Éléments pour un empirisme poétique

Jean-Pierre Depetris

Approche de la question - Les mots et les choses - La synecdoque - La syntaxe poétique - Poétique et logique - Crise de la science moderne - Représentation et programmation - La pratique de la poésie - Automatisme et contrainte - Vouloir dire et signifier - L'expérience esthétique - L'esthétique - Les critères de validité - Esthétique, technique et lisibilité

Approche de la question

1. J'ai en tête une idée qui pourrait paraître étrange. La voici : Si l'on essayait de faire tenir à la poésie une place comparable à celle qu'ont occupée les mathématiques dans notre civilisation dès son origine ?

Je suppose que je devrais déjà dire un mot de cette place, et aussi de ce que j'appelle « notre civilisation ». Je veux parler de l'Occident Moderne, qui est né autour de la Révolution Galiléenne. L'Europe a connu alors une révolution radicale, un tournant de civilisation qui a mis fin au Saint Empire Chrétien d'Occident et a donné naissance à la Civilisation Occidentale Moderne.

En quoi a consisté cette révolution ? Principalement en l'invention d'une nouvelle méthode scientifique ; en l'invention de la science moderne. Ce qu'on appelle science maintenant renvoie exclusivement à cette science-là, qui se caractérise par la généralisation de la méthode expérimentale et de la modélisation mathématique.

Le nouvel esprit scientifique a permis à l'Occident Moderne de rattraper très vite son retard sur les grandes civilisations, de les dépasser, et surtout de faire progresser la connaissance de la nature et les techniques avec une rapidité qui n'avait encore jamais été égalée, et moins encore maintenue, pendant quelque cinq siècles ; au point que la Civilisation Occidentale Moderne est devenue la Civilisation Moderne mondiale. C'est pourquoi je la dis « notre », sans en exclure aucun habitant de la planète.

 

Voilà donc maintenant mon hypothèse : les deux sources de la civilisation moderne étant la méthode expérimentale et la modélisation mathématique systématisées, pourrait-on envisager de substituer aux mathématiques la poésie ?


2. D'où me vient une telle idée ? Il n'y a aucune peine à l'imaginer : en partie du mouvement surréaliste, en partie de l'empirisme logique. (Disons qu'un strict empirisme logique serait un empirisme poétique.)

L'idée me vient aussi en partie de l'autre côté de l'hémisphère nord. À la même époque où naissait l'Occident Moderne, la Civilisation Japonaise Moderne prenait son envol, et la poésie y a joué un rôle comparable à celui des mathématiques en Occident. Ce qui ne semble pas lui avoir si mal réussi.

Il serait plus utile toutefois de commencer par oublier ces références et de prendre l'idée sans préjugé, comme si elle n'avait jamais été imaginée auparavant. Elle ne le fut d'ailleurs que très confusément.

Nous reviendrons plutôt à la façon dont la modernité a tenté de penser selon les lois de l'inférence mathématique — quelques siècles plus tôt, nous aurions dit « selon celles de la géométrie ». Le vingtième siècle y a réussi autant qu'il pouvait être possible, et s'apprête à y renoncer en découvrant dans quelles limites seulement c'est possible.

 

Or l'homme ne pense pas avec des nombres, ça ne lui est pas naturel. L'homme peut penser le nombre, la relation numérique, mais il ne pense pas avec. Au contraire, il se sert du nombre comme prothèse cognitive qui effectue des opérations à sa place, et justement lui économise le travail de penser. Le nombre est là pour nous éviter, si l'on peut dire, « de penser plusieurs fois par le même chemin ». Le nombre, disait un mathématicien, est une enzyme pour la pensée.

Nous pensons avec des mots, qui sont ceux des langues naturelles, et ces mots ne se prêtent pas du tout aux inférences mathématiques, même si, naturellement, les signes mathématiques sont aussi des mots des langues naturelles.

Nos aïeux occidentaux modernes tout à la fois l'ignoraient et le savaient. Ils le savaient car, depuis avant même les temps historiques, on a utilisé des nombres dans des dispositifs matériels, on a appliqué des rapports numériques dans des dispositifs matériels, pour qu'ils fassent les opérations à la place de l'homme : balances, abaques, instruments de musique, machines à calculer, sextants, etc.

Ils ne le savaient pas, cependant, car ils tendaient à voir dans l'inférence mathématique l'horizon de la pensée.


3. Qu'est-ce que j'appelle poésie ?

Ce n'est pas très clair. Non pas parce que je n'aurais pas moi-même une idée bien claire de ce qu'est la poésie, mais parce que la poésie se cherche encore. La poésie ressemble à ce qu'étaient les mathématiques lorsqu'elles n'étaient que du calcul : dans des jeux de stratégie, des échanges de richesses, dans la musique, l'architecture, la navigation… Elle ressemble à ce qu'étaient les mathématiques au temps, par exemple, de Pythagore.

Pythagore eut l'intuition que le nombre était tout, que tout était nombre, lorsqu'il comprit que compter n'était pas une activité futile, mais sans encore parvenir à concevoir ce qu'était le nombre plus précisément. C'est un peu de la même façon que la contemporanéité commença à concevoir la poésie : « La poésie est partout … »

En attendant, la poésie reste quand même un jeu futile avec les mots, comme les mathématiques peuvent demeurer des jeux futiles avec des proportions et des valeurs. De cette futilité, on peut passer à une fertilité. Il suffit de peu. Et l'impression vient vite alors de pénétrer les plus secrets arcanes.

 

La poésie n'est jamais que la science de la langue, des mots, de la parole — la science, ou l'art plutôt.

On pourrait remarquer ici que les mathématiques ne sont pas proprement scientifiques ; du moins, elles ne le sont pas au sens des critères stricts de la science moderne (méthode expérimentale et modélisation mathématique). Si les sciences doivent être fondées sur les mathématiques, alors les mathématiques ne peuvent pas être scientifiques.

 

Selon le même principe, il n'y aura jamais de véritable science poétique.

Il n'y aura jamais non plus de véritable science de la langue, de la parole. Il manquera toujours aux sciences qui y prétendent la dimension expérimentale. Une véritable science expérimentale de la langue serait de la poésie.

Les mots et les choses

4. L'homme pense avec des mots, avec des langues naturelles. Comment ? Une telle affirmation peut revenir à la complète platitude, et même se révéler complètement fausse si l'on n'en dit pas plus. En fait, on peut bien penser avec n'importe quoi, en l'occurrence, on peut bien penser aussi avec des signes logico-mathématiques.

Les langues naturelles ont des règles syntaxiques, comme les langages formels de la logique ou des mathématiques. Dira-t-on que penser soit appliquer de telles règles ? Certainement non ; même si nous les appliquons, ou éventuellement les détournons, en pensant.

 

Disons que les mots désignent des choses — ou des idées de choses, inutile pour l'instant de chercher à être plus précis. Naturellement, quand je dis chose, je l'entends dans son sens le plus large, et je ne veux naturellement pas dire choses vraies, choses réelles, existantes, ou précises.

Imaginons maintenant un magicien, une sorte de Mandrake des anciennes bandes dessinées, qui soit capable de faire apparaître n'importe quelle chose quand il le désire. Il n'a donc pas besoin d'une langue pour évoquer les choses, ou même les idées des choses. Aucun langage ne lui est nécessaire pour faire ce que nous faisons couramment avec des mots.

Dans ce cas, comment s'y prend-il pour faire, à l'aide de son bric-à-brac, des énoncés cohérents ? Aussi bien, comment nous y prenons-nous pour faire la même chose avec des mots ? Nous n'y parvenons certainement pas en nous fiant aux seules lois de la syntaxe.

 

Pour mieux comprendre notre magicien, nous devrions nous mettre à sa place. Contrairement à ce qu'on pourrait croire, nous saurions très bien faire comme lui. Chacun est capable de se faire un tel magicien, et le devient plus souvent qu'il ne croit, chaque fois qu'il s'endort et qu'il rêve.

La poésie est donc un jeu avec les mots, et bien davantage. Ce bien davantage, il s'agirait de dire ce qu'il est sans tomber dans ce mauvais penchant naturel qui consiste à le sacraliser.


5. Que faisons-nous lorsque nous rêvons ? Nous revivons des perceptions vivaces. Des percepts, resté enfouis en état de veille, remontent à la surface. Certains d'entre eux sont très frais. Ils datent de la veille, et c'est pour cela qu'ils sont restés vivaces. D'autres sont anciens, et ils sont restés vifs parce qu'ils nous ont profondément marqués.

Avec ces traces de percepts, nous construisons des histoires, ou, plus exactement, nous construisons des pensées. C'est la première et la plus naturelle façon de penser que nous ayons.

Naturellement, les mots interviennent dans nos rêves, au même titre que les choses. Les mots sont des choses à part entière. Et les choses dans nos rêves font aussi bien fonction de mots, ou de composants de mots, comme dans les rébus.

Il est important ici de bien comprendre qu'en rêve nous construisons notre pensée avec des impressions des sens. Plus l'impression sensible est forte, plus la pensée l'est aussi.

En rêve, la pensée fait battre le cœur.

Ce monde dont nous rêvons est exactement celui que nous retrouvons au réveil. En rêvant, nous ne percevons rien ou presque, nous nous coupons du monde, et ce que nous rencontrons est constitué de ce que notre mémoire a emmagasiné en état de veille.

 

Il y a deux principales différences entre le monde tel que nous le percevons en état de veille, et tel que nous le reconstruisons dans le sommeil. En état de veille, notre attention est souvent détournée de nos perceptions immédiates au profit des perspectives et des objectifs que visent nos actions. À moins d'être éclairagiste, nous ne prêtons pas grande attention à la qualité de la lumière, à moins d'être ingénieur du son, nous ne sommes pas très attentifs à l'ambiance sonore. La plupart de ce qui frappe le plus immédiatement nos sens nous passe inaperçu. À cause de cela déjà, notre monde le plus quotidien nous paraît méconnaissable en rêve.

La seconde différence est que le rêve reconstruit l'articulation entre les choses. Il m'est arrivé de rêver que je montais des boulevards en pente, et que j'arrivais au bord de la mer. En veille, de telles choses n'arrivent jamais. Nos rêves recomposent nos impressions sensibles, les réarticulent comme un langage.

Le rêve déconstruit l'organisation spatiotemporelle(-)causale du monde réel pour lui donner une organisation sémiotique. Cela contribue aussi à rendre méconnaissable le monde de la veille, à le rendre bizarre, inquiétant, fascinant, étrange, merveilleux…

 

Je ne vais pas reprendre ici tout le travail que Sigmund Freud fit autour de 1900 dans la Traumdeutung, mais j'en recommande vivement la lecture. On pourra aussi se contenter de Über der Traum (Sur le rêve ou Le rêve et son interprétation selon les traductions), ouvrage plus court et plus vulgarisateur paru un peu plus tard.


6. Il ne s'agit pas d'opposer une pensée onirique à une pensée logique. Il s'agit d'abord de voir comment elles s'articulent à partir d'une troisième, que j'appellerais une pensée physique, ou une pensée animale, et comment elles se nourrissent.

Mais qu'appelle-t-on exactement penser ?

« Je ne pense jamais à baisser la tête en passant la porte de la cave… » Que fait-on exactement quand on « pense à baisser la tête » ? Il se pourrait bien qu'on ne pense rien, qu'on la baisse, c'est tout.

En prenant l'inférence mathématique comme l'horizon de la pensée, on a fini par donner au verbe « penser » une signification qui ne concerne après tout qu'une façon bien particulière de penser. « Penser » pourrait-il aussi bien ne rien vouloir dire ? « Penser à prendre le pain » ne signifierait en somme rien d'autre que « prendre le pain ».

Que signifierait alors « ne pas penser à prendre le pain » ? Cela pourrait vouloir dire « oublier de le prendre ».

Et « ne pas oublier » ? Qu'est-ce que je fais d'autre quand je n'oublie pas ? Je ne fais peut-être rien d'autre que le prendre.

 

Pour y voir plus clair, je pourrais revenir au principe de la carotte et du bâton et du chariot métallique et de l'aimant. (Je m'en étais déjà servi en 1995 dans le même texte où j'évoquais aussi mon magicien : Esquisses d'une mécanique du sens, chapitre II1.)

On attache un bâton à un animal, et une carotte à ce bâton, de sorte qu'elle pende devant sa gueule. L'animal alors avance pour l'attraper.

On dira que plus il est intelligent, plus il pensera vite qu'il n'atteindra jamais la carotte ainsi. Lorsque l'animal pense cela, que fait-il de plus que s'arrêter ? Alors pourquoi appelle-t-on cela penser ? Le chariot mécanique auquel est attaché un aimant, lui, n'aura pas bougé. Dira-t-on qu'il a immédiatement pensé qu'il ne servait à rien d'avancer ?

L'animal avance et l'objet qu'il convoite recule. Il va donc changer de comportement : accélérer ou tenter un bond. Si l'objet accélère en proportion ou bondit brusquement, il va adopter une autre conduite. Rien de semblable avec le chariot métallique. Il reste totalement immobile.

On pourrait déjà deviner que penser immédiatement est une contraction dans les termes, et l'on pourrait se dire que penser serait quelque chose comme ajuster des percepts et des actes.


7. On comprendra mieux maintenant ce qu'est la pensée onirique, qui ne travaille plus qu'avec des traces de percepts sensorimoteurs. La façon dont la pensée se construit alors est le modèle du fonctionnement des langues naturelles.

L'homme n'est pas le seul animal à savoir produire et utiliser du langage. Les langues humaines sont cependant très différentes des langages animaux, et cela, essentiellement, parce que les langues humaines ont un fonctionnement poétique. Il serait donc finalement plus avisé de se demander ce qu'est la poétique plutôt que la poésie.

 

Nous n'utilisons pas seulement un langage pour communiquer, comme les animaux, ni même pour exprimer des sentiments, comme la plupart le font, même quand ils sont seuls, en produisant des sons et des mouvements stéréotypés. Nous nous en servons pour penser.

Nous sommes capables de nous servir d'une barre comme d'un levier, mais nous sommes aussi capables de l'étalonner, et d'étalonner aussi des masses pesantes pour opérer des comparaisons. C'est ainsi que nous construisons notre concept de poids, indépendamment des mots dont nous décidons de le nommer.

Une fois que nous avons le concept et ses jeux de langage, nous sommes capables de les utiliser beaucoup plus librement. Nous disons, par exemple, « peser sur une décision », « avoir le cœur lourd », ou « l'esprit lourd », ce qui n'est pas la même chose, nous prenons la balance comme symbole de la justice, et ainsi de suite.

Nous pourrions dire que nous avons un usage « tordu » de nos langages, ce qui pourrait être une traduction de « trope », qui est l'objet de la poétique.


8. Peut-être aussi bien faisons-nous le contraire. Quand nous avons une vague notion de poids, de distance, etc, nous nous amusons à les faire fonctionner dans des dispositifs matériels, à les affiner et à en tirer des lois et des mesures qui donnent leur consistance à nos jeux de concepts.

Qu'importe par quoi nous commençons, puisque le va-et-vient est perpétuel. L'important serait plutôt de savoir où l'on y trouverait un principe de rationalité.

Nous voyons bien des comportements mécaniques, nous voyons que ces comportements peuvent être réguliers, fiables, comme s'ils obéissaient à des lois immanentes. Nos ancêtres ont pensé que ces lois pouvaient être celles de la raison.

Ils ont observé que ces comportements réguliers obéissaient aux lois des mathématiques, mais ils avaient oublié qu'ils avaient justement inféré ces lois des mathématiques à partir des comportements réguliers des dispositifs matériels qu'ils avaient construits à cette fin.

 

C'est comme si quelqu'un mesurait la circonférence de la Terre, et s'émerveillait qu'elle fasse quarante millions de mètres à peu près exactement, parce qu'il aurait oublié qu'on avait défini le mètre comme le quarante millionième de la circonférence de la Terre.

Il en va autrement de la mesure du jour et de l'année, car là nous ne sommes pas maîtres de l'étalon, et pour quelque système de mesure que nous options, le calendrier ne tombera pas juste.

Avec un peu d'attention, on verrait bien que rien n'obéit à rien, si ce n'est les dispositifs et les systèmes que nous avons nous-mêmes construits pour qu'ils suivent les règles que nous leur avons fixées. Derrière les lois de la raison, on aurait bien du mal à trouver autre chose que la causalité, et encore une causalité filtrée, une causalité inscrite dans un système isolé autant qu'il soit possible d'une causalité externe.

