C'est une évidence tangible que plus on apprend et plus on fait d'expériences, plus on se différencie. Inévitablement, le savoir et l'expérience exercent une force centrifuge. Il serait absurde d'imaginer le contraire.
Il est vrai toutefois que la conscience de telles différences, de tels éloignements, peut créer des liens bien plus solides et profonds que l'impression superficielle de tout partager. Inévitablement aussi, la différence et l'éloignement peuvent susciter une plus grande attention entre chacun.
Il y a une forme superficielle de la politesse qui se contente de formules figées et rituelles. Elle n'est pas pour autant à mépriser. Elle est comme un degré zéro de la communication. C'est le « allo » qu'on prononce au début d'un coup-de-fil ; le « la » sur lequel on s'accorde avant de jouer ensemble.
Je suis personnellement très distrait sur ces formes de politesse, et je m'en excuse souvent. À vrai dire, je ne fais pas très attention aux autres ; ou plutôt je me sens peu contrait de feindre cette attention quand je n'en ai pas. C'est mon côté ours, mon côté grossier.
Cette grossièreté pourrait pourtant aussi être une forme de politesse. Après tout, une politesse superficielle qui feint l'attention n'est qu'une grossièreté éduquée, et l'inattention visible et spontanée vaut peut-être mieux. Certes, c'est comme montrer ma distance, afficher une porte fermée. C'est sans-doute aussi montrer qu'il est aisé de frapper à cette porte, ce qui vaut mieux que montrer une porte ouverte que rien n'incite à franchir.
Il y a aussi une forme plus raffinée de la politesse, et plus essentielle. La première des politesses est la logique.
« ― Rappelez-vous tout simplement qu’entre les hommes il n’existe que deux relations : la logique ou la guerre. Demandez toujours des preuves, la preuve est la politesse élémentaire qu’on se doit. Si l’on refuse, souvenez-vous que vous êtes attaqué et qu’on va vous faire obéir par tous les moyens. » Paul Valéry, Monsieur Teste (dialogue avec Monsieur Teste), p.109-110.
Le terme latin socialis supposait cette pluralité dont je parlais l'autre jour (Carnet quinze, le 2 Octobre, Sur la ville). Il désignait explicitement un ensemble de groupes et les relations entre ces groupes ; certainement pas les relations entre les individus au sein d'un seul groupe qui constituerait la « société ».
Le mot français « société » désigne tout aussi explicitement la relation des individus au groupe. C'est pourquoi on parle volontiers d'animaux sociaux. Le latin n'emploierait pas alors « socialis », ou bien il l'utiliserait dans le sens de niche écologique, pour désigner les relations que plusieurs « sociétés animales » entretiennent entre elles sur un même territoire.
En réalité, la société, dans le sens où le français actuel la désigne, n'existe pas. Il n'y a jamais eu de société humaine à proprement parler, même au sens générique. Je veux dire que même si le mot a changé de sens en passant d'une langue à l'autre, la réalité, elle, n'a pas changé. L'homme ne vit pas comme un individu au sein d'un ensemble ; l'homme vit toujours dans une relation à divers groupes qui ont eux-mêmes leurs relations entre eux.
Il est évident qu'il n'y a jamais eu de société au sens où l'on emploie ce mot. Même l'homme qui vivrait dans une tribu perdue au bout du monde, vivrait aussi les rapports sociaux que sa tribu entretient avec les autres, et l'on ne saurait dire si ce qu'on veut appeler « société » est sa tribu, voire son clan, ou au contraire l'ensemble des tribus qui interagissent entre elles.
Jamais les hommes n'établissent entre eux les rapports qu'entretiennent, par exemple, les singes ou les loups avec leur horde. Il n'y a jamais eu, dans ce sens-là, de société humaine si l'on réserve le nom d'humain à l'Homo Sapiens.
L'usage du mot « société » dans son sens actuel est assez récent. Il date de l'apparition du socialisme et de la sociologie, et il est indissociable d'une conception nationaliste. L'idée même de nation ― « Vive la nation ! » criait la Grande Armée ― suppose de confondre la horde, la famille, avec des regroupements bien plus vastes et plus complexes. C'est pourquoi un arrière-fond raciste n'est jamais loin.
La notion de race elle-même n'a pris son sens, disons raciste, que très récemment. Pendant longtemps, elle n'a rien désigné d'autre qu'une vague notion de lignée, de filiation. Aujourd'hui, on dit plutôt « racines » ; mais les hommes n'ont pas de racines. Tout au plus ils ont une éducation, qui elle-même est diverse : un homme normal n'a pas qu'une « éducation nationale ».
