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Esquisses d'une mécanique du sens

    est constitué de notes prises au cours des années 1995-96. La division en chapitres a été réalisée après coup. Le second de ses cinq chapitres a été publié en version abrégée dans À TRAVERS CHAMPS N°4/5 en 1997.

    L'ensemble reste cependant brouillon et contient certainement de nombreuses fautes de toute sorte. Seule la deuxième partie a été un peu plus soignée. On peut la lire ci-dessous.


Esquisses d'une mécanique du sens - Deuxième partie
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© 1997, 2000, Jean-Pierre Depétris
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DEUXIÈME PARTIE







Recherches sur le sens
du point de vue mécanique :
dynamique et statique.





    Où l'on voit que la pensée cherche moins à produire des représentations des choses qu'à utiliser les choses pour produire du sens ; ou encore, qu'elle emploie les choses comme des signes plutôt qu'elle ne donne des signes pour les choses.






    1. On pourrait naïvement penser que le principe du langage consiste à faire correspondre des mots et des choses. À tel mot correspond telle chose, et à telle chose correspond tel mot.
    La signification serait cette correspondance du mot et de la chose. Au mot « stylo » correspond l'ustensile avec lequel j'écris. Le mot « stylo » signifie donc un stylo.
    Le langage nous permettrait donc d'évoquer toute sorte de choses que nous n'avons pas nécessairement sous la main, ou même qui n'existent pas ; d'évoquer toute sorte de situations possibles, et même impossibles.
    Ceci n'est pas strictement faux, mais naïf.

    Le langage est sans doute un instrument merveilleux qui nous permet d'utiliser un univers entier, et même des univers virtuels, sans n'avoir rien ni dans les mains ni dans les poches. Mais quand bien même le langage serait effectivement cela, rien ne nous dirait comment à partir de lui, de ces objets virtuels que seraient les mots, nous pourrions construire des significations ; ou encore : comment nous pourrions dire quelque chose ; dire ce que nous voulons dire.

    Imaginons un magicien aux pouvoirs illimités qui puisse faire apparaître n'importe quoi en n'importe quelle situation mais qui ne parlerait pas notre langue. Croit-on que ce pouvoir lui permettrait de nous faire comprendre tout ce qu'il voudrait nous dire aussi facilement que si nous parlions le même langage ?
    Si le mot vaut la chose, comment nous y prenons-nous pour énoncer du sens avec des choses ?
    À supposer que le magicien ait ce pouvoir, et que son interlocuteur ait le même pour lui répondre, se poserait encore pour eux la question de faire que tout ce bric-à-brac qu'ils seraient capables de susciter s'articule dans un langage ; de faire de cet univers d'objet un langage.
    Il est à noter que nous sommes tous, par moments, dotés de tels pouvoirs magiques ; et cela quand nous rêvons.






    2. À l'abri de la crique, je vois les lointaines crêtes blanches des vagues, et je me dis qu'il fait du vent. Les lointaines crêtes des vagues signifient que le vent souffle ; sont signe que le vent souffle. Les vagues ne sont pourtant pas seulement un signe du vent. Elles sont aussi des vagues. Et le vent n'est pas seulement une signification des vagues.
    Ce que j'essaye d'aborder là, c'est une possible difficulté à faire la part de l'être et du signifier.

    Que les vagues soient signe qu'il y ait du vent n'empêche pas que les vagues soient ; qu'il y ait réellement des vagues, et réellement du vent. Que le vent soit signe qu'il y ait des vagues - car on peut, d'un autre point, sentir le vent et ne pas voir les vagues - n'empêche pas non plus qu'il y ait réellement du vent, et des vagues.
    Est-il possible d'en douter ? Est-il possible de s'égarer sur de telles choses ? Il semble que oui.

    Il est vrai que nous pouvons vivre sans nous poser la moindre question à ce sujet. Nous nous préoccupons plutôt de savoir si nous ne nous trompons pas. Qu'importe ce qu'il en est du signe et du réel : le vent que je sens signifie-t-il que la mer soit démontée ? les vagues que je vois signifient-elles que je ne pourrais pas manger sur le port ?

    2.1. N'y a-t-il pas une similitude, et de là une confusion possible, entre d'une part signifiant et signifié et, d'autre part, cause et conséquence ?
    Le rapport signifiant-signifié est commutatif, pas cause-conséquence.
    De même l'addition est commutative, et la soustraction ne l'est pas. Compare soustraire, abstraire, déduire. La multiplication, qui n'est jamais qu'une somme d'additions du même nombre, est commutative, et pas la division. Compare soustraction et division à analyse, et somme et produit à synthèse.
    Pourtant ces deux rapports sont, dans le cas envisagé, superposés. Il n'y a pas d'une part un rapport de cause et d'effet, et de l'autre de signe et de signifié. C'est plutôt le rapport de causalité qui nous sert ici de rapport signifiant. C'est en tant que vent et vagues sont dans un rapport de causalité que vent et vagues peuvent faire l'un vis à vis de l'autre un rapport de signification.
    Interprétons-nous comme un signe une relation causale, ou percevons-nous d'abord un signe ?
    En règle générale, nous percevons des relations avant de percevoir la nature de ces relations. Il nous faut des chaînes d'inférences pour connaître la nature des relations que nous percevons spontanément.

    2.2. « Le vent donc les vagues », « les vagues car le vent ». D'un point de vue causal, "donc" et "car" ne sont pas interchangeables. Il n'est cependant pas dépourvu de sens de dire : « il fait du vent car il y a des vagues », « il y a des vagues donc il fait du vent ».

