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Jean-Pierre Depetris

Comme un vol de migrateurs


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Carnet dix-sept
Où l'on devient spirituel

Le 11 octobre

Ce que j'écris

Ce que je suis en train d'écrire, je crois que Schiller l'explique mieux que moi :

« Il me semble que la racine du mal est dans la contrainte que ton intelligence impose à ton imagination. Je ne puis exprimer ma pensée que par une métaphore. C’est un état peu favorable pour l’activité créatrice de l’âme que celui où l’intelligence soumet à un examen sévère, dès qu’elle les aperçoit, les idées qui se pressent en foule. Une idée peut paraître, considérée isolément, sans importance et en l’air, mais elle prendra parfois du poids grâce à celle qui la suit ; liée à d’autres, qui ont pu paraître, comme elle, décolorées, elle formera un ensemble intéressant. L’intelligence ne peut en juger si elle ne les a pas maintenues assez longtemps pour que la liaison apparaisse nettement. Dans un cerveau créateur tout se passe comme si l’intelligence avait retiré la garde qui veille aux portes : les idées se précipitent pêle-mêle, et elle ne les passe en revue que quand elles sont en masse compacte. Vous autres critiques, ou quel que soit le nom qu’on vous donne, vous avez honte ou peur des moments de vertige que connaissent tous les vrais créateurs et dont la durée, plus ou moins longue, seule distingue l’artiste du rêveur. Vous avez renoncé trop tôt et jugé trop sévèrement, de là votre stérilité. » 

Schiller, Correspondance avec Körner, Lettre du premier décembre 1788. Cité par Freud, L’interprétation des rêves, 1900.


Naturellement, il ne suffit pas de tout garder jusqu'à ce qu'on ne s'y retrouve plus. Il y a bien quelque-chose à faire après. Ce n'est qu'un début, la mise en marche d'un processus. Relis le Message automatique d'André Breton. Tu pourras remarquer au passage qu'il se réfère au moins autant à William James qu'à Sigmund Freud.


Grève des dockers  Grève des dockers  Grève des dockers

Les dockers sont en grève

Les dockers sont en grève, et ça se voit. Je crois qu'il n'y a jamais eu autant de navires au mouillage dans la rade. Ici ne sont que des cargos et des porte-conteneurs mais on peut apercevoir au loin les pétroliers devant la rade de Fos.

Le temps aussi s'est mis de la partie, avec de beaux nuages que déchire un vent fort, une terre encore humide des pluies de la nuit, et une belle lumière. L'atmosphère en devient étrange.

Je ne sais pas si la beauté est, dans cette grève, l'enjeu le plus important, je pense du moins qu'elle est le signe sûr d'un travail bien fait. La grève est aussi un travail, elle l'est finalement davantage qu'un travail salarié. Elle peut être l'apprentissage d'un travail libre.


Grève des dockers  Grève des dockers 

Le 28 octobre 2008

Rép : Sur Knabb et la religion

Bonjour,

Merci pour cette réponse soignée. Désolé de ne pouvoir vous répondre plus longuement, mais je suis actuellement pris par le temps. Par paresse donc, je vous envoie la référence de textes (que vous connaissez peut-être déjà) publié sur le site de Baudet (et mon petit doigt me dit qu’il est fort possible qu’il ne soit pas étranger à sa rédaction, le style, en tout cas, ne m’est pas inconnu). Ils ne sont pas polémiques, mais très théoriques (un peu raide parfois) et très intéressant. 

http://www.geocities.com/nemesisite/aventure.dieu.1.htm

http://www.geocities.com/nemesisite/aventures.dieu.prologue.htm

http://www.geocities.com/nemesisite/aventures.dieu.2.htm  

(Si les liens ne s'ouvrent pas :
http://www.reocities.com/nemesisite/textes.publies.html.htm)

Une dernière chose, en vous lisant je pensais aux travaux de Bataille qui dans ce domaine a pas mal exploré, à sa façon, les notions de sacré et de Religion. Bon, en résumé, si un jour quelqu’un avait le courage de s’y mettre c’est un sujet qui réclame, vous avez raison, un gros travail.

