QUATRIÈME PARTIE UN HIVER DANS LE MARMAT
Cahier XXV
De la certitude
Bolgobol, Le 16 janvier
Dernières nouvelles de moi
Je n'ai pas eu beaucoup de temps pour tenir mon journal depuis mon retour du Farghestan. Je suis principalement occupé à revoir une série d'essais écrits au cours de ces dix dernières années, dans le but d'en faire un ouvrage complet, une sorte de manifeste sous le titre de Pour un Empirisme Poétique.
Tous les textes qui le composent ont été édités sur le net, parfois en revue, et quelquefois traduits. Ils ont suscité des retours divers : critiques, rééditions, traductions. L'internet est le moyen le plus efficace de publier des textes relativement courts, auxquels l'imprimerie ne laisse que la ressource de la revue.
Un texte dans une revue est interprété dans sa relation avec ceux qui l'accompagnent. C'est à double tranchant : sa signification peut en être étendue aussi bien que limitée. Sur le net, le texte est plus autonome, et il peut s'associer simultanément à plusieurs contextes. C'est en somme comme s'il était édité dans plusieurs revues en même temps selon qu'il est cité, lié, commenté, critiqué ou traduit sur un site consacré à la poésie contemporaine, au Surréalisme, au logiciel libre ou à l'alter-mondialisme.
L'édition internet rend cependant moins perceptible la cohérence entre plusieurs textes relativement courts, dans la mesure où elle ne facilite pas non plus la lecture de gros ouvrages, que ce soit à l'écran ou après les avoir imprimés. Si l'on juge nécessaire de regrouper plusieurs écrits dans un ensemble homogène, on arrive vite à envisager sa publication dans une édition courante. C'est à quoi je suis occupé en ce moment avec tous mes écrits qui sont rassemblés sur le plan de mon site sous la rubrique « la théorie ».
Je suis revenu dans mon appartement de Bolgobol, mais j'habite le plus souvent chez Ziddhâ dans la vallée de l'Oumrouat. Je n'avais pas revu mes étudiants avant ce matin. J'étais resté en contact étroit par courriels avec Manzi et Roxane, faisant même de cette dernière, plus disponible ou peut-être seulement plus active, ma véritable plénipotentiaire à l'université.
De la transmission du savoir
« Je ne voudrais pas contrarier ta spontanéité que nous apprécions tous, dit Manzi en apportant les assiettes, mais il n'est pas dans les coutumes des professeurs de l'Université de Bolgobol de soulever une étudiante par la taille et de la faire tourner, même quand on est content de la revoir. »
Avec Roxane, nous sommes ensemble venus déjeuner chez lui après le cours de ce matin. Le froid et la neige nous privent des lieux en plein air que nous affectionnons. C'est elle, naturellement, que j'ai soulevée ce matin.
Je ne sais pas jusqu'à quel point Manzi plaisante ou essaie de corriger ma conduite. Je ne m'en soucie guère d'ailleurs, car je n'envisage pas d'en changer. En vérité, bien que je sois heureux de retrouver tous les amis que j'avais laissés ici depuis plus d'un mois, je ne suis pas particulièrement de bonne humeur.
C'est de donner des cours qui ne t'amuse plus ? Me demande Roxane.
En vérité, ça ne m'a jamais amusé. Je n'aime pas cette institution d'un rapport entre un prétendu sachant et de prétendus apprenants, alors que le préalable à tout enseignement impose justement de le subvertir.
Je te comprendrais, me répond-elle, si tu affirmais que le résultat de l'enseignement consiste justement à supprimer cette différence, mais comment peux-tu dire que c'est un préalable ?
Ah Roxane, intervient Manzi en s'asseyant en face de nous sur le tapis, tu ignores tout de l'ultra-platonisme de notre ami. Si tu dois tout révoquer en doute, ce que tu sais est seulement que tu ne sais rien. C'est le zen de l'école cartésienne.
« Celui qui sait et celui qui ne sait pas, sont-ils semblables ou sont-ils différents ? » se met-il à réciter en imitant mon accent de Marseille. « Ça dépend, dit le maître. Pour celui qui sait, ils sont identiques. Mais pour celui qui ne sait pas, la différence est très grande. »
Ce n'est pas de moi, précisé-je pour Roxane, c'est une citation de Passe sans porte. Oui, dit Manzi, mais je ne sais pas refaire l'accent de la Chine du Sud.
Dialogue sur le peu de certitude
La neige a recouvert d'un tapis uniforme toute la vallée de l'Ardor avec un froid vif et un air très pur plutôt agréables si l'on est correctement couvert. On m'assure pourtant que la température est au-dessus des moyennes saisonnières.
Il y a quelque chose d'argenté dans la lumière qui adoucit les contrastes tout en éteignant la saturation des couleurs. Le ciel est bleu pourtant, malgré une très légère nébulosité.
Je suis malgré tout de mauvaise humeur car j'ai lu sur le site de l'Université de Bolgobol l'essentiel des publications issues du mouvement de grève. Mon jugement à leur propos est très critique.
