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Voyages à Bolgobol

ENTRE TANGAAR ET BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris
© 2006

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Cahier V
L'émergence du chaos

 

 

 

 

 

Bolgobol, le 9 octobre

La différence

J'ai préparé mes trois cours sur le même thème : étude du système phonétique de la langue française. « Ne vous cassez pas trop la tête à prononcer parfaitement chaque phonème, ai-je dit à tous mes élèves. L'important est de les différencier les uns des autres. L'oreille de l'auditeur corrige le son, si vous savez le rendre différent d'un autre. »

Le français a un très grand nombre de voyelles, qui s'écrivent chacune de plusieurs façons pour compliquer encore. Si vous ne distinguez pas le « e » du « o », le « i » du « é » ou le « u » du « ou », on ne vous comprend tout simplement pas. Mais du moment qu'on les distingue, il importe peu qu'ils soient trop ouverts ou trop fermés : l'oreille de l'auditeur s'y habitue très vite. J'ai distribué dans chaque groupe un tableau des phonèmes avec les différentes façons de les écrire, et nous avons principalement travaillé sur le « e ».

 

Avec les débutants de Tangaar, nous ne sommes pas allés bien plus loin que « comment tu t'appelles ? — Je m'appelle... », en observant l'élision du 'e' selon le phonème qu'il précède : je-ma-pè-la-li (je m'appelle Ali) ; je-ma-pè-le-ha-mad (je m'appelle Hammad).

C'est un bon début.

Le « h » ne se prononce plus en français depuis quelques siècles. Il interdit parfois la liaison avec le mot précédant. Naturellement, pour un nom propre d'origine étrangère comme Hammad, on peut le prononcer.

Le « e » n'est pas un phonème tout à fait comme les autres dans la langue française. C'est un phonème fantôme qui souvent disparaît sans raisons bien explicites. Son frère jumeau, le « eu » de « fleur » ou de « neuf », se transforme souvent en voyelles voisines : « floral », « nouveau ».

 

« Comme c'est étrange, » observe une de mes étudiantes de Bolgobol.

C'est étrange en effet, approuvé-je. Mais qu'est-ce qui l'est exactement ? La prononciation ? l'orthographe ? la syntaxe ? Ou l'articulation des trois ?

En arabe, par exemple, nous n'avons que trois voyelles. Nous pourrions dire six, puisqu'elles peuvent être longues ou brèves. Pour faire bon compte, nous dirons sept, avec le soukoum, qui ressemble beaucoup à notre « e » fantôme. Les trois voyelles, longues ou brèves ne se prononcent pourtant pas toujours exactement de la même façon si nous y sommes attentifs. Mais pourquoi y prêterions-nous attention ? Ces différences n'ont aucune incidence graphique ni sémantique. Elles ne comptent pas. Ce ne sont donc pas de réelles différences.

Seule importe la durée des voyelles, ce à quoi nous ne prêtons pas plus d'attention en français, puisqu'alors, elle ne fait pas non plus de différence.

 

Observons que nous pourrions dire fleural, et même, pourquoi pas, neufeu, et ça ne changerait pas grand chose. Ce que nous écririons « fleural », nous pourrions très bien aussi le prononcer « floral », et « nouveau » ce que nous orthographierions « neufeu ». Pourquoi n'en est-il pas ainsi ? Parce que le français est un tissu de langues différentes, qui ont longtemps été parlées simultanément, brassées, et orthographiées avec des lettres latines qui leur étaient étrangères. Les Gaulois utilisaient la graphie grecque.

Ce qui est donc étrange, c'est qu'une telle production chaotique est, malgré tout, parvenue à un ensemble de règles qu'il est possible d'embrasser, et qu'on peut même apprendre à des programmes de vérification grammaticale, de synthèse ou de reconnaissance vocale.