    2.3. « Le vent et les vagues », « le vent ou les vagues », « ni le vent, ni les vagues ». Là on ne sait si la relation est dans les choses ou si elle est seulement posée par le locuteur. Elle est en tous cas posée dans les choses.

    Il n'est pas que les conjonctions de coordinations qui marquent des relations, non entre des mots ou des suites de mots, mais entre des choses indépendantes du langage.

    2.4. « Le vent ébranlait le mur comme l'auraient fait des vagues. »
    Nous avons le mot « vent » et nous avons le mot « vagues », cependant, du côté des choses, nous avons bien le vent, mais pas les vagues.
    « Ce vent, on dirait des vagues. »
    Nous sommes à l'abri de la tempête, et quelqu'un dit cette phrase. C'est une phrase que l'on peut très bien dire dans une telle situation. C'est encore une phrase telle que l'on peut très facilement se la dire à soi-même. Mais pourquoi dit-on de telles phrases ?

    « On dirait des vagues », cela ne devrait en principe rien apprendre de plus à celui qui perçoit le vent, et n'a de ce fait nul besoin d'être renseigné davantage. Cependant il ne perçoit pas les vagues ; ce serait expliquer ou décrire le connu par le moins connu.
    Ou encore : « Tu entends le choc du vent ? - Oui. - On dirait celui de vagues. - Comment est-ce celui des vagues ? - Comme celui du vent. »

    Mais est-ce que « ce vent, on dirait des vagues » ne veut-il pas dire quelque chose comme « entend » (« écoute », « regarde », « vois », « sens »...) ?
    Pourquoi alors « entendre le vent » devrait-il passer par « entendre les vagues » ?
    Serait-ce montrer, attirer l'attention, qui serait ici l'essentiel ? Pas exactement.
    Quand tu entends le vent comme si c'était des vagues, l'entends-tu mieux ? Essaye avec autre chose s'il n'y a pas de vent. Tiens, approche-toi de la lampe et dis-toi qu'elle chauffe comme un soleil d'été.
    Que fais-tu alors exactement ? Tu tentes de transposer la caractère d'une chose sur une autre : le bruit du vent, sur les vagues ; la chaleur de la lampe, sur le soleil. C'est à dire que tu sépares le bruit, ou le choc, du vent ; la chaleur, de la lampe.
    C'est un peu comme si l'on t'avait dit : « oublie le vent, n'entends que le bruit ».

    N'est-ce pas comme si je voulais t'apprendre à prononcer le son « aï » dans dying, et que je te dise « c'est comme dans le français "ail" » ?

    2.5. « Le feu dans la cheminée, on dirait un chat qui ronronne. »
    Voilà deux réalités qui s'accordent bien : un feu dans la cheminée fait volontiers penser à un chat qui ronronne, et inversement. Il ne s'agit pas de les accoler, de les mêler, mais de les superposer, et de ne garder que ce qu'elles ont de commun : le ronronnement. Mais bien sûr, il s'agit de faire passer l'impression du chat ronronnant à celle du feu.

    Ce déplacement d'une réalité à l'autre, qu'elles soient toutes les deux actuelles, ou virtuelles, ou l'une actuelle et l'autre virtuelle, est un phénomène essentiel du sens. C'est ce déplacement, et pas un autre, qui est la clé de voûte de l'énonciation. (Non pas un quelconque déplacement du signifié au signifiant, de la chose au concept, du concept au signe...)
    Tout l'appareillage sémiotique est mis en œuvre autour de ce déplacement de réalité à réalité ; qui ne quitte pas le réel, le monde des choses, sinon s'évanouit.






    3. La perception que nous avons du monde nous serait donnée par nos organes sensoriels. De là, nous nous autorisons à dire extérieur le monde, et intérieure notre représentation sensorielle.
    Pourtant je n'ai aucune perception, aucune intuition directe de ce double monde et de cette relation entre un extérieur et une image intérieure. Même l'image perçue les yeux fermée n'a aucun caractère intrinsèquement intérieur. (Plutôt me semble-t-il y « plonger », comme on dit « plonger dans le sommeil ».)

    Cela pourrait être l'effet d'un « oubli », l'effacement de cette séparation par le fruit de l'habitude - cette habitude qui me fait déplacer un curseur sur un écran à l'aide d'une souris avec la même facilité que j'y déplacerais mon doigt. Que cela soit possible est justement très intéressant.
    Le concept d' « âme », tel que l'emploient Aristote ou Descartes 1 , est ici parfaitement pertinent. On a tort d'abandonner l'âme à la métaphysique, si ce n'est à la théologie. On aurait tort de confondre l'âme avec l'esprit, ou avec le psychisme ; plus encore de l'opposer au système nerveux ou neuronal.

    Comment le corps produit des sensations est sans doute une question insoluble, car ces sensations participent aussi bien à la production du corps.
    On pourrait encore se demander comment un corps produit de l'énergie, alors que ce corps n'est rien d'autre que l'actualisation de ces énergies. Le moindre caillou est l'actualisation de forces impliquant l'univers entier. Et cela sonne un peu comme « en lui-même il n'existe pas ». Mais nous dirions que l'univers entier « n'existe pas » si, de proche en proche, nous étendons cette observation à toute existence.
    Or sur la mer je vois la barque qui tout les matins vient lever ses filets.

