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Jean-Pierre Depetris

Comme un vol de migrateurs


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Carnet Treize
Où l'on s'intéresse sérieusement à la page

11 septembre

La page n'est pas l'écran

La page n'est pas l'écran, pas plus la page web que la page de papier. C'est incroyable que je ne m'en sois pas aperçu avant. Ce n'est pourtant pas faute d'avoir écrit sur l'édition en ligne. Personne, à ma connaissance, ne l'a encore dit, alors que j'échange avec de nombreux théoriciens de l'art et de la littérature numérique. C'est incroyable.

La différence entre une page imprimée et une page web est négligeable ; pas entre une page web et l'écran.

La page n'est pas non plus la fenêtre. La page web n'est ni la fenêtre, ni l'écran, ni le fond d'écran, ni le plein-écran. Affichée en plein-écran, une page web reste d'ailleurs une page web.


La fonction page consiste moins à faire support, voire contenant, qu'à faire l'espace d'une mise-en-page, et la discerner de son environnement.

La mise-en-page est principalement la gestion d'espaces vides, pas nécessairement blancs, qui modifient le contenu et l'isolent de l'extérieur. Tout ce que Mallarmé a écrit sur la page de livre, ou de journal, vaut pour la page web.


Les espaces de la page sont déterminants, c'est-à-dire qu'ils ne sont pas contingents, c'est pourquoi le plein écran ne change rien, puisqu'ils y conservent leur valeur. Ces espaces ne sont gérable qu'en relation avec l'espace complet de la page.

Tenir sur la page n'est donc pas tenir à l'écran. C'est même le contraire, puisque tenir à l'écran est tenir dans l'environnement dont la page s'isole.

La même photo sur une page web, dans la fenêtre d'un programme, en plein écran ou en fond d'écran, ne tient pas de la même façon. La même remarque vaut pour un texte, selon qu'on le lit sur une page web, dans la fenêtre d'un traitement de texte, en plein écran ou écrit sur fond d'écran.


vallon des auffes  vallon des auffes  Vallon des auffes

Le 12 septembre

Le texte et la page

Opposer la lecture à l'écran à celle sur papier a toujours moins de sens au fur et à mesure qu'évoluent matériels et logiciels. Le confort de lecture est de toute façon très variable selon le mode d'édition sur papier (poche, reliure sous jaquette…), la capacité du livre à rester ouvert sans qu'on le tienne, la présence d'une table des matières, de notes, d'index…, la possibilité de l'annoter, d'y glisser des signets qui ne tombent pas selon comment on le manipule. Il est tout aussi variable pour les éditions numériques.

Les différences entre les diverses formes d'éditions imprimées, ou les différentes formes d'éditions numériques d'autre part, sont plus importantes que la différence générique entre les deux. Et puis, tout livre imprimé est d'abord un livre numérique qui aurait pu ne pas être imprimé, et qui a d'abord été édité et écrit à l'aide d'un programme.


Les termes-mêmes de « livre numérique » sont devenus un pléonasme. Un livre est toujours numérique, et se posera toujours plus la question de l'opportunité de son impression. La question de la page se reporte donc sur le web comme sur le papier, ou encore sur le parchemin, le papyrus, la cire, l'argile ou la stèle.

Le livre sur papier est bien mort dans le sens où les termes « livre imprimé » n'est plus un pléonasme comme « livre numérique ». Mais ça n'empêchera évidemment pas de continuer à imprimer des livres.

La page web ramène aux réflexions de Mallarmé. La page ne se caractérise pas par la matérialité du papier ni de tout autre matériau, mais par une surface bien délimitée, une surface relative, et par des espaces relatifs à cette surface.


Le texte lui-même ne se réduit pas à une suite de caractères : il est une suite de caractères et d'espaces, espaces entre les caractères, les mots, mes lignes, les paragraphes, les chapitres, les bords de la page, etc.