La synecdoque

9. Il n'y a pas de concept de table sans menuisier. À partir de ce concept de table, nous faisons « table de multiplication », ou « table d'orientation ». Nous avons des chaînes de dérivation à partir d'un concept, qui constituent des jeux de langue fonctionnant avec des jeux d'objets et des jeux de comportements.

Ces jeux de dérivation sont différents d'une langue à l'autre, et constituent même la principale différence entre les langues ; du moins, la principale source de difficulté pour les traduire.

Le concept de table, en français, est exactement équivalent à celui de tawilat en arabe, mais les chaînes de dérivation sont différentes.

Remarquons que nous aurions pu donner à chacun de nos concepts des noms différents, mais pas d'une façon totalement arbitraire, puisqu'ils seraient demeurés dans le jeu de dérivation tout en le déplaçant. Nous aurions pu appeler une table, « plateau », ou aussi bien dire « aplanir » pour « planifier », et inversement. Naturellement, toutes les chaînes de dérivation auraient été modifiées.2

Nous aurions pu appeler une table « quadrupède », et il ne nous aurait pas plus dérangé qu'une table puisse posséder trois pieds, ou moins, ou plus de quatre, que la disparition d'une monnaie en argent ne nous dérange pour continuer à appeler « argent » la monnaie.


10. La principale figure poétique qu'utilise aussi bien le rêve que les langues, est la synecdoque. Prenons comme exemple le mot « vertébré ». Il évoque un os, une simple catégorie d'os : la vertèbre.

Tous les animaux qui possèdent des vertèbres possèdent aussi d'autres nombreux caractères en commun. Ils possèdent tous une tête et un corps, un cerveau et une moelle épinière, etc. Il suffit de désigner la vertèbre pour que tous les animaux qui possèdent tous ces caractères soient désignés, ainsi que l'ensemble de ces caractères.

On pourrait les appeler autrement. On peut d'ailleurs les appeler aussi « épineuriens ». Tous les épineuriens sont vertébrés, et tous les vertébrés sont épineuriens. Aussi nous pourrions dire que ces deux mots sont synonymes ; comme nous pourrions dire que « computer » est la traduction anglaise d'« ordinateur », ou « hatif » la traduction arabe de « téléphone ». Ces mots n'ont cependant pas la même signification littérale.

 

Épineurien signifie seulement que le système nerveux passe au-dessus du tube digestif, et rien de plus. Il se trouve que chaque fois que c'est le cas, ce système nerveux passe à l'intérieur d'une colonne vertébrale et relie l'ensemble du corps au cerveau qui se situe dans le crâne.

Il se trouve aussi que les principaux organes sensoriels se trouvent dans la tête, qu'ils fonctionnent par paire et sont directement reliés au cerveau, qu'il y a un cœur situé entre deux poumons au-dessus de l'appareil digestif, et bien d'autres choses que ne disent ni « vertébré » ni « épineurien ».

On en conclura que la stricte définition du mot ne nous apprend presque rien de ce qu'il désigne, ou, si l'on veut, du concept, et que le concept n'est pas la définition.

Le concept de table est créé par le menuisier ; celui de vertébré, par la nature, par Dieu, ou, si l'on préfère, par les vertébrés eux-mêmes, par le vivant, la reproduction du vivant.


11. Nous pourrions comparer « vertébré » à « rouge-gorge ». Tous les rouges-gorges ont une gorge rouge, mais ils sont aussi des oiseaux, ont un bec identique, une même façon de voler et de couver, etc. De même « journal » n'a qu'un rapport lointain et partiel avec « jour ».

Très souvent un simple élément, généralement accessoire, sert à désigner l'ensemble. Parfois cet ensemble est relativement bien circonscrit ; la plupart du temps, il ne l'est pas du tout. Par exemple, nous ne saurions dire si un journal désigne une écriture plus ou moins quotidienne privée, ou une publication informative. Seul le contexte décide du sens. Nous pouvons bien concevoir les vertébrés comme un ensemble. Mais que serait l'ensemble « journaux » ?

Rien d'autre que le contexte ne nous apprendra ce que nous devons entendre par « chemin de fer ». Est-ce l'ensemble des rails qui parcourent un territoire ? Devons-nous y inclure les trains, tous les matériels, les gares, les passages à niveaux ? Les personnels ? Avec leurs familles, et les retraités ? L'établissement, l'institution qui gère tout cela ? Les actions en bourse ? Que sais-je ?

Les mots ont des concepts à géométrie variable, et ils se comportent dans la langue un peu comme nos souvenirs en rêve. Ils s'émancipent des dispositifs matériels dont nous les avons tirés, comme nos rêves d'un ordre spatiotemporel causal. Il n'est donc pas du tout évident de construire avec des mots des énoncés qui correspondent à ce que nos ancêtres ont cru être la raison.


12. Ce qui précède laisserait entendre que chaque mot renvoie à un dispositif matériel, aux comportements et aux jeux de langue qui vont avec. Pour s'en assurer, il faudrait peut-être remonter loin dans l'histoire des langues, trop loin pour qu'on puisse y songer. Il serait peut-être plus simple de remonter l'histoire des techniques. Il serait plus simple encore d'observer la genèse des mots nouveaux, ou l'évolution actuelle des mots anciens. Après tout, les langues se recréent perpétuellement.

 

Il n'est peut-être pas totalement indifférent que le mot « travail », comme son équivalent espagnol, vienne d'un instrument de torture romain, mais ce n'est pas si essentiel pour saisir le concept, puisque ses équivalents « work », « Werke », « labore », ont de tout autres origines. Il est bien plus essentiel que tous ces mots renvoient au même concept mécanique qui se mesure en ergs ou en chevaux-vapeur.

Ce concept lui-même se dédouble pour correspondre à une coutume de vente de la force de travail, le salariat, qui en fait le synonyme d'emploi. Ce n'est d'ailleurs pas le seul cas où l'on puisse voir que le vocabulaire économique a été calqué sur celui de la mécanique. Je m'en suis aperçu le jour où quelqu'un m'a dit que Freud avait souvent fait des métaphores économiques pour expliquer le rêve et l'inconscient. Or, il m'avait plutôt paru évident qu'il était allé les chercher dans la mécanique, avec un souci très scientifique (peut-être scientiste ?) de donner à l'étude du psychisme une rigueur comparable à celle de la mécanique newtonienne. Les renvois à cette mécanique (le parallélogramme des forces de Newton, par exemple) sont souvent très explicites. Il est alors remarquable qu'à la fin du vingtième siècle de tels emprunts à la mécanique puissent passer pour des notions appartenant à l'économie.

La syntaxe poétique

13. Ces remarques ne concernent encore que le vocabulaire, les paradigmes, et je n'ai toujours rien dit de la syntaxe.

Prenons le mot cheval. Ce mot peut désigner :

1) un animal singulier : celui-ci, qui possède toutes les caractéristiques du concept ; mais il ne désigne pas un concept, il désigne ce cheval-ci, ou ceux-là.

1.1) Ce n'est pas pour autant si clair, car ce même cheval-là, je peux le désigner comme tel être ici et maintenant : « ce cheval-là que je vois pour la première fois près du champ de course ».

1.2) Je peux le désigner aussi comme tel cheval, demeurant le même de sa naissance à sa mort : « ce cheval a déjà gagné des prix ».

1.3) Je peux le désigner encore comme une manifestation d'une chevalité, le spécimen d'une espèce : « que fait ici ce cheval ? »

Dans aucune langue que je connaisse, ou dont j'ai entendu parler, il n'existe un procédé grammatical pour distinguer ces emplois pourtant fort différents du même mot. Ils ne peuvent être déduits que de l'intelligence de l'énoncé.

2) Je peux aussi désigner, par le mot cheval, l'espèce, l'être générique, l'ensemble virtuel des chevaux existants, pouvant exister ou ayant pu exister. La langue arabe, ici, changera le genre, utilisera le féminin singulier, mais pas systématiquement. La plupart des langues n'offriront aucune modification grammaticale.

3) Je peux enfin considérer « cheval » comme un mot dans la langue.

Ce que signifie exactement ce mot dans la langue est plus encore problématique. Comment puis-je me faire une idée de l'ensemble des caractères que recoupe le mot cheval ? Si je me fais une image mentale, sera-t-elle celle d'un alezan ou d'un percheron ? À moins que ce ne soit une sorte de synthèse de tous les chevaux que j'aurais connus. Dans ce cas, quelle sera sa couleur ? Et si l'on me dit « vertébré », vais-je me faire une image composite de tous les vertébrés ? Il est bien dur de concevoir une telle chimère. À moins que je n'imagine une vertèbre. Et comment est-ce que je me figurerais un cheval d'arçon, ou un cheval-vapeur ? Et lorsque j'entends « chevalet » ? Ou lorsque je comprends « cavalier » en réglant une machine ?


14. Il est probable que le bric-à-brac que produirait notre magicien devrait finir par ressembler à un tableau de Dali, ou à des gravures alchimistes.

La chair est triste, hélas ! et j'ai lu tous les livres, écrit Mallarmé dans son poème Brise marine. « Chair » et « livres » ont ici une valeur très large, et l'on pourrait noircir bien des pages avant d'en épuiser le sens. Ces mots ici ont valeur d'icônes, ou d'emblèmes.

La chair symbolise, disons, les émotions des sens. Pourquoi sont-elles tristes ? Les livres représentent celles de l'esprit. Pourquoi sont-elles limitées ?

Que leur manque-t-il ? Ce qu'énonce plus loin le mot Steamer — vapeur. Pas la vapeur, mais le vapeur, ce nouveau bateau à vapeur contemporain du poème.

La figure emblématique du vapeur contient, elle aussi, bien des choses, et l'on finit par voir, dans la suite des vers, pourquoi elles ont moins de limitations que celles de l'esprit, et moins d'amertume que celles des sens ; pour une bonne part déjà, parce qu'on passe sur un autre registre que celui des émotions.

Exercice :

Expliquer pourquoi « steamer » plutôt que « clipper », qui aurait aussi fait sens avec la suite du poème, et dont la sonorité est très proche, en sachant que les clippers ont longtemps encore rivalisé avec les steamers après que le poème ait été écrit.

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15. J'aurais aussi bien pu rêver de chair, de livre et de steamer. J'aurais pu peindre, faire un montage-photo.

Nous pourrions dire ici que ces mots, ou plutôt ce qu'ils désignent immédiatement, ont fonction de symboles. Ce symbolisme condense la pensée dans un objet aisément concevable, un objet sensible, précis, concis.

C'est ainsi que travaille le rêve, que travaille la poésie. Reste à savoir si c'est bien ainsi que travaille la langue, si c'est ainsi que travaille la pensée, ou si, au contraire, ce travail poétique n'est qu'un ajout, un apprêt d'une pensée discursive ; ou celui du rêve, le seul produit d'une résistance qui renvoie le contenu de cette pensée dans l'inconscient.

 

Toutes les civilisations et toutes les époques ont produit des poétiques. Celle d'Aristote est des plus anciennes, et fait pendant à sa Rhétorique, qui est l'art de convaincre, et peut être aussi à son Analytique, art de penser, ou art d'énoncer des propositions vraies, comme s'il s'agissait d'activités non seulement distinctes, mais mêmes étrangères.

 

Au-delà des siècles, les premiers écrits de poétique de langue française à la Renaissance, ont un tout autre esprit. Poétique et rhétorique sont alors quasiment synonymes. Les traités ne proposent plus des techniques pour écrire des œuvres de genre, elles se livrent à l'étude systématique des figures de la langue.

Quelle langue ? Celle de la poésie ? Celle de tout le monde ? La réponse ambiguë est : la belle langue. Les traités cherchent leurs exemples chez les poètes pour proposer un usage de la langue qu'on dirait aujourd'hui optimal.

La poétique de Fouquelin ne présente pas ses figures comme des décorations possibles sur une langue qui, sinon, resterait prosaïque. On peut toujours choisir d'employer telle ou telle figure, mais on ne peut n'en employer aucune. Tout au plus utilisera-t-on des lieux communs, des phrases toutes faites, et parlera-t-on pour ne rien dire. Celui que ne saurait maîtriser la langue avec ses tropes ne pourrait à peu près rien dire, et donc rien penser.

 

Le contraste est très grand avec la poétique de Fontanier qui, au dix-neuvième siècle, quand ses Figures du discours deviennent le livre de référence pour l'enseignement, achève la séparation entre la langue prosaïque de la raison discursive et celle de la poésie. Les figures ne sont que des guirlandes. Une telle distinction était très loin d'être acquise de la Renaissance à l'envol de l'Occident Moderne.

Au début du vingtième siècle, la poétique finit par disparaître complètement. Elle n'est plus jugée digne du moindre intérêt intellectuel. Une autre alors apparaîtrait, qui ne se reconnaît d'ailleurs pas telle, et d'où l'on ne l'attendrait pas, de l'analyse des rêves et de la psychanalyse. Contrairement à l'ancienne, qui s'étendait dans une inextricable nomenclature des figures, elle n'en retient plus que deux : la condensation et le déplacement. (Cf. S. Freud, Le mot d'esprit et ses rapports avec l'inconscient.)


16. « Déplacement », cela pourrait être une traduction littérale de « métaphore ». On pourrait, plus simplement encore parler d'analogie, de pensée analogique : 'a' est comme 'b', 'a' est équivalent à 'b'. Nous avons là la principale ressource poétique après la synecdoque.

Nous pourrions dire, par exemple, « les fenêtres sont à la maison ce que les yeux sont au visage ». Il y a tout d'abord une structure logique de l'ordre

La plupart du temps, de telles images sont élidées : « les fenêtres du visage », ou « les yeux de la maison ».

 

Parfois l'élément qui fait l'objet de la comparaison est tout entier élidé : Gourmandes, les vagues croquent la falaise.

Ici, les vagues et la falaise sont respectivement comparées à des dents et à une gourmandise. Les vagues sont comparées à des dents, mais le mot « dents » n'apparaît pas. Il n'est évoqué que par le verbe « croquer », utilisé de préférence à « éroder ».

Si, à la place, on avait lu « les vagues rongent la falaise », l'image eût été la même, mais elle n'aurait plus fonctionné comme une image, parce qu'elle aurait été usée, entrée dans la coutume, devenue un lieu-commun. Seul l'adjectif « gourmandes » aurait alors fait image.

 

Cette image évoque des dents à la mer. De prime abord, « les dents de la mer » devraient nous évoquer les vagues. Les dents de la mer rongent la digue, les dents de la mer brisent les coques.

On pourrait imaginer aussi la voile triangulaire : « la dent de toile du voilier dévore les distances ».

Dans le titre du film célèbre, « les dents de la mer » fonctionnent exactement comme l'exemple de Wittgenstein « les dents de la rose » (Investigations philosophiques).

Les dents de la mer sont dans la bouche du requin ; nous avons comme une synecdoque à plusieurs degrés :

images10

Cette image magnifie le requin et l'assimile à la mer tout-entière. L'affiche du film nous donne une idée exacte de ce qu'une telle image poétique peut évoquer comme image visuelle.

 

Si nous nous plaçons du point de vue des paradigmes et de la syntaxe — c'est-à-dire si nous ne recherchons que la définition des mots et leurs relations grammaticales —, « les dents de la mer » n'ont aucun sens. Pour comprendre, nous devons nous référer aux relations entre les choses, et pas seulement aux relations entre les mots.

Exercice :

Observer, dans les différentes traductions françaises de Über der Traum, le passage où Freud fait référence au parallélogramme des forces de Newton, et montrer pourquoi les traducteurs ne se sont pas soucié de vérifier de quoi il s'agissait. Montrer alors en quoi la signification d'un énoncé ne se réduit pas à la signification des mots et de leurs relations grammaticales.

Expliquer pourquoi Freud ne prétend pas justifier ainsi son explication, mais dit faire seulement une métaphore. Comparer avec l'introduction du Traité de la lumière de Descartes, qui est présenté comme une fiction.3

Poétique et logique

17. Nous pouvons déjà souligner trois points dans le fonctionnement de l'image poétique. On a tout d'abord une structure logique de l'ordre 'Objet6=Objet7', ou 'Objet0'.

La barre de fraction n'est pas tout à fait une division, au sens mathématique, et le signe '=' n'est pas vraiment une égalité. Nous avons une sorte de relation logique forcée, quelque peu insensée parfois. Elle relève moins d'un constat que de la volonté de forcer la relation.

On observe ensuite que cette relation fait généralement l'élision d'un ou plusieurs de ses termes.

Et enfin, si une telle relation est malgré tout intelligible, c'est parce qu'elle renvoie à des relations concrètes dans un monde qui nous est bien connu. Nous décryptons la signification à partir d'un monde de choses (en Latin rei, qui donne « réel »), plutôt que dans un lexique et des règles de syntaxe.