Je t'accorde que mon rapprochement entre socialisme, nation et race peut paraître ambigu. Si à chaque génération, on ne cherchait pas à enfoncer des portes qui sont depuis toujours ouvertes, tout serait plus simple.
Chacun peut savoir qu'à ses débuts le mouvement socialiste aurait pu être qualifié de réactionnaire. Il était même quelque peu intégriste chrétien. Les vrais révolutionnaires s'appelaient alors « Républicains ». Je parle du début du dix-neuvième siècle. À sa fin, la plupart des artisans du nouveau mouvement socialiste venaient des partis républicains.
Cependant, les républicains étaient principalement des bourgeois éclairés, et le socialisme devenait l'idéologie des classes laborieuses qui s'émancipaient. C'est ainsi que le mouvement socialiste a fini par devenir progressiste, entraîné par sa nature profonde. Cela passait évidemment par une nette distanciation avec ses prémisses. C'est pourquoi on trouve tant de diatribes contre le socialisme utopiste, c'est-à-dire l'idéologie socialiste, distincte du socialisme historique, chez ce nouveau socialisme qui se réclamait de la science et du progrès.
N'aurait-il pas été plus simple de changer de nom ? Celui d'Anarchisme était proposé ; mais changer de nom ne permet pas changer d'histoire. À partir de Victor Considérant, on se contenta de préciser « socialisme démocratique ».
Cependant, les prémisses ne continuaient pas moins à travailler le mouvement réel, et le socialisme oscillait entre l'idéologie libérale d'une bourgeoisie impérialiste toujours plus convaincue de sa mission civilisatrice sur le reste du monde, et d'un populisme nationaliste parfaitement conservateur, dont le fascisme, puis le nazisme surent faire la synthèse.
C'est ce qui contraignit finalement à changer de nom, et à choisir « Communisme », qui renvoyait pourtant lui aussi aux premiers temps du socialisme. Mais on connaît tous les limites des changements de noms. Bref, ces questions de dévoiement du socialisme, de trahison, d'effondrement, ne datent pas d'hier, elles sont même constitutives ; et ceux qui pensent que le côté obscur du socialisme se serait révélé dans l'URSS, me laissent bien rêveur.
Personnellement, je serais pour rompre non seulement avec le nom, mais aussi avec l'histoire. Le socialisme historique est bien trop lié au seul Occident, et même à la seule Europe. Il est bien trop acoquiné avec le colonialisme. D'un autre côté, le socialisme historique a aussi partie-liée avec l'histoire des décolonisations, mais elle se confond elle-même avec celle d'une occidentalisation.
Il n'y a aucune raison pour que les peuples du monde ignorent leur histoire pour celle de l'Occident. Il n'y en a pas davantage pour que les peuples d'Occident se focalisent sur leur seule histoire, qui se résume d'ailleurs souvent à la formation des états-nations, sans souci de l'influence que le reste du monde a toujours exercé sur elle. Abandonnons ces vieilles lunes, et intéressons-nous plutôt au pouvoir des travailleurs, à l'abolition du salariat, aux progrès des sciences et des techniques, et à la liberté.
Pourquoi le pouvoir aux travailleurs ? Parce que travailler, ça veut dire changer le monde, et que la liberté c'est précisément la possession de ce pouvoir. ― Si ceux qui changent le monde ne le font pas librement, qui sera libre ? C'est pourquoi aussi le progrès est technique et scientifique, parce que le pouvoir de changer le monde est technique et scientifique, et certainement pas politique, législatif, économique, social, ni même magique.
― Et spirituel ? dis-tu.
Oui, bien sûr, technique, scientifique et spirituel… du moment qu'on décathéchise le mot…
Bonjour,
Je voulais réagir amicalement à votre article sur Ken Knabb paru dans Gavroche n°156. Vous y faites une présentation de l’auteur en développant de façon fort pertinente une analyse comparée de la contre-culture américaine et des situationnistes et terminez en soulignant, à juste titre, le rôle de passeur que Ken Kanbb a pu en effet incarner dans ce domaine. Vous soulignez les points de convergences et de divergences en insistant sur la spécificité des uns et des autres dans leur contexte social et historique ― et surtout théorique en ce qui concerne l’IS ―, contextes propres à chacun. Mais ce faisant c’est aussi souligner la différence d’approche que les uns et les autres ont eu à cœur de développer et sur lesquels ils ne se sont pas rejoints. Malgré une évidente porosité des pratiques culturelles, ils se sont souvent ignorés. Mais, puisque parti sur cette lancée, et sachant que vous vous adressiez à un lectorat qui sans doute ignore tout de Ken Knabb et croit peut-être connaître l’IS pour en avoir ressassé quelque poncif, pourquoi avoir occulté un point central sur lequel achoppent aujourd’hui encore nombre de commentateurs lorsqu’ils abordent ce sujet. Je veux parler de la question de la religion.