Amicalement

Jean Luc

Le 31 octobre 2008

Rép : Sur Knabb et la religion

Salut Jean-Luc,

J'ai lu les textes. Pour intéressants qu'ils soient, ils tombent sous ma critique. Ils confondent la religion avec une religion particulière, et dès qu'un peu de recul est recherché, c'est pour la comparer avec la religion du primitif.

Si l'on considère le Zen, par exemple, si cher à notre ami Knabb, que voyons-nous de semblable ? Une seule chose, je crois : un clergé détenteur de la doctrine y a tenu un rôle, différent mais globalement comparable, envers la domination de classe au Japon. Un rôle comparable envers la bourgeoisie naissante à peu près à la même époque que celui de la Réforme, notamment en Hollande.

La comparaison s'arrête là, car tout le reste est différent, si ce n'est opposé. Pas de Dieu, pas d'autre monde, seule l'immanente beauté de celui-ci, pas de récompense, pas de châtiment, tout revenant à peu près au même dans la vacuité de la roue des métamorphoses. Seulement une discipline très rigoureuse d'extinction de la conscience pour faire corps avec l'acte. Une recherche obsessionnelle d'efficacité, moins pour elle-même que pour atteindre une unité avec un bas monde si méprisé des Chrétiens. Pas de croyance non plus, mais l'expérience de la dissolution de toute signification.

Si l'on parvient à fonder un ordre répressif la-dessus, et aussi bien à brûler des hérétiques à partir des Fioretti de François d'Assise, c'est qu'absolument n'importe quoi ferait aussi bien l'affaire, les programmes des grandes écoles comme les manuscrits de Marx. Baudet ne dit d'ailleurs pas autre chose.

Pour être tout à fait objectif, le Zen comme le Christianisme réformé ou papiste, ont joué un rôle dans toutes les directions : clergés ou doctrines se sont faits l'expression de l'ordre le plus répressif, mais aussi d'un progressisme ou de mouvements révolutionnaires. Ils ont inspiré aussi des postures politiques, intellectuelles ou tout simplement humaines, parfaitement honorables.

Dans ces conditions, la notion même de religion ne veut plus rien dire. Elle devient si large qu'elle peut tout contenir et n'a donc plus de contenu précis. Ou plutôt, je ne lui en vois plus qu'un : le bourrage de crâne jusqu'au réflexe conditionné avec des jeux de langage et des comportements. Dans ce cas, il s'agit de quelque chose de très proche du langage, car c'est ainsi que nous apprenons à parler, à écrire et à compter.


La religion serait donc une forme de langage, une forme de langage pré-construit, comme, pour la programmation, le sont les langages objets de haut niveau. À l'autre bout, on aurait les langages très formalisés des mathématiques et de la logique.

Nietzsche avait une excellente intuition en associant grammaire et religion, et qu'il tenait certainement de Luther (la théologie est la grammaire du mot Dieu). Et une critique du langage me semble plus importante qu'une seule critique de la religion.

Je suis d'ailleurs convaincu que Dieu est mort dans la première moitié du dix-neuvième siècle dans le langage mathématique (du moins celui de l'Église et celui des philosophes, mais peut-être pas celui des prophètes, de la Kabbale et du Coran*). Avec Joseph Fourier et George Boole (alors que ce dernier était pourtant un mystique), il devenait évident que la consistance interne des langages mathématiques et celle du monde réel n'étaient pas la même. Ceci mettait un terme à la croyance que la nature obéirait aux lois des mathématiques parce qu'elles étaient celles que lui aurait données son créateur. C'était aussi la découverte que nous pouvions nous-mêmes soumettre le monde réel par les lois de nos langages mathématiques.

La découverte du langage comme objet de connaissance a très vite entraîné celle de la programmation, qui ressemble à un pied-de-nez au mythe de Babel. La multiplication des langages n'y divise plus personne.

En fait, l'écart est abyssal entre la conscience cachée dans la technique de nos objets quotidiens, et la superstition qui voudrait soumettre l'homme lui-même aux modèles mathématiques de l'économie qui domine leur production. :-D

Amicalement

j-p

* Je pense ici aux mystiques mathématiciens de l'Iran, souvent doublés de poètes érotiques et bachiques, qui ont donné à la discipline qu'ils ont inventé (l'algèbre) un nom divin (Al Gabr).