Ces espaces sont devenus eux-mêmes des caractères, caractère qu'on dit, paradoxalement, « invisibles », et que l'édition numérique traite comme tels. Ces caractères sont en réalité moins invisibles que susceptibles d'être affichés ou masqués. Ils se montrent sous trois formes : sous forme d'espaces (et on les dit alors « masqués ») ; sous formes de caractères dotés de tous les attributs d'un caractère, corps, graisse, style, etc. ; et sous forme de code source.

Quand l'auteur écrit, il écrit aussi le code, évidemment, même s'il ne le sait pas, même s'il ignore que le programme l'écrit à sa place, même s'il écrit du code comme Monsieur Jourdain faisait de la prose. Il écrit du code comme, à la plume, il inscrit ses lettres dans des espaces bien déterminés de sa page.

Voilà pourquoi il est si difficile d'apprendre à se servir d'un traitement de texte. On doit d'abord apprendre à gérer ces espaces, ce qui revient à acquérir ce qu'on appelle « son écriture ». Cela commence d'abord par l'apprentissage des ressources du style, et doit aboutir à leur mise au service de sa propre écriture, c'est-à-dire à la façon dont on occupe l'espace d'une page pour que l'écriture y soit la plus lisible ― pas seulement pour que soit lisible ce qu'on a déjà écrit, mais aussi pour que le soit ce qu'on va écrire. La lisibilité d'un texte déjà écrit n'est pas ainsi exactement la même que celle d'un texte en écriture.

Arracher le poème à la page

Je n'oublie pas qu'une suite de caractères, même ponctuée d'espaces, est aussi une suite de phonèmes. Après Mallarmé, la poésie contemporaine s'est certainement trop fixée à la page, s'est trop fixée au seul aspect visuel du texte, au point d'inspirer l'attitude opposée d'une poésie sonore. Le texte est aussi parole, évidemment ; et toutes les ressources de l'écrit doivent contribuer à en restituer l'oralité.

Le même verbe « lire » désigne à la fois la lecture silencieuse et la prononciation. Le texte idéal est celui qu'on peut entendre prononcé en ayant l'impression d'une improvisation, et lire silencieusement, attentif au sens de chaque mot et à sa construction. Je ne parle pas ici forcément de textes à vocation poétique ou littéraire.

Un texte bien écrit doit tenir aussi bien à la page qu'à l'oreille. Chez l'homme, la gorge et l'oreille interne sont intimement couplées, et la seule lecture du regard les met en œuvre. Comprendre, c'est entendre ; et qu'importe ce qu'on comprend si l'on entend bien. Le procès de la pensée sera en œuvre avant-même la conscience.

On sait parler bien avant de savoir écrire, et l'entendement, comme son nom l'indique, passe bien plus par l'oreille que par les yeux. La vue, elle, nous permet de fixer la temporalité du son, l'immobiliser dans un espace, où il devient possible d'en remonter le fil et de le tisser autrement, mais sans en abolir définitivement le caractère sonore. C'est pourquoi je n'opposerais pas à Mallarmé le désir de Bernard Heidsieck d'arracher le poème à la page. C'est en réalité à cela que sert la page : à arracher le poème à sa matérialité spatio-temporelle, celle de la parole.

C'est ce que fait aussi bien la page d'une partition avec la musique ou le chant. Si la parole peut s'inscrire sur une page, elle peut, de là, se reproduire partout. Ce n'est pas moins vrai d'une image.

Le 13 septembre

Le web est mort, vive l'internet

L'article de Chris Anderson The Web Is Dead. Long Live the Internet, publié la semaine dernière et immédiatement traduit et commenté dans toutes les langues, témoigne d'une grande inégalité de compréhension. D'ailleurs, dans son article, Anderson oppose moins le web à l'internet que les protocoles aux applications. Oui, je sais, dit ainsi, c'est incompréhensible. Si les Étasuniens se mettent à parler comme des structuralistes…

Anderson définit implicitement le web par son protocole d'accès, l'HyperText Transfer Protocol, le HTTP, qui est donc totalement indépendant du programme. Cela se comprend aisément. L'internet, c'est ce protocole et bien d'autres encore, FTP, SMTP, etc. ; c'est aussi, et la rigueur logique de son article pose là quelques problèmes, des applications.

