-->
Mon logo

Jean-Pierre Depetris

Comme un vol de migrateurs


-->

Carnet dix-neuf
Des chiffres et des lettres

Le 23 octobre

La révolution littéro-numérique

Je ne sais qui se rend bien compte de ce qu'il s'est passé, plutôt rapidement, au tournant du troisième millénaire. Le numérique et l'internet offrent, pour un coût très inférieur à celui d'une automobile, les moyens d'être un intellectuel. Naturellement, une automobile ne suffit pas à faire un automobiliste, et moins encore un champion. Ce qui est nouveau, c'est que le manque de moyens ne suffit plus à l'interdire.

Ce phénomène se conjugue avec un autre, moins important mais plus visible : la disparition d'intellectuels et d'artistes reconnus et dignes de ce nom. On peut chercher dans les librairies, lire les critiques, écouter France-Culture, assister à des tables-rondes… on leur préfère des spécialistes, des professionnels, des experts.

Le spécialiste s'accommode d'idées et de connaissances qui ne sont pas les siennes, qui ne sont plus de première main. Le spécialiste reprend et explique les idées et les connaissances d'autres, anonymes, qui sont ou bien ceux qui ne pensent pas et ne savent rien, le commun, ou bien, au contraire, ceux dont les idées et les connaissances sont trop complexes, subtiles, originales, pour qu'il soit possible de les comprendre avec l'attention flottante que le spécialiste demande à ses auditeurs.

Les uns et les autres sont relégués dans le même anonymat : les consommateurs, les chercheurs, les ménages, les artistes… des anonymes muets, autistes, à la place desquels le spécialiste parle.

Il invite à croire que penser et savoir consisteraient à reformuler avec la plus grande objectivité des idées et des connaissances qui sont celles des autres ; à convaincre que ces autres ne pourraient ni complètement les penser, ni réellement les savoir, puisqu'elles sont trop les leurs — un peu à la façon dont Heidegger disait : « la science ne pense pas ».

D'un autre côté pourtant, personne ne fut jamais moins embarrassé qu'aujourd'hui pour partager ses idées et ses connaissances, certainement pas anonymes, avec quiconque aurait à en partager aussi. Un tel partage devient d'ailleurs à son tour un surcroît de moyens pour penser et apprendre.

Ces deux phénomènes contradictoires convergent dans une même profusion de l'écrit, celle des publications sans intérêt, de la glose, du commentaire, de la rumeur, du lieu-commun, du recyclage, qui s'entremêlent aux documents de première main, aux sources, bien évidemment pas anonymes.

Le 22 octobre

À propos de points d'intonation

Il m'arrive, un peu par jeu, d'utiliser des binoches (smileys) comme signes de ponctuation. J'aime l'idée de ponctuation d'ironie, de plaisanterie, ou de franche rigolade. On peut toujours dire qu'un texte bien écrit n'a pas besoin de telles ressources, il n'en est pas moins vrai qu'aussi bien écrit soit un texte, il induit en le lisant un ton, voire une attitude, qui ne perdrait rien à être aussi peu que ce soit notés. Après tout, un point d'interrogation n'est pas absolument nécessaire pour comprendre qu'une proposition est interrogative, et que le ton doive monter et rester en suspens à la fin. D'ailleurs, les Espagnols, pour plus de sûreté en mettent aussi un renversé au début.

Mais voilà qu'on a eu l'idée stupide de remplacer ces signes de ponctuation, faits de la simple association de signes préexistants, par de véritables icônes, de petites images colorées figurant des visages souriants, tristes, hilares, sans plus de rapports avec des signes graphiques. Remplacer ces nouvelles ponctuations par des icônes change tout. Ça devient idiot, et d'autant plus redoutable si ce sont des programmes qui remplacent à notre place nos signes de ponctuation par des icônes, des « émoticônes », sans qu'on n'y puisse rien car ce sont les programmes de nos correspondants.

