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Voyages à Bolgobol

ENTRE TANGAAR ET BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris
© 2006

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Cahier IV
Tchandji

 

 

 

 

 

Bolgobol, le30 septembre

J'ai trouvé à m'installer

J'ai enfin trouvé où me loger à Bolgobol. J'ai hésité longtemps entre la proximité de la gare et celle de l'université. J'ai finalement opté pour celle de la forêt.

Mon appartement est dans une rue adjacente à la place Addi, où je m'étais déjà arrêté au cours de mes précédents voyages.

Il est à l'extrémité sud de la ville, sur la route du col de Borgadol, où j'étais allé il y a deux ans. Le quartier est au même niveau que la vieille ville derrière les remparts. Je peux y rejoindre la fac sans grimper en passant par le parc Ibn Rochd, et je suis en surplomb de la gare.

 

Les jours fériés dans la République du Gourpa

En principe, il y a quatre jours fériés par semaine dans le Marmat : le vendredi pour les musulmans, le samedi pour les juifs, le dimanche pour les chrétiens et le lundi pour les bouddhistes. Évidemment, personne ne s'arrête de travailler pendant quatre jours. Rien n'est jamais fermé, sinon des boutiques ou des ateliers d'artisans. Comme Bolgobol et Tangaar ne connaissent à peu près que l'Islam et le Bouddhisme, l'Université ne donne pas de cours le vendredi et le lundi.

 

Sur la place Addi

Je suis invité à une seconde remise de sabre. Je ne serai donc pas le seul nouvel enseignant à Bolgobol cette année. Celui-là enseigne le chinois.

Pourquoi suis-je invité ? Parce que, je suppose, nous enseignons lui et moi une langue étrangère. Manzi qui enseigne l'arabe l'est aussi. Il ne viendra pas avec moi cependant.

La salle n'est qu'à un quart d'heure à pied de chez moi. Je prends mon sabre, naturellement. Chacun portait le sien l'autre jour.

 

Sur la place Addi, les tilleuls ne sentent plus comme pendant les précédents étés. Les fleurs sont devenues de petites boules dures, et quelques feuilles ont commencé à tomber.

Le vent qu'on ne sent pas du sol agite les hautes branches. Il fait encore chaud, comme en souvenir du soleil écrasant des après-midi de juillet. Je me souviens par contraste de la fraîcheur que diffusaient les grands arbres sur la place.

Je savais bien que le vent agitait les feuilles. Il semblait pourtant que les tilleuls faisaient du vent en les agitant.

 

 

Le premier octobre

Une vieille connaissance

Le nouvel enseignant n'était autre que Tchandji (Voir À Bolgobol cahier 15). Il est entré avec Manzi qui devait le présenter au doyen comme il avait fait pour moi.

Que Tchandji délaisse ses chevaux, voilà qui n'était pas sans me surprendre. Il est fréquent pourtant ici que des gens se retirent, revenant pour un temps à des modes de vie traditionnels, puis reprennent où ils l'avaient laissé ce qu'on pourrait appeler une carrière. La plupart s'arrangent autant qu'il est possible pour faire les deux en même temps.

Comme il était sans doute préférable de lui lasser faire la connaissance de ses nouveaux collègues, je lui ai proposé de déjeuner aujourd'hui avec moi, pour que nous puissions parler tout à loisir.

 

« Alors Tchandji, dis-moi, tu te fais vieux ? Tu ne tiens plus en selle ? — Rassure-toi, Jean-Pierre, me répond-il sur le même ton, je suis resté aussi jeune que toi et je suis là pour les mêmes raisons : séduire des étudiantes. »

Nous avons décidé de déjeuner au Parc Ibn Roshd pour profiter du temps encore clément et ensoleillé. Il y a eu cette année une vague de chaleur sur l'Asie. C'est un lieu accueillant, à proximité de l'université, qu'il ne connaissait pas encore.

