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Jean-Pierre Depetris

Comme un vol de migrateurs


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Carnet quatorze
À propos de littérature

Le 20 septembre

Questions principalement pour moi-même

Honnêtement, je ne sais toujours pas ce que je suis en train d'écrire, ni ce que je cherche à faire. Une sorte de journal épistolaire ? Je n'en sais rien.

Il est tentant d'imaginer des personnages et des histoires. C'est ce que font la plupart des auteurs, et moi-même bien souvent. C'est une façon intéressante de mettre des jeux de concepts en situation, et de voir comment ils fonctionnent ; en faire un moyen efficace de gagner en simplicité sans rien réduire, et même, au contraire, de complexifier tout en bénéficiant d'une vue intuitive.

La littérature offre ainsi un champ intermédiaire entre la pure pensée et l'expérience. La Recherche du temps perdu est un exemple remarquable d'approche expérimentale du fonctionnement réel de la pensée. Je sens pourtant dans cette forme de travail un côté éprouvette qui ne me plaît pas, un côté aquariophile.

Je n'ai pas vraiment envie de faire vivre des personnages de fiction dans un bocal de mots. Plus précisément, construire un tel bocal avec des mots ne me convient pas, car je suis plus curieux du rapport que les mots entretiennent avec les choses, que de leur capacité à les contenir, à en contenir les reflets.

Je vois combien cette absence de personnages, fictifs ou réels, de descriptions, de récits, fictifs ou véridiques, donne d'âpreté à ce que j'écris en ce moment. Je n'en suis cependant pas si certain ; c'est ce dont j'ai du mal à juger. Il se pourrait bien que ce ne soit aride que pour un autochtone du vingtième siècle.


Je me pose encore une autre question : celle de l'ordre de l'énonciation. Dès 2003, en commençant à lire les premiers blogs, j'ai été frappé par leur inversion de l'ordre chronologique. On y lit du plus récent au plus ancien, et c'est un ordre tout à fait recevable après tout.

Pourquoi ne lirait-on pas les livres à partir de la fin, du dernier chapitre, de la dernière page ? J'y ai sérieusement réfléchi. Ça ne marche pas si mal en fait. Mais ça ne marche pas si bien non plus ; du moins, ce n'est pas si simple.

Écrire, ce n'est pas faire se succéder des mots, des phrases, des pages, des chapitres, disons les divisions d'un ensemble. C'est avant tout faire cet ensemble et ses divisions. L'ordre dans lequel on entreprend de les construire n'est pas nécessairement celui dans lequel on le présente. Bon, on ne commence par forcément à écrire par le début, et l'on ne finit pas par la fin, nous savons cela.

Alors, la façon dont un blog présente ses pages, ce n'est pas une alternative aussi simple ; imaginer une histoire qu'on commence à lire par la fin, il n'y a pas de quoi aller au Concours Lépine. Et pourtant, je sens bien depuis quelques années qu'il y a là l'ébauche d'une piste.

Comme je le répète depuis longtemps après l'avoir lu chez Frege, le signe écrit permet de naviguer dans la pensée. C'est vrai de la lecture et plus encore de l'écriture. Ce n'est pas un chemin de mots qui part de « a » pour arriver à « z ».

Il y a cependant un ordre d'énonciation que l'on pourrait imaginer inverser, ou du moins construire autrement. Je serais pourtant bien en peine de dire ce qu'est un cheminement habituel. Ce renversement serait-il dans un quelconque rapport avec ce qu'on pourrait appeler une déconstruction ? Une sorte de cheminement inverse à celui de la pensée ? Qui remonte aux prémisses à partir des conclusions ?


est  est

Le 21 septembre

Sur le plaisir

Le refus de penser dans lequel se complaisent mes contemporains m'exaspère. Il n'est pas nécessaire d'être un fin psychologue pour y reconnaître un refus du plaisir de penser.

Il y a de l'interdit dans ce refus, comme si celui qui s'exerçait sur le plaisir du sexe s'était transposé sur l'esprit. À quelle perdition pourrait conduire l'agitation jouissive de nos cellules grises ?

