Il me semble qu'à une certaine époque, c'était devenu une idée à la mode, une sorte de lieu-commun des critiques savantes, que l'art avait pour principe d' « exprimer une émotion ».
Que l'art provoque une émotion, je ne le contesterais pas ; que l'émotion tienne une place importante dans sa réalisation, non plus. Je ne vois pas cependant en quoi « exprimer une émotion » aurait un rapport avec l'art.
Lorsque je me mets en colère et que je tape du poing sur la table, j'exprime une émotion que je pourrais me contenter de contenir, ou seulement laisser transparaître, mais je ne fais pas de l'art. Je l'exprime et je ne me contente pas de la manifester, ou, si l'on veut, je la manifeste intentionnellement, je la manifeste pour mon interlocuteur, et pas nécessairement pour qu'il la partage, je la lui adresse plutôt, qu'il soit l'objet ou le témoin de cette colère.
Il n'est qu'à tenter l'expérience d'applaudir ou de féliciter celui qui vient d'exprimer une émotion pour s'assurer de ce que je viens de dire.
L'art consisterait à donner en spectacle ses émotions ? Une idée aussi sotte et aussi contraire à l'expérience, doit bien trouver un appui solide quelque part. Les émotions, les mouvements de l'âme, la psychologie du sujet, ont bien dû pendant un certain temps être un objet privilégié de l'art. C'est assez évident au cours des deux derniers siècles, mais en laissant quand même dans la marge une part très considérable de la production artistique. Replacé à l'échelle des civilisations, l'art psychologique devient même totalement marginal.
La Recherche du temps perdu se focalise sur les émotions, comme aussi bien l'œuvre de Genet. En conclure qu'ils expriment leurs émotions pour que le lecteur s'en délecte est assurément un peu court, et aussi un peu malsain. Il en résulte pourtant une tendance à réinterpréter toute production artistique à travers une telle grille.
Les toiles de Van Gogh et ses propres écrits ont alimenté le contresens. Pourtant Van Gogh, si sensible aux émotions humaines, ne les confond jamais avec l'émotion esthétique de ses œuvres, l'émotion qu'elles produisent mais n'expriment pas. Ses toiles sont d'ailleurs très inexpressives, pour ce qui est des émotions humaines.
Les délires de Heidegger sur les godillots de paysan qu'avait peint Van Gogh sont aux antipodes de l'émotion esthétique que dégage la toile, lumineuse, moderne, tirant les formes vers l'abstraction, car ils n'ont comme sujet aucune importance. Le « sujet » de la toile aurait pu être n'importe quoi qui se serait trouvé là, car c'est la lumière et la couleur qui importait, pas l'impression de dénuement. Il aurait aussi bien peint des pingouins au Pôle-Nord, si ce n'est qu'il était là pour la luminosité du ciel de Provence.
C'est à se demander qui a réellement vu une toile de Van Gogh, et comment il est possible de la voir. Il faudrait la découvrir sans rien en connaître, enfant, sur une image dans une tablette de chocolat achetée à la boulangerie en sortant de l'école, et sans chercher plus loin, avoir envie de la coller dans un cahier.
L'émotion esthétique est aussi évidente et première que l'intuition géométrique mise en scène par Platon dans son Ménon. Seule l'inattention, l'attention à autre chose, par exemple sa « reconnaissance » comme œuvre d'art, peut la masquer, mais elle est toujours en arrière-fond. Buste d'Anubis, vase grec, collage de Max Ernst… nulle préparation n'est nécessaire.
Aussi bien l'attraction est capable de s'exercer sur des objets insolites, qui n'ont rien à voir avec une création artistique : hameçon de pêche, débris énigmatique, mécaniques ou électroniques… déchirures sur un carton…
Oui, il peut être agaçant de se voir objecter des arguments pris dans ce qu'on a soi-même écrit, mais c'est toujours une excellente occasion de précisions.
J'ai dit en effet à plusieurs reprises que des connaissances changent les façons de percevoir et de ressentir, plus exactement qu'elles les changent moins qu'elles ne les aiguisent, les affûtent, alors que je laisse entendre maintenant qu'elles les émoussent.