Cette voûte céleste est comme un bol tombé le fond en l'air

Et sous lequel sont prisonniers les sages

Toi imite l'amour de la coupe et du flacon

Ils sont lèvres contre lèvres bien que le sang coule entre eux deux.

Omar Khayyâm

1 novembre 2008

Rép : Sur Knabb et la religion

Cher jean Pierre,

J’ai lu avec plaisir ton texte. Il appelle une réponse de la même qualité et demande un soin égal. Hélas, entre mes occupations diverses, ma paresse et, l’âge venant, une fatigue de plus en plus difficile à contenir dans ses limites, je crains de ne pas avoir les ressources nécessaires pour être à la hauteur de ton courriel. Toutefois, je suis d’accord avec toi, il me semble qu’une catégorisation s’impose. D’une part les philosophies de la vie dont les anciens nous ont instruits (stoïcisme, cynisme, épicurisme...) que certains recyclent de façon pour le moins surprenantes, les expériences mystiques qui mêlent délires et extases (St François parlant aux petits oiseaux, Ste Thérèse jouissant par la force de son hystérie, tous deux animés par la culpabilité, le premier par sa pratique du plaisir modélisée par sa classe, l’autre par son origine juive dans une Espagne antisémite), les mouvements de révoltes sociales qui secouèrent les cités italiennes au quatorzième siècle (Bruno) et en Europe de l’Est (Huss) un peu plus tard (volonté de prendre le christianisme au mot), sans oublier les belles envolées poético-philosophiques d’un Maître Eckart, et les structures de domination idéologique et sociale des systèmes politiques (lire Rudolf Rocker, Nationalisme et culture récemment édité en français aux éditions de la CNT) il y a bien des niveaux, en effet, qu’il faudrait distinguer pour pouvoir étudier leurs articulations.

Pour le reste, je me méfie des syncrétismes simplificateurs. Et le bouddhisme ne me dit rien qui vaille, surtout dans sa version occidentalisée. L’analyse de la religion comme fondement de la valeur à laquelle renvoie Baudet a, me semble-t-il, au moins le mérite de nous inciter à nous interroger sur un des aspects de ce qui, dans le phénomène religieux devient historiquement une superstructure de l’économique. La nature archaïque du Sacré, sa fonction dans la communauté primitive et son utilisation dans le cadre de la production de la valeur, mériterait sans doute un petit détour par Bataille qui sur le sujet a su trouver un ton juste, bien que très personnel, pour dire l’indicible. Une certaine sociologie du Sacré (Vincent Thomas sur la mort, Baudry sur la violence dans ses meilleurs jours, entre autres) a, en son temps, tracé quelques pistes de réflexion qui, à ma connaissance, sont restées ouvertes et n’attendent que l’obstination d’un chercheur pour en poursuivre les travaux. J’allais omettre de faire le lien avec Girard et l’héritage hégélien qui titille notre réflexion du coté du Désir. Je suis, comme tu peux le constater, rester très freudo-marxiste et je m’en excuse. Je sens bien que ma formation me classe dans une espèce en voie de disparition (sic).

Pour me faire pardonner le caractère lapidaire de ma réponse, ci-joint un texte publié dans la revue Mortibus. Ce n’est pas une réponse, juste une digression sur un thème qui, semble-t-il, ne nous laisse pas indifférent. Je te prie de bien vouloir excuser le caractère cavalier de ma réponse. Ton texte méritait mieux.

Très heureux de cette correspondance.

Jean Luc


Puzzle  Puzzle

Le 14 octobre

Rituels idiots et expérience spirituelle

Je note que, pour le foin qu'on fait sur les religions, on se focalise seulement sur le culte, les rites, tout au plus sur quelques interdits et quelques obligations. Le contenu spirituel n'intéresse apparemment personne, à l'exception de quelques vagues points de doctrine mal compris que l'on s'envoie à la figure.

Au fond, on a peut-être raison de tout ramener à la pratique, mais alors, on ne lui donne justement pas assez d'importance. Si une religion a un quelconque intérêt de ce point de vue, c'est qu'elle propose des exercices rigoureux, une pratique stricte, plutôt que de simples rituels.