Le 22 septembre

Des lettres

Le 20 septembre, j'ai écrit :

Je vois combien cette absence de personnages, fictifs ou réels, de descriptions, de récits, fictifs ou véridiques, donne d'âpreté à ce que j'écris en ce moment. Je n'en suis cependant pas si certain ; c'est ce dont j'ai du mal à juger. Il se pourrait bien que ce ne soit aride que pour un autochtone du vingtième siècle.

 Je pense ici aux Lettres de Sénèque, ou encore au dialogue de Protagoras de Platon ― plutôt austère par rapport au Banquet. Les modernes classent ces écrits sous le registre philosophie, sans se demander s'ils étaient si « philosophiques » pour leurs contemporains.

 Au sujet de Montaigne, notamment, je ne suis pas sûr qu'il se soit jamais pris pour un philosophe, ou alors un philosophe qui faisait de la littérature ; je dirais même de la poésie. Je suis d'ailleurs persuadé que Descartes pensait principalement à lui quand il écrivit : « Il peut paraître étonnant que les pensées profondes se rencontrent plutôt dans les écrits des poètes que dans ceux des philosophes. La raison en est que les poètes ont écrit sous l'empire de l'enthousiasme et de la force de l'imagination. Il y a en nous des semences de science, comme dans un silex des semences de feu ; les philosophes les extraient par raison ; les poètes les arrachent par imagination : elles brillent alors davantage. »

 Prends le dialogue de Protagoras, il est philosophique sans-doute, mais à condition qu'on s'aperçoive que les deux interlocuteurs échangent imperceptiblement leurs positions au cours de la discussion. Le texte du dialogue n'est donc pas l'énoncé d'une série de thèses, comme ceux de Leibniz, Berkeley ou D'Alembert ; c'est plutôt la mise en jeu de ces énoncés, et qui le place bien plus du côté de la « création ».

Cet exemple te montre bien où je mets la ligne de démarcation ― ligne très relative d'ailleurs : le passage du simple énoncé, celui dont la compréhension peut se limiter à la capacité de le paraphraser, à la mise en jeu, en procès, en travail, de ces énoncés.

À partir de là, nous parlons de création littéraire, d'art, d'esthétique, de poétique… Les mots pourraient être plus heureux, mais aucune langue, aucune civilisation ne dispose à ce propos d'un vocabulaire bien précis, très adéquat, ni aisé à traduire. Pour autant, en quelque langue, en quelque civilisation ou en quelque époque que ce soit, aucun authentique lettré ne se tromperait sur ce dont je parle.

 Comme je l'ai développé par ailleurs, la littérature n'est pas un genre littéraire. Certes, tout écrit est bien en un sens de la littérature ― on parle de littérature scientifique, politique, etc. Quand on juge bon cependant de distinguer la littérature de tout autre forme d'écrit, ce n'est ni pour en distingue un genre, le roman, par exemple, ou le poème, ni pour en distinguer le contenu, voire les intentions de l'auteur.

À ce propos, la distinction que Sigmund Freud applique au rêve entre « sens manifeste » et « sens latent », est recevable, à la condition d'appeler en renfort William James et de comprendre « sens » dans celui de « fonctionnement » ; comment les énoncés fonctionnent.

Le 24 septembre

À : Pierre Petiot

J'ai quand même un peu repensé au livre que je t'avais proposé de faire ensemble, tout en parant au plus pressé.

J'ai tendance à ne pas chercher à aller plus vite que je n'aie le temps de tirer les conséquences de mes expériences antérieures. J'ai été d'abord surpris de vendre si peu de livres, d'autant plus que quelques efforts ont quand même été faits pour cela.

Peu, d'accord, mais si peu ? Voilà qui mérite quelques réflexions.

D'abord, on m'en a achetés de la-main-à-la-main, sans que j'aie eu à faire le moindre effort, sans faire l'article : par politesse, ai-je envie de dire. Je ne suis même pas certain qu'ils aient été achetés pour être lus, tout au plus feuilletés, ce qui se fait aussi bien en ligne.

Parmi les acheteurs en ligne, un seul m'en a parlé. Il a en tête le projet de faire imprimer un livre par Lulu ou un concurrent, et nous en avons longuement bavardé. Le désir de voir l'objet fini tenait donc une part notable dans sa décision d'achat.