    Chaque nouvelle génération croit avoir trouvé le passage du nerveux au cognitif. Chaque époque nouvelle croit trouver dans l'organique la clé d'un pur monisme, et ne fait qu'alimenter un dualisme du corps et de l'esprit. L'expérience de l'âme est pourtant la plus immédiate et la plus simple que nous ayons. « Video ergo sum ». La sensation est là, en amont de toute signification. (Sans doute de toute cause.)

    3.1. Le réel n'a aucun sens. Cette remarque est bien sûr grammaticale.
    Le réel est par définition antérieur à toute signification. Il va de soi qu'une signification peut être donnée après coup à toute réalité - toute sorte de signification.

    On peut se demander si le réel est aussi antérieur à toute sensation. (Cette question est encore grammaticale.)
    Il y a peu de sens à supposer le réel transcendant à toute sensation. Comme si nous croyions un calcul imprécis parce qu'il serait fait avec des chiffres arabes, ou encore des chiffres indiens ; ou encore seulement parce qu'il dépendrait de signes. Comme si « voir la lumière » signifiait qu'elle n'éclaire rien, et qu'on ne voie rien d'éclairé.
    Derrière l'apparence (l'apparition) il n'est pas de raison de supposer quoi que ce soit ; de supposer un « derrière », un « dedans ».
    Ce « dedans » ne saurait être que de la pensée, de l'intellect. L'esprit « creuse ». Cependant le réel est d'abord dépourvu de signification. Il est avant, ou après, toute signification. C'est là un caractère essentiel du réel.
    Est-ce dire que la sensation aussi serait toujours antérieure à toute signification ?

    3.2. L'âme travaille. Il est impossible de penser l'âme sans penser le travail. L'âme est l'objet d'une mécanique ; certainement pas d'une métaphysique. Sur cette voie, nul n'a encore osé aller beaucoup plus loin que Descartes. (Même pas Wittgenstein.)

    3.3. L'âme : perception et motricité.
    « Moteur » et « travail » sont intimement liés. Mais ni travail ni moteur ne supposent nécessairement une perception. Pourtant, il y a échange, et l'on n'hésite pas à parler de communication, d'information, de message pour de pures transformation mécaniques et chimiques liées par des chaînes causales. Un seuil qualitatif nous embarrasse : où (quand) apparaît une perception ?
    Mais peut-être nous égarons-nous à chercher la perception quand nous devrions plutôt nous interroger sur le perceptible.

    La neurologie et la psychologie croient étudier la perception où elle ne rencontrent que le perceptible.
    Dans notre cornée, notre nerf optique, nos neurones, nous ne discernons que du perceptible, jamais de la perception. - Qui voit ? Notre œil ? Notre cerveau ? Qui sait répondre ? - « Nous » voyons, c'est tout. Dans nos organes, n'est que du perceptible : du mouvement.
    Mais le perceptible est déjà bien en amont de nos organes. Le reflet sur la vitre n'est en rien différent de ce qui se passe dans notre œil.
    Notre œil ne fonctionne pas différemment d'une lunette ; notre cerveau, d'un lecteur de disque compact. Si nous ne savons pas comment nous voyons sur un écran, il est peu probable que la neurologie nous enseigne comment nous voyons avec notre corps.
    Nous n'avons d'ailleurs nul besoin que cela nous soit enseigné pour le faire. La seule chose que nous ayons dû apprendre, c'est au contraire à faire des radios, des ordinateurs, des transistors, des commandes numériques...

    3.4. « Comment le perceptible surgit-il ? » - cela ressemble à : « comment les choses viennent-elles à l'existence ? » Et cela pourrait s'entendre comme si elles sortaient d'un au-delà. Mais à y regarder de près, elles surgissent plutôt d'un travail.

    3.5. Dans les images que je vois les yeux fermés, à l'orée du sommeil, ce qui me frappe, c'est la profusion. C'est pourquoi je les place du côté du réel. Le réel est profusion ; inépuisable profusion. C'est aussi pourquoi il n'a aucun sens. La signification suppose une limite à la profusion.
    « Compte les arbres le long du chemin que tu rêves - Bien sûr que je peux les compter, et les branches de chaque arbre, et les feuilles de chaque branche, et chaque nervure... »
    C'est ce qui distingue une impression d'une représentation : la profusion inépuisable des détails.

    La peinture impressionniste :
    L'impressionnisme peint l'impression, pas la représentation. Je vois plus qu'il n'est peint sur la toile. Impression soleil levant de Turner : observe bien ce qui est réellement peint sur la toile, et compare avec ce que tu vois. (Certes ce n'est qu'une peinture, et la profusion n'est pas illimitée.)
    Une autre peinture pourrait ne nous donner à voir que ce qui est réellement représenté, et cela même si l'artiste peut être dit « un bon dessinateur ».






    4. Personne ne semble avoir remarqué combien l'idée de travail et l'idée de mystère sont proches et concurrentes. Comme la lune et le soleil, elles se fuient ou bien s'éclipsent.
    Le mystère recouvre toujours un travail (Eleusis, Cérès, Coré), et le travail recèle un mystère.