18. L'image poétique semble se fonder sur une architecture logique, mais elle ne s'en soucie pas, elle ne cherche pas à s'en servir pour démontrer une quelconque vérité, elle s'en sert à montrer une réalité.

La logique est analytique comme la poétique est synthétique. Aussi la poétique ne se soucie pas de la vérité, comme la logique, mais de l'intuitivité.

Qu'est-ce que cette intuitivité ? Cette notion nous renvoie à la fois à la genèse et à la crise de la modernité. Nommément, à Descartes et à Wittgenstein. Tout d'abord, Descartes n'est pas un rationaliste. Il se méfie au moins autant de la raison que des sens. À quoi se fie-t-il alors ? Car son doute n'est pas pyrrhonien, comme il s'en défend. Il ne doute pas pour douter, ni parce qu'il ne pourrait pas s'en empêcher. Il introduit au contraire le doute en toute chose pour se débarrasser de tout ce qui ne lui permettrait pas d'établir une certitude. Or, comme écrira plus tard Wittgenstein, « si le vrai est ce qui est fondé, alors le fondement n'est pas vrai, ni faux non plus ». (De la certitude)

La certitude ne se déduit pas, ne se prouve pas, ne se fonde pas, elle est fondatrice. La certitude s'obtient par intuition. Celui qui ne serait pas convaincu par « 1+1=2 », quelle preuve mathématique pourrait le satisfaire ? (Wittgenstein)

C'est ainsi que Descartes récuse la vieille logique scolastique de l'Occident Chrétien fondée sur une distinction entre genre et particulier, pour une nouvelle qui oppose le simple au complexe. Comme le complexe peut être simplifié, et le simple compliqué, cette relation peut être réflexive, et la distinction entre déduction et induction perd sa pertinence.

Par exemple, je peux considérer le cheval comme le particulier, et le vertébré comme le genre. Je peux aussi concevoir le cheval comme simple, et le vertébré comme complexe, puisque j'ai plus facilement l'intuition de l'un que de l'autre. Si j'étudie ce que tous les vertébrés ont en commun, et qui est au départ complexe, je peux le ramener à quelque chose d'aussi simple que la vertèbre. Il m'est plus facile de concevoir intuitivement une vertèbre qu'un cheval. Je n'ai pas alors à m'élever dans une généralité qui m'éloigne de l'intuition pour avoir une conception intuitive du genre « vertébré ».

Naturellement, créer le concept de vertébré demande beaucoup d'observations et un long travail d'analyse et de classement ; un travail incontestablement complexe, mais qui, une fois fait, produit un concept simple.

Descartes a surtout donné son nom aux coordonnées, une synthèse de l'algèbre et de la géométrie très intuitive. Une fois découvert, le principe des coordonnées donne des représentations très intuitives de fonctions qui peuvent être très complexes. Une fois trouvé, oui, mais comment le trouver ? Comment Descartes a-t-il découvert les coordonnées qui portent son nom ? Selon son propre aveu, en rêve.


19. La notion de vérité m'est toujours parue problématique. La vérité, cela pourrait être la conformité entre une représentation et la réalité. Cette conformité est justement problématique, puisqu'elle suppose que cette représentation ne soit pas la réalité.

Le problème n'apparaît pas tant qu'on reste dans un système symbolique formel, comme les mathématiques, mais comment en sortir ? Je ne vois plus alors à quoi d'autre renverrait la notion de vérité qu'à la sincérité.

Quelqu'un m'affirme que la Terre est portée par une tortue. Est-il sincère ? En est-il convaincu ? Ce qui peut se dire aussi : Le voit-il bien ainsi ? Et comment le voit-il exactement ? Car mon problème n'est pas tant que je ne puisse le croire, mais que je ne puisse le voir.

Je pourrais lui répondre : « Non, la Terre est une boule qui tourne autour d'une étoile avec d'autres planètes. » Et il se pourrait bien qu'il ne puisse lui non plus le voir.

Si tant est que je suis capable moi-même de le voir, et pas seulement de le croire, je pourrais lui apprendre à le voir aussi, lui montrer les variations quotidiennes et saisonnières des ombres, lui montrer dans le ciel le mouvement de certains astres, qui parfois vont dans un sens et reviennent dans l'autre. Il se pourrait qu'au bout d'un certain temps, devant un coucher de soleil, par exemple, il me dise « oui, maintenant je vois bien la Terre ainsi ».

Lui-même pourrait m'apprendre à voir la Terre sur le dos d'une tortue.

 

Est-ce que je voudrais prouver par là une certaine relativité de la vérité ? pas du tout. Je pose seulement que l'on conçoit à partir de ce qu'on perçoit, et ce que l'on conçoit nous permet en retour de percevoir davantage, du moins autrement.

Chacun sait ce que veut dire « une oreille de musicien », ou un « œil de peintre », ou de photographe. Ce n'est pas seulement l'habitude de percevoir ici qui entre en jeu, ni même de créer, de produire de la musique ou des images, mais celle de composer et de décomposer des notes simples dans des harmoniques, des mélodies et des mesures, des couleurs pures dans des couleurs composées, des formes, des couleurs, des tons… L'habitude d'un tel travail, nécessairement conceptuel, éduque et aiguise la perception.


20. On pourrait ici imaginer ce que serait une pensée de poète, ou une pensée de mathématicien.

Je ne cherche bien évidemment pas à opposer les deux, du moins je ne cherche pas à sous-estimer les mathématiques au profit de la poésie. Tout au contraire, on ne les a que trop opposées ainsi, trop séparées, pour faire des mathématiques le modèle de la pensée et l'architecture de la raison. Il en résulte tantôt une limitation de la poésie au registre du divertissement, tantôt sa sacralisation, ce qui revient, dans tous les cas, à vider de leur sens les concepts d'intuition et d'imagination.

 

Pour me faire mieux comprendre, je prendrai l'exemple du logiciel. Le programmeur travaille avec un langage spécifique de la programmation, qui peut être plus ou moins de bas niveau, c'est-à-dire être plus ou moins proche d'un langage logico-mathématique, ou de la langue naturelle. Dans ce langage il écrit son code. Ce code se situe entre deux extrêmes, entre deux niveaux ultimes, qui ont chacun leurs impératifs. À un extrême, la machine doit exécuter des commandes, à l'autre, l'utilisateur doit avoir une interface intuitive. Les commandes doivent être compactes et stables, l'espace de travail doit être clair et ergonomique.

 

Je disais plus haut que si la fonction de vérité a un sens au sein d'un système de représentation, on ne voit pas bien comment elle pourrait s'en émanciper. Elle pourrait cependant en sortir par deux directions : par le bas, dans le dispositif matériel, ou la fonction de vérité devient tout simplement fonctionnement ; et par le haut, où elle devient intuition, où elle réconcilie conception et perception.

Il ne s'agit donc pas tant de dénigrer « la pensée géométrique », mais seulement de ne pas confondre les sorties, si l'on peut dire, de ne pas prendre la sortie « dispositif matériel » pour le modèle de la pensée rationnelle. Ce qui reviendrait à comprendre « je pense donc je suis » comme « il pense donc il suit ».

Ceci, le vingtième siècle l'a très bien compris techniquement en inventant la programmation, mais pas philosophiquement. Du moins, ceux qui l'ont compris, plus ou moins bien, sont demeurés une avant-garde ou une marge, selon le degré d'optimisme avec lequel on les considère.

Crise de la science moderne

21. L'Occident Moderne est né avec une table rase. Les auteurs du seizième siècle faisaient encore de perpétuels emprunts aux anciens et aux Arabes. Au dix-septième siècle, on ne fait plus appel à rien d'autre qu'à l'expérience et à l'inférence. On privilégie la tête bien faite à la tête bien pleine.

Il est certain que l'invention profita de ce ménage par le vide. Il permit la reconstruction de sciences et « d'humanités » assez bien circonscrites ; un corpus à peu près accessible dans son ensemble à un « honnête-homme ». Naquit alors l'esprit encyclopédiste.

L'Encyclopédie signifiait qu'un nouveau ménage était devenu nécessaire dans le savoir, mais il n'imposait plus un nettoyage par le vide, juste du rangement. Jusqu'à l'orée du vingtième siècle, on pouvait supposer que tout intellectuel occidental pouvait comprendre le travail d'un autre. Edison n'aurait peut-être pas été capable de découvrir la table de Mendeleïev, et Mendeleïev d'inventer la géométrie in situ de Poincaré, mais on pouvait supposer que chacun était capable de lire les ouvrages des autres. On pouvait l'espérer, mais on pouvait aussi commencer à ne plus en être sûr. En tout cas, au cours du vingtième, on a pu s'assurer du contraire.

On peut maintenant se convaincre qu'aucun mathématicien ne saurait avoir seulement une connaissance exhaustive de toutes les mathématiques contemporaines, et ainsi pour toutes les disciplines. Le principe de spécialisation a remplacé totalement l'esprit encyclopédiste.


22. Ceci pose problème. Ceci pose même de nombreux problèmes, à commencer par celui de la transmission des savoirs. Le plus fondamental, cependant, est celui de la signification même d'un tel savoir.

Ne l'oublions pas, notre civilisation repose sur le principe d'une nouvelle science, des Sciences Modernes, qui substituent à l'accumulation des savoirs, l'expérience et l'inférence. Que faire alors de la nouvelle accumulation de savoirs qui en découle. L'encyclopédisme était la dernière tentative de réconcilier la contradiction, tant qu'on pouvait encore espérer indexer toutes les connaissances tirées de l'observation de la nature et de l'exercice de la raison, pour les rendre accessibles à « l'honnête-homme ».

Mesurons bien alors ce que signifie ne plus le pouvoir. Cela signifie que nous sommes bien obligés de nous en remettre à la croyance. Certes, nous ne croirons pas n'importe qui, mais seulement des personnages dûment autorisés et accrédités. Nous aurons sans doute aussi de bonnes raisons de les croire, et ils auront eux-mêmes certainement tiré leur savoir de l'expérience et de l'inférence. Ils auront cependant bien été obligés, eux aussi, de faire comme nous, de s'en remettre à la croyance, de puiser une partie de leurs données dans un savoir pour lequel ils auront fait confiance aux expériences et aux inférences d'un autre.

À ce compte, Aristote et Gallien étaient aussi des personnages avisés et autorisés, ainsi que leurs commentateurs. Nicolas de Cusa ou Thomas d'Aquin étaient loin d'être des sots. On ne voit plus alors ce que nos sciences modernes ont encore de si foncièrement moderne, si ce n'est qu'elles ne sont pas bien vieilles.

Inutile non plus d'y chercher un modèle du sens critique, de chercher à fonder sur elles un droit naturel et un principe du gouvernement par tous, éclairé par la raison. Le sens critique n'a plus à s'exercer que sur l'autorité des accréditations. À force d'avancer, nous nous retrouvons avant Descartes, si ce n'est avant Socrate.


23. Le passage de l'Occident Chrétien à l'Occident Moderne fut aussi celui d'un monde clos à l'univers infini, celui d'une Terre autour de laquelle tournaient des « cieux » concentriques, à l'univers de l'astronomie moderne. Dans le même temps, par un radical coup de balai, le savoir devenait, si ce n'est fini, aussi bien organisé et hiérarchisé que l'univers de Ptolémée.

Aujourd'hui, les rapports sont à nouveau inversés. Nous sommes passés de l'époque de la méthode à celle de l'encyclopédie, puis à celle de la spécialisation et enfin à celle de l'indexation. Dans une très grande bibliothèque, nous cherchons par thèmes, par auteurs, par titres, par mots-clés, selon un ingénieux système de fiches et de codage. L'informatique nous y aide, et des moteurs de recherche indexent perpétuellement l'internet comme une immense bibliothèque en perpétuelle construction.

Naturellement, un tel savoir finit par jouer l'Arlésienne. Nous voyons bien que nous pouvons éternellement glisser sur un tel savoir sans jamais le pénétrer. Ce savoir devient chaque jour un peu plus, non pas virtuel hélas, mais tout simplement illusoire, un perpétuel jeu de piste ne conduisant nulle part.

De plus, l'Occident Moderne se mondialisant, il ne peut plus continuer à ignorer les autres cultures qu'il avait laissées pour compte, et l'on se demande bien ce que pourrait encore être le « bagage » de l'honnête-homme postmoderne.

 

À défaut de former encore des spécialistes, les méthodes de transmission du savoir s'orientent vers la formation de travailleurs spécialisés, c'est-à-dire, déqualifiés. Ils obéiront à des gestionnaires, qui rendront eux-mêmes des comptes à des actionnaires, dont la grande majorité seront ces mêmes travailleurs déqualifiés, représentés par d'autres, gestionnaires de leurs actions, de leurs épargnes, de leurs retraites ou de leurs assurances. Si ce constat paraît de prime abord économique et politique, on comprend bien que la solution ni le problème ne le sont.


24. Après avoir fait dialoguer par-delà les siècles Descartes et Wittgenstein, amusons-nous avec Leibniz et Breton.

« J'aimerais que l'on se taise quand on cesse de ressentir. » On commet généralement un contresens avec cette phrase d'André Breton. On veut y entendre le « Fühlung » romantique, plutôt que le « feeling » empiriste. Je ne dis pas qu'André Breton n'ait pas sa part de responsabilité dans le contresens, mais enfin, ses références sont explicites (Berkeley, W. James).

Si l'on y associait plutôt ces remarques de Leibniz :

« Les Allemands ont déjà bien développé leur langue dans tout ce qui touche les cinq sens […] — en particulier dans les choses corporelles — mais aussi dans le domaine des arts et l'artisanat […] Et ce n'est rien moins que ceux qu'on dit non-instruits qui ont eu la charge de la pratiquer et la perfectionner, en s'adonnant aux décrets de la nature. »

Et constatant plus loin ses faiblesses sur des sujets plus abstraits :

« On pourrait se consoler de ce manque de mots techniques en logique et en métaphysique, en louant notre langue du fait qu'elle n'exprime rien que des mots justes et qu'elle est incapable de nommer des chimères sans fondement. »

Condensons :

« J'aimerais que l'on se taise quand on ne sait que nommer des chimères sans fondement. »


25. Il est évident que, sous l'impulsion des mathématiques (mais je ne dis pas à cause d'elles), les sciences se sont éloignées de l'intuition. Il n'est qu'à comparer la mécanique quantique à la mécanique classique. Est-ce inhérent à la nature de cette nouvelle physique ? Est-ce parce qu'on entre dans l'infiniment petit ? Je n'en suis pas convaincu. La variation de la densité selon l'altitude que mesura Pascal, ou la diffraction de la lumière qu'étudia Newton, ne relèvent pas du plus ou moins petit. De même, observer que des feuilles de papier restent collées les unes aux autres lorsqu'on ne les a pas déramées n'est pas moins intuitif que la chute d'une pomme.

Je crois plutôt que l'intuitivité relève surtout d'un parti pris, comme c'était le cas pour Descartes, Newton, Leibniz et les premiers grands scientifiques. Je ne crois pas non plus que l'intuition ait cessé d'être un enjeu. Certaines correspondances sur ce sujet entre Schrödinger et Einstein rappellent des problèmes que se posait déjà Newton. Alors pourquoi cela semble si dur aujourd'hui ?

 

Ce manque d'intuitivité dans les sciences n'est certainement pas sans rapport avec d'autres phénomènes, à commencer par ce divorce trop vite prononcé entre une technoculture et une culture faite des arts, des lettres et de sciences humaines. Il n'est pas étranger non plus à la nature du monde industriel.

L'industrie est hybride : rapport réel de l'homme à la nature, elle est le champ privilégié de la science. Elle est aussi un rapport entre les hommes, fondé sur une longue histoire de la subordination. L'industrie est un lieu de conflit. Conflit de classes ? Peut-être, mais dire cela ne dit rien de la nature réelle de ce conflit. Il est celui entre le pouvoir sur la nature et le pouvoir sur les hommes.

Le pouvoir sur la nature s'énonce proprement dans des lois scientifiques, et leur première exigence est la clarté et la simplicité. Le pouvoir sur les hommes a besoin de la propriété privée, celle de la terre, des moyens de production, et finalement du savoir. Celui-ci doit donc être protégé, tenu secret.

Il est certain que ces exigences contradictoires ont des incidences sur la formalisation des savoirs et sur les institutions qui y président, comme sur l'organisation pratique du travail, et, par voie de conséquence, sur ses produits.

