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Voyages à Bolgobol

ENTRE TANGAAR ET BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris
© 2006

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Cahier VI
Roxane

 

 

 

 

 

Le 16 octobre

Un travail collectif

J'ai donné un travail collectif aux étudiants de Bolgobol et à ceux de Tangaar à partir de mon dernier cours.

Le choix entre tutoiement et vouvoiement, ou encore les jeux avec le nom et le prénom, peuvent avoir des significations complexes, paraphrasables dans des énoncés assez subtils en langues naturelles. Il doit donc être possible de désigner les choix ainsi que les énoncés qu'ils impliquent, par de simples lettres conventionnelles, et de les manipuler avec des expressions logico-mathématiques.

On travaillera en groupes de deux à quatre : 1) On imaginera d'abord des dialogues dans des situations réelles avec l'emploi des différentes formes de politesse qui induiront des réponses sensiblement différentes. 2) On tentera de paraphraser en français les significations implicites de tels emplois. 3) On convertira alors ces jeux de paroles en langages de la logique du troisième ordre. 4) On tentera d'en déduire les algorithmes pour écrire un programme de synthèse vocale qui modulera ses réponses en fonction des formes de politesse.

Les premiers résultats par équipe doivent m'être adressés par courriel d'ici la semaine prochaine. (Remarquons au passage la voie passive qui adoucit ici l'autorité de verbe devoir.)

 

On peut observer que ce genre d'exercice n'exige pas une très grande connaissance du lexique ni de la syntaxe, ni même de la culture. Il permet cependant d'en comprendre plus intimement les mécanismes, à plus forte raison si l'on se montre capable de l'apprendre à une machine.

Naturellement, je suis intervenu dans la constitution des groupes, de manière à ce que les différentes compétences soient équilibrées. Il importe en effet que dans chacun, une personne au moins sache compter avec une base hexadécimale, tracer un diagramme bilittéral, et calculer l'incertitude en logon. (Le logon est l'unité d'information qui divise l'incertitude par deux.)

 

 

Bolgobol le 17 octobre

Roxane

Je n'ai toujours pas mis les pieds à l'université. Je donne des cours sous une sorte de véranda en face d'un petit jardin, derrière un vieil immeuble bas que rien ne distingue. On m'a dit que c'était provisoire, car ce lieu va devenir rapidement difficile à chauffer, malgré sa grande cheminée et ses bûches rangées contre le mur.

Qui me l'a dit ? Je n'en sais rien. J'ai reçu un courriel, confirmé par Manzi.

 

J'en suis reparti à midi en compagnie de Roxane, l'une de mes étudiantes.

Nous sommes curieusement attirés l'un par l'autre. Nos corps s'attirent — mais pas comme cette façon de dire pourrait le laisser croire. L'expression française qui s'impose serait plutôt « à nos corps défendant ». Expression malheureuse et trompeuse, car ce sont précisément nos corps qui s'attirent à nos corps défendant.

Il est assez naturel qu'elle ait attiré mon attention : elle ne cesse de modifier sa coiffure. Retenus par un foulard à son arrivée, elle libère ses cheveux, puis, comme s'ils lui tenaient trop chaud quand le soleil commence à tomber sur le feuillage qui nous en protège encore, elle les remonte et les retient avec une barrette, ou les attache en utilisant son foulard comme un bandeau. Sa capacité de modifier sa coiffure semble infinie.

Quand ses mains ne sont pas occupées à cela ou à prendre des notes, elles demeurent mobiles. Elles ponctuent ses paroles, et contribuent très habilement à en accroître la précision.

Son regard est vif, toujours direct, et la couleur métallique de ses yeux peut même le rendre dur quand elle est attentive, contredisant l'impression de décontraction, et même de nonchalance de ses attitudes.

 

Dès le premier jour, je me suis surpris à lui mettre la main sur l'épaule en allant prendre un café pendant la pause, et elle m'a saisi par le bras pour me proposer du sucre. Ce matin, en entrant d'un pas vif comme elle en a coutume, elle est tombée nez-à-nez devant moi et nous nous sommes embrassés sur les joues sans seulement y songer. Je n'ai même pas ressenti le moindre flottement en me rendant compte que ce n'était pas habituel.

C'est comme si nos deux corps savaient parfaitement se comporter l'un envers l'autre sans que nous ayons à nous en occuper. Je ne me suis pas même demandé si elle me plaisait ni ce que je pensais d'elle. C'est comme si nos corps se connaissaient déjà.

J'envisageais d'aller dîner au parc. « Je connais un meilleur endroit, » m'a-t-elle dit.

 

En surplomb de la vallée de l'Ardor

Je n'étais encore jamais allé où elle m'a conduit, je ne me doutais même pas qu'un tel lieu existât. Ce n'est pas très loin, de l'autre côté à peine de la citadelle. La paroi rocheuse tombe là en à-pic sur l'aval de l'Ardor.