Jusqu'à aujourd'hui, je n'ai aucune preuve qu'un seul de mes livres imprimés ait été lu intégralement, alors qu'ils l'ont été en ligne, et critiqués, cités, annoncés…

Il semble aussi qu'une part notable de mes contemporains ne sachent pas ce qu'est un livre, ni comment on s'en sert. Quand ils le voient imprimé, ils le portent d'abord à leurs narines pour le flairer. Ils s'esbaudissent d'y voir un code-barre en quatrième de couverture, et les plus évolués me regardent comme un magicien pour avoir effectué la mise-en-page avec OpenOffice, et l'exportation en PDF. Ils restent cependant embarrassés de ne pas bien comprendre en définitive de quelle marque mon livre porte la livrée.


Note que je ne dis pas cela pour me moquer. Je ne veux pas dire non plus que les livres imprimés aient perdu toute importance pour l'homme d'aujourd'hui. On les vénère toujours comme de puissants grigris, fortement chargés de magie. Le problème est que je ne sais pas trop à quoi ça m'avance.

Je vois d'un autre côté le petit livre que tu as fait avec Richard, et je t'avoue que je l'aime beaucoup plus dans sa version numérique, surtout avec le génial programme dont tu t'es servi, et je regrette qu'on ne le trouve pas en ligne.

Actuellement, je suis d'abord intéressé par les possibilités qu'offre l'édition numérique. Tout est à inventer. (Je ne parle pas de ces stupides e-books qui réussissent à cumuler les limites du papier et de l'écran.)

Voilà donc pour l'essentiel ce qui m'a retenu de te reparler de notre projet, comme d'avoir rien fait pour la traduction de Karl, dont je souhaite bien pourtant réaliser l'édition imprimée. Je suis plus porté ces temps-ci à explorer les possibilités de la page web.

Ceci dit, ce serait peut-être une bonne idée si tu mettais un peu d'ordre dans tes propres textes sur ton site, juste pour qu'on puisse savoir où les trouver quand on les cherche. Plus d'un mériterait une meilleure visibilité.


Ile  Roucas

Le 26 septembre

De l'histoire, du néant et du monde sauvage

Évidemment, je ne me prends pas pour un Phocéen. Je n'en ai finalement pas grand-chose à faire des Phocéens. Comme la plupart des Marseillais, je ne suis même pas d'une lointaine origine marseillaise. Je ne me prends pas plus pour un Grec que pour un Gaulois. À ce compte, je me prendrais plutôt pour un Romain, ne serait-ce que parce que je connais mieux le latin que le grec. Je retrouve une immanence dans la culture latine qui m'est bien plus familière que le fantastique grec.

Cependant, entre les Phocéens et moi, il y a le lien d'un même lieu, même si l'on ne l'habite pas vraiment de la même façon.

Bizarrement, nous n'avons ici aucun sens de l'histoire de ce lieu. Pas plus moi que les autres. Elle se dérobe à la curiosité. Il n'y a qu'à demander au premier Marseillais venu ce qu'il sait de Cazaulx ou de Gaston Crémieux. Je ne connais pas d'autre ville dont les habitants savent si peu.

On serait tenté de dire dommage, mais c'est surtout énigmatique. Il y a eu une véritable civilisation phocéenne de la Méditerranée occidentale, dont il ne reste strictement rien : pas une œuvre originale, pas un témoignage direct.

Elle s'est fondue dans la romanité. Mais qu'est-ce que Rome ? Ce n'était qu'une république qui devint une civilisation par l'art de fédérer d'autres cités, d'autres fédérations de cités qui gardaient leur culture, leurs mœurs et leurs institutions. Alors dès le début, Massalia fut romaine, dans ce sens-là.

Massalia et ses autres colonies du nord-ouest de la Méditerranée furent même une pièce maîtresse de la civilisation romaine, qui lui donna la domination des mers, lui ouvrit les portes des Gaules et de l'Ibérie, lui permit d'étouffer Carthage, hellénisa la culture latine… Comparons pourtant l'histoire de Massalia à celle de Rome. Comparons-les au cours des diverses époques : celle des deux républiques antiques, puis l'époque impériale, de Jules César au dernier empereur, puis de Charlemagne à Charles Quint, et enfin les temps modernes.