Représentation et programmation

26. J'ai à plusieurs reprises fait référence à un article de Frege sur la nécessité, pour les mathématiques, d'un langage symbolique. Paradoxalement, et même ironiquement, cet article décriant les approximations des langues naturelles, est ponctué d'images poétiques très éclairantes. Le rôle du signe écrit pour la pensée est comparé à celui de la voile triangulaire pour la navigation ; les nombres, à des outils construits dans un matériau plus dur afin de pouvoir en tailler d'autres, etc.

Si l'on est un peu attentif à la fonction de ces figures dans l'économie générale du texte, on voit bien qu'elles sont loin de n'y jouer qu'un rôle esthétique, phatique, voire illustratif. Si nous ne conservions de l'article que les figures poétiques qui le ponctuent, nous en obtiendrons une synthèse intelligible et satisfaisante. Si au contraire nous les supprimions, ce qu'il en resterait perdrait de sa netteté, tant dans le raisonnement que dans les conclusions. Les argumentations demeureraient recevables, mais perdraient leur épaisseur philosophique, si tant est qu'elles puissent être pensées. Ne demeureraient que des spécifications techniques (« c'est ainsi qu'on fait », « c'est ainsi qu'on doit faire ») et disparaîtrait toute articulation pragmatique avec un monde réel.

L'image poétique ne paraît pas ici plaquée sur le processus de la pensée, mais en constituerait la trame sur laquelle le raisonnement, l'argumentation, feraient plutôt fonction de commentaire, d'exégèse, bien plus que de justification.


27. Je vais prendre deux exemples tirés de textes parus sur le web, qui se situent à deux possibles extrêmes d'une poétique. Le premier est une description du projet MICA (Module International de Communication et d'Action), qui se situe entièrement dans le raisonnement analogique ; le second est un extrait de Pour une théorie du concept, qui en fait l'économie.4

Le granit qui constitue la plus grande partie de la lithosphère est présent sur tous les continents, il est le matériau commun à toutes les sociétés. Sa composition moléculaire est constituée de feldspath, de mica et de quartz. Le mica est lui-même composé d'un assemblage de cristaux de quartz. Le quartz (SI, O4) pour sa part est symbolisé par un tétraèdre dont chaque pointe est constituée d'un atome d'oxygène, le cœur est un atome de silice.

Si l'on compare chaque groupe contestataire à une molécule de quartz, alors l'assemblage des différents groupes peut former le mica. Pour que cette alchimie soit possible il faut que chaque organisation puisse réfléchir et proposer un schéma compatible avec la structure du quartz.

La modélisation pourrait prendre cette forme :

Le noyau de silice représente l'entité dans son organisation et ses objectifs.

La première des pointes représente la sphère de ses savoir-faire collectifs

La seconde les savoir-faire des individus qui constituent le collectif

La troisième les expériences et les réflexions menées par le groupe

La sphère de la dernière pointe représente une passerelle tendue vers les autres organisations

 

L'extrait est justement choisi pour sa longueur, qui pourrait presque provoquer un effet comique tant il mime l'argumentation raisonnée qui n'apparaît nulle part, puisque la structure moléculaire est donnée a priori comme modèle d'organisation sans aucune forme de justification.

 

Le deuxième extrait :

Je faisais la grasse matinée chez des amis. Ils vinrent me réveiller pour le repas de midi. C'était très bon et très copieux. L'un d'eux dit qu'il était très agréable… ce petit-déjeuner ! Ce que je ressentais changea d'un seul coup. Je vis que la situation où je me trouvais pouvait être Conceptualisée comme un petit-déjeuner à l'anglaise.

Un autre jour, en été, dans mon auto, encore avec des amis, je revenais d'un lieu où l'on venait d'écouter des chants grégoriens. Il faisait très beau et très chaud. Le soleil resplendissait. Pas un seul nuage n'obscurcissait le bleu du ciel. Bref, un splendide été. Mon discours intérieur en était là quand l'un de mes amis fit remarquer qu'il faisait très beau… cet hiver ! Soudain tout mon environnement se transforma. Je remarquai brusquement que les arbres n'avaient pas de feuilles, que si j'avais chaud c'était parce que le chauffage de l'auto était allumé. Ce jour-là, je suis passé en une fraction de seconde d'été en hiver.

 

Le passage ici, qui n'a rien d'analogique, fait appel à l'expérience poétique, c'est-à-dire celle de la relation pragmatique des mots aux choses. L'expérience proposée n'a en effet rien de l'expérience scientifique, qui consisterait à vérifier quoi que ce soit dans un dispositif matériel. Elle n'a rien davantage d'une « expérience intérieure », quel que soit le sens qu'on pourrait donner à ces termes.


28. La notion d'intériorité m'a toujours laissé perplexe. Si j'ai un intérieur, il doit se trouver sous ma peau : cœur, cerveau, tripes… Cet intérieur me demeure plus inconnu et somme toute plus étranger que ce qui se trouve à l'extérieur. Je sens mon souffle monter de ma poitrine, je sens mon cœur battre, j'ai des quantités de sensations qui remontent de l'intérieur, mais j'en ai bien autant qui pénètrent de l'extérieur. Je peux en partie commander à mes organes, mais j'ai certainement plus de maîtrises sur mes outils. Mon corps est beaucoup plus une surface, ma peau, à la rigueur un volume, qu'une profondeur, et je me sentirais finalement plus à l'extérieur qu'à l'intérieur.

Je ne suis pas sûr que cette idée d'intériorité soit bien plus ancienne que la science moderne ; je la crois plutôt en être une conséquence. Les anciens se sentaient dans une relation trop intime avec le ciel, le monde, Dieu ou les dieux, pour concevoir une telle intériorité. Dieu, disons, serait passé à l'intérieur parce qu'il aurait été chassé de l'extérieur.

Cette conception d'une intériorité me semble être le corollaire d'une perte de confiance en l'imagination et en l'intuition. Pour Descartes, l'imagination est encore loin d'être une puissance trompeuse5, et il fait bien plus confiance en l'intuition qu'au raisonnement.6

 

La science moderne serait-elle une science de l'extérieur ? Elle est fondée, ai-je dit, sur l'inférence et l'expérience. Mais la notion d'expérience n'est pas si simple, surtout lorsqu'on l'associe à science. L'expérience scientifique n'a pas pour fonction de vérifier ce qui se passe en soi particulièrement, mais d'observer l'exécution d'une loi. Ou encore, la science a moins fonction d'énoncer des vérités que des lois.

On n'avait naturellement pas besoin des sciences modernes pour s'assurer que les pommes tombaient des pommiers, mais Newton en tire les lois de la gravitation qui, à terme, permettent de réaliser ce qu'elles auraient au début laissé croire impossible : faire s'élever du sol le plus lourd que l'air.

Qu'est-ce qu'une loi scientifique ? En fait c'est un outil — un objet linguistique, un objet sémantique dont on se sert. Comme j'y ai déjà insisté, on ne peut complètement distinguer cet outil linguistique du dispositif matériel, qu'il s'agisse de loi scientifique ou de tout autre énoncé. On ne peut totalement distinguer technique et loi scientifique. La loi scientifique est donc en son principe un objet linguistique, et inférence et expérience ensemble sont donc des processus linguistiques.

Qu'est-ce qui caractérise alors la loi scientifique en tant qu'objet linguistique ? Principalement ceci qu'elle est tout-entière paradigme.

Nous pouvons identifier trois niveaux dans la langue : le niveau paradigmatique, syntagmatique et poétique. Nous avons vu comment « requin », « dent » et « mer » sont des paradigmes, comment ils peuvent s'articuler différemment dans une syntaxe (« les dents du requin »), et comment cette syntaxe peut s'échapper dans des relations poétiques (« les dents de la mer »).


29. La loi scientifique est un objet linguistique dont est soigneusement filtré le niveau poétique. Est filtré également le niveau syntagmatique. Comment ?

La loi scientifique est un énoncé, et elle a bien, en conséquence, une syntaxe, mais cette syntaxe est tautologique. Prenons la phrase « l'eau bout à cent degrés ». Grammaticalement « l'eau » en est le sujet, mais en fait, la phrase ne nous dit rien, ni de l'eau, ni des degrés, seulement de leurs relations. Elle nous dit qu'entre la température de glaciation et celle d'ébullition de l'eau, nous étalonnons une échelle de cent degrés. Elle nous dit que nous prenons l'eau comme un étalon de la température.

Si nous sommes sûrs qu'une eau soit pure, elle peut nous servir à étalonner un thermomètre. Si nous sommes sûrs de notre thermomètre, il peut nous renseigner sur la nature de notre eau, mais si nous ne sommes sûrs ni de l'un ni de l'autre, nous n'aurons qu'une relation abstraite.

 

Le véritable sujet de l'énoncé serait plutôt ce « nous » que je viens de faire intervenir. Mais ce « nous » est lui-même une entité abstraite. Il ne désigne personne ou aussi bien quiconque. Il est une place vide, ou (pourquoi pas ?) une poignée. La loi scientifique est justement construite pour permettre à quiconque de s'en faire sujet.

Peut-être alors est-ce moins l'imprécision des langues naturelles qui les met en défaut, que leur syntaxe qui suppose une fonction déterminante de l'énonciateur sur l'énoncé. Les langages formels des mathématiques, de la logique, voire de la programmation, en font l'économie et se prêtent bien mieux à l'énoncé scientifique.

L'énergie est égale à la masse multipliée par le carré de la célérité : E=MC2. Nous avons là un énoncé entièrement tautologique qui peut se retourner dans tous les sens : C = Objet3. Dépourvu de sujet, l'énoncé peut être dit objectif.


30. De tels énoncés peuvent très bien « tourner » seuls, et devenir proprement des programmes, entraînant des dispositifs matériels. Reste à savoir la relation qu'entretiennent de tels énoncés avec le monde réel, disons la réalité extérieure, extérieure à l'énoncé cette fois.

Pour les stricts modernes, disons de Descartes à Laplace, la réalité obéit à de telles lois, mais à moins de le comprendre très naïvement (à la façon de Descartes, par exemple : Dieu a donné ces lois à sa création), cette idée nous égare plus qu'elle ne nous éclaire. Qu'est-ce alors que la réalité ? Quel rapport y a-t-il entre la réalité et ses lois ? Entre une loi et son énoncé ?

Cette conception, que l'on peut appeler « réaliste » entend que la loi serait une représentation de la réalité, un modèle — une représentation qui devrait être vraie mais pourrait être fausse. Or, une telle conception de la vérité est aussi bien problématique. Peirce l'avait bien compris en associant la vérité à l'efficacité : l'hypothèse vraie est celle qui marche. Cette attitude, qui rappelle la façon qu'avait Alexandre de défaire les nœuds, n'a jamais satisfait pleinement les héritiers de la modernité, leur demandant de renoncer à leur « réalisme » pour retourner à une conception plus « nominaliste ».

L'attitude pragmatique conduirait finalement plus loin que le problème qu'elle aurait eu à résoudre. Si nous commençons à nous dire qu'il suffit qu'une hypothèse marche pour qu'elle constitue un bon modèle de la réalité, soit nous affirmons quelque chose de très trivial, soit cette efficacité remet en question l'idée de simple représentation, fait que la représentation ne peut être seulement regardée comme une représentation de la réalité hors de cette réalité — dans un au-delà, une intériorité, un monde de l'esprit ou ce que l'on voudra —, mais qu'elle participe à part entière de cette réalité.

Une telle attitude renverse le point de vue de la modernité. Il ne s'agit plus d'interpréter le monde pour y lire les lois du Créateur — ce qui fut très précisément le projet des premiers illuministes de la Renaissance jusqu'aux premiers savants positivistes du début du dix-neuvième siècle — mais d'assumer soi-même la programmation du monde.

 

Il est d'ailleurs tout à fait remarquable que Dieu disparaisse tout à la fois de la science et de la philosophie autour des années 1840. Cette disparition intervient très brutalement dans toutes les parties de l'occident moderne.

Notons bien qu'il ne s'agit pas d'un renversement du théisme à l'athéisme, mais d'une disparition pure et simple, et même d'une disparition rétroactive qui tend à effacer l'importance d'un créateur dans les théories antérieures, à propos des concepts de Raison, de Nature ou de Loi. Depuis les années 1840, on relit toujours Descartes, Spinoza, Leibniz… Kant, Hegel, mais on les interprète de sorte que la dimension théologique, ou théosophique, devienne escamotable.


31. Une conception nominaliste suppose une certaine indépendance des énoncés envers leur fonction représentative. Que veut dire alors une certaine indépendance ? Cela veut dire, au minimum, qu'ils possèdent une consistance interne, plutôt qu'ils ne constituent une image vraie de la réalité, extérieure de ce fait à cette image. Nous sommes là au cœur de l'attitude pragmatique, qui est pourtant la totale antithèse d'un pragmatisme vulgaire qui voudrait que l'énoncé « marche » immédiatement en tant que représentation de la réalité, et qui serait beaucoup plus proche du positivisme. La réalité serait alors postulée inconnaissable en soi, mais seulement par l'intermédiaire de représentations efficaces. Le pragmatisme suppose plutôt une certaine réalité des signes eux-mêmes, et des systèmes de signes.

Par exemple, dans l'énoncé « E = MC2 => C =Objet4 », nous n'avons aucun besoin de supposer une représentation ou une relation avec une quelconque réalité, pour s'assurer que la relation soit vraie. Naturellement, les signes ont une relation avec cette réalité, E, M et C désignent quelque chose, l'énergie, la masse et la célérité, quelque chose qui se trouve dans le monde réel, mais la consistance de l'implication est intrinsèque.

 

Le problème qui se pose alors est pourquoi une telle consistance dans le langage correspondrait à une vérité dans les faits. Il n'avait pas échappé à Descartes, et son grand mérite est d'en avoir eu une conscience aiguë, mais il se résolvait alors dans une expérience mystique. L'intimité de Dieu est la pierre angulaire du cartésianisme, et tout autant de ses premiers successeurs : Spinoza, Leibniz, Newton…

Laplace, lui, n'avait « pas eu besoin de cette hypothèse » d'un créateur, car le problème lui échappait, comme à toute la science positiviste, athée ou non. Aussi, la science peut bien être revendiquée alors pour prouver ou pour nier la croyance en un principe créateur, mais plus l'inverse.

Pour Descartes, « la nature obéit aux lois de la raison, car le Créateur a donné ces lois à sa créature ». Une fois admise cette géniale absurdité, le problème est à la fois posé et résolu. Quatre siècles plus tard, Wittgenstein en a pourtant rencontré un autre : « L'emploi de "vrai ou faux" a ceci de fallacieux que tout se passe comme si on disait "cela s'accorde avec les faits ou non", alors que ce qui est en question précisément, c'est cet "accord". »

La pratique de la poésie

32. J'entends poésie dans son sens large, dans celui de L'Esthétique de Hegel, ou dans celui que lui donne Mallarmé, dans le sens de littérature, d'art littéraire.

Qu'on l'appelle poésie ou littérature, nous parlons d'une activité qui concerne l'écriture, l'écriture en une langue naturelle. Qu'une telle pratique ait un nom spécifique, ne doit pourtant pas nous faire oublier que toutes les activités humaines font usage de l'écriture, et que de tels usages sont bien loin d'être marginaux. Aussi, l'idée même qu'il existe un type d'activité qui ne se consacrerait qu'à la seule écriture mériterait bien d'être mise en question. À ce compte, il existe encore au moins trois autres disciplines dans le même cas : les mathématiques, la logique et la programmation, bien qu'elles ne se préoccupent pas directement des langues naturelles. Même dans ce cas, pourtant, on hésitera à penser qu'un mathématicien, un logicien, un programmeur, ne feraient que produire des textes dans la langue des mathématiques, de la logique ou de la programmation. Et pour cause : leurs « textes » ne valent que pour ce qu'ils montrent ou pour ce qu'ils font.

La production poétique est-elle foncièrement si différente ? Je pense au contraire que la pratique de la poésie tient de ces trois disciplines à la fois.

 

Tout d'abord, je crois bien que le texte poétique vaut lui aussi pour ce qu'il montre, et cela plus encore, peut-être, que celui des mathématiques et de la logique. Le discours des mathématiques et de la logique nous rend perceptibles des abstractions dans des systèmes de signes, lesquels peuvent même nous permettre d'oublier ce qu'ils signifient. L'énergie, la masse et la vitesse sont déjà des abstractions, mais sous la forme E=MC2, nous pouvons même oublier ce que signifie E, M et C quand nous manipulons ces signes.


La poétique, au contraire, nous montre la généralité dans du particulier. Par exemple, le site du Mica nous montre la possible organisation de la communication et de l'action dans la structure moléculaire du mica, et l'auteur de la théorie du concept, le rapport entre représentation et concept à travers deux expériences personnelles.