En fait, Tchandji a si peu abandonné le cheval qu'il est venu avec le sien, et même sa yourte. Il campe plus bas dans la vallée, mais depuis qu'il est passé chez moi, il veut s'installer à la lisière de la forêt. « Mon aigle s'y sentira mieux, et je pourrais l'entraîner pour la chasse. »

 

Tchandji

Quel hasard à bien pu faire que nous nous retrouvions ici en même temps pour enseigner une langue étrangère ? — Tu appelles Manzi un hasard ? me répond-il.

Tchandji a un physique pour jouer les méchants dans le cinéma Hollywoodien, qui m'a mis bêtement en confiance dès que je l'ai connu. Petit, maigre, les yeux bridés, il a à peu près la cinquantaine. Sa peau tannée et ses traits émaciés mettent en évidence son nez fin. Il porte une moustache et une barbiche très noires, peu fournies et mal taillées. Ses cheveux hirsutes font paraître plus petit le chapeau de cuir dont il est coiffé. Ses bottes et sa veste de cuir sont élimées, son foulard rouge bat au vent et un poignard est glissé sous sa ceinture.

 

« Le modèle d'exploitation tel qu'il a été analysé dans le Livre I du Capital est de toute évidence dépassé, m'explique-t-il. D'ailleurs tous les héritiers directs du marxisme ne s'y réfèrent plus explicitement. Ironiquement, ce sont ceux-là mêmes qui voient dans le marxisme la pire idéologie, qui l'acceptent sans critique, prétendant seulement dépassées les prétendues prévisions qu'ils prêtent abusivement à Marx. De fait, ce modèle n'est jamais que celui de l'économie libérale, de Say à Ricardo. »

Tchandji est un compagnon très agréable si l'on admet qu'il ne renouvelle pas souvent ses sujets de conversation. Il entreprend de me résumer le premier livre du Capital.

« Le procès de production se réalise avec du capital fixe — matière première et moyens de production —, et du capital variable — la force de travail. La somme de tous ces coûts (entretien et renouvellement des installations, des machines et des outils, matières premières, énergie, salaires), doit être inférieure à la somme des ventes, sous peine de faillite. Cette différence positive est produite par la seule force de travail. La différence entre ce bénéfice et la force de travail est la plus-value, qui détermine le taux d'exploitation. »

Il est un membre éminent du Parti Communiste Marxiste-Léniniste du Marmat, une formation influente dans les régions du nord dont il vient. Il a passé plusieurs années en Chine, où il a étudié à l'université de Shangaï. Il a ensuite élevé des chevaux dans le Xinjiang, puis il a enseigné le chinois à l'université de Bisdurbal, avant de retourner vivre dans la steppe.

 

« Ce que Marx ajoute à l'économie libérale est simple : cette plus-value est volée au travailleur en vertu du droit de propriété sur le capital fixe. Le travailleur n'a aucun droit de propriété sur la plus-value. Cette assertion est si bêtement évidente qu'il est dur de la prétendre dépassée si l'on n'admet pas que les prémisses le sont aussi. Les conclusions qu'on en tirerait ne mènent cependant pas bien loin, si ce n'est à justifier les luttes ouvrières qui n'en ont pas réellement besoin. Or ce ne sont pas les conclusions qui sont dépassées, ce sont les prémisses. »

Il y a un peu de vent dans le parc. Nous ne le sentons pas car nous sommes assis contre le mur de rondins du petit restaurant. Il soulève parfois les premières feuilles mortes devant nous entre le gazon et le gravier.

Ce que je prends d'abord pour l'une d'elles, sautille curieusement au milieu des autres. C'est un moineau, dont les tons du plumage se noient dans le roux et le jaune des feuilles tachetées de lumière.

