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Jean-Pierre Depetris

Comme un vol de migrateurs


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Carnet quinze
Sur l'ère urbaine

Le 29 septembre

Encore sur la confidentialité

Confidentiel est peut-être l'exact opposé de spectaculaire. Jean-Louis Barrault avait proposé l'idée stupide d'un élitisme pour tous. Naturellement, avant d'être stupide son idée était paradoxale, et il la résumait dans une formule paradoxale. Cependant son idée était stupide, non parce qu'elle conciliait paradoxalement ce qu'on a coutume d'opposer, surtout en France, mais parce que les deux s'opposent à confidentiel.

À propos d'élite

« Notable » est un mot déprécié par les notables, qui préfèrent utiliser à leur propos celui d'élite, bien plus prestigieux. Ils sentent menacé leur statut de notable, et sans fondement leurs privilèges. Aussi préfèrent-il affirmer que ce sont les élites qui sont contestées.

En réalité, personne ne conteste aucune élite, d'abord parce qu'aucune élite n'est identifiable en tant que telle, ni n'en tire privilège. Moins que jamais, on ne saurait confondre les notables avec une élite.

On imagine ce que devient le mot-d'ordre de Barrault si l'on confond notable et élite : Obligation pour tous de subventionner et de consommer une culture de notables.


soir  Phare Planier  soir

Le 2 octobre

Sur la ville

Les Grecs s'étaient installés ici en fondant la ville très loin de toute civilisation. Au sixième siècle, c'était vraiment le bout du monde, un bout du monde qui ressemblait bien à un bout du monde.

C'est pourtant un très vieux site de peuplement humain, de l'Étang de Berre à Cassis, il était déjà très peuplé depuis des milliers d'années. Il y avait une population antérieure aux Ligures venus de l'est, et aux Gaulois venus du nord. Peut-être cette population initiale avait-elle été massacrée par les arrivants. Peut-être des populations antérieures avaient-elles été plusieurs fois massacrées par des arrivants successifs.

Ce furent du moins les Grecs qui les premiers fondèrent ici une ville. En écrivant ceci, je me dis que je ne sais pas exactement ce qui fait la différence entre un village et une ville. Oui, bien sûr, la taille et la population, mais alors, quelle est la différence entre un grand village et une petite ville ? N'y a-t-il pas quelques caractères qualitatifs qui impose d'employer un terme plutôt qu'un autre ? Si l'on regarde une maquette de la première ville antique, elle ne semble pas bien différente du port des Goudes.

Le passage du nomadisme à la vie sédentaire, on le conçoit bien. La différence, c'est d'abord l'agriculture. On distingue aisément un campement provisoire d'une agglomération fixe, même si des tribus entières peuvent continuer à aller et venir entre ces agglomérations. Mais qu'est-ce qui permet de cesser de parler de village pour dire ville ?

À l'évidence, au concept de ville sont associées des idées complexes, subtiles et pourtant mal définies. La ville est un mode de vie, qui suppose une culture urbaine.

Peut-être ne peut-on comprendre le concept de ville qu'en relation à celui de tribu. Il semble hélas que nul ne sache non plus très bien ce qu'est une tribu. Admettons que ce soit un « être-ensemble » sans chercher davantage ; un groupe humain relativement simple, un ensemble de familles. Une tribu sédentaire vit dans un ou plusieurs villages. Alors on pourrait dire qu'une ville est un regroupement de tribus. C'est-à-dire que la ville n'est pas seulement un regroupement humain, mais un regroupement de regroupements.

Apparemment, dans ce qu'on peut apprendre des plus anciennes cités, il est question de tribus. Mais je ne sais pas très bien de quoi je parle ici.


Qu'en dit Wikipédia ?

Les villes apparaissent entre 3500 et 1500 avant J-C dans les régions fertiles de Syrie, d'Égypte, de Mésopotamie, de la vallée du Jourdain, de la vallée de l'Indus et du Yangzi Jiang. Selon la tradition biblique, ce seraient les descendants de Caïn qui ont fondé les premières villes, et la plus ancienne serait Jéricho. Les premières villes apparaissent dans la Haute-Antiquité avec la civilisation des palais dans les quatre grandes plaines alluviales fertiles de la Mésopotamie, du Nil, du Fleuve Jaune et du Gange. L'apparition de villes coïncide avec l'émergence de l'agriculture durant la période du Néolithique. À cette époque, la ville se caractérise par trois éléments : (i) le mur d'enceinte monumental, (ii) la superficie (la ville mésopotamienne d'Uruk s'étend sur 400 ha), (iii) la population (la population de Xi'an est estimée à un million d'habitants 1000 ans avant l'ère chrétienne).

Les raisons de l'apparition des villes sont probablement liées aux richesses des civilisations rurales capables de dégager des surplus de production, mais surtout au développement d'une division du travail. Les cultures relativement intensives favorisent la spécialisation des personnes dans d'autres domaines que l'agriculture, et tout particulièrement dans les fonctions religieuses, artisanales puis administratives et militaires.

Rien que de très quantitatif.