 

 

Bolgobol, le 10 octobre

Un rêve d'il y a huit jours

J'aurais préféré la semaine dernière que Tchandji me parle davantage de son expérience d'enseignant. Il n'a rien voulu me dire, prétextant qu'importe seule la connaissance de la langue. « Tout le reste n'est que fumée. » Je pense pourtant, lorsqu'on interroge, que tout est réponse, même ce qui ne le paraît pas.

 

J'ai fait un rêve curieux, la nuit qui a suivi. C'était l'intérieur d'une pagode, si petite qu'elle se révélait n'être qu'un boîtier. Les parois intérieures, de cinabre et d'ivoire, étaient percées de prises ethernet dorées. Je me débattais avec les branchements — je ne saurais dire comment, car ma présence n'avait rien de physique — pour accommoder l'espace topologique du réseau que les câbles connectaient, avec le schème dimensionnel de mes perceptions sensibles. Après une semaine, ce rêve me reste en tête comme si je venais de le faire.

 

 

Tangaar, le 13 octobre

Dans la brume

Je ne prends plus le taxi. J'utilise les transports en commun. Il y en a beaucoup, et l'on y trouve facilement une place assise pour lire pendant le trajet.

Je crains que mes perpétuels voyages entre les deux villes ne finissent par devenir lassants. J'y trouve pourtant mon plaisir à regarder défiler les paysages tout en surveillant les changements que leur apporte l'automne. Je n'ai pas trop de peine non plus à lire, ni même à écrire malgré les secousses.

Ces trajets me prennent quand même deux jours par semaine. Je crois que je ferais mieux d'utiliser le train de nuit avec couchette. Ce ne serait pourtant pas le temps du trajet qui me coûterait le plus, s'il ne coupait mes semaines en deux. Heureusement encore que j'emmène avec moi mon bureau entier dans mon ordinateur portable, car je sens toujours qu'il me manque dans une ville ce que j'ai laissé dans l'autre.

Je vais tenter de voir s'il ne serait pas possible de regrouper mes cours pour faire une semaine entière dans chaque ville. Je crains que ce ne soit pas possible ; les autres aussi ont un emploi du temps.

 

Ce soir, Tangaar est noyée sous la brume. Elle monte de la mer comme une fumée dans les rues qu'elle estompe, poussée par une légère brise. Le soleil, bas maintenant, mais invisible, la cuivre légèrement, lui donne un ton à peine roux, comme le ferait un incendie, comme si mon bus roulait vers le feu, un feu qui irradierait une humidité glacée.

Comme pour renforcer cette étrange impression d'un mariage entre des éléments irréconciliables, l'air sent la terre.

Moi qui m'attendais à ce qu'il fasse plus chaud qu'à Bolgobol ce soir à Tangaar, je me sens moite et glacé sous ma chemise légère et ma veste de chasse.

 

 

Tangaar, le 14 octobre

Cours sur l'exquis raffinement de la politesse française

Pourquoi la Révolution Française a-t-elle généralisé des formes de politesse obséquieuses, quand des révolutions comparables ont provoqué presque partout ailleurs des mœurs et des comportements plus directs ? (Tiens, cela étonne mon lecteur français qui ne s'en était pas aperçu.)

 

Voici quelques-unes des formules que j'ai apprises à mon groupe d'élèves de niveau intermédiaire : Je vous en prie. Il n'y a pas de quoi. C'est moi qui vous remercie. Tout le plaisir est pour moi. Je vous serais reconnaissant de bien vouloir... Je vous prie de bien vouloir... Nous vous saurions gré de... Nous vous prions de bien vouloir... Nous vous saurions gré de bien vouloir.

J'ai insisté sur les formules de fin de lettres. Là où partout ailleurs un ou deux mots suffisent (regards, sincerely, sincerely yours, voire de ronflants your faithfull), on emploie des locutions complexes : Recevez, Monsieur, l'assurance de mes sentiments les meilleurs, ou de mes sentiments distingués, ou de mes sentiments cordiaux. Ou encore : Veuillez agréer, Monsieur, l'assurance de mes sentiments les meilleurs. Je vous prie d'agréer, Monsieur, l'assurance de mes sentiments les meilleurs. Je vous prie de croire, Monsieur, en l'assurance de mes sentiments respectueux. Je vous prie d'agréer, Monsieur, l'expression de mes sentiments distingués.