 

« Ce processus d'extorsion de la plus-value n'est-il plus pratiqué par les propriétaires des moyens de production ? » Interroge Tchandji en faisant maintenant les questions et les réponses : « Formellement, oui, mais ce n'est plus qu'un aspect marginal de l'exploitation. Dans les pays les plus développés, presque la moitié du procès de valorisation est prélevé à la source. Ajoute à cela les impôts et les taxes qui absorbent quelquefois plus d'un tiers des sommes en circulation, et tu verras qu'une part infime seulement des échanges passe par un rapport proprement marchand de ventes et d'achats. »

« Ce qu'il reste de revenus privés sert à des dépenses qui ressemblent encore bien souvent à des impôts et à des taxes : frais bancaires, abonnements téléphoniques, à l'internet, à l'eau, l'électricité, le gaz, prix des brevets logiciels... Ce sont des taxes et des impôts que l'on paye aux propriétaires des techniques, comme en d'autres temps à ceux de la terre, rappelant plus le fonctionnement des anciennes suzerainetés féodales, que les lois du libre échange. Disons que l'essentiel des revenus du travail est socialisé à la source, avant même la réalisation de la plus-value. Disons même que le capital est socialisé, car ces masses de capitaux ne sortent évidemment pas de son cycle de reproduction ; elles rendent seulement tous les échanges captifs. »

Je ne fais que traduire ici en français le discours que Tchandji m'a tenu en anglais en le résumant. Je ne peux être sûr de ne pas y avoir introduit quelques inexactitudes, ni faussé des raisonnements. J'espère seulement ne pas trop le trahir.

 

— Ces sommes considérables, continue-t-il, ne sont en rien extraites du procès. Le mode de production capitaliste est principalement constitué de richesses prélevées à la source des salaires, des revenus et des achats. La gestion du capital échappe certes toujours au travailleur, mais aussi au propriétaire et au gestionnaire d'entreprise, petit ou gros.

— Je dirais même, ajouté-je, que, par certains aspects, elle échappe à tout le monde. C'est ce qui distingue ce néolibéralisme de l'ancien, y compris de sa version ouvrière marxiste. Je suis bien d'accord, son but n'est pas la gestion démocratique des biens redistribués aux citoyens, ou socialisés, c'est plutôt leur privatisation.

— Une telle privatisation n'est évidemment pas une redistribution des biens publics aux personnes privées, approuve-t-il, même sous le ridicule couvert de ventes d'actions ; c'est au contraire leur confiscation. Le néolibéralisme est tout sauf l'ennemi de l'État fort et de la socialisation des richesses. Il promeut au contraire un État féodal puissant, aux mains d'une caste qui possède tous les pouvoirs. 

 

parc


Dialogue dans le parc sur la monnaie, le langage et le réel

Tchandji : Alors, Jean-Pierre, ne crois-tu pas que nous devrions à tout prix résister à une telle chose ?

Moi : Bien sûr que non, Tchandji. Il est déjà vain de s'opposer à ce qui est inévitable, à plus forte raison à ce qui est impossible, ne crois-tu pas ?

Tchandji : Explique-toi donc.

Moi : Eh bien vois-tu, cette étatisation du capital, ou cette privatisation de l'État était déjà esquissée par Lénine dans son Impérialisme stade suprême du capitalisme. Sa mondialisation actuelle a un prix : la rupture toujours plus consommée avec le monde réel.

Tchandji : Que veux-tu dire ?

Moi : C'est très simple : Ce système règne d'autant mieux sur les consciences qu'il leur fait oublier le monde réel. Aussi, plus il parvient à régner, plus son règne est imaginaire.

Tchandji : Soit, mais quand il s'agirait d'une illusion, elle n'en serait pas moins une illusion réelle. Il m'a toujours semblé que cette théorie du spectacle que prisent les radicaux d'Occident aboutit à une aporie.

Moi : Seulement, Tchandji, si l'on ne tient pas compte de tout ce que tu as déjà dit. En effet, qu'est la monnaie dans son principe ?

Tchandji : Un étalon de la valeur d'échange.

Moi : Soit, et crois-tu que cette valeur d'échange puisse s'émanciper de la valeur d'usage, ou du travail nécessaire à sa production ?

Tchandji : Certes non, puisque c'est de cela qu'elle fait une valeur d'échange .

Moi : Exactement, et en étalonnant leur valeur, la monnaie justement les accorde et se les soumet. C'est en cela que l'économie n'est pas une science objective comme la physique ou la chimie. La monnaie se donne pour un symbole, mais elle modifie ce qu'elle symbolise. C'est ce qui justement a conduit Karl Marx à ébaucher les concepts de programme et de système. Littéralement, le capital est un système de programmation sociale. Comprends-tu la différence entre un programme et des formules magiques ?