La poésie rend ainsi la signification immédiatement accessible dans la sensation, comme on le voit encore dans la chair, les livres et le steamer de Brise marine de Mallarmé. Nous « voyons » ce qu'il nous dit, bien plus précisément que nous serions capables de l'expliquer.


33. Comment le poète procède-t-il pour en arriver là ? A-t-il déjà une solide pensée qu'il va habilement habiller dans une scène, une histoire, une situation particulière ? C'est fort possible. Il n'y a aucune raison de supposer que le poète ne sache pas de quoi il parle et ne soit que le porteur d'un oracle inspiré. (Il n'y a d'ailleurs pas davantage de raison de supposer que les poètes soient les seuls à faire usage de la poésie, que de penser que les logiciens soient les seuls autorisés à faire preuve de logique.)

La question est bien plutôt où et quand il aurait déniché ou bâti cette solide pensée, et comment il s'y prendrait pour la rendre sensible. Il suffit de poser la question ainsi pour comprendre que, poètes ou non, ce n'est pas de cette façon que nous pensons. On se retrouve comme Newton devant une pomme qui tombe. On a envie d'appeler : « venez vite voir », mais devant la réponse probable : « oui, et alors ? » on ne sait quoi dire.

Nous nous retrouvons comme devant l'énigme d'un rêve qui nous trouble. C'est avec ces impressions vivaces et troublantes que nous produisons nos outils analytiques, et ces outils, loin de chasser la vivacité et le trouble des impressions, les aiguisent au contraire, et en produisent de nouvelles. Le plasticien, ou le photographe, en apprenant à décomposer les couleurs, les formes, les tons, la lumière, et cela avec des outils de plus en plus en plus sophistiqués, ne perd rien de sa capacité à percevoir, mais en accroît l'acuité.

Nous pourrions toujours dire qu'un grand poète serait celui qui saurait donner assez de consistance à son trouble pour le transmettre, et qu'un bon scientifique saurait dissiper ce trouble dans des explications. La poésie et les sciences seraient alors bien futiles, et penser cela ne nous aiderait pas de toute façon à savoir comment y parvenir.

On prétend même que chaque hémisphère du cerveau serait plus spécialisé à l'une de ces activités. Nous avons aussi une paire de jambes, et même si l'une nous sert plus que l'autre d'appui pour sauter, nous nous servons généralement des deux en même temps.


34. En cela, l'activité poétique est dans un premier temps un travail de chasseur, de pisteur (comme toute activité esthétique) qui suppose une extrême attention au monde, au monde réel. Cette attention fait appel tout autant au travail des sens qu'à l'activité analytique, et sur ce point, elle ne se distingue pas si fondamentalement de la posture scientifique. Ces deux postures, du moins, devraient se ressembler à ce stade.

Le poète travaille avec la langue naturelle, et plus particulièrement avec le texte, l'écrit. C'est ce qui le rapproche, dans un second temps, du travail du programmeur.

Comme le programmeur quand il écrit son code source, le poète a une idée plus ou moins nette, selon sa façon de travailler, de là où il veut en venir. Quand je dis « une idée plus ou moins nette », je n'entends pas qu'il ait fait un plan, ou qu'il sache précisément comment il va s'y prendre ; ceci ferait bien plutôt partie du procès d'écriture lui-même. Je veux principalement dire qu'il sait à peu près s'il écrit un poème lyrique, ses mémoires, ou un récit.

Comme le programmeur n'invente pas à chaque instant la programmation, le poète ne réinvente pas à chaque texte la poésie, mais ils peuvent travailler à un niveau plus ou moins bas. Un programmeur peut écrire un simple script pour implémenter une application, comme travailler plus ou moins près du noyau, voire créer un nouveau langage.

Dans tous les cas, l'un et l'autre s'engagent dans un complexe écheveau de relations dans un système de signes, et ils doivent avoir assez d'expérience pour ne pas se laisser submerger dans cette complexité, et conserver une vision intuitive de ce qu'ils font avec. Le langage qu'ils utilisent (ou qu'ils inventent) va lui-même leur jouer des tours : résoudre un problème avant même qu'ils ne l'aient compris, produire des effets inattendus qui les forceront à choisir entre les supprimer ou les utiliser, etc.

Ils voient aussi, paradoxalement, qu'ils ont affaire, avec le langage, à un système inepte et sans volonté, qu'ils peuvent le plier à tous leurs commandements, pour peu qu'ils sachent ce qu'ils veulent et en connaissent la syntaxe. Il est alors bien difficile de remplir les deux précédentes conditions : rester attentif à l'écheveau des signes tout en conservant l'intuition de leurs effets.


35. Lorsque l'ouvrage a pris forme, ce n'est encore que le début du travail, là, peut-être, où il commence à devenir réellement intéressant.

Élise, membre alors du Sederex, m'avait donné à lire un texte d'elle dans lequel j'avais remarqué une faute : « on avez ». Avant cette faute, le texte tournait sur le pronom indéfini « on », qui était tout de suite après remplacé par « vous ». Le « vous » était bien meilleur et justifiait de remplacer le « on » à partir du début.

Il n'est pas rare que ce qui se fait remarquer comme une faute ponctuelle suggère des modifications systématiques de l'ensemble. De telles modifications peuvent d'ailleurs entraîner de profondes transformations de l'organisation générale du texte.

Ce travail est généralement plus long et plus complexe que l'écriture d'une première version. Non seulement il est plus long et plus complexe, mais il est plus fondamentalement le travail d'écriture que la simple rédaction, parce qu'il est aussi le plus producteur. Si le texte est long, il est recommandé de s'attaquer à ce travail de réécriture en cours de rédaction. C'est d'autant plus conseillé que la réécriture peut profondément réorienter la rédaction. Les nouveaux outils informatiques nous offrent alors des possibilités que nos parents ne pouvaient même pas imaginer, et renforcent les points-communs entre poésie et programmation.

 

Si l'on tient compte encore de la traduction, les rapports avec la programmation sont plus évidents encore. La compatibilité entre les programmes et les documents est à la programmation ce que la traduction est à la poésie.

Il peut être très intéressant de voir ce que donne notre texte en une autre langue. Un texte difficile à traduire n'en est pas pour autant mauvais, mais rien de tel que la traduction pour repérer certaines imprécisions.

Le « on » n'a pas d'équivalent en Anglais. Que devra-t-on alors choisir ? La voie passive, le you, man ou un quelconque sujet, ou repenser son propos autrement ? Qu'entendait-on très exactement en écrivant ? Il se peut qu'on n'en sache rien, et que chercher la réponse nous fasse modifier notre texte source.

Tout en écrivant, ou du moins en relisant, penser à ce que son texte donne en une autre langue peut largement favoriser sa limpidité, et surtout proscrire les lieux communs, qui sont le plus souvent des idiotismes.

Tout cela, on l'aura remarqué, relève de la dimension la plus formelle du langage.


36. Mes références à la programmation gagneraient à être confrontées à l'expérience. Inutile pour cela d'être un expert, je suis moi-même un ignorant. Pour moi, et beaucoup, je pense, seraient d'accord, la programmation commence quand, au lieu de nous servir des boutons et des menus d'un logiciel, nous entrons directement du code avec un éditeur de texte. La modification du code source d'une page html toute simple est bien plus à la portée d'un débutant que la maîtrise professionnelle d'un logiciel, elle est pourtant déjà une petite expérience de la programmation.

La plus simple expérience, qui peut être aussi bien l'écriture d'un JavaScript ou d'un AppleScript, nous permet, à l'aide de quelques signes de code, d'observer des effets qui sont, la plupart du temps, sans commune mesure avec les signes saisis. Le plus intéressant dans une telle expérience, est encore que le résultat ne soit pas toujours celui qui est attendu, et cela, à cause d'un détail insignifiant, un espace laissé où il n'aurait pas dû, deux lettres inversées, une minuscule coquille. Dans tous les cas, l'effet, voulu ou non, est au rendez-vous. C'est pourquoi l'expérience répétée nous entraîne à lire immédiatement dans le code ses effets, c'est-à-dire à les voir, à peu près comme lorsque nous employons une langue naturelle.


La principale différence alors envers l'usage d'une langue naturelle, vient de ce que le langage se lit lui-même, et il se lit bêtement, tel qu'il est écrit, sans rien interpréter. Toute lecture humaine pourrait interpréter une erreur, la rectifier à son insu, et donc ne jamais la voir, et elle peut aussi sauter des inférences (c'est le propre de l'image poétique).

Des processus semblables peuvent pourtant intervenir aussi dans l'exécution d'un programme. Oubliez la balise fermante </p> avant la nouvelle balise ouvrante <p>, et le navigateur se comportera comme s'il y avait une balise fermante, tout comme le lecteur humain saura interpréter « on avez », et ne repérera peut-être pas la faute. Dans d'autres cas, au contraire, une faute apparemment plus infime déréglera tout, comme à une occasion où je ne parvenais plus à comprendre la phrase que j'avais écrite, parce que j'avais omis un tiret entre « peut » et « être ».


37 Le poète, tout comme le mathématicien ou le logicien, aimeraient bien parfois user d'un dispositif lui permettant, aussi sûrement que s'il faisait tourner un programme, de vérifier comment son texte se comporte. Il suffit d'imaginer une telle possibilité pour s'apercevoir qu'on l'a toujours eue, du moins en ce qui concerne la poésie. Il suffit d'entendre son texte.

Bien sûr, ce n'est pas si simple. Il ne suffit pas de se relire, même à haute voix, même à voix forte. Il faudrait réellement découvrir son texte comme s'il n'était pas le sien, oublier entièrement ce qu'on aura voulu dire pour ne plus retrouver que ce qu'on aura effectivement écrit.

Ce n'est pas si simple, mais ce n'est pas non plus impossible. En situation concrète, il suffit de s'apprêter à faire une lecture publique, à envoyer son texte à un imprimeur, ou à le déposer sur le net, pour découvrir, parfois avec surprise, que nos capacités de lecture en sont démultipliées. Il suffit de se trouver un lecteur virtuel, mais un vrai lecteur, pas un jury, un senseur, ou toute personne qui ferait fonction de filtre, de correcteur, ou sur laquelle nous compterions pour exercer un jugement à notre place : un lecteur qui nous laisse l'impression d'accomplir un acte irrémédiable.

D'autres moyens peuvent concourir à cet effet ; le temps d'abord. Il est toujours recommandé de laisser s'écouler un certain temps après avoir écrit, une durée qui peut être diminuée par l'intensité avec laquelle on se consacre à autre chose. Et puis il est toujours possible de faire lire son texte à haute voix par son ordinateur, qui ne fera pas de cadeau. Bref, le texte peut très vite prendre de l'autonomie envers son auteur.

On remarquera que, plus le texte est poétique, c'est-à-dire plus il fait appel aux ressources de la poétique, ou, en un mot, plus il est écrit, plus il acquerra facilement de l'autonomie envers son auteur. Ou, encore, si l'on veut, plus il s'exécutera comme un programme.

Automatisme et contrainte

38. La poésie du vingtième siècle a inventé l'automatisme et la contrainte, l'un ouvrant la période surréaliste, l'autre l'achevant. De prime abord, on pourrait les juger opposés : l'automatisme impliquant une spontanéité absolue, et la contrainte, un calcul formel, reprenant parfois les formes les plus classiques de versification. Pourtant, Queneau n'a jamais donné l'impression d'avoir fondé l'OULIPO pour prendre le contre-pied d'une erreur de jeunesse.

Si l'on compare les deux recueils que publia André Breton juste avant et juste après les Champs magnétiques (Mont de piété et Clair de terre), on constatera qu'ils se ressemblent beaucoup, même si le premier a été amplement travaillé et corrigé, alors que le second se revendique de l'écriture automatique. Cela, on peut l'apprendre dans le Manifeste du Surréalisme, mais Breton ne s'y arrête pas. Il ne se demande pas comment l'automatisme advient à l'issue d'un travail préparatoire.

Un entraînement approprié nous évite de réfléchir beaucoup à ce que nous faisons. C'est d'ailleurs ainsi que nous utilisons une langue naturelle : après un long apprentissage, nous sommes capables d'associer et d'accorder des mots sans les chercher, ni prêter attention aux règles de syntaxe que nous respectons pourtant bien. Nous savons qu'une toute petite variation dans une règle, une ponctuation déplacée, voire un tiret entre « peut » et « être », est de nature à modifier profondément le sens, comme cela advient parfois à notre insu dans ce que nous appelons un lapsus. Justement, toute la question est là : insu ou inconscient ?


39. Le principe de la contrainte a eu un succès tardif mais très grand avec la généralisation des pratiques d'atelier d'écriture. On s'est vite aperçu que même celui qui n'a rien à dire écrira quelque chose à l'aide d'un jeu de contraintes. Dans les ouvrages et les colloques, on n'a que ce mot à la bouche sans que, pour autant, le processus soit réellement étudié. Si les effets de la contrainte sont réels, cela soulève pourtant des questions fondamentales.

La contrainte ne fait pas seulement écrire. Elle donne du style, et elle fait naître des textes beaucoup plus personnels. Il n'est qu'à comparer les productions d'un groupe sur un sujet libre, ou éventuellement un thème, et celles issues de contraintes strictes.

Jean Ricardou avait proposé la réécriture d'un passage de la Disparition de Georges Perec (son célèbre roman sans "e"). Sans employer davantage la lettre proscrite, il s'agissait de filtrer le texte des assonances et des allitérations que la première contrainte n'avait pas manqué de provoquer.

On peut lire le texte de La Disparition sans s'apercevoir de l'absence des "e" ; il a le ton et le style de Perec. Le texte repris ne l'avait plus. Il avait maintenant le ton et le style de Ricardou, et le remplacement de « scriptor » par « plumitif » lui donnait même un petit goût polémique bien propre à son nouvel auteur.

De telles observations soulèvent des questions considérables. On pourrait au départ supposer que le nombre des nécessités fait décroître celui des possibilités. C'est d'ailleurs exactement les principes du déterminisme de Laplace. Si un démon omniscient connaissait tous les événements advenus et toutes les lois scientifiques, il devrait aussi, en déduisant les effets, connaître l'avenir.

Selon un tel déterminisme, le possible ne serait que l'illusion d'une ignorance des causes, déterminée elle aussi. Si on l'adopte, on devrait s'attendre à ce qu'un thème libre offre une plus grande diversité et une plus grande place à la personnalité que des jeux de contraintes. Les faits disent le contraire, et ils concordent avec des observations qui peuvent être faites dans les disciplines les plus diverses, et où, je l'admets, ils sont plus convaincants encore que dans la mienne.

 

Les sciences naturelles et les mathématiques se sont d'abord intéressé aux faits causalement déterminés et prévisibles, puis elles ont dû se déplacer vers des événements statistiques, notamment pour modéliser une nouvelle mécanique quantique. Elles se sont enfin tournées vers les phénomènes stochastiques pour découvrir qu'ils n'étaient finalement pas incalculables.

La croyance spontanée en ce que la multiplication des contraintes diminuerait les possibilités en est ébranlée ; en même temps d'ailleurs que peut-être mise en doute l'apparente spontanéité d'une telle croyance, puisqu'on peut soupçonner qu'elle était induite par une méthode visant délibérément à isoler des processus nécessaires et prévisibles.

Il apparaît que la multiplication des contraintes produit des possibles, alors que l'indétermination, au contraire, des résultats réguliers et prévisibles.

La liberté, en ce qu'elle est émancipation de toute contrainte, n'a plus à être pensée comme simple abolition de celles-ci, mais bien plutôt comme la possibilité de les mettre à son service, d'en faire des outils, des dispositifs matériels et sémiotiques.

 

Un petit enfant peut avoir l'impression qu'il se soumet à des règles et des contraintes imposées par le maître quand il apprend à lire et à compter, et que son respect est sanctionné par des récompenses ou des punitions. Cette façon de voir est trompeuse, et les pédagogues feraient bien de s'en méfier. Ils y gagneraient au moins en tranquillité s'ils s'efforçaient de faire comprendre à l'enfant qu'en maîtrisant l'application de ces contraintes, il ne se soumet à rien du tout, mais plutôt se les soumet.


40. Si ma discipline ne permet pas des calculs et des observations aussi précis et incontestables que l'analyse, par exemple, de l'orbite d'Hypérion qui, tout en étant parfaitement déterminée, est imprédictible, elle a cet autre avantage de mettre en jeu le « je », une subjectivité, un agent vivant et actif, une personnalité, un individu personnel.