Le mot « sentiment » serait jugé ambigu pour des correspondants des deux sexes, et l'on dira plutôt : Veuillez agréer, Madame, mes plus respectueux hommages. Veuillez agréer, Monsieur, l'expression de ma considération distinguée. De telles locutions sont couramment employées dans des lettres de l'administration, non pas pour s'adresser au président de la république, mais au plus modeste des citoyens.

 

Sur un panneau, une affiche ou un emballage, là où les formules doivent être concises et claires, on proscrira l'impératif, jugé trop sec, et l'on utilisera l'impersonnel mode infinitif, ou éventuellement la voie passive. On ne dira pas : « Servez glacé », mais « servir glacé », ou mieux encore : « se boit glacé. » (Pour plus d'information, j'ai renvoyé sur le net à Fluent French. http://www.signiform.com/french/)

De telles formules sont souvent déconcertantes pour l'étranger. Elles dénotent une volonté contradictoire de concilier les mœurs d'une société de privilèges avec les exigences d'une égalité sans faille.

C'est une contradiction puissante en France, et qui a laissé ses marques dans tous les pays qui ont subi sa colonisation. Elle se résume dans le mot d'ordre « l'élitisme pour tous » rendu célèbre au siècle dernier. On pourrait dire encore : « Égalité des privilèges. »

 

« Tu » ou « vous » ?

Ce qui précède doit être compris avec le problématique emploi de « vous » ou du « tu ». Ce choix est rendu plus complexe encore par la possibilité d'appeler quelqu'un par son nom de famille, son prénom, ou par son nom précédé de son prénom. Dans certain cas, c'est le nom de famille qui précède le prénom. En se combinant avec le « tu » et le « vous », cela nous fait huit possibilités. Dire que le vouvoiement est une forme de politesse ne résout rien, car aucun des huit cas n'exclut qu'on soit poli.

 

Le vouvoiement a moins en fait une dénotation de politesse que de distance. Vouvoyer quelqu'un signifie qu'on ne le connaît pas intimement. C'est une politesse dans la mesure où c'est une façon de s'en excuser : « Je regrette que nous ne nous connaissions pas mieux. » Tutoyer dans ce cas pourrait vouloir dire : « Nous nous connaissons encore peu, mais nous ne tarderons pas, j'en suis sûr, à bien nous entendre. » 

Tutoyer pourrait aussi signifier un grossier : « Tu ne seras jamais dans mon intimité, mais je sais bien ce que valent les gens comme toi. » Ce serait alors une infraction agressive à la sainte loi de l'égalité. C'est ainsi par exemple que les forces de l'ordre provoquent des émeutes urbaines, en toute illégalité d'ailleurs, car une loi leur interdit tout tutoiement dans leurs fonctions.

La signification donc du tutoiement induit celle de la réponse. Dans le premier cas, tutoyer à son tour voudrait dire « Bien sûr, nous allons vite apprendre à nous connaître mieux. » Et un « vous » signifierait : « Nous n'avons quand même pas gardé les moutons ensemble. »

 

Je ne suis pas en train de faire de l'esprit. C'est très sérieux en France : ce qui était bon pour des élites doit l'être pour tous. On s'échange des Monsieur, des Madame ou Mademoiselle, même parfois quand on s'adresse à des enfants. Attention, c'est délicat en réalité : on doit toujours faire preuve de respect, mais dans un esprit égalitaire, et cela même si l'on n'est pas dans un rapport d'égalité.