Il n'y a pas d'histoire ici. Il ne s'agit pas seulement de faire des recherches, de retrouver des documents, et de noter des noms et des dates. Tout cela ne fait pas une histoire si elle n'est pas habitée, si elle vient de l'extérieur, s'il n'y a pas une continuité de la mémoire des hommes à leurs actes. L'histoire, ici, c'est celle des autres, de ceux qui l'ont écrite. C'est très particulier. En deux mille six-cents ans, il ne reste finalement de Marseille que le Satyricon de Pétrone.

Il y a pourtant à Marseille ce qu'on appellerait une forte « identité », mais qui ne repose apparemment que sur du vide.


Ce vide me plaît. La non-histoire de Marseille est un peu pour moi une contre-histoire de l'Occident : un point-aveugle qui dit que cette histoire tient peu, qu'elle ne tient pas debout.

Je connais d'autres lieux que Marseille, avec lesquels j'ai aussi des attaches ; vers la Lozère, et dans les Hautes-Alpes. Leur histoire ne se dérobe pas autant. Je n'ai pas eu à faire de longues recherches pour en apprendre l'essentiel beaucoup plus vite qu'ici.

J'aime connaître l'histoire des lieux où je me trouve. J'aime savoir comment ils en sont arrivés là. On apprend plus sur l'histoire universelle en connaissant celle d'une localité particulière et familière, dont on côtoie les gens et en partage les mœurs. Voilà qui manque étrangement à Marseille.

Ceux qui y sont nés n'en ont pas dit grand-chose : je n'ai en tête que le Théâtre et la peste d'Artaud. Ce qui y a été fait de plus remarquable ne fut pas l'œuvre de natifs, comme Cézane ou Braque. Oui, Pierre Puget bien sûr, c'est le contre-exemple.


 Ce vide ne me déplaît pas. Le lieu en conserve un côté sauvage, comme aux premiers jours, avant l'accostage de la flottille de Protis, avant l'arrivée des premiers Ségobriges, tribu ligure qui occupait déjà la plaine, avant l'homme, avant que l'eau ne montât de cent-trente mètres.

C'est un lieu pour les géologues, où le squelette minéral est à nu, où la terre et la flore recouvrent à peine la roche. C'est un lieu pour les zoologues, dont la faune sous-marine est vivace ; un lieu pour les botanistes, dont la flore tire partie des nombreux micro-climats. C'est un lieu pour les astronomes, où l'atmosphère est relativement pure pour l'observatoire de la Sainte-Baume, un lieu pour les océanologues ; un lieu qui fait penser aux grandes distances et aux longues durées ; un lieu dans un monde naturel plus qu'humain.

Ici, au fond, le site ne renvoie à rien, rien d'humain. Il n'en est pas beaucoup de tels dans les aires des grandes civilisations, et ça ne me déplaît pas de profiter des commodités du monde moderne et d'un climat tempéré, tout en ayant l'impression d'être au Kamtchatka, au Pôle Nord, ou sur Mars.


Brume sur la mer

Le 27 septembre

Pour une littérature confidentielle

Le qualificatif confidentiel me paraît le plus juste pour s'appliquer à ce qu'il y a de meilleur dans les lettres depuis l'antiquité. Quel autre mot dirait mieux ce qu'il y a de commun aux Essais de Montaigne, aux Lettres à Lucilus de Sénèque, aux Notes de ma cabane de moine de Shômei, au Jardin des roses de Sâdy, à la Mounine de Ponge, aux Leaves of grass de Witman…

 Si l'on juge comme Paul Valéry que tout livre devrait être lu comme par-dessus l'épaule d'un ami, et si l'on écrit donc, logiquement, dans cet esprit, quel meilleur adjectif que confidentiel pourrait être employé ?

La véritable littérature est confidentielle. Par « confidentielle » on entend couramment qu'elle n'est pas lue. Paulhan l'avait noté : Il y a deux sortes de littératures, celle qui est illisible et celle qui ne se lit pas.

 Ce terme de confidentiel, employé souvent avec ironie, j'ai envie de le revendiquer sans réserve, dans son sens plein.


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