On verra l'intérêt de cette particularité dès qu'on comprendra qu'il n'est de signes que pour un sujet qui les utilise et les interprète en tant que tels. Sans ego, il n'est pas de signe, et moins encore de système signifiant, seulement des causes, à la rigueur des stimulations. On devra comprendre aussi qu'un tel sujet ne saurait être que singulier. Il n'y a pas d'utilisation et d'interprétation collective de signes, à moins d'entendre par ce pluriel « chacun » (chaque un), chaque individu utilisant et interprétant des mêmes signes.

 

Un tel subjectivisme individualiste a toujours suscité la méfiance au cours de l'histoire de tous les occidents. Les raisons en sont moins les préjugés et les dogmes que l'impossibilité de trouver la moindre consistance aux notions de sujet, d'individu, de personne, tant qu'on s'inscrit dans le cadre d'un monde légiféré par un créateur, ou dans celui d'un strict déterminisme des lois de la nature. La seule échappatoire serait l'expérience mystique d'une intimité du Créateur, telle qu'on la retrouve dans l'Islam avec le soufisme (l'anniya repose sur la Walâyat), ou encore, dans le monde chrétien, chez De Cusa, Descartes ou Hegel. (Les écoles d'Extrême-Orient sont bien moins embarrassées par ce problème, mais elles en perdent le bénéfice par la fonction encombrante du maître.)

 

La mécanique n'est pas née pourtant d'une méditation abstraite sur une hypothétique matière, aussi logique et rigoureuse qu'elle ait pu être, mais de l'observation, de l'expérimentation et de la modélisation des propriétés mécaniques des matériaux. Le concept de matière est alors l'abstraction générique de ces propriétés, et n'a nul besoin d'être cherché ailleurs — comme nous disons « la couleur » en sachant très bien qu'il n'existe pas à proprement parler une « couleur » mais des couleurs particulières.

L'Occident Moderne a si bien réussi à modéliser la mécanique qu'il ne voit pas d'autre issue pour étudier le vivant et même l'esprit, que de les ramener aux propriétés mécaniques des matériaux. Voilà encore une géniale absurdité mais qui a une faiblesse inhérente : si la vie et l'esprit peuvent être modélisés à partir de propriétés matérielles, celles-ci ne seront alors plus mécaniques.

Modéliser l'esprit suppose d'étudier un certain nombre de comportements, et de définir comment on doit s'y prendre pour les contrôler, exactement comme on l'a fait avec la mécanique. Il n'y a aucune raison pour que des mots creux comme esprit ou personne ne deviennent des concepts opératoires sans qu'il soit nécessaire d'en trouver d'autres, si on les cherche dans une production et un usage de signes et de significations.

Naturellement, il n'y a pas de signe qui sache se passer des propriétés mécaniques de la matière (les propriétés acoustiques de l'air pour la parole, par exemple), pas plus qu'il n'y a de modélisation mécanique qui fasse l'économie de systèmes de signes. Cependant, les fonctionnements sémantiques et mécaniques ne sauraient être confondus. Par exemple, si l'on compare le dispositif matériel qu'est une balance avec la pesée, on voit bien que des dispositifs mécaniques très divers peuvent effectuer exactement les mêmes opérations cognitives, alors que des dispositifs presque identiques peuvent avoir des usages différents, par exemple la pesée et le levage.


41. L'orbite d'Hypérion n'est pas imprévisible parce que l'esprit humain serait borné, elle le serait tout autant pour le démon de Laplace. Elle est mathématiquement imprévisible. Je n'entreprendrai pas ici d'en énoncer la démonstration, mais je ferai remarquer que sans imprévisibilité, il n'y a pas de signification. La détermination causale, mais aussi la probabilité statistique, excluent la signification ; la prévisibilité, ou encore la probabilité, peuvent donner prise à des explications, pas à du sens. C'est là un lointain corollaire de la parabole de l'âne et du bâton et du chariot métallique et de l'aimant.

Saisir du sens, c'est comprendre quelqu'un. Comprendre le monde ne peut donc plus être la même chose qu'aux origines de l'Occident Moderne, puisqu'il ne s'agit plus de comprendre son Créateur. Comprendre le monde, cela pourrait être se comprendre, les uns les autres, entre êtres humains qui collaborent, voire entre êtres vivants, le chasseur et son chien, par exemple, par l'intermédiaire du monde qui nous est commun. Comprendre le monde, ce serait d'abord agir sur lui.


42. Il y a très peu de temps, même pas un demi-siècle, sont apparues les sciences cognitives. Le nom seul est apparu, car ces sciences existaient bien avant, depuis Boole, Peirce, Babbage au moins, aux marges des sciences naturelles et des sciences humaines.

Les mathématiques, la linguistique, la logique, et dans l'ensemble, toutes les sciences qui touchent à des objets sémantiques, ne sont pas à proprement parler des sciences de la nature, et les qualifier d'humaines serait pour le moins ambiguë. D'autant que cette distinction entre sciences de la nature et sciences de l'homme en recoupe une autre, plus pertinente peut-être, entre les sciences exactes et celles qui ne le sont pas.

Les institutions scientifiques et universitaires ont eu tendance à donner à ces sciences du signe un rôle auxiliaire envers les autres disciplines : la logique envers la philosophie, la linguistique envers l'étude des lettres, … et les mathématiques avaient ainsi une place à la fois centrale et ancillaire, puisqu'elles se rendaient utiles à peu près partout.

Si l'on veut bien pourtant regarder au-delà de cet agencement, qui n'est au fond qu'institutionnel, on verra que ces sciences ont été les plus dynamiques et les plus fertiles de ces dernières générations ; les plus fertiles aussi bien dans le champ des applications techniques que dans celui des remises-en-cause philosophiques.

Quels que soient les partitionnements institutionnels de la recherche, elle se divise de plus en plus entre deux champs complémentaires, l'étude des comportements mécaniques, et celui des fonctionnements sémantiques : le hardware et le software, pour lesquels les critères de validité ne manquent pas plus d'un côté que de l'autre.

Vouloir dire et signifier

43. La langue française n'emploie pas un verbe comme l'anglais to mean dans la parole courante, bien qu'elle ait le verbe « signifier ». Le Français préférera la locution « vouloir dire ».

On dira : « celui-ci veut dire » ; mais plutôt : « ceci signifie » — la locution « vouloir dire » s'applique de préférence au locuteur, tandis que « signifier » à la locution, à ce qui en tient lieu, aux signes ; bien qu'il arrive parfois aussi que la locution elle-même « veuille dire ».

Cet usage peut être trompeur, mais pas plus, dans le fond, que celui de la langue anglaise qui ne distingue pas le « it means » du « he means ». Dans l'ensemble, ça n'empêche pas plus les francophones que les anglophones de savoir ce qu'ils disent.

Cependant il existe une réelle différence entre « vouloir dire » et « signifier », comme, dans le verbe « to mean », selon qu'on emploie « he means » ou « it means ». Dans ces deux occurrences aux déclinaisons identiques, le même verbe se comporte comme deux termes distincts.

Comparons : « Paul veut dire… » et : « Ce que dit Paul veut dire… ». Ces deux débuts de phrases seront complétés par des propositions très différentes. Chacun annonce une forme différente d'interprétation, l'une ne pouvant que nous masquer l'autre, provisoirement du moins. Nous ne pouvons pas plus interpréter les deux en même temps que fixer à la fois un point lointain et le premier plan.

Pour s'en donner une idée, il suffit de se placer devant une vitre et de fixer tour à tour une tache ou un défaut de sa surface, puis ce qui se trouve derrière. On peut faire la même expérience avec l'objectif d'un appareil-photo.

Les langages formels, tels ceux qu'utilise la loi scientifique, visent précisément la production d'énoncés purgés de tout « vouloir dire ». C'est pourquoi la méthode scientifique classique est si embarrassée pour étudier des processus sémantiques.

Les sciences cognitives savent bien soumettre le « it means » à des critères de validité, mais certainement pas le « he means » — le « signifier » et le « vouloir dire ».


44. Résumons-nous. Une explication n'est pas une signification. La réponse à « pourquoi » n'est pas celle à « qu'est-ce que ça veut dire », et le rapport entre les deux n'est ni évident ni simple.

La science moderne a commencé à être embarrassée par le « pourquoi » dès le dix-neuvième siècle, et s'est déplacée vers le « comment », mais ni l'un ni l'autre ne relèvent de la signification (et moins encore du « vouloir dire »). Avec le comment, comme avec le pourquoi, une simple concordance avec les faits peut tenir lieux de critère de validité. Naturellement, une telle concordance présuppose la nécessité, la causalité, et sera cherchée dans des phénomènes qui se prêtent à une inéluctable répétition.

Cette démarche est parfaitement justifiable, voire recommandable, et surtout ingénieuse. Elle n'en fonctionne pas moins à l'aide d'outils cognitifs, eux-mêmes très ingénieux, et qu'elle doit, par principe, isoler de son champ d'investigation sous peine de perdre son objectivité causale. De tels outils ne peuvent pourtant pas rester indéfiniment hors du champ de l'investigation scientifique, comme s'ils n'étaient qu'une émanation spontanée de la nature humaine, disons « un phénomène psychologique », voire une grâce venue « d'en-haut », comme en donnent une idée le Ménon de Platon ou les Méditations de Descartes.

 

(Le jeune Descartes était pourtant arrivé au seuil de la question au moment où ses Regulae s'enlisent et demeurent inachevées : Cette méthode ressemble donc à ceux des arts mécaniques qui, loin d'avoir besoin du secours des autres, enseignent eux-mêmes comment il faut fabriquer les instruments qui leur sont propres. (Règle 397.) Et il précise : Si l'on voulait en effet pratiquer l'un d'eux, l'art du forgeron par exemple, sans disposer d'aucun instrument, il faudrait commencer par se servir comme enclume d'une pierre brute ou de quelque bloc de métal non dégrossi, prendre un caillou en guise de marteau, assembler des morceaux de bois en forme de tenaille, et se monter, selon les besoins, un arsenal d'autres instruments de ce genre ; ceux-ci une fois préparés on ne tenterait pas sur le champ de forger à l'usage d'autrui des épées ou des casques, ni quelque autre des objets que l'on fabrique en fer, mais avant toute chose on fabriquerait à son propre usage des marteaux, une enclume, des tenailles, et le reste des outils nécessaires.)


45. Lorsque la signification, c'est-à-dire le processus sémantique, passe dans le champ de l'investigation scientifique, il en découle une modification radicale des critères de validité. La concordance avec les faits perd son importance au profit de la consistance interne.

Par exemple, 'E = MC2 <=> C =Objet5' n'a rien à attendre de la vérification expérimentale d'une concordance avec les faits. S'il se trouvait que les faits ne concordent pas, l'implication demeurerait valide. Elle ne constituerait pas un bon modèle pour la physique, c'est tout.

— C'est tout ? À moins que ce ne soit le contraire : les faits ne font pas un bon modèle pour l'inférence formelle : On ne se sert pas d'élastiques, par exemple, pour mesurer des distances, ni de compte-gouttes pour apprendre aux enfants les additions et les soustractions.

Ce dernier point est d'une importance décisive : la concordance avec les faits n'est pas purement et simplement éliminée, elle change de sens. Il ne s'agit plus de construire de bons énoncés qui se vérifient dans les faits pour décrire le réel. Il ne s'agit pas davantage de la découverte d'un autre monde de l'esprit, du noumène, des entités intelligibles. Il s'agit de construire des dispositifs matériels qui fassent tourner de l'intelligible — j'aimerais dire des dispositifs logiciels, si l'on comprend bien que de tels dispositifs n'ont pas attendu l'ordinateur, mais existaient déjà avec la balance, le boulier, et peut-être avant.

Remémorons-nous notre première année scolaire. Écrire, ou lire, « 2+2=4 » et poser deux bûchettes à côté de deux bûchettes, n'est pas plus une vérification expérimentale dans un sens qu'une explication dans l'autre. Nous sommes plutôt dans un rapport de signification, un rapport à double sens : les bûchettes signifiant un rapport numérique ; les signes, l'addition de bûchettes.

Dans le champ de la logique, ceci suppose un passage du réalisme au nominalisme.

 

C'est là une tendance forte des sciences et des techniques du vingtième siècle, qui ne demandent qu'à se prolonger, mais cette approche de la signification demeure embarrassée lorsqu'il s'agit de penser le sujet, l'énonciateur, le programmeur de la signification ; lorsqu'il s'agit de véritablement penser ce que « vouloir dire »… veut dire.

L'expérience esthétique

46. N'est-ce pas amusant, les objets auxquels pense spontanément Descartes : des épées et des casques ? Penserait-il aujourd'hui à des missiles ? On aurait pu imaginer aussi des objets qui améliorent le confort, ou le pouvoir sur la nature. On pourrait penser aussi, très utilement, à des objets esthétiques.

Il ne faudrait pas négliger les rapports étroits entre technosciences et productions esthétiques, et cela, pas seulement dans le présent immédiat, mais jusque dans la plus haute antiquité (je pense à la relation entre mathématiques et musique chez les Grecs, et tout particulièrement Pythagore), et même dans la préhistoire.

La façon dont on pense aujourd'hui les rapports entre technique et esthétique est sans-doute insatisfaisante, ne serait-ce qu'en regard de la façon dont ce rapport lui-même fonctionne réellement. Alors qu'il existe dans les deux sens, il n'est pensé qu'en sens unique.

On concevra, par exemple, qu'un ingénieur ait conçu un modeleur à des fins artistiques et ludiques, mais pas qu'un artiste ait écrit un tel programme pouvant être utilisé à des fins industrielles, scientifiques, médicales…

L'utilisation artistique est aussi bien souvent confondue avec son application dans l'industrie du spectacle. La confusion entre les notions de technique et de technologie tient aussi sa place dans ces difficultés à penser un tel rapport. Si utiliser une technique suppose qu'on l'ait acquise, ou qu'on l'acquiert au moins en l'employant, il n'en va pas de même pour un outil technologique.

La technologie est l'ajustement de techniques et de sciences au procès industriel, et aux marchandises qu'il produit, et elle n'implique en rien leur acquisition par le consommateur.


47. Comment savons-nous que "E = MC2 <=> C =Objet1" si l'expérience physique ne nous apprend rien ? Il se peut qu'il n'y ait pas besoin de comment, mais il se peut aussi qu'il nous soit nécessaire de revenir à des inférences de plus bas niveau, du style '2+2=4' ou '1+1=2'. Et si cela ne nous suffit pas, si nous ne sommes pas convaincus par '1+1=2', on ne voit plus alors ce qui pourrait nous satisfaire.

On pourrait se dire aussi qu'il n'y a rien, là, de nature à entraîner la conviction, mais seulement des règles à apprendre, les règles arbitraires d'un langage. On apprendrait '1+1=2', comme on apprendrait 'b a ba'. Oui, mais pourrait-on imaginer que les Japonais, qui ne connaissent pas le son 'r', pourraient tout aussi bien ignorer 2+1=3, et très bien s'en passer ? Non : Si nous avons 1, 2, et 4, nous avons nécessairement 3, si nous avons l'addition, nous avons la multiplication, qui est l'addition répétée, si nous avons la multiplication, nous avons la puissance, qui est la multiplication d'un nombre par lui-même, nous avons tout, sous la forme d'une structure unitaire.


Il en va à peu près de même avec les événements mécaniques. Pourquoi a-t-on plus de force avec un bâton si l'on s'en sert de masse ou de levier ? Il n'y a pas de pourquoi. Il en est ainsi, c'est tout. Il peut se passer beaucoup de temps avant que des choses semblables soient découvertes, et elles peuvent l'être de façons très inattendues, mais une fois qu'on les a découvertes, on s'en sert, et elles deviennent une seconde nature.

Comment nous pouvons alors passer des unes aux autres, des choses physiques aux choses logiques, et inversement ?

Toujours à peu près de la même façon, et, dans ce cas, l'expérience esthétique est déterminante.


Observons une flûte primitive, qui peut être un roseau percé de trous, ou plusieurs roseaux de longueur différentes attachés ensemble. C'est, je crois, l'objet le plus simple où se mêlent les dispositifs mécaniques et logiques.

Comme dans la balance ou le boulier ? Mieux, car lorsqu'on ne se contente plus d'observer la flûte, et qu'on joue ou écoute la musique, il n'y a pas alors de distinction entre les deux dispositifs. C'est là, je crois savoir, qu'est l'essence de l'esthétique. Les trous par où passe l'air pour moduler la note sont tout à la fois le dispositif mécanique qui produit le son et la représentation intuitive de la gamme chromatique.