Une autre façon de penser le communautarisme

La ville, au fond, est caractérisée par la diversité ; non pas celle des personnes, mais des groupes.

Évidemment, les groupes qui vivent ensemble se mêlent, se lient et se métissent, mais sans parvenir pourtant à faire disparaître leurs différences. Alors, naturellement, c'est la personne qui se différencie. Ce qui fait la personnalité de l'homo urbanicus, c'est qu'il est un point de rayonnement entre plusieurs communautés. Ses activités, son métier, ses liens familiaux et amicaux, ses croyances, son culte, ses pairs, etc. le placent toujours au croisement de plusieurs groupes. Un homme ne peut demeurer au sein d'une seule communauté, et la nature des liens que chaque homme entretient avec plusieurs communautés le rend différent.

C'est là, je crois, qu'est l'essence de la civilisation urbaine : la relation à plusieurs communautés à la fois, où les différences entre les hommes se transforment en personnalité, en différences personnelles ; où l'individuation n'oppose pas l'individu au groupe, mais la diversité des groupes à l'uniformité, atténuant tout à la fois les oppositions entre l'individu et le groupe et celles entre les groupes.

Je crois que c'est cela qui distingue qualitativement la ville, même petite, d'un très gros village. Ce n'est pas une question de taille, mais d'individuation. Un village devient une ville quand il se fait une machine d'individuation.

Ce sont les villes qui ont fait ce qu'on appelle des empires ; et les confédérations de villes furent aussi des machines à individuation. Il y aurait une autre histoire à faire de ce qu'on appelle des « empires », ceux de Cyrus, d'Alexandre ou des Tang, où prennent leurs racines les idées contemporaines de droits de l'homme, de démocratie et de laïcité.


Cependant le mot « empire » vient d'un terme militaire latin qui renvoie explicitement au contrôle d'un territoire, et non pas aux cités qu'il contient, ni à leur fédération. En franchissant le Rubicon avec ses légions en armes, Jules César, le premier, l'a fait passer de son sens militaire à celui politique. Il a fait passer aussi la politique de la cité au territoire.

Il fondait ainsi un pouvoir militaire ― et l'on doit bien sentir ici toute la différence entre militaire et guerrier, car les républiques de l'antiquité étaient pour une grande part des démocraties guerrières, où le droit de chacun de décider d'un destin commun se payait du devoir d'y risquer sa vie.

Avec l'empire romain, l'armé et le peuple étaient devenues deux entités aussi séparées et distinctes que la ville et la campagne. La civilisation féodale qui s'est construite sur les ruines de l'empire romain d'occident en conserva encore les prémisses, et les nations modernes aussi. C'est pourquoi l'histoire de l'Occident ressemble à une lutte entre les citoyens (les bourgeois, les citadins), et les régions militaires. Mais ce n'est ni l'histoire de ce qu'on appelle les « empires » dans les autres civilisations, ni le sens des mots qu'on traduit par ce nom.


Cathedale  Pujet

La fin de l'ère urbaine

Je soupçonne que l'ère urbaine touche à sa fin, et cela, non parce que l'urbi aurait définitivement colonisé tout l'orbi, parce que les cités auraient si loin repoussé leurs murs qu'il ne resterait plus d'espace en dehors, qu'il n'y aurait plus, en quelque sorte, que des murs de séparation, des « murs de la honte », comme celui de Berlin, celui qui sépare les deux Amériques, ou Israël de ses voisins. Mais il y eut de tels murs bien avant, comme celui d'Hadrien ou la Grande Muraille.

Non. Il me semble plutôt que la ville ait cessé d'être une machine à individuation pour se faire une machine de massification, et qu'elle ait perdu de ce fait toute utilité pour l'espèce.

Aujourd'hui, elle se détruit, non pas en cédant la place à la campagne, mais à l'agglomération, la simple concentration de masses, dont elle devient une menace pour la survie.

La ville a aussi été détruite pas les nations. Le monde s'est brutalement divisé en territoires desquels tout devait dépendre : mœurs, culture, monnaie, gouvernement, langue, droit… Le mouvement s'est emballé au dix-neuvième siècle, et à atteint son apogée lors du Troisième Reich.

Je ne crois pas en un long avenir pour elles. Cette division du monde disparaîtra aussi, en même temps que la domination des quelques nations qui l'ont imposée s'estompera. Je ne crois pas non plus que la ville renaîtra. Je crois que la fonction des nationalismes et des impérialismes a été de détruire les villes, d'achever l'ère urbaine.

Par quoi sera-t-elle remplacée ? La réponse passe par une autre question : quoi d'autre la remplace dans le procès d'individuation ? La question n'est certainement pas sans rapport avec une perspective numérique.


soir  soir  soir

Le 3 octobre

Remarques sans suite

Il n'y a pas si longtemps encore, entre Bonneveine et les Goudes, dans l'extrême sud de Marseille, la côte était parsemée de petits ports de pêche. On y élevait des chevaux, et aussi des cochons, des volailles. Derrière les murets des rues, on voyait des potagers et des serres. Le matin, on entendait chanter les coqs. On y trouvait aussi quelques fabriques, quelques usines. On pouvait habiter là et y gagner sa vie.