« Ce jusqu'au-boutisme est nouveau chez toi, » conclut Manzi.
« Il n'y a aucun jusqu'au-boutisme de ma part. Je pensais seulement que notre stratégie commune était claire : mettre en œuvre des processus irréversibles à long terme, même modestement. Il ne m'importe ni de réformer, de renverser ou de remplacer je ne sais quel état de choses transitoire et fugace, pour je sais encore moins quoi d'autre. Que les processus que nous lançons commencent par être modestes et limités ne me dérange pas, au contraire si cela les rend plus commodes à mettre en œuvre, du moment qu'ils sont à longue-portée. Vous le savez aussi bien que moi, Galilée a plus construit en laissant tomber des poids de la Tour de Pise, que le Saint Empire et la Sublime Porte réunis. Pourtant, si vous jetez un œil sur ses écrits, vous verrez qu'il ne répugnait à aucun compromis. »
La ville de Bolgobol est très différente en cette saison de celle que j'ai connue tous ces étés. La neige la rend plus sauvage, assombrissant le granite bleu de ses murailles. Tout y paraît curieusement grandi, maintenant qu'elle n'est plus écrasée de soleil.
Cette ville n'est pas comme les autres. L'espace urbain n'y parait pas comme ailleurs l'exact opposé de celui de la nature. Là, c'est l'inverse, malgré, ou peut-être à cause des vieilles fortifications qui devraient en souligner la frontière. Là, leur effet est tout contraire.
« Depuis des temps immémoriaux, » continué-je en regardant à travers les vitres les branches noueuses et dépouillées des platanes où des corneilles se sont posées, « les certitudes dont l'humanité s'est assurée ne sont pas en si grand nombre. Il ne devrait pas être bien difficile d'en faire la liste, mais on ne connaît personne qui s'en soit préoccupé. Sinon, je suppose qu'il ne faudrait pas beaucoup de temps pour que le plus ignorant les apprenne toutes et les éprouve. Au lieu de cela, je suis certain que si l'on interrogeait ceux que l'on tient pour les plus savants sur quelques-unes de ces certitudes, on obtiendrait peu de réponses correctes. »
Donne-nous un exemple, demande Roxane. Eh bien, expliquez-moi par exemple, le principe de l'accélération qu'a formulé Galilée, auquel je faisais justement allusion.
Ils me regardent, hésitants. Je sens confusément où tu veux en venir, finit par lancer Manzi, mais je ne vois pas comment tu distingues la certitude de l'incertitude. Crois-tu qu'il n'y ait qu'un petit nombre de choses certaines ?
Des certitudes simples et intuitives ? Il y en a très peu. Et j'observe qu'on a très peu cherché à les distinguer de ce qui leur ressemble mais n'en est pas.
Donne-nous encore des exemples, redemande Roxane.
Là, nous n'avons que l'embarras du choix : c'est l'essentiel du savoir. Ce sont des axiomes, comme celui d'Euclide : on ne peut les démontrer, et l'on peut tout aussi bien partir d'axiomes différents. Ce sont des règles, des définitions grammaticales, qu'on confond généralement avec des descriptions. L'eau bout à cent degrés, par exemple, montre une relation intéressante entre la chaleur et la nature de l'eau, mais ne dit rien d'autre. Ce sont encore de simples croyances, des opinions, des coutumes, des manières de procéder, mais dans lesquelles la certitude ne trouve aucune part. Ce sont aussi très souvent des déductions très probables, sur lesquelles nous avons raison de fonder nos décisions. Les véritables certitudes sont très rares.
Tu n'as pas tort, Jean-Pierre, reprend Manzi, toutes les connaissances que nous accumulons au cours d'une vie, nous les avalons sans les différencier davantage. Nous n'apprenons jamais à distinguer celles que nous aurions pu ne jamais découvrir, mais dont nous ne pouvons plus douter une fois que nous les connaissons. Je n'ai pas la moindre idée de combien il peut y en avoir, mais il est évident qu'elles ne sont pas bien nombreuses, et qu'il ne doit pas être si difficile de les retrouver toutes.
Vous voulez dire, intervient Roxane, que ces quelques certitudes pourraient aisément être connues de tous ; que ce serait un objectif somme-toute assez facile à réaliser, alors qu'elles ne sont connues pratiquement de personne ?
Je n'irais pas si loin, dis-je, car il doit bien y avoir quelque chose qui nous retient pour réaliser un projet apparemment aussi simple. Cependant, si tu évalues en logon la quantité d'information à communiquer, elle serait très faible comparée par exemple avec ce qu'exige l'apprentissage d'une langue.
Certitude et empirisme
Comment définirais-tu la certitude ? M'interroge Roxane. À quoi savons-nous que nous avons à faire à une certitude, et à quoi la distinguons-nous d'une croyance ou d'un préjugé ?