48. Mettons-nous au piano et ouvrons une partition. Vous n'avez jamais touché à un piano et ne savez pas lire la musique ? Tant mieux, sinon faites comme si. Si vous avez les écarts de tons de la gamme, je suppose que même un esprit médiocre devrait parvenir à les retrouver sur le clavier. Sur la partition, le do grave se trouve une ligne en dessous de la plus basse. Une mesure contient 2, 3 ou 4 temps, c'est écrit devant la clé. La noire vaut un temps, la blanche deux, la croche un demi, la double croche un quart. Ceci devrait suffire pour tapoter deux ou trois mesures et entendre la musique.

Il se peut alors qu'on reconnaisse l'air et qu'on soit en mesure de continuer à le fredonner sans plus se soucier de déchiffrer la partition. Il se peut aussi qu'on ne reconnaisse rien mais qu'on soit capable d'improviser en fredonnant, voire de fredonner les deux ou trois mesures en leur donnant des modulations qui ne sont pas sur la portée, ou qu'on ne sait pas lire.

Réfléchissons un peu à tout cela. Nous voyons que le clavier représente des notes telles qu'on les écrit sur une partition, de la même façon qu'un clavier de machine à écrire ou d'ordinateur représente des caractères. Sur le piano, les notes ne sont représentées que par la disposition des touches et leur différence de couleurs (blanche pour un ton, noire pour un demi-ton). En même temps, les touches ne font pas seulement fonction de représentation (comme celles qu'avait taillées le jeune Rimbaud dans un meuble de sa mère qui ne voulait pas lui acheter de piano), elles déclenchent aussi le dispositif qui fait heurter les cordes tendues par des marteaux. On pourrait aussi bien n'avoir aucun dispositif tel qu'un clavier, et faire vibrer soi-même les cordes en les reconnaissant par leurs dispositions et leurs longueurs sur une harpe, par exemple.


49. La musique est la forme la plus primitive de l'esthétique, et le texte la forme la plus élaborée. Nous allons voir pourquoi j'avance péremptoirement une telle proposition.

Qu'est-ce donc que la musique ? À priori, je ne saurais énoncer que des définitions négatives. Tout d'abord, la musique n'est pas causalement déterminée. Si elle l'était, nous l'appellerions bruit ou son. Même une organisation de sons causalement déterminés ne serait pas une musique. Il n'y a musique que lorsque nous y percevons un musicien.

Cette première définition est non seulement négative, mais aussi subjective : nous pouvons aussi bien écouter la musique d'un moteur qu'être dérangés par le bruit des oiseaux ou des disques de notre voisin. Elle est subjective, mais pas sans consistance. Quand le mécanicien écoute avec délice et recueillement les variations du moteur qu'il vient de régler, il n'est pas loin de se faire musicien. En tout cas, s'il est amoureux de la mécanique, il vit une expérience esthétique, mais il la vit comme en fraude, car, principalement, il vérifie le fonctionnement d'un dispositif mécanique, un peu comme accorder un instrument de musique n'est pas proprement faire de la musique.

Précisément parce que la musique est produite par un musicien, elle n'est pas seulement le son, la vibration du milieu, l'objet sonore mécanique, avec toutes ses propriétés harmoniques, mélodiques, rythmiques, tonales… Elle est plus que tout cela : elle en est la production délibérée.

De ce point de vue, la musique fonctionne comme un langage, mieux, comme une parole, dont les sons ne sont que les signes. Que veut dire ce langage ? Rien. Et c'est en cela qu'il est musique. La musique n'est pas plus réductible à un processus mécanique causal qu'à l'énoncé d'une signification. Et ce deuxième point constitue l'autre pendant de la définition négative.

 

La musique peut cependant servir à véhiculer des significations. Un clairon a pu servir à sonner une charge. Dans ce cas, cependant, il n'était pas nécessaire que le son soit une musique pour signifier un ordre ; ce n'était que la conséquence d'une volonté esthétisante des anciens militaires.

On peut aussi mettre des paroles sur une musique, ou encore, faire avec des paroles de la musique — on fait toujours de la musique avec des paroles. Cette musique ne veut rien dire. Elle est ce qui ne veut rien dire dans la parole, dans le langage. Elle n'est pas énoncé : elle est la présence vide de sens de l'énonciateur.


50. On fait toujours de la musique avec des paroles. Il n'est qu'à écouter un groupe d'étrangers parler dans une langue qu'on ne connaît pas. Alors qu'on n'est plus troublé par le sens des mots, on perçoit mieux que le jeu des réparties répond à des impératifs musicaux. De même, il y a de la musique dans le tableau, dans l'image, dans l'architecture, la sculpture, dans le vêtement, le déplacement, le geste…

La musique n'a-t-elle vraiment aucun sens ? On n'en trouve certainement pas si l'on cherche une relation entre les signes d'un énoncé, sons ou groupe de sons, et un référent. Elle a cependant, dans son ensemble, une relation avec un référent, qui est l'espace-temps environnant.

Le musicien crée des mesures et des gammes harmoniques. Je dis bien les crée, et non en a besoin, car, un oiseau qui chante, et dont la petite tête est bien incapable de concevoir une portée et une gamme chromatique, produit des mesures et une telle gamme.

Le chant indéterminé produit des règles et des mesures déterminées. Il est mouvement libre dans une structure fixe et rigoureuse qu'il produit. La musique, souple, fluide, imprévisible, produit une structure fixe et régulière, un véritable quadrillage. Et où le produit-elle ? Dans la réalité, dans l'espace-temps environnant, et, naturellement, change la perception de celui-ci ; elle le fait percevoir autrement.

 

La versification relève du même principe. La rime n'est pas une fin en soi. Ce ne serait pas une occupation très intelligente que de placer une rime après un nombre déterminé de syllabes, et le résultat aurait toutes les chances d'être assommant. La rime fonctionne comme un métronome, et elle n'est pas plus la versification que la mesure n'est la musique. Elle donne une mesure qui fait ressortir la musique des paroles. Elle donne en même temps des indications de prononciation, puisqu'elle nous apprend en combien de syllabes un vers doit être prononcé. C'est un excellent moyen de reproduire exactement une parole.

En fait, il n'y aurait pas moyen de concevoir et (donc) même de produire un mouvement libre, indéterminé et imprévisible, sans une trame rigoureuse, sans qu'il ne produise lui-même une telle trame. D'autre part, une observation du vivant nous fait soupçonner qu'aucune structure assez complexe ne peut naître sans générer un tel mouvement.


51. La musique est fugace, mais terriblement prégnante. Il suffit d'avoir une musique dans les oreilles pour que toutes nos impressions en soient imprégnées. Aussi, même si elle « ne veut rien dire », elle peut bien faire dire quelque chose au monde tel qu'elle nous le fait percevoir.

Au contraire de la musique, nous devons regarder l'image pour la voir, et nous avons toujours la ressource de nous en détourner ou de fermer les yeux. Elle ne nous imprègne pas, mais elle possède un autre pouvoir, celui de demeurer. Nous pouvons nous y attarder, la parcourir, l'abandonner et y revenir. Nous pouvons la saisir dans son ensemble ou la détailler. Elle nous affranchit du temps et le rend parcourable. Durée comme tempo deviennent de l'espace, et les tons des surfaces colorées.

L'image signifie-t-elle davantage que la musique ? L'erreur ici serait de s'embarquer trop vite sur la seule fonction de représentation. Ce que l'image représente ou non ne serait de toute façon pas sa signification.

La signification fonctionne dans l'image comme dans la musique : c'est l'environnement qui fonctionne comme signe. D'une façon ou d'une autre, la vision de l'image doit nous faire voir le monde autrement. Les procédés par lesquels elle y parvient peuvent être les plus divers. Ils peuvent se rapprocher de la prégnance musicale (l'esthétique arabe, par exemple) comme de la structure descriptive ou narrative de la parole (l'estampe japonaise, par exemple).

 

La musique est prégnante mais fugace. Elle s'évanouit au fur et à mesure qu'elle se déroule. L'image perdure, mais en demeurant prisonnière de son support quand la musique s'émancipe de l'instrument. L'écriture musicale a pallié à cette fugacité. Peut-être est-ce là l'origine de tout signe écrit : musical, numérique, linguistique. Quel fut le premier ? Peut-être aucun des trois, mais l'image symbolisée.

En tout cas, l'écriture, le signe linguistique écrit, draine avec lui l'écriture musicale (il est phonème), le signe pictural (il est par essence graphique et même symbole) et le signe numérique. La distinction d'un système de signes mathématiques ou logiques a toujours exigé un travail de formalisation pour les détacher de la langue naturelle.

L'esthétique

52. Quand le sage montre la lune, le fou regarde le doigt. Rien n'illustre mieux mon propos que ce proverbe. Mais laissons-nous d'abord un peu aller à la folie, qui ne manque parfois pas de sagesse, pour observer ce doigt, qui pourrait d'ailleurs bien utiliser le signe écrit pour montrer la lune.

Supposons que quelqu'un qui ne soit pas fou regarde la lune que le sage montre. Il la voit toujours identique à elle-même et se dit : « oui, et alors ? » C'est qu'il y a une certaine différence entre la lune identique à elle-même, et la lune que le sage montre. La lune seule ne nous dira pas « ce qu'il veut dire ». Nous le dira la lune qu'il nous montre.

Aussi, pourrait-on affirmer avec autant de bonheur : « quand le fou montre la lune, le sage regarde le doigt ». Celui qui regarde le doigt peut juger diversement le geste : élégant, ostentatoire, autoritaire, audacieux…, mais s'il ne voit pas la lune qu'il montre, l'interprétation critique et psychologique du geste risque de ne plus avoir grand chose à interpréter ; à plus forte raison si n'est même pas vu que ce geste montre la lune.

 

Le geste qui montre et l'objet montré sont indissociables dans le rapport signifiant. Ils ne le sont certainement pas sous la simple forme signifiant signifié, ou signe référent.

Ce même doigt peut faire résonner un instrument de musique, bloquer un pinceau ou une plume. Qu'est-ce alors que la musique, l'image, le texte ? Toujours le doigt qui montre, la chose montrée ou les deux en même temps ? La troisième option est la plus probable, si ce n'est qu'il existe quand même de profondes différences entre une suite de notes et une suite de phonèmes, entre de tels phonèmes et des caractères, entre des caractères, des symboles et des images, etc. Mon propos n'est pas ici d'en aborder l'étude, même si le manque s'en fait sentir.


53. Il y a une parenté évidente entre la musique et la parole. La parole est du chant qui a une valeur sémantique. Il est dommage que l'enregistrement sonore soit une invention si tardive, car je suis persuadé que si l'on pouvait naviguer dans le temps pour écouter parler l'humanité, on y entendrait des paroles toujours plus chantées à mesure qu'on s'éloignerait du présent. Je subodore un lent processus allant vers une diction « à l'italienne », qui est aussi celui d'une découverte progressive de la beauté de la voix humaine « à plat », quand elle ne s'embarrasse d'aucun effet. La pratique de l'écrit serait pour beaucoup dans une telle découverte.

 

Le signe écrit, le texte, fixe la parole et la rend librement parcourable.

Qu'est-ce qui caractérise un texte ?

1) Il est prononçable. À tout moment, on peut faire restituer aux signes écrits leurs valeurs sonores.

2) Il est traduisible. Il peut être converti dans un autre système linguistique. En conséquence, il peut l'être dans le même ; il est alors paraphrasable. (Cela signifie aussi bien que le texte a une signification.)

3) Il est réitérable. Le texte peut être reproduit, recopié, par les procédés les plus divers, tout en demeurant le même texte. On dira aussi bien : éditable.

 

Le premier point le rapproche de l'écriture musicale, puisqu'un ordinateur est capable de prononcer notre texte à peu près de la même façon qu'un lecteur de CD audio ou qu'un rouleau de boîte à musique reproduit un air ; le second le ramène à l'écriture mathématique, puisque la même formule peut être énoncée très différemment, voire écrite avec des signes différents. Le troisième est le propre de toute écriture.

En première conclusion, nous pouvons dire que le texte est indépendant de tout support matériel : propriétés acoustiques du milieu, papier, encre, stèle, mémoire même, qu'elle soit humaine ou informatique. Naturellement, il ne peut se passer de tout support matériel, et s'il n'est plus inscrit nulle part, il n'existe tout simplement plus, comme on peut parfois le vérifier à ses dépends; mais il peut indéfiniment se déplacer d'un support à l'autre avec une relative indépendance. Relative, cette indépendance l'est à un constant travail de formalisation.

Il est évident que ce sont ces propriétés mêmes du texte qui font s'éloigner la parole du chant, lui font privilégier le minimalisme de la voix, mais sans pouvoir se détacher tout à fait cependant de sa nature musicale.

« … ce qu'il y a de plus important, de fondamental, ce qui produit l'impression la plus profonde, ce qui agit avec le plus d'efficacité sur notre moral dans une œuvre poétique, c'est ce qui reste du poète dans une traduction en prose ; car cela seul est la valeur réelle de l'étoffe dans sa pureté, dans sa perfection. Un ornement éblouissant nous fait souvent croire à ce mérite réel quand il ne s'y trouve pas, et ne le dérobe pas moins souvent à notre vue quand il s'y trouve… On peut observer que les enfants se font un jeu de tout : ainsi le retentissement des mots, la cadence des vers les amusent, et, par l'espèce de parodie qu'ils en font en les lisant, ils font disparaître tout l'intérêt du plus bel ouvrage. » Gœthe, Poésie et Vérité, cité par Éluard, Donner à voir.


54. À l'époque de l'Esthétique de Hegel, cette indépendance du texte était en complet contraste avec la dépendance de la musique et de la peinture envers leurs instruments ou leurs supports. Si l'écart demeure, il s'est cependant très fortement réduit. Des quantités de techniques ont permis d'emporter la musique sur une bande ou sur un disque ; le tableau, sur une pellicule photosensible.

Un pas décisif a été franchi lorsqu'il fut possible de tout transporter sous la forme de données numériques. Nous sommes là dans l'histoire récente, et même dans la brûlante actualité, et bien peu semblent se rendre compte combien c'est un tournant décisif. Peut-on cependant bien tout emporter ?

Certains déploreront de ne plus sentir, à l'écran, l'odeur du papier fraîchement imprimé. J'ai déjà assez ironisé à ce propos. En tout cas, ne plus sentir l'épaisseur de la pâte peut être préjudiciable pour une peinture, mais aussi bien si elle est parfaitement imprimée sur le meilleur papier. Que dire alors de la perte des profondeurs de la terre et des lueurs vacillantes pour les grottes de Lascaux ?

Or, justement, il est à la racine du travail intellectuel de ne pas tout emporter.

 

La même lune à la fenêtre

mais un rameau d'amandier

et tout est différent.

Écrivait le poète. (Je cite de mémoire.) À lui de savoir ce qu'il retient ou ce qu'il laisse : la lune, le rameau d'amandier, et pourquoi pas le vase, le cri des oiseaux de mer, la brume ou le vent ?

La lune que je vois, la trace mnésique de la lune que j'ai vue, reste de toute façon ce qui me permet de comprendre ce qu'il veut dire, comme la branche d'amandier que je connais ; il n'y a rien de plus à emporter que ce qui me permet de les reconnaître, qui me permet de revenir à l'impression dont je me suis imprégné. Quelques phonèmes me le permettront toujours mieux qu'une image qui, soit comportera trop de détails non pertinents, soit les aura si bien filtrés que sa stylisation troublera mon interprétation.

Ceci ne nous renseigne-t-il pas sur l'art du plasticien ? Le bon plasticien, le bon photographe, savent détourner l'attention des détails non pertinents, les faire participer à la vue d'ensemble, ou, au contraire, faire voir bien plus dans leurs images qu'elles ne contiennent d'informations.


55. Nous produisons du sens dans le monde réel à l'aide de choses réelles. C'est à partir de là que l'esthétique s'adresse à l'intuition et à la perception sensible, plutôt qu'à l'articulation formelle et à l'appui de la raison. Elle n'a pas pour autant besoin d'une « représentation » du type mimesis. En ce sens, l'esthétique serait par essence minimaliste.

Pour le dire en image, le doigt devrait s'effacer au profit de la lune, mais la lune elle aussi devrait s'effacer pour ne plus désigner que ce que le doigt montre. Ceci est rendu très difficile par la profusion de l'imagination. L'esprit recèle des traces mnésiques à profusion, qui ne demandent qu'à surgir à la conscience avec d'autant plus de force qu'elles sont associées à des émotions.

Nous avons deux façons différentes d'interpréter des signes. Soit nous les interprétons dans leur fonctionnement au sein d'un système formel dans lequel ils ne disent rien par eux-mêmes, soit nous les habillons de ces traces mnésiques qui frappent au carreau.