Encore doit-on s'en servir à cela, car elles peuvent à l'inverse permettre de seulement « reconnaître », et donc d'économiser l'attention, employée une fois pour toutes à apprendre. Si nous reconnaissons un voisin dans la rue à trois-cents mètres, nous n'avons pas à le scruter davantage, dans une situation ordinaire. De même si un rapide coup d'œil sur un paysage permet de le reconnaître, cela suffit généralement.
Si nous cherchons au contraire à être attentif à un paysage, toutes nos connaissances participent à notre perception, dévoilant des détails qui seraient restés invisibles peut-être à un enfant : la nébulosité, la qualité de la lumière, si l'on est photographe ; l'âge des plis d'un relief et son histoire, pour qui est porté à la géologie ; l'orientation et les distances, si l'on est rompu aux randonnées, etc.
Toutes nos connaissances participent à une perception plus intense de la réalité qui nous environne. Elles pourraient aussi bien nous permettre au contraire une reconnaissance rapide. C'est pourquoi avec l'âge et avec les connaissances accumulées, nous pouvons aussi bien accroître notre sensibilité qu'en perdre l'usage.
Le musicien entend les sons avec plus d'acuité que celui qui n'est pas capable de les produire ; le peintre ou le photographe voient ce qui reste invisible à qui ne sait pas le fixer. Observe que je parle de connaissances pratiques, qui induisent des actes et portent sur eux, et non de ces sortes de connaissances qui ne servent qu'à « reconnaître », à identifier. Ces dernières ne sont toutefois pas inutiles, économisant de l'attention et des efforts.
C'est pourquoi je pense qu'un enfant verra mieux une peinture de Van Gogh en la trouvant dans une tablette de chocolat, qu'un adulte cultivé en cherchant à y reconnaître le texte de Heidegger. Naturellement, je vais à l'inverse de tout ce qui est dit de la formation artistique, et même de l'enseignement en général.
Il n'y a aucune chance pour que ce qui soit mal dit ne soit pas aussi mal pensé. Inversement, ce qui est bien pensé doit avoir aussi été bien énoncé. De ce point de vue, je ne vois aucune différence entre les littératures philosophiques, scientifiques ou poétiques.
La seule différence avec la poésie, avec les arts en général, c'est qu'il n'est pas essentiel que ce qui a été bien pensé soit aussi bien compris. Il peut n'en passer qu'une intuition fugace, comme un rêve énigmatique dont l'étrangeté nous hante longtemps.
Comprendre n'est pas nécessaire, il peut suffire de sentir. Mais il n'est pas nécessaire non plus de ne pas comprendre : la plus limpide compréhension n'ôte rien à l'impression.
Nous savons de plus en plus de choses et de moins en moins les mêmes.
Aussi tout ce que nous apprenons nous sépare, nous éloigne les uns des autres dans des directions multiples, fractales, nous distingue.
Nous nous distinguons mieux les uns des autres.
Nous devenons des navigateurs solitaires, mais plus attentifs.
Nous sommes devenus différents des antiques Massaliotes, dans la promiscuité de leurs embarcations, incroyablement proches, inconcevablement pour l'homme d'aujourd'hui, mais si peu différents.
Le monde change, change très vite sans qu'on ne voit rien changer. On ne voit rien changer, et soudain, on remarque que tout est différent.
Comme des ramures au printemps, c'est soudain, on voit tous les jours l'arbre dénudé, et un beau matin, les feuilles cachent la vue.
Un autre matin encore, aussi soudainement, le vert est passé au roux, aux couleurs de terre et de feu.
On ne voit rien changer, on ne voit que des changements accomplis.
On peut bien s'arrêter, regarder et attendre. On ne verra rien.
On ne verra rien changer ; seulement ce qui a déjà changé.
Il en est ainsi depuis l'antiquité, depuis l'homme, avant-même que l'homme ne soit.
Curieusement, l'antiquité ici peut paraître plus proche ― plus proche que les rois, évêques et conquistadors.