Elle tient une place bien particulière et je dirais même qu’elle trace une limite au-delà de laquelle il devient délicat de le suivre et qui, à tout le moins, marque un passage qui lui est propre. Depuis la réaction de Baudet, et sans y avoir vraiment répondu en développant sa position, sa position à laquelle visiblement il est très accroché est demeurée en suspens. Elle est restée inintelligible aux lecteurs attentifs de Debord. La parenthèse ainsi ouverte semble n’avoir jamais été vraiment refermée. Je me souviens d’une rencontre organisée à Paris (en 2006 je crois) par la revue l’Oiseau Tempête au cours de laquelle le sujet fut le point central de son intervention. Nous étions peu nombreux à être venus à sa rencontre, mais le fossé semblait abyssal entre ses propos et notre bienveillance. Les temps étant au consensus, on se fit poli et respectueux pour cette figure quasi légendaire, symbole d’une époque dont il ne reste que des vestiges avec un fort parfum de nostalgie. Le peu que nous étions n’avait pas envie de rejouer une scène dont en d’autres temps nous avions été des acteurs autrement vindicatifs, ne cédant rien sur le plan de la doctrine. On pinailla mollement en évitant soigneusement d’en dire quelque chose d’intelligent.
Il nous expliqua, comme il le fait d’ailleurs dans son livre, que la critique de la religion est à considérer comme la critique de l’art par les situationnistes. Mettant l’une et l’autre sur le même plan, usant de la métaphore pour soutenir le fait religieux. Ces derniers proclamaient, vous le savez, le dépassement de l’art en invitant chacun à faire de sa vie une œuvre d’art. Ce n’était pas l’expression artistique en tant que telle qu’ils attaquaient, mais la forme que lui donna la bourgeoisie en dépossédant le sujet de sa créativité pour l’instituer comme un processus social séparé. Si, et je n’ai toujours pas compris sa position, Ken veut établir ce parallèle jusqu’au bout et poursuivre sur sa lancée, il devient évident qu’il s’agit là d’une prétention centrale à laquelle l’IS et l’ensemble du mouvement révolutionnaire ne sauraient à aucun moment et sous aucune forme souscrire. Leur radicalité ne se serait pas arrêtée en chemin au profit d’un bouddhisme relooké comme le new-age en a accouché.
Cette question est loin d’être anecdotique et secondaire, vous en conviendrez. Lui-même reconnaissait au cours de cette conférence que les lecteurs américains de l’IS ne comprenaient pas, au point d’en rire de bon cœur, les attaques radicales et sanglantes contre la religion, et, si ma mémoire est bonne, il employa, je crois, le terme d’obsession. Il est donc évident que ce sujet sépare le lecteur étasunien du lecteur européen et creuse un fossé entre eux qui porte sans doute la marque d’une analyse théorique et donc conditionne des pratiques bien différentes. Ce sujet étant, de mon point de vue, central, si l’on se lance comme vous l’avez fait avec intelligence, dans une étude comparée des deux mouvements, je regrette que vous n’en ayez pas parlé dans votre article.
<Debry a écrit>…pourquoi avoir occulté un point central sur lequel achoppent aujourd’hui encore nombre de commentateurs lorsqu’ils abordent ce sujet. Je veux parler de la question de la religion.</Debry>
C'est intéressant que vous souligniez cela. D'abord, parce que je n'y ai pas du tout pensé, et surtout, parce que c'est paradoxalement le premier texte que j'ai lu de Ken (il y a bien une trentaine d'années), et le premier même sur lequel nous nous sommes entretenus bien plus tard. Je suppose que l'idée est complètement sortie de mon esprit parce qu'elle aurait singulièrement compliqué mon travail. Il est quasiment impossible de dire quelque chose d'exhaustif à propos de religion, où tous les paradoxes se croisent.