De prime abord, nous ne les distinguons pas, justement, intervient Manzi qui parait partager toujours plus mon point-de-vue, pas davantage que les simples déductions probables. Nous n'avons la plupart du temps pas besoin de le faire pour prendre des décisions nécessaires à la vie courante. C'est seulement si nous nous y arrêtons que les différences nous sautent aux yeux.
Et quelles sont-elles ?
Nous les voyons quand nous cherchons leur fondement, répond-il. Quand nous cherchons des fondements à ce qui est probable, nous nous engageons dans une chaîne d'inférences sans fin, ou bien qui aboutit à des croyances ou à des certitudes. Quand nous cherchons les fondements d'une croyance, nos doutes se déplacent sur des jeux de langage, et sur le rapport qu'ils entretiennent avec nos convictions et les faits. Quand nous cherchons le fondement d'une certitude, nous voyons qu'elle n'en a pas besoin.
C'est donc une expérience, approuvé-je. Elle est même très proche de l'expérience esthétique.
J'ai peine à vous suivre, avoue Roxane.
Il me semble, précisé-je, que la certitude est l'expérience d'un ajustement parfait entre l'intuition des sens et celle de la raison ; quand voir et comprendre ne se distinguent plus.
À Bolgoblol, Le 20 janvier
La nuit est toujours noire quand j'ouvre les volets
J'ai beau me lever plus tard qu'aux saisons chaudes, la nuit est toujours noire quand j'ouvre les volets.
Je vois la forêt, juste au-dessus des toits, glacée sous son manteau de neige. Elle est étrangement grise avant que le petit jour ne la bleuisse, derrière les lueurs rouges des lampes au sodium de l'éclairage urbain.
Le 21 janvier
Les sites Web littéraires sont en train de devenir les nouvelles coqueluches des internautes chinois
À l'heure actuelle en Chine, les portails sites Web littéraires stockent quelques 90.000 types de romans en ligne dont le nombre total des caractères dépasse 7 milliards, et renouvellent chaque jour plus de 10 millions de lettres des romans de création originale et des autres œuvres littéraires. Le nombre des usagers inscrits qui était de 3 millions a doublé en un seul an. Parmi ces derniers 500.000 sont de nouveaux lecteurs payants. Ces chiffres croissent toujours à une vitesse vertigineuse et les records sont battus sans cesse.
Tous les signes montrent que les sites Web littéraires sont en train de devenir les nouvelles coqueluches de l'internet chinois. Des spécialistes du secteur ont indiqué que la croissance démesurée du nombre des férus de la littérature en ligne explique les énormes et immenses demandes de la lecture de l'époque internet. L'âge de ces mordus de la littérature Web se situe principalement entre 22 et 35 ans. Ils ont grandi en même temps que l'internet et ressentent un grand besoin de satisfaire leur faim et leur soif de la lecture littéraire. Mais à l'heure actuelle en Chine la plupart des créations littéraires ont des sujets à peu près identiques et leur nombre est assez limité. Les œuvres littéraires ne peuvent satisfaire les demandes volumineuses et grandissantes des internautes lecteurs.
D'après notre connaissance, la littérature en ligne semble devenir un terrain de prédilection pour les internautes chercheurs de trésors, alors que certains sites littéraires synthétiques commencent à prendre forme et parviennent à une certaine ampleur.
Ces deux dernières années, ces sites littéraires, ou bien financés par des fonds à risque ou bien faisant l'objet d'acquisition, ont adopté successivement le mode de lecture payante, ce qui entraîne le développement de la création d'œuvres littéraires en ligne à but lucratif.
Source: le Quotidien du Peuple en ligne
Une problématique fractale
Voilà qui ne manque pas d'intérêt, et vient encore ajouter un éclairage dans les problèmes avec lesquels je me débats.
Ils sont divers et précis, et pourtant ils ne cessent de déborder les uns sur les autres.
Je suis en train de mettre à jour ma Méthode raisonnée pour écrire avec un ordinateur. Les modifications que je veux lui apporter m'ont été inspirées pendant que je rassemblais les textes qui composent Pour un Empirisme Poétique, et je tiens à les mettre au propre avant que mes idées ne perdent leur clarté.
Cependant, je n'ai toujours pas écrit la préface du livre qui est à la source de toutes ces clarifications techniques, et je dois en même temps étudier son contrat d'édition pour qu'il n'entre pas en contradiction avec les licences sous lesquelles ces textes sont déjà publiés. Or, tous ces problèmes techniques et juridiques tiennent déjà une place importante dans Pour un Empirisme Poétique, où je les questionne d'un point-de-vue philosophique et littéraire.
Aussi précise et circonscrite que soit la question que je me pose, elle finit donc toujours par renvoyer à un ensemble complexe, dont elle peut menacer la cohérence, et tout aussi bien l'éclairer d'un jour plus pratique. Je me sens alors devant un puzzle géant dont il m'est difficile d'embrasser la totalité d'un seul coup d'œil d'autant que les pièces semblent se reproduire en se diversifiant comme une image fractale.
Nous savons tous, heureusement, qu'une telle image reproduit des algorithmes assez simples. C'est ce qui me rassure.
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