Ceci s'entend évidemment avec ce que je disais des langages. Qu'a-t-on d'autre à faire d'un langage que le pratiquer ? Seulement par la pratique, on l'éprouve et l'on peut même le faire évoluer… ou régresser. Quand on pratique un langage, évidemment, on se tient scrupuleusement à ses règles.

Et quand on ne s'y tient pas, que se passe-t-il ? Doit-on avoir une sanction ? La seule sanction est qu'à ce moment-là, ça ne fonctionne plus. C'est tout.

Les langages se traduisent, c'est ce que je pense. Toutefois, ce n'est pas si simple. On n'a qu'à tester les outils linguistiques de Google pour s'en faire une idée.

On peut résoudre un problème de robinets par l'arithmétique ou par l'algèbre. C'est aussi un cas de traduction. Il n'est alors pas très difficile de comprendre qu'on fait en réalité le même calcul. Pourtant, comprendre qu'on fait le même calcul n'est pas exactement faire le même calcul.

Le pire est qu'on puisse parfois trouver le résultat sans faire aucun calcul.

Il y a un petit objet qui me fascine depuis l'enfance. J'avais trouvé le premier dans une pochette-surprise : un petit puzzle en plastique, une plaquette sur laquelle coulissaient quinze carrés qu'on pouvait déplacer pour former une figure. Adulte, j'en ai retrouvé un par-terre dans une rue, qui ne m'a plus quitté, bien que j'utilise depuis de nombreuses années un puzzle informatique. Toujours accessible dans mon doc.

Depuis tant d'années, je suis plutôt rapide à reconstituer la figure, et pourtant, toujours mon geste devance mon calcul. Toujours je suis surpris de voir que le déplacement des pièces a devancé mon attention. Il n'est pas moins remarquable que, depuis tant d'années, je ne me lasse pas de recommencer cette course dont je connais pourtant l'issue entre mon intuition et mes capacités de calcul.

Le plus étonnant est que les deux sont bien le fruit d'un apprentissage et d'un entraînement.

C'est une expérience où le contraste entre ces deux façons de penser, l'une rationnelle et consciente, et l'autre automatique, est saisissant par la simplicité du dispositif. Il n'est pas différent toutefois de celui qui résulte de dispositifs plus complexes, comme avec la langue écrite, ou la musique, ou le langage mathématique.

Je précise qu'il ne s'agit pas ici de la distinction entre le calcul « de tête » et l'opération écrite. Écrire accroît bien sûr notre puissance de calcul, mais l'écart entre raisonnement et intuition reste proportionnel. Je ne distingue pas non plus entre raisonnement juste ou faux, et intuition fausse ou juste. Juste ou fausse, l'intuition a toujours une petite longueur d'avance sur le raisonnement juste ou faux.

Je ne dis pas davantage que l'intuition s'émanciperait du système de signes nécessaire à la pensée. Quand je lis sous ma plume une pensée plus subtile et plus profonde que je ne serais capable de la tisser par un raisonnement conscient, elle ne s'est pas émancipée de la langue ; elle s'en est au contraire servi, et elle y est au moins autant impliquée que dans le déplacement des pièces du puzzle.

Je note pendant que j'y pense, que la première fois que j'ai découvert le petit puzzle en noir et blanc à l'effigie de la pomme sur mon premier Macintosh, il a fallu que je reprenne mon puzzle en plastique pour retrouver comment je m'y prenais. C'est comme si l'intelligence était au bout des doigts et qu'elle ne passait plus par l'intermédiaire de la souris. Ceci fait, il n'y a rapidement plus eu d'intermédiaire du tout.

C'est cela que je veux dire : plus d'intermédiaire, plus de re-présentation.

Qu'en est-il du problème de robinet ? La méthode arithmétique et la méthode algébrique ne sont jamais que des représentations, et qui peuvent nous permettre l'intuition immédiate de ce qu'elles représentent.

C'est comme lorsque nous traduisons : nous ne traduisons pas, comme un programme, la phrase d'une langue dans une autre, nous traduisons l'intuition que nous offre la phrase dans la langue source. Nous y parvenons d'ailleurs rarement du premier coup, nous devons souvent chercher les mots, raisonner, parcourir des dictionnaires ; et pourtant là encore, nous voyons toujours notre attention prise de vitesse, presque toujours battue d'une courte tête par les agencements automatiques.


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