    5. Qu'appellerait-on « lire », pour un langage qui ne serait que graphique ? Pourtant il n'est pas douteux qu'on pourrait lire un tel langage ; mais pas le prononcer.
    Comment, pour un tel langage, pourrait-on par exemple répondre à la demande : « lis-moi ce qui est écrit là » ?
    On pourrait toujours traduire le langage graphique dans un autre langage, qui serait oral. C'est, très banalement, ce que nous faisons lorsque nous lisons des formules mathématiques ou logiques.
    C'est ainsi que nous faisons quand nous les lisons à (pour) quelqu'un. Mais si nous les lisons pour nous-mêmes ? Si on les lit « intérieurement », doit-on aussi les « traduire », ou les lit-on, pour ainsi dire, spontanément ?
    En ce qui me concerne, je suis incapable de comprendre la moindre équation sans la prononcer mentalement. Mais je ne suis ni logicien, ni mathématicien. La pratique fréquente d'un langage exclusivement graphique peut-elle entraîner l'économie de toute prononciation mentale ? Est-ce que seuls les yeux et la main pourraient y suffire ?
    « 5+2=7 » Est-ce que je puis seulement « voir » sans « entendre » ? J'observe ici - et c'est une remarque importante - que « lire » est un verbe qui s'applique aussi bien et sans distinction à la vue qu'à l'audition.

    Quand je lis « 5+2 », puis-je seulement voir sans ne rien entendre ? Voilà une question à laquelle il est très dur de répondre. Et d'abord, voir quoi ? Voir « 7 » ? Est-ce que je vois « 7 » sans (devoir) entendre « cet » ?
    Et si, au contraire, j'entends prononcer « cinq et deux », est-ce que j'entends « sept » ? Est-ce que je peux entendre « sept » sans ne rien voir ? Mais que s'agit-il de voir ou d'entendre exactement ? Entendre « cinq et deux font sept », est-ce la même chose qu'entendre « sain quai de foncette » ?






    6. Dans la mécanique tout peut être ramené au poids et au mouvement. Le poids lui-même peut être ramené à un mouvement arrêté : un équilibre. Balances, règles, horloges : tout en mécanique peut-être mesuré par ces trois instruments. (Tout autre instrument n'étant qu'une forme particulière ou combinée de ces trois.)
    Toutes les lois de la mécanique peuvent s'appliquer, sans grande modification, de la physique à la biologie. Mais les impressions des sens, les représentations, les perceptions deviennent essentielles pour tout travail musculaire. On sait appliquer la mécanique à une activité animale purement motrice, mais certainement pas sensorielle.
    Et pourtant, activités motrices et sensorielles sont à peine différenciables chez l'animal - plus généralement dans le vivant. (Même si l'on ne peut proprement parler de sensation pour le végétal, on ne peut non plus ramener les mouvements et les orientations de la vie végétale à de simples déterminations causales.)

    6.1. On pourrait se demander quel intérêt il y aurait à étendre les lois de la mécanique à la sensation. L'intérêt, ce serait bien sûr d'avoir des lois. Des lois pour quoi faire ? Et qu'est-ce qui me permet de dire que nous n'en avons pas ?
    Et d'abord, qu'est-ce qu'une loi ?
    Nous parlons de loi lorsque nous arrivons à décrire un phénomène en nous passant de l'idée d'un sujet agissant. C'est pourquoi lorsque nous cherchons à énoncer des lois de la sensation, de l'intellection, de la représentation ou de la cognition en général, nous ne faisons que poursuivre l'horizon. Nous ne pouvons espérer trouver de loi qu'au perceptible, à l'intelligible,... etc. (Des lois de la perception, de l'intellection... devrait énoncer comment rendre perceptible, intelligible...)
    Et en quoi cela nous est-il utile de décrire un phénomène en nous passant de l'idée de sujet agissant ? - Eh bien tout simplement à nous en servir ; à devenir ce sujet agissant, qui va utiliser ce phénomène sans sujet.

    6.2. Il y a là un écueil : dès que nous parvenons à donner à un phénomène des lois et des mesures, nous tendons à lui croire un « supplément de réalité ».
    A travers la loi et la mesure, le phénomène est devenu objectif : il n'est plus qu'objectif, dépouillé de toute action d'un sujet. En quoi cela le rendrait-il plus réel ? Et pas le contraire ?
    Comme si objectif était synonyme de réel, et subjectif d'illusoire.
    Et cela est un préjugé trompeur qui nous fait perdre tout le bénéfice de la loi. Une réalité objective est une réalité rendue à la merci de qui en connaît la loi.






    7. - Tu as lu La Logique de Hegel, eh bien parle moi de la théorie de la mesure.
    Il se peut que je sois de but en blanc devant un trou noir. Il se peut encore que des éléments me viennent de manière désordonnée, comme des pièces d'un puzzle, et, pièce après pièce et de plus en plus vite, que tous les détails reviennent les uns à la suite des autre.
    « Te souviens-tu du Tombeau d'Edgar Poe ? - Je le sais par cœur. - Alors dis-moi le second quatrain. » Et je dois réciter mentalement le premier quatrain.

    - Quand tu t'interroges sur La Logique, un certain temps t'est nécessaire pour que tu parviennes à retrouver ce que tu as lu. Comment t'y prends-tu alors pour réveiller ta mémoire ? Où vas-tu chercher tes souvenirs ?
    - Je n'en sais rien. Viennent d'abord des éléments épars. Par exemple : je me souviens que Hegel joue sur le terme Grund (fondement, fond, profondeur, abîme). (Me reviennent aussi à l'esprit des impressions de la calanque de Port Miou, près de Cassis, là où est une carrière abandonnée.) Peu à peu, les éléments épars s'étayent.
    Comme un avion décolle. Il va se placer en bout de piste et prend lentement son élan, puis ses ailes le portent. Mes souvenirs prennent de la consistance comme l'air sous les ailes de l'avion. La force portante est fonction d'un mouvement, d'une accélération, pas d'un seul rapport de densité.
    Voler, se sentir léger : on associe souvent vol et légèreté. Pourtant, qui est monté dans un avion, un hélicoptère, a fait du parachute ou du delta plane, ne décrit pas son expérience en termes de légèreté. L'expérience du vol est très semblable à celle de la vitesse : on ne se sent pas plus léger, c'est l'air qui devient plus lourd ; et ce n'est pas du tout la même chose. Et cela n'est pas entièrement étranger à l'expérience de la mémoire, ni plus généralement de la pensée.