Pendant le second empire et la belle époque, on y construisit même beaucoup d'industrie dont il reste encore quelques vestiges, quelques ruines, quelques tumulus qui paraissent échappés d'un passé plus lointain.

De la mer cependant, tout reste égal, vu de la bonne distance : les mêmes roches au premier plan, les mêmes parois arides au loin, les mêmes roches blanches et les pins.

Le 4 octobre

Sur Cyrus et autres remarques sans suite

Cyrus, aux temps où Massilia fut fondée, avait instauré en Perse la tolérance religieuse, l'abolition de l'esclavage et la liberté de choisir sa profession. Il avait accessoirement libéré les Hébreux de Babylone, et fait reconstruire le temple détruit pas Nabuchodonosor.

Il est évoqué dans le livre d'Isaï : « Ainsi parle l'Éternel à son oint, à Cyrus, qu'il tient par la main, pour terrasser les nations devant lui, et pour relâcher la ceinture des rois, pour lui ouvrir les portes, afin qu'elles ne soient plus fermées. » (Isaï 45, 1-3)

Je dois dire que je ne comprends pas parfaitement cette phrase. D'abord, je n'ai jamais très bien su quoi entendre par « nations », rien ne me dit que je doive le comprendre comme dans « Nations-Unies ». Il me semble pourtant que ces paroles gagnent de singuliers contours avec ce que j'ai écrit hier sur la ville.

Douceur d'octobre

Enfin un temps d'automne comme je les aime est tombé sur Marseille avec un vent du sud doux et humide. La terre reverdit, des fleurs éclosent à nouveau, des feuilles les imitent en passant au jaune vif ou au rouge de feu.

Le soleil aussi s'est adouci, et les ombres protectrices se sont allongées. Le temps est merveilleusement tempéré et l'on se sent bien avec une chemise légère et des tongs.

Pourtant beaucoup de personnes ont déjà sorti vestes et blousons. Aurais-je un tel tonus que je ne sentirais plus la fraîcheur ? Le thermomètre n'annonce pas moins ses vingt-sept degrés.


vigne

Le nulle-part

J'ai parfois l'impression que beaucoup de personnes perdent complètement l'intuition du lieu où elles se trouvent, et même de leur corps et de ses sensations.

― Nous sommes en automne, n'est-ce pas ? Il fait donc froid. ― Mais nous sommes au nord-ouest de la Méditerranée, c'est la saison la plus douce, celle des vendanges. ― Non, nous sommes au sud de la France, où les feuilles monotones tombent en tourbillonnant avec des colchiques dans les près, la brise d'automne et tout.

Ici

La plupart des enfants ici n'ont connu pour jouer que les roches coupantes, les buissons, les tapis d'aiguilles de pins qui piquent lorsqu'on s'y assoit. Et ne parlons pas du bord de mer, avec son soleil impitoyable, ses pierres ou son sable brûlant qui font paraître l'eau glacée, le sel qui pique les yeux et même la peau, les épines des oursins, les coquilles coupantes des moules et des huîtres.

On découvre pourtant ici un art de vivre l'inhabitable, et comme une sensualité baroque du contraste et de l'acéré.

Sur la ville encore

Oui, la ville ruine les hiérarchies. Elle remplace les inégalités par les différences. Du moins le faisait-elle.

La ville génère spontanément une pluralité d'échelles de valeurs : richesse, vertu, connaissance, habileté… Le riche négociant serait-il inférieur au lettré, le bon lettré penserait-il valoir plus qu'un tribun, et celui-ci qu'un intrépide guerrier, un excellent médecin, un ingénieux architecte… ? Le grand prêtre d'un culte n'a pas d'autorité sur l'adepte d'un autre. Tous tendent à être libres et égaux.

― Et fraternels ? ― Ça c'est une autre histoire, dont on ne voit pas trop l'utilité. Liberté, égalité, et fraternité si affinités.


soir  soir

Le 5 octobre

Les vacances de Tantale

Le tourisme est désespérant. Le tourisme est une attitude désespérée. Le tourisme est l'archétype du désespoir contemporain en ce qu'il ne peut que détruire ce qu'il convoite. Il suffit de créer un site touristique pour qu'il perde de facto tout ce qui faisait son intérêt touristique.

À vrai dire, tout lieu intéresse le tourisme. Il suffit qu'il ne ressemble à aucun autre, qu'il soit chargé d'histoire, qu'il soit sauvage et naturel…, bref, c'est le cas de tous les lieux : forêt profonde, glace des pôles, palais du Louvre, bagne de Cayenne, port de l'Estaque…

Quand on y songe, les seuls lieux sur terre qui ont perdu tout intérêt touristique, ce sont les sites touristiques eux-mêmes.

De même, tout intéresse le tourisme, l'histoire, l'histoire naturelle, les arts, les sanctuaires, la vie quotidienne, les mœurs, la cuisine, le sexe, la spiritualité, la recherche… En tout se glisse le désespoir.


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