Cette évolution est un exemple intéressant de l'influence qu'ont les noms sur ce que l'on nomme. On aurait dû ne pas commencer par donner un nom générique à tous ces signes. On aurait dû donner un nom à chacun : point de plaisanterie, point de complicité, point d'agacement, point de fou rire… Aurait-il alors été judicieux de leur donner le nom commun de « points d'émotions » ? Je ne le crois pas. Ce n'est pas d'émotion qu'il s'agit ici, mais d'expression ; « points d'expression ». On aurait pu les appeler aussi « points d'intonation ».

Bien sûr, on peut se débrouiller sans. Il y a des quantités de façon de donner une intonation propre par le choix des mots et de la syntaxe. C'est bien d'ailleurs ce qui est le plus difficile dans l'acquisition d'une langue.

Le 24 octobre

Entre deux mots, il faut choisir le moindre

La difficulté de trouver le ton juste fait chercher des mots plus forts. On y est irrésistiblement poussé. C'est une tendance qu'on retrouve en tous temps, et qui tend à user le sens des mots. On en trouve les traces dans toutes les langues. Le verbe « étonner » signifiait d'abord littéralement « frappé du tonnerre », pas moins ; « abîmer », sombrer dans l'abîme, disparaître corps et bien. On retrouve la même évolution dans l'occitan « esquintar », et le marseillais populaire « esquinter » qui reste toutefois plus fort qu'abîmer, avec l'idée d'un dommage irréparable. Les exemples sont innombrables, comme « navré » qui signifiait physiquement blessé.

Le recours à des mots excessifs qui finit par affaiblir leur sens, contraint à en chercher de nouveaux dans le simple temps que dure une mode. Par manque de mots excessifs, on recourt donc à d'autres tropes que l'exagération, à des images, mais qui deviennent alors des lieux-communs. En somme, on voit bien que les mots ne disent rien, comme une toile qui doit d'abord être montée en voile pour prendre le vent.

Le choix de mots grossiers et de jurons est souvent très efficace.

Si je ne puis écrire : Je n'ai reçu ce courrier qu'hier :-<

je peux opter pour : Je n'ai reçu ce putain de courrier qu'hier.

Mon père méprisait ce procédé qu'il trouvait trop facile, et qui finit par relâcher le style.

On peut encore puiser dans les langues étrangères, soit en reprendre le vocabulaire, soit traduire mot-à-mot les tournures, ou même littéralement un mot. Cela peut suffire parfois à revitaliser une proposition, du moins les premières fois qu'on s'y risque, car les mêmes causes produisent vite les mêmes effets.

Bref, ce qui profite à un énoncé ponctuel nuit à l'usage habituel de la langue, complique durablement le problème qu'il ne résout qu'une fois. En fait, ce n'est pas tant la langue commune qui pâti, c'est son propre énoncé qui devient illisible dans le temps que passe une mode, et son propre style dans la durée.

Alors, c'est souvent le mot le plus simple, le plus littéral, le plus exact qui devient curieusement le plus fort.


Connectique  Pipe

Le 26 octobre

La révolution littéro-numérique encore

La nouveauté, c'est la profusion, c'est un seuil passé dans cette profusion. La quantité d'ouvrages publiés n'a jamais cessé de s'accroître depuis Gutenberg, mais l'imprimerie avait tracé une délimitation entre l'ouvrage écrit, le manuscrit, et l'ouvrage publié, c'est-à-dire imprimé et qui supposait un tirage conséquent. Une telle partition a disparu avec l'écriture numérique, l'édition en ligne et le tirage à l'unité.

Quiconque a déjà entrepris d'écrire un livre entièrement à la plume avant de seulement le dactylographier, a pu mesurer combien c'est plus difficile que de le saisir au fur et à mesure. Avec un traitement de texte, la tâche est grandement facilitée. Il est bien plus commode d'écrire correctement un fichier numérique qu'un véritable manuscrit.