Tchandji : Je sens que je vais l'apprendre.

Moi : Un programme effectue automatiquement les opérations cognitives que des esprits humains feraient sans lui. Dans sa première critique de l'économie politique, Engels explique qu'une bonne étude de marché devrait aboutir à peu près au même résultat qu'une assemblée qui aurait cherché la solution la plus avantageuse concernant les efforts et les bénéfices pratiques.

Tchandji : Je l'admets. C'est d'ailleurs la clé de voûte du libéralisme classique, aussi bien que du communisme qui n'a fait qu'en tirer les conclusions radicales : Pourquoi, dans ce cas, de la monnaie plutôt que des conseils ? Pourquoi la propriété de choses mortes, quand tout dépend du travail vivant ? Tout le pouvoir, donc, aux conseils ouvriers.

Moi : Cela suppose toutefois que la monnaie mesure des choses réelles : le coût du travail, sa valeur d'usage. Trouves-tu qu'elle étalonne encore quelque chose de réel ?

Tchandji : Certes non, c'est la conclusion évidente de ce que je viens d'expliquer. Elle ne mesure qu'elle-même, sinon le pouvoir que des hommes exercent sur d'autres.

Moi : En effet, elle quantifie obsessionnellement la subordination à l'échelle mondiale. Ce faisant, elle ne mesure qu'elle-même. Ne trouves-tu pas paradoxal qu'un étalon se mesure lui-même ?

Tchandji : J'ai peine à te suivre. Un langage de programmation n'a pas besoin que ses signes aient des significations, puisqu'ils ne font que commander des opérations.

Moi : Tu fais un drôle de programmeur Tchandji. Tout langage fonctionne un peu ainsi d'une façon ou d'une autre, c'est à dire sur une consistance interne. Il doit pourtant bien finir par établir une relation avec autre chose que lui. En fait, il doit même commencer par là : établir des rapports, des similitudes entre des objets ou des faits qui n'auraient rien de particulièrement linguistiques, avant qu'il ne les lie.

Tchandji : Conclurais-tu que le capital ne fonctionne plus comme un système ?

Moi : Il ne fonctionne que trop ainsi. Il n'est simplement plus connecté à rien. Il est devenu un jeu informatique.

Tchandji : Il y a bien pourtant des hommes pour exécuter ses commandes.

Moi : Oui, le système capitaliste peut bien commander des actions humaines. La question n'est pas là. Elle est : sert-il, à travers leur obéissance, à agir sur le monde réel ? As-tu une idée de la complexité des dispositifs mécaniques et cognitifs que l'humanité a fini par mettre en œuvre, et des relations entre les hommes que leurs fonctionnements supposent ? Crois-tu que l'impérialisme mondialisé, devenu plus tautologique que totalitaire, puisse encore le gérer ?

Tchandji : Tu veux dire que les rapports de pouvoir qu'il instaure entre les hommes perdent leur efficacité pour organiser le pouvoir des hommes sur le monde ?

Moi : Évidemment. Et l'on peut en faire l'expérience à tout moment et à tous les niveaux. Quoi que nous entreprenions, nous devons d'abord nous colleter avec les limitations mises par ce système dans les objets, les outils, les documentations, les réglementations, les relations humaines, tout, des matériaux jusqu'aux modèles.

Tchandji : Je vois ce que tu veux dire. J'abonde même dans ton sens en ajoutant que les contraintes du marché tendent à devenir des freins pour des projets qu'elles auraient favorisés et stimulés en d'autres temps.

Moi : Je suppose donc que tu admettras ma conclusion : si l'efficacité technique et la reproduction du capital ne sont plus complices mais concurrentes, il est aisé de deviner qui pourra se passer de l'autre.

Tchandji : Tu oublies seulement une chose. Ce n'est pas la première fois qu'une civilisation tourne le dos au monde réel. Toutes mêmes en ont été tentées, entraînées par des clergés qui ont fait naître les aberrations religieuses qui sévissent encore aujourd'hui.

Moi : Et elles sont mortes.

 

 

 

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