Le temps est une construction mentale : la chronologie des causes et des effets. Mais il est un autre temps, plus réel : celui des effets qui continuent à contaminer l'instant présent, même depuis longtemps, et qu'on sent forcément plus proches que ceux qui ont cessé, même depuis peu.
Les Grecs, autant que les Phéniciens, n'avaient pas le sens du territoire. Ils allaient sur les mers. Ils étaient aussi nomades à leur façon que les Mongols ou les Parthes. Conquérir des terres et coloniser des peuples n'avait pour eux aucun sens.
Est-ce les Phocéens qui ont fondé Marseille, ou l'inverse, sa plaine côtière et sa rade, qui ont produit les Massaliotes ? Massalia et son archipel de cités dans la Méditerranée occidentale ?
Le bassin sédimentaire sur lequel la ville s'est développée fait quelques cent-soixante kilomètres carrés ; c'est deux fois et demi la surface de Paris. Il est coupé de la région par une barrière de relief calcaire, souvent abrupte, qui culmine à plus de sept-cents mètres.
Cette plaine est divisée en deux dépressions par un alignement de relief qui prolonge le massif d'Allauch jusque, sous l'eau, aux îles du Frioul.
Dans cette cuvette, la ville ne paraît pas bien grande. D'où qu'on regarde, on en voit le bout. On en voit l'en-dehors, qui ne paraît même pas lointain, mais escarpé et sauvage.
La ville en paraît plus petite qu'elle n'est, loin de tout dans un monde sauvage, toujours battue par les flots de la barbarie, comme aux premiers temps.
Cette impression des auteurs anciens, on peut la retrouver toujours présente dans la topique, surtout quand on regarde au loin, à l'est, le massif de la Sainte Baume, avec sa grande falaise escarpée.
Ce n'est pas le mythe de Marie Madeleine qui changera cette impression, vivant nue dans une grotte, seulement vêtue de ses longs cheveux.
La ville reste entourée d'un relief sauvage, le massif du Garlaban, de la Sainte Baume, des calanques, et qui portent encore des noms inquiétants : Plateau de l'homme mort, Vallon sanglant… Ils étaient des lieux dangereux pour le voyageur qui sortait de la ville ou y venait, des coupe-gorges, où sévissaient des brigands, comme Gaspard de Besse. (http://fr.wikipedia.org/wiki/Gaspard_de_Besse)
L'impression est toujours prégnante d'une ville loin de tout foyer de civilisation, perdue sous son ciel immense, avec souvent des nuages à l'est, venus du Golfe de Gènes, repoussés par le Mistral qui descend la vallée du Rhône.
C'est l'impression d'un bord du monde, où l'on sent la prégnance du monde entier. Une ville internationale définitivement lointaine.
Aujourd'hui-même, on le retrouve encore dans la main-d'œuvre coupée de ses bassins d'emploi.
Marseille est revêche à la sociologie. Les hommes y sont trop minuscules sous les nuages, leur rumeur est balayée par le mistral, noyée par le bruit des vagues. Plus ils font nombre et plus ils sont insignifiants. Mais la personnalité, cependant, est grandie dans ce cadre.
Il est dur d'embellir Marseille si l'on y tient. Du lieu, on doit s'imprégner longtemps, du moins fortement. Plaquer des modèles extérieurs ne donne rien.
On songerait à un nouveau Pierre Puget. Bien avant lui, le lieu était déjà baroque, avant les phocéens, avant l'homme.
Les constructeurs de cabanons se débrouillent finalement mieux.
Les lettres ne sont pas particulièrement lisibles dans ce qu'il est convenu d'appeler leur marché, pas plus que toute forme d'art, tout travail intellectuel, dans leur marché respectif. C'est ce que j'écrivais il y a sept ans dans Ce que pourrait être un art libre. C'est aisément compréhensible, car les lettres sont justement ce qui est irréductible à un marché, et qui ne peut y entrer qu'en étant préalablement incorporé à ce qu'on appelle « un support matériel ».
Bref, un livre, en tant qu'il est un bloc de papier imprimé, est une marchandise comme une autre ; en tant qu'il est le texte imprimé sur ce bloc, il n'est pas une marchandise du tout.