    7.1. Plus nous allons vite, plus l'air devient dur. Au repos, l'air n'a pour ainsi dire aucune existence pour nous : inodore, invisible, impalpable... Portant peut-être des odeur, des images, des sons, mais n'en générant aucun.
    Si nous agitons vivement les bras, nous sentons alors nettement une force résistante, et si nous prolongeons notre membre d'une baguette ou d'une canne, nous l'entendrons siffler.

    7.2. Le mouvement durcit l'air, mais la raison a montré qu'elle avait du mal à concevoir le mouvement de la pensée : à concevoir cette consistance que le mouvement de la pensée fait naître
    Il y a pourtant une solution de continuité entre les deux : la sensation, qui tout à la fois provoque, guide, et dépend du mouvement, et la pensée, qui est bien autre chose qu'une sensation et n'est pourtant jamais entièrement séparable de la sensation.

    Tout le problème de l'esprit est de donner à la pensée cette même force résistante que l'air sous le mouvement.






    8. Descartes parle constamment de mouvement, ou encore de déplacement, concernant la pensée. Le mouvement, chez Descartes, est orienté du « simple » au complexe ; de « l'absolu » au « relatif ». (Mouvement de déploiement du simple, de synthèse du complexe.)
    On ne doit pas se méprendre sur le terme cartésien d'absolu. « Absolu » est presque synonyme de « simple » : l'absolu est dépourvu de « relation » ; l'absolu est ce qui se conçoit ou se perçoit sans médiation, et le relatif, ce qui se déduit. L'absolu se conçoit par intuition, le relatif par déduction.

    8.1. Déduction ou induction ?
    Comment dire si l'intuition touche au général ou au particulier ? « L'universel est plus absolu que le particulier, puisqu'il possède une nature plus simple, mais on peut le dire plus relatif que ce dernier, puisque son existence dépend des individus... » (Règle VI - 382).Alors comment dire si l'inférence vers le relatif est déductive ou inductive ?
    C'est là un exemple du renversement radical qu'opère Descartes dans la logique classique. Mais on aurait tort de croire qu'il y ait une logique classique, disons « aristotélicienne », avant Descartes, et une logique moderne, disons « cartésienne », après. L'œuvre de Descartes, et celles qu'il a inspirées ou influencées (Spinoza, Leibniz,...) ont profondément ébranlé l'ancienne logique, - qui d'ailleurs n'avait d'aristotélicienne que le nom - sans véritablement faire accepter le renversement qu'elles instauraient. Pour l'essentiel, la méthode cartésienne pourrait tout aussi bien renverser la pensée moderne, pour peu qu'on la prenne en compte.

    8.2. La méthode cartésienne.
    Toutes les sciences ne sont en effet rien d'autre que l'humaine sagesse, qui demeure toujours une et identique à elle-même, quelque différents que soient les objets auxquels elle s'applique, et qui ne reçoit pas d'eux plus de diversité que ne reçoit la lumière du soleil de la variété des choses qu'elle éclaire... (Règles pour la direction de l'esprit, 360)
    Cette phrase est bien plus étonnante qu'une lecture superficielle pourrait le laisser croire. Personne avant le dix-septième siècle n'avait encore dit cela en occident (qui par la suite a d'ailleurs repris cette idée ?) : l'esprit humain est posé explicitement comme le foyer lumineux, et non pas comme le réceptacle d'une quelconque lumière qui lui viendrait des « objets auxquels elle s'applique », d'une « réalité » quelconque ou de quelque source transcendante.

    Il faut remarquer, en outre, que les expériences que nous avons des choses sont souvent trompeuse, mais que la déduction, c'est à dire la pure et simple inférence d'une chose à partir d'une autre, peut sans doute être manquée si on la voit mal, mais ne peut jamais être mal faite par un entendement doué de raison... (Règles pour la direction de l'esprit, 365)

    L'expérience n'est pas fiable, mais « la pure et simple inférence », si.
    Cette « pure et simple inférence » est très semblable à une expérience sensible. En quoi est-elle ou non une « expérience » ? En quoi est-elle ou non « sensible » ?
    Par intuition j'entends [...] une représentation inaccessible au doute, représentation qui est le fait de l'intelligence pure et attentive, qui naît de la seule lumière de la raison, et qui, parce qu'elle est plus simple, est plus certaine encore que la déduction. (Règles pour la direction de l'esprit, 368)
    Intueri, du verbe intueor, eris, eri, itus sum, dép. tr. 1° Regarder attentivement, observer. 2° Considérer, faire attention à, songer. 3° Etre tourné vers. Intuitus, us, m. Vue, regard.

    L'homme ne connaît les choses naturelles que par analogie avec celles qui tombent sous le sens. Et nous considérons même comme ayant philosophé avec le plus de vérité celui qui a pu, avec plus de succès, assimiler les choses cherchées à celles qui sont connues par le sens. (Olympiques 1619-1620)

    Le mot clé est « assimiler ». Il est ici question de métaphore juste, d'image juste. D'où le glissement quelque peu ambiguë de « sens » - le sens, les sens. Connaître la vérité est d'abord la rendre sensible (« intuitionable »).