<Debry>Il nous expliqua, comme il le fait d’ailleurs dans son livre, que la critique de la religion est à considérer comme la critique de l’art par les situationnistes.</Debry>
Je vois bien l'ambiguïté que vous sentez planer. Si l'on fait le parallèle avec « faire de sa vie une œuvre d’art », que peut être l'équivalent avec la religion ? Où cela peut-il mener ?
<Debry>Il est donc évident que ce sujet sépare le lecteur étasunien du lecteur européen et creuse un fossé entre eux qui porte sans doute la marque d’une analyse théorique et donc conditionne des pratiques bien différentes.</Debry>
Je me demande si la question ne sépare pas moins les deux côtés de l'Atlantique, que l'Europe et le reste du monde. Et peut-être que nos façons de voir, à Ken et moi, tiennent-elles à nos pratiques de langues et de littératures non-européennes. Ceci dit, je ne crois pas que sa pratique du Bouddhisme Zen soit autre qu'anecdotique en l'occurrence.
<Debry>Ce sujet étant, de mon point de vue, central si l’on se lance comme vous l’avez fait avec intelligence, dans une étude comparée des deux mouvements, je regrette que vous n’en ayez pas parlé dans votre article.</Debry>
Oui et non. Oui, car c'est en effet une singularité, comme vous le notez, dont le lecteur devrait être prévenu. Non, parce que ce n'est quand même pas si essentiel, et je vais vous expliquer pourquoi. La raison est d'ailleurs la même qui rend Ken un peu court quand on lui en demande plus, ou encore qui m'embarrasse tant pour vous répondre.
Je crois qu'il affirme surtout, et je suis d'accord avec lui sur ce point, que la gauche radicale est généralement elle-même un peu courte en matière de religion ; que ses positions dénotent des ignorances élémentaires et conduisent à des positions au mieux stériles, le plus souvent contre-productives et au pire répressives. Une fois qu'on a dit ça, on n'est pas forcément en mesure de donner une théorie de la religion exhaustive, alternative et prête à l'emploi, et l'on peut ne même pas en éprouver le besoin.
Je pense aussi qu'il y a bien une fixation en Europe. Elle tient à son l'histoire particulière, et à la nature d'un Saint Empire Chrétien. Le mot « religion » y évoque toujours un clergé historique et un corps doctrinal, qui s'accréditent mutuellement pour régner sans partage. La « Religion », c'est toujours l'Église Catholique et Romaine, ou presbytérienne, ou orthodoxe…
Cette autorité, dans un sens, exerce sa pression sur celles séculières et laïques de l'État, et dans l'autre, fait fonction de relais pour ce dernier envers les fidèles. C'est très ambigu dans les deux sens, et ça se complique encore avec des formes religieuses minoritaires, dissidentes et/ou exogènes, vouées à être assimilées. Aussi je pencherais plus pour « libérer » la religion de cette double tutelle, étatique et cléricale, qu'à me laisser prendre dans leur artificielle et maladroite contradiction.
Que resterait-il alors de la religion si elle s'en « libérait » ? Dans bien des cas, pas grand-chose : des fêtes, des formes culturelles, peut-être du tourisme, dont il serait toujours plus judicieux de faire la critique du contenu spectaculaire, que religieux. Laissons cela de côté ; et que trouverait-on encore à reprocher à celui qui se prétendrait toujours « religieux », et qu'est-ce qui le distinguerait de celui qui ne l'est pas ?
― Qu'il continuerait malgré tout à s'appuyer sur un corps de doctrines et de croyances, une morale transmise, une histoire collective ? Soit, mais tous les autres, que faisons-nous d'autre ? Et pouvons-nous faire autrement ?
― Ou lui reprocherait-on au contraire de tout révoquer en doute et de tout soumettre à la critique de son expérience spirituelle ? Soit, mais qu'est-ce qu'une expérience spirituelle ? En quoi se distingue-t-elle d'une expérience qui ne le serait pas. En quoi une expérience ne serait pas spirituelle, même une expérience de laboratoire ?
C'est en quoi une « réalisation » de la religion ne me semble pas très éloignée de son abolition.
Je ne suis en tout cas pas très chaud pour abandonner la religion ― même, et à plus forte raison, si personne n'est capable de me dire exactement de quoi il s'agit ― à Benoît XVI, au Dalaï-Lama, ou encore aux rabbins, aux cadis, ou même aux chercheurs, ou pire encore aux ministères de l'intérieur.
Voilà. Mais je ne suis pas sûr, si j'en discutais sérieusement avec Ken, que nous tomberions d'accord.
Amicalement