherchez dans la table quelque chose que vous ne savez pas faire, dont vous n'avez jamais eu l'usage, par exemple, gérer les CRL. Lisez le mode d'emploi et appliquez. Ne vous contentez pas de « comprendre », faites le. Vérifiez que vous pouvez le faire, maintenant, et vous sentirez ce surcroît d'effort que vous exigez de votre entendement. Vous sentez comme c'est à la fois proche et différent de l'effort musculaire ?

L'effort n'est pourtant ni dans la compréhension des mots, si votre navigateur est bien localisé dans une langue que vous connaissez. Il est moins encore dans les gestes, si vous n'avez pas de problèmes moteurs. Il est dans l'articulation des deux.

Et vous voyez comme vous lisez mal ? Vous ne savez pas lire. Vous croyiez avoir compris, mais vos doigts vous détrompent. Vous cherchez à reconnaître les mots en n'identifiant que quelques lettres, à interpréter la phrase en ne lisant que quelques mots, à deviner l'opération en quelques phrases. Vous cherchez à économiser l'effort, vous avez raison, mais ce n'est pas si simple.

 

Je vois bien tout cela avec mes étudiants. Il est relativement facile d'assimiler des automatismes : de deux phrases, faites de la seconde une subordonnée relative de la première. Vous y arrivez, eh bien, avec ça maintenant, pensez !

Comment accule-t-on quelqu'un à penser à haute voix ? Un peu de la même façon qu'on l'acculerait à tirer la lame : en le provoquant.

 

 

Bolgobol, le 8 novembre

En sortant de la salle d'arme

« J'ai lu la dernière page de ton journal en ligne hier soir », me dit Sigour, un étudiant en français de Bolgobol, pendant que nous nous dirigeons vers la buvette du parc Ibn Roshd. Nous nous sommes rencontrés à la sortie de la salle d'arme de l'université, où je vais m'entraîner de loin en loin, avec Manzi ou Tchandji.

« Je suis surpris que tu dises qu'il est difficile de manipuler des signes », continue-t-il. « En travaillant avec toi, on acquiert plutôt l'impression que c'est facile. »

Je saisis à deux mains le manche de mon sabre de bambou, et il a à peine le temps de parer avec le sien le coup de taille que je lui porte. « Tu vois, c'est aussi facile que ça, » dis-je en relevant la chaise qu'il a fait tomber. « J'ai dit que c'était fatiguant, pas difficile. »

« Et qu'on pouvait recevoir de mauvais coups, » complète Sigour en se redressant.

 

 

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