    Il peut paraître étonnant que les pensées profondes se rencontrent plutôt dans les écrits des poètes que dans ceux des philosophes. [...] Il y a en nous des semences de science, comme dans un silex des semences de feu ; les philosophes les extraient par raison ; les poètes les arrachent par imagination : elles brillent alors davantage. Olympiques 1619-1620

    Descartes ferait-il plus confiance à l'imagination qu'à la raison ? Dans les Règles pour la direction de l'esprit, il associe encore le mouvement de la pensée à celui de l'imagination :
    [...] Il faut prêter aux faiblesses de la mémoire le secours d'une sorte de mouvement continu de la pensée. Si donc, par exemple, j'ai commencé par reconnaître, grâce à des opérations distinctes, quelle est la proportion qui existe entre les grandeurs A et B, ensuite entre B et C, puis entre C et D, et enfin entre D et E, je ne puis m'en faire une idée précise à partir de celles que je connais déjà, à moins de me les rappeler toutes. Aussi vais-je les parcourir plusieurs fois par un mouvement continu de l'imagination, qui voit chaque terme par intuition en même temps qu'elle passe aux autres, jusqu'à ce que j'ai appris à passer si rapidement de la première proportion à la dernière que je ne laisse presque plus aucun rôle à la mémoire et qu'il me semble avoir une intuition simultanée de tout ; de cette manière, en effet, tout en aidant la mémoire, on remédie aussi à la lenteur de l'esprit, et l'on accroît dans une certaine mesure sa capacité. (Règles 387-388)

    Cette méthode ressemble donc à ceux des arts mécaniques qui, loin d'avoir besoin du secours des autres, enseignent eux-mêmes comment il faut fabriquer les instruments qui leur sont propres. (Règles 397)

Et Descartes précise :
    Si l'on voulait en effet pratiquer l'un d'eux, l'art du forgeron par exemple, sans disposer d'aucun instrument, il faudrait commencer par se servir comme enclume d'une pierre brute ou de quelque bloc de métal non dégrossi, prendre un caillou en guise de marteau, assembler des morceaux de bois en forme de tenaille, et se monter, selon les besoins, un arsenal d'autres instruments de ce genre ; ceux-ci une fois préparés on ne tenterait pas sur le champ de forger à l'usage d'autrui des épées ou des casques, ni quelque autre des objets que l'on fabrique en fer, mais avant toute chose on fabriquerait à son propre usage des marteaux, une enclume, des tenailles, et le reste des outils nécessaires.

    « Cette méthode ressemble donc à ceux des arts mécaniques » : Elle se distingue encore par là de la "dialectique" (c'est à dire, pour Descartes, de l'analytique aristotélicienne). Elle s'en distingue ici précisément en prétendant s'appliquer à elle même : en faisant que ses outils et son objet ne soient pas choses distinctes.
    Dans une telle méthode, buts et moyens se confondent. Toute la rigueur aristotélicienne tenait à éviter cette confusion. Justement, comment la méthode cartésienne peut-elle éviter la pure et simple confusion ?
    On pourrait dire aussi que Descartes substitue à la méthode analytique d'Aristote une autre, synthétique. En cela, l'un et l'autre conservent une place déterminante dans l'histoire des idées.

    8.3. Descartes ignore le concept de travail, pourtant il saisit le travail (le comprend). (Voir sa Mécanique.) Il parle de l'âme, de l'esprit, de l'entendement comme travail... mécanique. (Ou se situe le travail ? Qui exerce le travail, et qui, ou plutôt quoi, subit un travail ? C'est la question sous-jacente de son apparent dualisme.)
    Evidemment il loupe son projet. L'outillage conceptuel lui manque. Personne par ailleurs ne vient après lui combler les lacunes ; personne ne perçoit la brèche ouverte : la possibilité d'entrevoir une continuité entre perceptible et intelligible. Entendons bien une solution de continuité pratique, pas de l'ordre d'un « comment je vois le monde ».2
    Aussi le dualisme que Descartes exprime parfois dans les termes les plus grossiers, ne tient pas. Le vrai dualisme ne consisterait d'ailleurs pas à séparer corps et âme, mais matière et mouvement ; immobilité et mouvement.






    9. A propos d'une nécessaire distinction entre « inconscient » et « insu ».

    Une séance d'atelier d'écriture :
    Je donne la consigne de rédiger successivement : 1) Une courte mais minutieuse description d'un lieu qui nous est familier. 2) Un bref échange de paroles amusant, tenu dans un lieu public. 3) Un proverbe, un aphorisme, une devise de son invention. 4) La description attentive d'une chose quelconque mais précise. 5) Une courte méditation. 6) Le rapide panégyrique d'un personnage, célèbre ou non. 7) Le récit d'une rencontre qui nous fut décisive. 8) ...
    Toutes ces consignes sont inscrites sur des feuilles libres pliées que l'on tire au hasard (on pioche encore quand on tire deux fois la même). Je précise bien que la consigne est aussi, est d'abord, formelle : un souvenir est un récit au passé à la troisième personne, etc...On ne s'arrête que lorsque chacun a au moins rédigé trois courts textes.
    Il est très probable qu'il y aura dans chacune de ces séries une certaine suite dans les idées qui se sera imposée à l'insu de leur auteur.
    L'auteur découvre cette suite d'idée après coup. On pourrait dire alors qu'il en « prend conscience ». Mais qu'est-ce que cela voudrait dire qu'avant qu'il n'en prenne conscience elle était « inconsciente » ?
    De l'application des consignes on peut observer que (i) plus la suite d'idée est ferme et manifeste, plus (ii) elle s'est faite à l'insu de son auteur qui la découvre avec étonnement en relisant, et plus (iii) elle lui saute aux yeux avec évidence ; ce qui se manifeste en particulier en ce qu'il est le premier à s'en apercevoir, à en déceler toutes les subtilités, et même à être en mesure de la poursuivre.
    Il est alors manifeste que l'insu ne suppose aucune résistance de la conscience : moins la conscience résiste, plus l'idée se poursuit à notre insu.