Qu'est-ce que ça peut bien vouloir dire ? Si l'on ne cherche pas à trop couper les cheveux en quatre, c'est assez simple. Plutôt qu'utiliser le HTTP et les quelques langages ouverts et transparents que gère tout navigateur, le web est recouvert par l'usage d'une couche de programmes qui l'étouffe lentement.

C'est ce que détaille son article. Posé ainsi, c'est bien moins nouveau que ça n'en a l'air. C'est peut-être même la maladie infantile de l'internet autant que de l'informatique. Ce n'est pas d'hier qu'on télécharge des modules pour qu'un navigateur interprète des langages tiers. On observe pourtant une forte évolution en sens inverse. On peut aujourd'hui à-peu-près tout mettre sur une page web sans module externe ni langage propriétaire.

Sur la durée, toute l'informatique tend à se restructurer sur des langages ouverts, transparents et interopérables. C'est une tendance forte qu'on observe dans toutes les formes de production numérique. Il y a seulement dix ans, il y avait un nombre incroyable de formats de textes, et aussi bien de chartes de caractères. Aujourd'hui le XML est devenu une sorte de lingua franca du traitement de texte, et l'Unicode règne.


Ce que montre l'article d'Anderson est un phénomène finalement plus intéressant : les comportements sociologiques sur l'internet semblent aller en sans inverse de l'innovation technique. Bien d'autres articles lui ont répondu en mettant en cause ses statistiques, mais on peut faire dire ce qu'on veut à des courbes et des pourcentages. Je n'en ai pas besoin pour observer que les usages de masse et l'invention technique ne suivent pas le même chemin. Je l'avais déjà appris à mes dépens depuis longtemps.

Le phénomène est en réalité facile à comprendre. L'évolution à contre-sens de la technique que décrit Anderson répond à deux besoins, me semble-t-il, ou plutôt à deux demandes.

 Elle répond d'abord à celles des utilisateurs débutants ou occasionnels, qui veulent cependant profiter d'une technique complexe. Blogger, Twitter, FaceBook et autres services permettent de faire avec une déconcertante facilité, ce qu'on bricolerait sans doute mieux si l'on était un peu plus expert et si l'on disposait de moyens plus évolués. Leur succès public dévoile rapidement leurs limites.

Elle répond aussi aux besoins commerciaux, pour alimenter financièrement l'évolution de la technique. Je ne partage la peur si souvent répandue que de grandes entreprises ne finissent par confisquer les techniques numériques à grands coups de brevets et d'accumulation de capitaux. Si c'était possible, ce serait déjà fait. Ce serait même fait depuis le début.

 Toute velléité de main-basse se solde automatiquement par des pertes de marché. On a pu le voir avec Apple dans les années quatre-vingt-dix, qui a bien failli en mourir. D'une manière ou d'une autre, les entreprises doivent courir après les hackers, leur construire matériels et tuyaux, et finalement travailler pour eux. Elles sont condamnées à courir derrière sans les rattraper et surtout à ne pas les retenir. Si elles s'y risquent, de plus avisées en profiteront.

Si le chemin de l'enfer est pavé de bonnes intentions, celui de l'Éden l'est peut-être de mauvaises.


Fleurs  Fleur


Arracher la page à l'application

Ce que j'ai écrit sur le web et l'internet vient alimenter par un chemin inattendu ce que je disais de la page et de l'écran. Il s'agit moins d'arracher le poème à la page que les deux à l'application : arracher la page web à l'application.

Le poème s'arrache tout seul à la page, ne serait-ce que par ses liens, ses URLs (Uniform Resource Locator). S'arracher à la toile ? Mais la toile ne retient rien : elle est essentiellement le lien avec le monde réel, l'environnement.