Un fichier numérique correctement écrit peut circuler aisément en l'état pour être relu et corrigé. Il est possible, sans frais ni travaux supplémentaires conséquents, de le mettre en forme pour l'impression ou pour l'édition en ligne. Même si les programmes de correction orthographiques et grammaticaux ne sont pas parfaitement fiables, ils constituent un aide inestimable pour la relecture.

Celui qui était capable de remettre un véritable manuscrit pour qu'il soit relu, corrigé, saisi et mis en page par des professionnels qualifiés, ne l'est pas nécessairement de produire un fichier numérique correct. Inversement, celui qui n'aurait pas pu trouver quelqu'un pour dactylographier et redactylographier ses manuscrits, dispose aujourd'hui d'une entreprise d'édition pour lui tout seul qui tient dans un cartable. Le résultat est une profusion désordonnée dont la première conséquence est la disparition de paroles autorisées, de légitimité.

Ce qui tient lieu de parole autorisée a changé de nature. La parole autorisée est passée de l'auteur au commentateur.

Il n'y a encore pas si longtemps, si l'on voulait savoir ce qu'était la théorie de la relativité, par exemple, on lisait le livre éponyme d'Einstein, ouvrage clair et relativement bref qui ne nécessite ni d'être un mathématicien, ni un physicien. On lisait Freud, on lisait Boole, on lisait Wittgenstein, Berkeley, Lénine, Hegel, Descartes, Poincaré, Valéry ou Diderot. C'était trop simple. On dispose aujourd'hui de quantités d'ouvrages, introductifs et abscons à la fois, en lieux et place de chaque œuvre majeure, ancienne ou actuelle.

Heureusement on peut trouver en ligne les œuvres majeures et les documents de première main. On les trouve et ils y demeurent longtemps, alors que les livres disparaissent très vite dans les rayons des librairies et les entrepôts des distributeurs ; on doit se dépêcher de les acheter, et on ne les lit finalement jamais.

Inévitablement, un tournant s'opère. La migration se fait du papier au web, du copyright à l'open source. Elle est accélérée par ce qui cherche à la retenir, à l'enfermer dans des droits dérivés, à en limiter les commodités, à contrôler l'édition, à prolétariser les auteurs et les éditeurs.

Alors il semble très improbable, dans l'ère qui vient de commencer, qu'il demeure encore un nombre assez restreint de grands maîtres-à-penser et d'ouvrages majeurs auxquels on puisse faire référence en les supposant suffisamment connus. Cette nouveauté pose un réel défi à l'imagination, dont la réponse n'est certainement pas une affaire de légitimation.


Fronton  Fronton

Le 27 octobre

Lettre à un camarade syndicaliste : Sur l'état de crise

Ne me demande pas de te dire ce que vous devriez faire. J'ai toujours été un très médiocre tacticien. C'est seulement quand j'ai sous la main un stylo, un clavier, des cordes ou le manche de quelque instrument, que je sais ce que je dois en faire. Je suis meilleur, tu le sais, pour discerner quelques principes généraux, quelques grandes lignes qu'il vaut mieux ne jamais perdre de vue et qui servent à garder le cap.

Je te transmettrai donc seulement un conseil. Il n'est pas de moi ; c'est un psychiatre qui me l'avait donné : ne jamais contredire quelqu'un en état de crise.

Je suis sérieux et le conseil que je te donne est plus difficile à suivre qu'il y paraît, car si contrarier peut provoquer des accès de fureur, entrer dans le délire le conforterait. Donc, ne pas trop chercher à justifier, expliquer, négocier, convaincre ; construire tranquillement l'avenir dans la coquille du passé.

Ne surtout jamais dire à quelqu'un en crise qu'il est fou. Le mieux est de s'en tenir à un humour débonnaire, qui détend le climat même si l'on sait que la situation n'est peut-être pas drôle.

N'oublie en tout cas jamais que le capitalisme occidental est en pleine crise et qu'il peut devenir dangereux. Mais je crois que nous le savons tous, non ?