    Autre observation en ce qui concerne la faiblesse de la suite d'idée, et même son absence : moins il y a de suite dans les idées, plus il y a unité formelle de l'ensemble des textes. Cela peut aller jusqu'à la pure et simple ignorance des consignes : le texte se tient, mais pas les idées.
    Plus il y a unité entre les fragments, moins il y a de suite dans les idées, et en fait, moins il y a d'idée.

    Ne pourrait-on en inférer qu'une certaine unité du style, du récit, du temps, du lieu, du raisonnement, de l'intention,... bref de ce qui constitue une certaine cohérence formelle, serait une résistance à l'enchaînement de nos idées se faisant à notre insu ? Justement, une résistance de l'inconscient ?

    9.1 Ici le malentendu entre Freud et Jensen (délire et rêve dans la Gradiva de Jensen) pourrait être éclairant : la confusion entre inconscient et insu est alors manifeste. Cette confusion traverse aussi bien toute la démarche surréaliste.

    9.2. La notion de « travail » pourrait là encore être empruntée à la mécanique. Au travail moteur de l'insu correspond le travail résistant de l'inconscient.
    Le travail de l'inconscient serait essentiellement un travail résistant. 3
    Je rechercherais ici une possible translation de la résistance de la conscience à la consistance de l'insu. Cette translation dépendant peut être seulement de la suppression d'une rigide articulation rationnelle. Défaire les enchaînements formels pour ouvrir le passage à la suite des idées.

    9.3. Un autre atelier :
    On part promener dans la nature (en l'occurrence, à Marseilleveyre). Arrivé dans un lieu propice, on s'installe. Je demande alors d'imaginer des scénarios que le lieu pourrait inspirer.
    Par exemple : (i) Une grotte au pied d'une falaise, le caractère sauvage du lieu, évoquent des hommes préhistoriques. (D'autre part, nous ne sommes pas loin de la grotte au dessous du niveau de la mer, découverte récemment dans la calanques.) (ii) Des murs cassés, une maison en ruine évoquent la seconde guerre mondiale. (Nous savons par ailleurs la présence de nombreux blockhaus près du rivage.) (iii) On pense aussi aux romans et aux films de Pagnol, de Giono ; à Daudet... (iv) Un pin, en plein à-pic d'une falaise blanche évoque la peinture chinoise. (v) Les constructions modernes dans un lointain vallon (Luminy ?) au sein d'un immense paysage sauvage évoquent la science fiction. (vi) On pense aussi à la Grèce antique, (vii) aux Westerns : roches pelées, sable...
    On observe comment l'évocation de chacun de ces imaginaires change absolument tout dans la paysage, sans que rien n'y soit proprement changé.
    Je donne alors la consigne de décrire le lieu - ce même lieu - à travers ces différents imaginaires. Il est bien précisé qu'on ne décrit rien d'autre que ce qui s'offre à la vue autour de soi, sans ne rien dire de l'imaginaire qui l'induit.
    (Exemple d'une exécution de la consigne par un jeune élève : « Du sable comme si la mer s'était retirée, une falaise abrupte, des roches de forme grossière, des grottes encastrées dans la falaise, abris naturels, de la terre friable, riche de fossiles et de silex, et là un rocher droit de la forme d'une tête regarde la mer tel une idole taillée simplement à l'image de l'homme. La vallée encaissée fait un abri naturel du vent et de l'agression des éléments... »)

    9.4.

    « Il regardait la femme descendre vers la plage.
    Dans son esprit trottaient des images de roman d'espionnage. (A d'autres moments il y en avait eu d'autres : terres lointaines et mystérieuses, galères barbaresques, débarquement allié, arrivée des trois Maries, guerriers antiques dans leurs trirèmes, pêcheurs provençaux...)

L'image ne vaut
Qu'en ce qu'elle n'est pas la bonne.

    Pensa-t-il.
    Il savait que l'esprit se consume dans la réalité pure, comme les corps dans l'oxygène. » 4

   10. La mécanique est la science du mouvement. Je pourrais emprunter toutes ses notions à la mécanique, et pas seulement celles de travail, de moteur et de résistance, mais aussi celles de volume, densité, masse, déplacement, orientation, accélération, force, puissance...Les concepts clés sont force, travail et puissance.
    J'associe le travail de l'inconscient à un travail résistant ; le freudisme associe d'ailleurs « travail » à « inconscient », et associe « inconscient » à « résistance », mais n'associe pas explicitement « travail résistant » à « inconscient », il fait plutôt de la cure un travail sur la résistance.
    Pour le freudisme, le travail de l'inconscient est aussi bien résistant que moteur. (L'inconscient (se) fraye un chemin (bahnen, bahnung).)5
    Cependant c'est la pensée qui se fraye un chemin, consciemment ou pas, à notre insu ou pas.Or, si ce chemin n'allait pas d'un imperceptible à un perçu, d'un inconcevable à un conçu, il n'y aurait tout simplement pas de pensée.
    On peut se demander ce que serait une pensée qui n'aurait ni inconscience ni insu. Disons « une pensée statique ». En quoi serait-elle une pensée fût-ce inconsciente, ou insue ? En quoi seulement serait-elle ? (L'aimant attaché à un bâton.)