Ce n'est pas si haut, mais l'impression n'en est que plus vertigineuse. Au milieu de bosquets de résineux que déchirent des parterres de graminées, la falaise est comme une fantastique brisure. On domine l'étendue des toits d'une bonne part de la ville, jusqu'à un horizon dentelé de cimes où les nuages s'accrochent et s'étirent. La cassure est si brutale entre ces deux espaces, qu'elle déstabilise mes sens, leur empêchant d'accommoder une réalité si nettement coupée en deux.

Mais il n'y a rien ici, où va-t-on trouver à manger ? De l'autre côté de cet étroit plateau entre la citadelle et le vide, là est un petit restaurant de planches. Nous nous asseyons dehors, à une table de bois. Roxane défait encore une fois ses cheveux.

 

Ses traits n'ont rien d'asiatique, et elle pourrait paraître nord-européenne avec ses yeux clairs, si sa peau n'était si naturellement cuivrée. La forme allongée de son visage encadré de ses amples cheveux châtains, lui donne un air passionné, en contraste avec son regard qui prend parfois un air de dureté sans émotion. Chez elle, le sérieux et le rire sont proches.

 

Les données immédiates de la conscience et celles des sens

Roxane : Tout énoncé implique du supposé connu, ne serait-ce que la langue dans laquelle il s'énonce. À celui-ci, il ajoute de la connaissance. En termes plus techniques : il implique un certain quantum d'informations préalables, qu'il accroît, ou encore dont il réduit les incertitudes.

 

Nos esprits ne fonctionnent pas trop mal non plus ensemble et nous avons commencé à parler du travail collectif que j'ai donné.

 

Moi : Peut-être n'y a-t-il d'autres données véritables que celles des sens, si le mot « véritable » a encore ici une signification. Toute autre information ne fait que diminuer ou accroître l'incertitude de celles-ci.

Roxane : C'est une idée à creuser. J'aimerais mieux comprendre ce qu'elle peut vouloir dire.

Moi : Cela suppose deux types de données, deux types d'information. Or, il n'est pas du tout évident qu'elles soient distinctes, ou du moins qu'on soit en mesure de les distinguer.

 

Bien sûr, nous aurions pu parler de nous. Je sais déjà qu'elle connaît aussi l'anglais, l'arabe et un peu de russe. J'aurais sans doute aimé en apprendre davantage sur elle, mais pour cela, j'aurais peut-être dû parler aussi et de moi, et ce n'est pas un sujet qui m'intéresse particulièrement.

 

Moi : Comment pourrait-on distinguer la goutte qui nous mouille de celle qui nous prévient qu'il y aura du vent demain ?

Roxane : Plus précisément encore, il n'y a aucune distinction formelle entre s'apercevoir qu'une goutte nous mouille et inférer le vent. Et puis, rien n'est moins clair que ce qu'on appelle « savoir qu'on est mouillé ».

Moi : Savoir qu'on est mouillé, cela peut aussi bien être courir se mettre à l'abri, ou ouvrir un parapluie.

Roxane : Pour autant, on ne dira pas que l'horloge sait qu'il est midi quand elle sonne douze coups.

 

Il est curieux que Roxane se serve autant de ses mains pour parler. Ce n'est pas très oriental. C'est plutôt méditerranéen. Moi-même, j'ai encore pu l'observer sur une photo prise pendant que je donnais mon cours à Tangaar, je parle beaucoup avec les mains.

Les mouvements de son corps qui accompagnent ses mots, ou seulement son écoute, son regard, qui peut se fixer droit dans mes yeux, comme se perdre dans les lointains quand elle réfléchit, sa voix, son accent qui ferme un peu trop les syllabes du français, tout cela crée d'étranges résonances avec l'espace fracturé où elle m'a conduit. C'est un peu comme si elle en réduisait la fracture.

 

Moi : On ne dira pas que l'horloge sait qu'il est midi quand elle sonne douze coups, car il n'y a aucune médiation ni inférence entre le déclenchement du son et la signification. Tout au plus pourrait-on dire : elle sait que l'aiguille des heures a fait douze tours.

Roxane : Le rapport entre les tours et les heures ne concerne pas l'horloge, seulement l'horloger. Elle ne sait pas non plus qu'elle a fait douze tours.

Moi : Savoir supposerait donc que ce que l'on sait puisse être erroné.

Roxane : Savoir supposerait que ce qu'on sait soit certainement erroné.

Moi : À moins de comprendre « savoir » comme « voir ça » : tu vois ça ? oui, je le vois. Ça-voir.

 

Je repense à mon rêve. Je sais que ce n'est pas exactement ce dont nous parlons qui me le rappelle ; plutôt la façon dont nos paroles prennent appui sur nos corps et l'espace réel.

Je la ferais parler ainsi pendant des heures, rien que pour la vivacité de ses gestes et l'intensité de son regard.