Les seules relations dans lesquelles l'inégalité soit tolérable sont celles entre des jeunes et leur aîné, ou entre maître et élèves, à plus forte raison quand elles se conjuguent. Le maître peut tutoyer ses élèves qui le vouvoient, mais c'est à ses risques et périls. Tutoyer suppose de s'impliquer personnellement plutôt que s'abriter derrière un statut. On n'a pas d'autre ressource alors, si l'on se fait vouvoyer, que d'imposer le respect par son savoir, son expérience, sa pénétration et son attention.

J'expliquerai mieux plus tard pourquoi je tiens à ce qu'on se tutoie dans mes cours, lorsque chacun sera en mesure de voir en quoi c'est une exigence spécifiquement linguistique.

 

 

Tangaar le 15 octobre

Hier, j'ai reçu Manzi

« Je sais que nous ne sommes pas bien payés, me dit Manzi, surtout si tu comptes en euros, mais les loyers ne sont pas chers non plus. Pourquoi te loges-tu si mal ? » Il est descendu à Tangaar et je lui ai proposé de coucher chez moi. Il a raison : j'aurais pu louer deux pièces au moins.

Il n'a pas tort non plus quand il dit que nous sommes mal payés. Manzi, comme la plupart des universitaires, a d'autres ressources.

 

Nous avons dîné hier avec Majda, et il a remarqué que je la trouve jolie. « Comment n'as-tu encore rien tenté ? » Me demande-t-il.

« Ne vois-tu pas comme elle est timide ? Dis-je. À peine répond-elle quand on lui parle. — Il ne te serait que plus facile de vaincre ses résistances. — Manzi, je crois que tu commences à trop lire des romans français de l'époque classique. »

Mon souci est plutôt mes trop fréquents trajets. Il m'a simplement répondu : « N'as-tu jamais dirigé des ateliers d'écriture à distance avec l'internet ? Fais des cours de la même façon. Avec ton portable, tu peux les faire d'où tu veux. » Il a encore une fois raison.

 

nuages


Un peu plus tard

— Dis-moi, Jean-Pierre, la semaine dernière, dans ton premier cours sur les phonèmes français, quand tu parlais d'une production chaotique, faisais-tu explicitement allusion à la thèse de Hakim Bey ? (Voir Autour de Bolgobol cahier 23.)

— Oui, naturellement, j'étais bien obligé de penser à notre conversation de l'an dernier chez toi ; et je savais que tu y pensais aussi , mais je ne pouvais pas compliquer mon cours en m'y attardant.

— N'existe-t-il aucune étude sérieuse sur les rapports entre la phonologie et la grammaire du français, comparable au moins aux travaux de Boas et de Sapir sur les langues des Indiens d'Amérique ?

— Si elles existent, elles sont bien enterrées. Elles seraient alors très hétérodoxes en regards des idées reçues.

— Ces travaux sur les langues des indiens d'Amérique ont fait progresser la linguistique en la détachant de sa fascination de l'écrit. Il faudrait maintenant revenir sur la langue écrite à partir des acquis de la phonologie.

— Ces recherches ont beaucoup bénéficié d'applications presque immédiates dans la téléphonie, grâce à la fondation Bell.

— Oui, mais en poussant la recherche dans une seule voie, elle se fermait sur elle-même. Nous avons aujourd'hui une constellation de sciences et de techniques totalement inconciliables, et inconsistantes les unes envers les autres.

 

Nous avons bavardé en longeant la plage, entre les barques échouées et les filets, jusqu'au petit bar Al 'alam (L'Univers, le Monde), où nous avons commandé deux cafés. Nous avons continué à parler de l'émergence chaotique des langues en envisageant comment aller plus loin que nos simples intuitions.

Le patron est assis avec deux autres hommes à une table du fond devant un ordinateur. Il s'est levé pour nous servir et a repris sa place.

Sous le ventilateur qui ne tourne pas, ils parlent à peine, à voix très basse, et le chat sur une autre table les observe avec une paisible attention. Les chats aiment regarder les hommes quand ils sont occupés à manipuler des signes, et j'avoue que je les comprends.

 

 

 

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