    10.1. La carotte et le bâton : On attache une carotte à un bâton, et on le tend devant les yeux d'un âne attelé. Il avance pour attraper la carotte et entraîne l'attelage tout en poussant la carotte devant lui. (Est-ce que ça marche ?)
    L'aimant et le bâton : on attache un très puissant aimant à une poutre fixée sur une voiture métallique. Est-ce que la voiture avance, entraînée par l'aimant ?
    On est sûr ici que ça ne marche pas : voiture et aimant constituent un ensemble homogène que traverse un champ de force qui ne produit aucun travail sur cet ensemble.

    L'animal avance vers la carotte, qui s'éloigne. Jusqu'à quel point l'animal passera-t-il de l'impression de se déplacer vers la carotte à l'impression de déplacer la carotte ?
    Ce n'est pas là une question d'intelligence, ni même de représentation : sinon la voiture à laquelle est attaché un aimant devrait être considérée comme plus intelligente que l'âne, et même que l'homme.
    « La voiture sait immédiatement qu'il ne lui sert à rien de s'avancer en direction de l'aimant. » Et cela peut nous dire que « savoir immédiatement » est une contradiction dans les termes.
    L'animal ne sait pas immédiatement qu'en se déplaçant en direction de la carotte, il déplace la carotte. Il ne peut le savoir qu'en se déplaçant.

    10.2. En quoi un équilibre de force serait-il un mouvement ? Fût-ce à le dire un mouvement virtuel, éminent ?
    Sans doute tout équilibre de force peut-il passer au mouvement, mais quel mouvement ? On peut penser au dispositif : la détente d'un fusil, par exemple. La détente du fusil est un dispositif de forces tout prêt à accomplir des mouvements parfaitement déterminés. Quelque chose de tout semblable est disposé dans la calculette, ou dans le logiciel. Cependant le mouvement qui va actionner le dispositif lui vient du dehors ; lui est apporté de l'extérieur. (Et dans ce cas, il n'est pas du tout fallacieux de parler d'intérieur et d'extérieur.)






    11. La consistance.
    La notion de consistance est, elle aussi, essentielle et complémentaire à celles de la mécanique. Consistance est un concept mathématique.
    Entre mécanique et mathématiques : la géométrie. Qu'est-ce que connaître les mathématiques, la géométrie, la mécanique ? En général, c'est la capacité à jongler avec un vocabulaire ; un vocabulaire particulier. Que serait jongler avec du vocabulaire en général ?

    11.1. Le rapport entre logique et poésie n'est peut-être pas évident pour tout le monde. Sans doute manque-t-il un troisième terme pour que cette relation devienne manifeste : celui de consistance.
    Les mathématiciens ont une idée très claire de la consistance - l'idée du moins en est claire, si les théories ne le sont pas toujours nécessairement. L'idée d'une « consistance de la poésie » est beaucoup moins claire, même si l'on pressent que la poésie suppose elle aussi une consistance à la fois toute semblable et toute différente de celle des mathématiques.
    Il est vrai qu'on ne saurait pas dire clairement ce qu'est la poésie. Peut-être sait-on bien ce que sont les mathématiques parce que l'on sait ce qui en fait la consistance, et ne sait-on pas ce qu'est la poésie parce qu'on ne sait pas ce qui fait la consistance de la poésie.
    Et si la consistance de la poésie n'était rien d'autre que celle de la langue naturelle, de la langue ordinaire ? Ce n'est là que déplacer la question, mais la déplacer de manière à lui donner une visibilité nouvelle.

    11.2. Il y a sans doute des problèmes auxquels on ne peut donner d'autres solution que « comment on fait ». Ces réponses, que l'on pourrait dire pratiques, n'en font pas pour autant des problèmes pratiques. Ou plutôt ce n'est pas le pratique qui devient essentielle.
    Relisons les objections de Hobbes aux Méditations de Descartes à la lumière des questions de Austin. Qu'est-ce qu'une idée, une pensée, une image ? - Dis-moi comment tu t'en sers. Non pas seulement comment tu te sers des mots quand tu parles, mais à quel autre usage, au-delà du langage, te servent-ils. Que fais-tu à l'aide des phrases que tu construits ?
    Le problème prend tout son sens du « comment on fait », sans lui ne laisserait aucune prise, même si le problème n'est pas exactement celui du « comment on fait ». (Cette remarque pourrait suggérer une bonne définition de la science.)






1) Je ne dis pas ici qu'ils emploieraient de la même façon ce concept d'anima et de psychée.

2) A ce compte, Hegel poursuit bien l'œuvre de Descartes, mais avec un bien moins grand soucis de pragmatisme.

3) Même si ce n'est cependant pas l'inconscient lui-même qui résiste.

4) Contes du Sud-Est, conte LIV, paru dans Banana Split N° 16 1986.

5) Pour Freud, ce n'est pas l'inconscient qui résiste mais le moi.






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