Si je vous parle, par exemple, de trois arbres dans la cours, vous pourrez concevoir seulement un espace indéfini contenant trois items que nous nommerons « arbres »…, et attendre la suite. Il est cependant fort probable que vous allez commencer à habiller ces mots de souvenirs. L'un reconstruira mentalement la cour de son école avec des platanes devant le préau que je n'ai jamais évoqué ; l'autre verra des micocouliers, entendra roucouler des colombes et sentira les cageots de tomates qui se gâtent au soleil.

Selon notre propos, ce travail, ou non, de l'imagination peut ne poser aucun problème. Il peut commencer à en poser si je spécifie par la suite que ces trois arbres sons des acacias et que les embruns ont rongé de rouille les grilles qui ferment la cour. Mes auditeurs ou mes lecteurs devront alors s'empresser de corriger leur image mentale, des souvenirs vont se substituer à d'autres, et si je continue ce jeu-là, ils vont finir par ne plus pouvoir me suivre du tout, ne plus pouvoir trouver la moindre consistance aux scènes que je leur décris.

Que prouve cet exemple ? Un double principe relativement simple dans le fond, bien qu'il puisse paraître contradictoire si on le comprend mal : Il est inutile de fournir des quantités de détails pour accroître l'intuition, quand l'imagination est aussi bien capable d'en revêtir la moindre ébauche ; mais, sachant qu'elle le fera, il est préférable d'orienter cette production dans un sens pertinent, en lui donnant un cadre qui ne soit pas sujet à des constantes variations.

Cette luxuriance de l'imagination fut souvent considérée à tort comme une « puissance trompeuse ». Elle l'est si on la guide mal seulement, comme je viens de le montrer.

 

56. Supposons maintenant que je n'aie évoqué mes trois arbres dans la cour que pour poser une colle. Chaque année, la surface que ces arbres recouvrent de leur ombre double. Sachant qu'ils ont mis quinze ans pour ombrager la moitié de la cour, combien leur faudra-t-il pour que leur ombre en occupe tout l'espace ?

Je me demande qui trouvera le plus rapidement la réponse. Celui qui s'embarquera immédiatement dans une modélisation formelle : Soit une surface contenant… ? Ou celui qui va sentir le murmure des feuilles dans la brise ? Je ne suis pas sûr que ce soit le premier.

 

Le ressort comique de ma devinette repose sur la difficulté de filtrer les informations inutiles pour n'en retenir qu'une : la surface ombragée qui double tous les ans, et qui n'en demandera donc qu'un de plus pour passer de la moitié de la cour à la totalité. L'évidence est si simple qu'il n'est aucun besoin de passer par une quelconque formalisation mathématique. L'intuition suffit, et elle n'a même pas besoin de calcul. Naturellement, si le problème avait été plus complexe, un calcul aurait pu être nécessaire.

Supposons que mon cerveau droit perçoive immédiatement qu'un an suffise, tandis que mon cerveau gauche commence à traduire les données sous la forme d'une équation. C'est à peu près ainsi qu'un scientisme contemporain se figurerait le processus. J'accorde peu de crédit à une telle conception physiologique, mais nous pouvons la prendre comme une métaphore. Mon cerveau droit n'aurait besoin d'aucune construction formelle. Une intuition immédiate, contenant en même temps le problème et sa solution, lui en permettrait l'économie. Mon cerveau gauche pourrait-il pour autant se passer complètement de quelque chose qui ressemble à une telle intuition pour mettre ne jeu des inférences formelles ?

 

Prenons une énigme un peu plus complexe : des robinets, ou des trains qui se croisent. Je me souviens d'avoir fait une expérience étonnante à ce propos. Lors d'un concours, je me trouvais en face d'un de ces inévitables problèmes. Tandis que je lisais l'énoncé, je me souvenais d'avoir appris qu'il existait deux méthodes pour les résoudre, l'une arithmétique, l'autre algébrique. Mon cerveau gauche n'avait pas eu le temps d'aller plus loin que le droit lui soufflait déjà la réponse.

— Comment as-tu fait ? Lui demanda le gauche. Car je ne peux pas écrire ainsi un résultat sans donner de démonstration.

— Débrouille-toi, dit le droit. Moi, j'imagine. Les raisonnements, ce n'est pas mon affaire.

— Aide-moi, voyons, c'est idiot. Dis-moi comment tu as fait.

— Je me suis simplement perçu dans l'un des mobiles, et j'ai considéré le mouvement de l'autre.

— Bien sûr ! Il suffit d'additionner les vitesses, dit le gauche.

— Je n'étais même pas allé jusque là, répondit le droit.

Mes oreilles durent être très attentives pour entendre ce dialogue entre mes deux cerveaux qui ne dura pas le temps d'un murmure.

Les critères de validité

57. De prime abord, les mathématiques et la logique — la logique étant au fond une formalisation du raisonnement sur le mode mathématique — paraissent offrir des critères de validité incontestables, alors que l'esthétique semble n'en connaître aucun.

Si l'on s'y arête, les critères de validité des mathématiques se révèlent bien plus problématiques qu'on ne le croirait d'abord, et, tout particulièrement à cause de la notion de vérité qui leur est consubstantielle. Désigne-t-elle une concordance avec les faits, soit a priori, soit en les induisant, ou une consistance interne, ou encore une concordance avec un monde des idées néoplatonicien ?

 

Le jugement esthétique serait-il lui-même aussi vague et indécidable qu'il le paraît d'abord ? On ne voit pas très bien comment il pourrait ne pas l'être. Or, justement, comme on ne voit pas très bien comment le fonder, on va, en désespoir de cause, chercher du côté des méthodes de valorisation et de promotions socioéconomiques de l'art. On va organiser des prix, instaurer des échelles de valeur, des critères de reconnaissance et de légitimation… qui ne peuvent à terme que se contredire.

Pourtant des travaux scientifiques peuvent aussi bien faire l'objet de prix, de diplômes ou de légitimations diverses, sans que personne n'ait été encore assez stupide pour confondre sérieusement de telles sanctions avec un critère de validité. Il vaut donc mieux, en ce qui concerne l'art en général et la poésie en particulier, ne pas chercher de ce côté là.

 

58. Autant aborder le problème de la façon la plus empirique. L'atelier d'écriture créatrice en est un excellent champ d'expérience.

Quand je fais un atelier, les participants ont souvent tendance à se tourner vers moi pour attendre un jugement, et j'ai tout intérêt à ne pas me laisser trop volontiers investir dans ce rôle. Il est bien évident que le critère de validité d'un texte littéraire est l'effet qu'il produit à la lecture. Plutôt que d'énoncer moi-même un jugement, je préfère donc attirer l'attention de l'auteur sur la qualité d'écoute qu'a produit son texte.

Cette évidente simplicité n'est cependant pas pleinement satisfaisante. Elle est bien trop dépendante de la capacité de lecture ou d'écoute d'un tiers. C'est comme si l'on disait que le critère de validité d'une démonstration mathématique dépendait de son universelle compréhension. Il y en a toujours qui ne comprennent pas.

La validité d'une preuve mathématique n'a rien à voir avec un sondage, une mise aux voix ou une observation psychosociologique. Pourquoi la validité du jugement esthétique ne serait qu'affaire de goût ?


59. On devrait à ce propos questionner les notions de vérité et de beauté. Pourquoi serions-nous aussi sûrs que les sciences aient à voir avec la vérité et l'esthétique avec la beauté ? Certes, ceci est posé dans le principe un peu comme une définition, mais qu'en est il dans la pratique et le discours réels ? Connaît-on beaucoup de critiques d'art qui se satisfassent d'affirmer qu'une œuvre est belle ?

Quant au débat scientifique, on s'y préoccupe plutôt des contradictions internes, de l'efficacité ou de la stérilité des théories ou des modèles, de leur consistance et même de l'élégance (si) des démonstrations. Quand est-il réellement question de « vérité » ailleurs que dans leur vulgarisation ? Dans la pratique, les notions de vérité et de beauté ont des valeurs précises, mais limités et très peu ambitieuses.

Nous voyons très bien si le produit d'une équation est vrai ou faux. "(a+b)2=a2+b2" est faux. Nous pouvons concevoir que l'inattention nous fasse écrire une telle identité fallacieuse, et nous pouvons qualifier de « vrai » celle-ci : "(a+b)2=a2+b2+2ab". Nous pouvons en induire un concept générique de vérité applicable à tous les énoncés du second type, mais rien de plus : pas de vérité avec un V majuscule.

De même, quand quelqu'un nous montre un détail sur une toile en disant « c'est beau, ça », nous pouvons parfaitement comprendre ce qu'il nous montre. Oui, nous comprenons ce qu'il nous montre, justement, mais que comprendrions-nous du mot qu'il emploie ? Il aurait pu, avec autant de succès dire : « c'est super », « c'est méchant », « c'est extra », « c'est trop »… ou, simplement, « Oh ! »

Nous voyons ce qu'il nous montre, et qui n'est pas d'une nature si différente de "(a+b)2". Évidemment, nous pouvons ne pas le voir. Quelqu'un peut ne pas le voir quand on le lui montre. Et qu'est-ce que cela peut bien prouver, puisque celui qui voit ne conserve aucun doute ?


60. La notion d'élégance appliquée à une démonstration, est la plus incongrue, la moins explicable et la moins justifiable dans la pensée scientifique moderne. Ce qu'elle désigne relève à la fois de l'évidence et de l'économie de moyens, mais elle dit bien plus que cela, et qui n'est certainement pas étranger à la production d'un point-aveugle entre mathématique et poétique.

Exercice :

« L'image est une création pure de l'esprit. Elle ne peut naître d'une comparaison mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées. Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l'image sera forte — Plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique… »

Comparons cette phrase de Pierre Reverdy (Nord-Sud - 1918) avec les travaux d'Henri Poincaré, notamment La Science et l'hypothèse et La valeur de la science. Cherchons-y les passages où il privilégie l'idée de force et de fertilité, plutôt que de vérité pour dépasser les tautologies mathématiques, comme Reverdy ignore la notion de beauté, au bénéfice de celle de force.

Montrer comment Poincaré s'appuie essentiellement sur la perception visuelle dans La valeur de la science, La notion d'espace.

Esthétique, technique et lisibilité

61. La plus ou moins bonne connaissance des procédés techniques mis en œuvre dans un ouvrage d'art peut modifier largement le jugement esthétique. Je sais que tout le monde ne l'admettra pas volontiers. On me répondra, ce que je ne conteste d'ailleurs pas, qu'une œuvre doit toucher spontanément sans faire appel à des connaissances. Un philosophe du dix-septième siècle aurait dit aussi bien qu'une démonstration doit faire appel à la raison et à l'observation, et non à un savoir, ce que je ne conteste pas non plus et qui a un air de famille.

J'entends cela, et pourtant une photographie, par exemple, sera regardée différemment par celui qui n'en aurait jamais vu, ou par le photographe averti. Ce dernier verra dans l'image tous les procédés mis en œuvre : rapidité de la pellicule, durée d'exposition, ouverture du diaphragme, retouches éventuelles… Par cette observation, je n'entends pas qu'il n'en aurait pas une vision tout aussi synthétique et immédiate que l'ignorant, mais il ne la verra pas exactement de la même façon. Il aura l'œil du photographe. De la même manière, l'oreille du musicien entend la musique autrement — je ne dis même pas mieux.

En somme, la connaissance que nous avons de procédés et de dispositifs techniques modifie substantiellement notre acuité sensible (et non pas notre seul jugement).


Une telle constatation peut se teinter d'amertume. Misant sur l'intuition directe plutôt que sur l'accumulation des savoirs, voilà que cette dernière prend sa revanche. « Mieux vaut une tête bien faite qu'une tête bien pleine » écrivait Montaigne. Après le mythe de l'érudition s'effondre celui de la raison ou du goût naturel.

Le désespoir succède à l'espoir : l'auteur voit que ses contemporains ne savent pas lire, le mathématicien est stupéfait qu'on ne perçoive pas ses évidences, le musicien se découvre vivre parmi les sourds et le plasticien chez les aveugles. N'y a-t-il d'autre alternative que des têtes trop pleines ou d'autres qui rétrécissent ?

Peut-être pas. Cherchons la réponse dans le problème : la maîtrise de procédés et de techniques accroît l'acuité sensible. Pourquoi alors ne pas diriger cette acuité à son tour vers les procédés et les dispositifs ?


62. Mon travail s'est révélé plus volumineux que je l'aurais cru, pour déboucher sur cette question qui le traverse. Je crains que tout ce qui précède restera nébuleux tant que des réponses claires et pratiques ne viendront l'illustrer.

Je propose d'inaugurer un regard neuf sur les objets produits par l'homme. On s'efforcera d'en négliger les aspects utilitaires et esthétiques. On ignorera aussi leur valeur marchande ou même symbolique. On s'attachera surtout à la technique qu'ils mettent en œuvre.

Tout objet humain est technique, par les moyens mis en œuvre pour le produire, par son fonctionnement ou encore par l'usage auquel il se prête. C'est vrai d'une automobile, comme d'un morceau de musique ou d'un sonnet.

On pourrait dire encore que tout objet humain est de la technique objectivée, qui fait médiation, qui fait véhicule entre celle utilisée pour sa production et celle mise en œuvre dans un usage. On observera alors que tous les objets sont très différents selon leur plus ou moins grande porosité ou étanchéité envers la technique. Certains sont transparents ; d'autres, complètement opaques.

 

Le terme de technologie désigne, généralement à l'insu de celui qui l'emploie, une telle opacité technique. Un objet "technologique" est un dispositif dans lequel les techniques mises en œuvre dans son usage ou ayant servi à le produire sont inaccessibles, ou du moins le paraissent, ou encore sont légalement interdites d'accès.

Dans d'autres objets, au contraire, la technique est immédiatement lisible : j'ai déjà évoqué les trous dans une flute.

Naturellement, tout objet réel suppose l'ajustement de techniques d'origines diverses. Par exemple, un recueil de sonnets fait appel tout à la fois à des techniques de versification, d'impression à l'offset, de PAO, de fabrication du papier, etc.

 

63. La question que je propose concerne cette lisibilité technique, et elle peut se décomposer de diverses façons : La notion d'esthétique n'est-elle pas une façon d'évoquer, tout en l'escamotant, l'intuitivité, et même la lisibilité de la technique ?

Cette lisibilité n'est-elle pas proprement ce qu'on appelle « œuvre de l'esprit », dans le sens où elle peut s'émanciper du dispositif particulier (ce qu'on appelle « support matériel »), et être indéfiniment reproduite ? L'esthétique concernerait alors ce qui est synthétiquement intuitif par opposition à ce qui fait appel à la conception analytique. Et « poétique » désignerait spécifiquement l'intuition synthétique à travers l'interprétation d'un langage.

 

Nous sommes ici assez loin des jeux de langage de la culture et de l'art contemporain. Mon propos me paraît pourtant consistant et aisément intelligible. Les mots tels que je les emploie le sont en tout cas bien plus que lorsqu'ils servent à définir la place de produits culturels dans un marché, et où ils ne veulent proprement plus rien dire.

Après tout, le terme d'art lui-même a toujours été synonyme de technique. La technique alors est double ; elle a un double degré : la technique de rendre la technique sensible, et même lisible. Si la technique accroît l'acuité, et l'acuité l'acquisition de la technique, on peut même y chercher une mise en abîme.




Notes

1< http://jdepetris.free.fr/Livres/mecanique/meca2.html>

2Du Juste et du lointain. <http://jdepetris.free.fr/dujuste/juste.html>

3Fin de la partie publiée dans A TRAVERS CHAMPS 4/5
<http://jdepetris.free.fr/pages/atc/atc4.5.html>

4Site du Mica : <http://thierry.vende.free.fr/mica/accueil.htm>. Pour une théorie de concept : <http://www.cs3i.fr/abonnes/do/concept/concept.htm>.

5Il peut paraître étonnant que les pensées profondes se rencontrent plutôt dans les écrits des poètes que dans ceux des philosophes. […] Il y a en nous des semences de science, comme dans un silex des semences de feu ; les philosophes les extraient par raison ; les poètes les arrachent par imagination : elles brillent alors davantage. Olympiques 1619-1620.

6Par intuition j'entends […] une représentation inaccessible au doute, représentation qui est le fait de l'intelligence pure et attentive, qui naît de la seule lumière de la raison, et qui, parce qu'elle est plus simple, est plus certaine encore que la déduction. (Règles pour la direction de l'esprit, 368)



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