 

 

Le 18 octobre

 

« Je vois que tu sais parler aux femmes, » ironise Manzi qui a déjà lu la dernière mise en ligne de mon journal hier soir. Mon silence ne le décourage pas de continuer :

— Je me demande, si Roxane avait les cheveux un peu moins longs, et si tu ne donnais pas des cours, vous vous seriez seulement remarqués.

— Et pourquoi pas non plus, Manzi, si nous ne nous étions jamais rencontrés ? Je crois que quelque chose t'échappe dans l'attraction que les êtres exercent entre eux. De chaque corps, pour un autre, émanent des propositions : elles s'accordent, se répondent, ou non. Cela n'a rien à voir avec la communication linguistique, le rôle social ou seulement la pensée ou le désir. C'est plus premier, plus fondamental ; c'est gestuel. Les gestes parfois s'harmonisent, parfois se gênent ; portent à faux ou bien se rejoignent. L'esprit, ni même l'âme n'y sont pour rien. C'est comme une vague, en somme.

— Une vague ?

— Oui, regarde une vague dans la mer. Son mouvement est une proposition au nageur, au marin, au poisson. Et, vois-tu, en un sens la vague n'existe pas. Elle n'est pas le vent qui ne ferait rien sans la mer. Elle n'est pas la mer que le vent agite, car l'eau ne se déplace pas avec la vague, seulement son ébranlement. Et en un sens, elle seule existe. Tu comprends ce qui se joue dans l'invite de deux corps ? C'est ce qui les fait être chacun le cosmos entier sans renoncer à l'existence singulière. »

« Wow » conclut Manzi.

 

hokusai


La vague

J'ai mis en fond d'écran sur mon portable la vague d'Okusaï. J'ai trouvé le fichier au hasard d'une recherche sur Wikipedia. Peut-être a-t-elle inspiré ma réponse à Manzi.

Je ne m'attendais pas à l'effet qu'elle produit sur un écran. Je le craignais plutôt décevant. Une estampe sur papier perd généralement beaucoup avec son support. Là, c'est le contraire. Comme je l'écrivais à propos des nuages le mois dernier, l'art oriental est moins mimétique que déictique. Ignorant l'effet de réalité, le rapport entre celui-ci et « la matière », si important dans la peinture occidentale moderne, devient négligeable.

Avec l'estampe d'Okusaï, le bureau tout entier devient icône. La signature verticale, et le titre dans un cartouche, à gauche, contribuent même à lui faire intégrer les icônes et les menus du bureau. C'est comme si elle avait été dès l'origine destinée à faire un fond d'écran.

 

L'image ne contient pas un grand nombre de couleurs : trois bleus, du noir, un ocre, un brun... six, sept, huit passages tout au plus.

Okusaï a toujours eu une prédilection pour dessiner l'eau agitée, mais elle n'est pas fluide. Elle paraît même sèche. Il en saisit pourtant parfaitement le mouvement, je m'en rends bien compte en ayant perpétuellement sa vague sous les yeux. Il durcit ce mouvement en l'arrêtant.

Si toute image est, par la force des choses, immobile, et donc fige le mouvement, j'en connais bien peu, dans toute l'histoire de l'art, qui montrent ce figement lui-même. Okusaï va jusqu'à renforcer cette impression en dessinant le mont Fuji dans le lointain avec les mêmes bleus que les vagues. Il tient lieu de point de fuite de l'estampe, comme une vague immobile : proche et lointaine, mouvante et figée, immense et minuscule.

 

L'écoulement des montagnes

Je n'ai jamais vu d'autre image qui oppose et démonte à ce point les données des sens et leur reconstruction. C'est comme si elle était une illustration explicite du Sansuikyô (Le Sutra des montagnes et des rivières) de Dôgen dans son Shôbôgenzo.

« Ne calomniez pas les montagnes bleues en disant qu'elles ne peuvent marcher, ou que la montagne de l'est ne peut se mouvoir sur les eaux. C'est parce que le sens commun est fruste qu'il met en doute les mots les montagnes bleues marchent. C'est à cause de son peu de connaissance qu'il s'étonne d'un énoncé tel que la montagne s'écoule. De même il n'a pas encore parfaitement compris le sens des mots eau qui coule, et se noie dans leurs seuls rapports grammaticaux. »

Dans le Keisei Sanshoku (Le son des vallées, la forme des montagnes), il évoquait un Koan : « Un moine demanda à Changsha Juingchen : Comment ramener au moi les montagnes, les rivières et la terre immense ? Jingchen répondit : Comment ramener le moi aux montagnes, aux rivières et à la terre immense ? »

 

Cette image sur mon écran a une singulière puissance. Elle est monstrueuse, et j'ai d'abord craint qu'elle me perturbe pour travailler. Il n'en est rien. Elle s'aplanit complètement dès que je me sers de la souris et du clavier, et à plus forte raison, quand j'ouvre un dossier ou une application qui la couvre partiellement.

 

 

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