La page web, comme celle de papier, peut héberger des images, ou encore des tableaux, toute sorte d'objets graphiques. La page web, contrairement à celle de papier, peut aussi héberger à-peu-près n'importe quoi, sons, images en trois ou quatre dimensions, que sais-je ? Le texte écrit, lui-même, est susceptible d'être prononcé par synthèse vocale.

Dans tout cela, vois-tu, ce qui me semble le plus déterminant et le plus extraordinaire, ce qui me semble la plus grande invention de l'époque contemporaine, c'est que tout peut être ramené à du texte, en l'occurrence, du langage de programmation.


PS.1 Cette dernière remarque est à entendre (sic) avec ce que j'ai écrit ailleurs sur la grammaire générative de Chomsky et la brève intuition de Hakim Bey sur la génération chaotique du langage (Voyages à Bolgobol, tome trois et quatre).


PS.2 Tu observeras sans doute que tout ce que j'ai écrit ces derniers temps, je n'aurais pas pu le penser sans toi, sans d'autres, Yann Le Guennec, Olivier Auber, Pierre Petiot, Rolland Caignard, Chris Anderson… et d'autres encore, intimement ou géographiquement proches ou lointains. Et pourtant, moi et moi seul pouvais l'écrire et le penser.

Le 15 septembre

Sur Descartes à qui je me réfère souvent

J'hésiterais à me dire cartésien, car Descartes ne le fut en définitive pas plus que Marx fût marxiste, au sens historique. Même une lecture assez superficielle montre bien la méfiance qu'il entretenait envers la raison.

L'usage de la raison est inévitablement confrontée à trois sortes d'erreurs. D'abord, comme il nous est impossible de nous assurer de tout ce que nous avons appris, nous devons bien nous en remettre à des préjugés et renoncer alors à toute certitude. Nous devons bien aussi nous fier aux témoignages de nos sens, mais nous savons aussi qu'ils peuvent être trompeurs. Nous ne percevons la plupart du temps que ce que nous sommes disposés à percevoir, et de la manière dont nous sommes disposés à le percevoir. Ce sont là deux causes extrinsèques des limites de la raison, auxquelles nous pouvons ajouter une autre qui lui est intrinsèque : nous sommes toujours susceptibles de faire des erreurs de raisonnement.

Il est à peu près impossible à la raison d'échapper à ces trois sortes d'erreurs. Il est donc préférable de limiter son usage à des questions simples et bien circonscrites, et de ne surtout pas renoncer à se fier d'abord à l'intuition, l'inspiration, l'imagination, voire à la simple impulsion, qui sont bien plus puissantes et offrent bien moins de risques de nous tromper.

Je trouve Descartes finalement très surréaliste. Il est du moins à la source de toute la philosophie empiriste ; et dans la définition même qu'en donne Breton, le Surréalisme a une posture radicalement empiriste.


Araignée

Le 16 septembre

Re : Sur Descartes à qui je me réfère souvent

Ta remarque est pertinente. Oui, La raison sert sans-doute davantage à échanger nos expériences et nos réflexions qu'à fonder nos certitudes. C'est certainement la nécessité d'apprendre les uns des autres qui fait construire quelque-chose qui ressemble à la rationalité ; mais je serais alors plutôt tenté de dire la logique, voire la théorie, et même d'employer alors le pluriel.

Dans ce cas, il ne s'agit plus de la Raison majuscule, qui serait au monde la vertu la mieux partagée. Ce qui est au monde le mieux partagé, est le monde lui-même en tant qu'objet unique d'expériences diverses.

Celui qui, par exemple, me dirait que le soleil est une ouverture dans la voûte céleste d'où rayonne la lumière de Mazda, serait au moins d'accord avec moi pour admettre que nous parlons du même soleil qui nous réchauffe. Nous avons alors peut-être moins des rationalités que des grammaires ; et les grammaires s'apprennent.


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