Si l'on confond les deux, c'est-à-dire si l'on pense que le bloc de papier et le texte sont une seule et même chose, c'est nier l'évidence que le même livre peut aussi bien être imprimé à nouveau, copié, modifié, numérisé, affiché sur un écran, gravé, traduit, prononcé, etc ; c'est-à-dire à nier que le texte soit un texte, et le livre, un livre.
Le marché des lettres, comme le marché de l'art, des arts, confond toujours plus explicitement les deux, et même agressivement. Il fait appel à la rhétorique juridique pour l'opposer au simple bon-sens. Il en vient à retourner les lois pour les opposer à l'évidence.
Il oppose les lettres à la marchandise. Les lettres, l'art, les techniques, la science… ne devraient être alors que dans les marchandises littéraires, artistiques, etc. En opposant la marchandise aux lettres, il sépare aussi les deux de la vie.
Ce que le marché appelle « œuvre » est une pépite, un atome, coupé de tout. Traditionnellement, on appelait « œuvre » l'ensemble des ouvrages d'un auteur. Le marché nomme « œuvre » l'ouvrage (de l'esprit) totalement incorporé à une marchandise.
On édite un livre, on le diffuse, on le vend vite et il disparaît aussi vite pour passer à un autre. Le cheminement d''un ouvrage à l'autre n'intéresse pas. Proprement, il n'y a pas d'œuvre, sauf cas improbable où, après la mort de l'auteur, l'œuvre complète est explicitement publiées dans une collection.
L'œuvre est coupée de toute vie, cela signifie aussi que lorsqu'un texte entre dans le marché des lettres, il n'est plus soumis qu'à un jugement littéraire. Il n'est plus question de faire entrer d'autres considérations dans le jugement. Inversement, tout écrit qui n'est pas incorporé dans une marchandise littéraire, échappe à toute considération littéraire, c'est-à-dire à toute lecture critique concernant sa forme et son style. C'est ainsi du moins qu'on l'entend implicitement, mais le jugement devient alors impossible, et la véritable critique littéraire.
Supposons qu'il y ait un accord pour dire « la littérature est un domaine où l'on peut dire absolument n'importe quoi du moment qu'on le dise dans les règles du genre ». On se heurterait alors à deux problèmes. Le premier serait de définir ces règles du genre. Le second, plus important, viendrait de ce qu'on aurait alors délimité un domaine où la liberté de penser serait totale. Si une telle liberté était alors utilisée, ce serait pour dire ce qui ne peut l'être ailleurs, et qui ne serait plus alors n'importe quoi : ce qui reviendrait à nier les prémisses.
Soit on accorde aux lettres une totale « liberté d'expression », dans la mesure où elles jouent le jeu de ne rien dire, (dire n'importe quoi), soit on accorde à l'œuvre, et donc à l'auteur, un statut qui le placerait au-dessus du commun. Ces deux positions sont difficilement justifiables. Elles le sont d'autant moins que quiconque peut se prévaloir d'un tel statut. Et en quoi seulement les lettres relèveraient-elles d'un statut ?
Comment sortir de cette impasse ? Définir un statut plaçant ceux qui le possèdent au-dessus de tout jugement ? Imposer une censure contre tout ce qui n'est pas n'importe quoi, tout ce qui « veut-dire » quelque-chose ? On hésite entre les deux.
On ne pourrait s'en sortir qu'en se référant à un jugement littéraire. Or, il n'y en a pas ; seulement une légitimation, et ce n'est pas la même chose.
La légitimation est faite par le marché. Le procès est extrêmement complexe. Il n'est pas très utile de le percer à jour, de la mettre en string (comme l'écrivait J-M Bailleu). Cela aiderait peut-être à en forcer le passage, mais n'apprendrait finalement rien d'essentiel. Le plus intéressant est l'évidence que le procès de légitimation a besoin de demeurer confus, invérifiable, injustifiable (et donc incontestable), inavouable…
Institutions, lieux de vente, acheteurs, presse, comités, commissions… chacun se refuse de juger. Aucun ne prétend ni n'est prétendu légitimer. En ce sens, il n'y a pas de légitimation, mais il 'y a pas non plus de jugement.