Bon courage.

j-p

PS. Et ne te préoccupe pas trop de légalité. Nul ne sait si elle est encore bien établie. :D

Le 28 octobre

La révolution littéro-numérique toujours

Le 24 octobre, Jean-Pierre Depétris a écrit :Inévitablement, un tournant s'opère. La migration se fait du papier au web, du copyright à l'open source. Elle est accélérée par ce qui cherche à la retenir, à l'enfermer dans des droits dérivés, à en limiter les commodités, à contrôler l'édition, à prolétariser les auteurs et les éditeurs.

J'aimerais beaucoup que tu lises ce qu'a écrit Michel Valenzi sur le site des Éditions de l'Éclat, « Marchands de bits » :  http://www.lyber-eclat.net/marchands-de-bits.html

Tu comprendras mieux ce que j'entends quand j'écris que les conditions de production et de diffusion ruinent les lettres et les idées.


Je te joins aussi ce texte trouvé sur le site de Clansco 

(le dernier au bas de la page : http://www.clansco.org/page300510.html). Lis-le comme une illustration de nos derniers échanges, mais aussi en songeant à ce que j'avais écrit avant sur l'esthétique. (Carnets douze et onze.)


« Selon l'UNESCO : est artiste qui se déclare artiste. Voir ci-dessous ce que devient ce principe passé à la moulinette des comités réactionnaires (pléonasme) »

Contre le travail dissimulé et la concurrence déloyale des "amateurs" (artistes de loisirs)

Extraits du communiqué de la MDA (transmit par Jean-Marc Bourgeois, Peintre-plasticien, Vice-président, Administrateur MDA) :

« Dans le cadre de nos actions pour le respect des règles législatives sociales et fiscales inhérentes aux artistes des arts visuels et à leurs diffuseurs, et, contre le travail dissimulé et la concurrence déloyale des "amateurs" (artistes de loisirs), La Maison des Artistes, organisme associatif agréé par l'État pour la gestion des assurances sociales des artistes auteurs d'œuvres graphiques et plastiques, vous rappelle :

– que les artistes graphistes ou plasticiens (peintre, sculpteur, céramiste, performeur, etc.) sont dans l'obligation dès qu'ils font acte de vente (au premier euro perçu – lors d'expositions, d'ateliers portes ouvertes, de ventes sur Internet, etc.) de s'identifier auprès des Services Administratifs de Sécurité Sociale de La Maison des Artistes (obtention d'un n° d'ordre MdA) et de se déclarer auprès de leur Centre des Impôts en BNC (obtention d'un n° de Sirène-Siret).

Est artiste professionnel et soumis aux obligations déclaratives : Toute personne qui commercialise sa création artistique dans les domaines des arts visuels graphiques et plastiques (dessin, peinture, gravure, sculpture, céramique, etc…) doit obligatoirement se déclarer en vertu des lois sociales (art. L-382-1 du CSS) et fiscales (art. 1460-2°, art. 102 ter & art. 92 - DB 5 G-11 du CGI) afin d’être reconnu administrativement et cela dès le premier euro perçu. Même si cette personne exerce une autre activité : salariée et/ou indépendante libérale, artisanale commerciale, agricole, etc… y compris retraité du secteur public ou privé.

Conformément à la législation en vigueur sur le territoire français, toute personne exerçant une activité pour laquelle elle est susceptible d'en retirer des revenus a l'obligation de se déclarer socialement et fiscalement, même s'il exerce ou qu'il a exercé par ailleurs une autre activité (salarié, profession libérale, retraité). L’inscription sociale et fiscale est une obligation.

Les artistes susceptibles de réaliser leur(s) première(s) vente(s) à l'occasion d'une manifestation organisées doivent s'engager à s'identifier et se déclarer à la suite de celle(s)-ci. »


Quelle marge de compromis cela nous laisse-t-il encore ? Et pourtant, que pouvons-nous faire d'autre que des compromis ? (Ce ne sont pas des questions rhétoriques que je pose.)


-->