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Jean-Pierre Depetris

Comme un vol de migrateurs


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Carnet dix-huit
Badinages

Le 15 octobre

La beauté ici est furieusement convulsive

La beauté ici est furieusement convulsive. Je n'ai pas attendu aujourd'hui pour m'en apercevoir. J'ai toujours aimé photographier, dessiner, peindre les branches des pins, les nuages qui s'étirent, les couches plissées des montagnes.

Je n'ai trouvé nulle part ailleurs des formes si convulsives, ni dans les Alpes massives et austères, ni dans les Cévennes, qui savent parfois se faire sauvages, ni dans la plaine du Rhône, avec ses lointaines bordures de cimes enneigées, ni dans la Toscane, ni dans la Catalogne.


Pins  Collines

Le 7 octobre

Sur la pensée et le temps

Écrire prend beaucoup de temps, et peu tout aussi bien. Je me suis pourtant évertué d'y être attentif, sans jamais parvenir à bien cerner la relation entre l'acte d'écrire et l'écoulement du temps. C'est que tout est dans le mouvement de la pensée, pas dans le geste d'écrire, ni dans l'écoulement d'un temps abstrait.

Il importe avant tout de provoquer un mouvement suffisamment rapide de la pensée. Bien sûr, sauf automatisme radical, le mouvement de la pensée ne se confond pas avec celui de la plume. Ce mouvement, la plupart du temps, ne fait que reparcourir le mouvement de la plume de plus en plus vite, gagner de la vitesse, de la puissance, accumuler un élan pour franchir de nouvelles inférences.

C'est exactement ainsi que travaille un mathématicien. Même si l'essentiel de son activité visible consiste à tracer des signes, le dire ainsi est loin de la décrire. L'essentiel de son activité, invisible, ressemble beaucoup à ce que chacun fait quand il ne fait rien.

C'est surtout une vitesse que nous cherchons à acquérir, une vitesse proprement cinématographique. Il s'agit proprement d'une cinématographie, où graphie renvoie littéralement à l'écrit et non pas à l'image. Ce ne sont manifestement pas les signes qui bougent, mais la pensée qui se déplace de l'un à l'autre.

Le 16 octobre

Métaphysique amusante

Je suis toujours fasciné de voir comment presque tous les philosophes européens, même de nos jours, s'interdisent toute autre alternative que les deux dans lesquelles ils s'enferment : soit un dieu aurait créé le monde et envoyé son fils pour le sauver — le dogme, donc, de l'Église Romaine — ; soit ce monde serait constitué d'atomes qui se baladent dans le vide, soumis aux seules lois de la causalité.

Qu'on ne puisse en imaginer d'autres, rend les termes de ces propositions particulièrement incongrues. On ne peut croire qu'elles ne le soient pas aux yeux de ceux qui les professent. Il y a tant d'autres possibilités, mieux fondées et plus intuitives.

Beaucoup ont déjà été explorées, et plus encore n'ont jamais été imaginées. Il y en a de plus drôles, il y en a de plus profondes, de plus vraisemblables, de plus folles, de plus belles…

Comment je vois le monde

Comment, moi, je vois le monde ? Ma conception matérialiste et athée n'a rien à faire avec des atomes qui se promènent dans le vide, et qui sont des représentations tirées de calculs. Elle repose sur l'existence des matériaux et sur leurs propriétés mécaniques et chimiques.

Ces matériaux sont constitués d'éléments simples qui peuvent se combiner en un nombre infini de matériaux différents. Je peux l'expérimenter en les travaillant ou les consommant.

Les corps et les phénomènes sont constitués de matériaux. De même que le matériau qui est constitué de plusieurs éléments simples ne se réduit pas à la somme de ses éléments, il est un tout-autre matériau avec de tout-autres propriétés ― l'eau, pas exemple, et non pas un seul mélange d'hydrogène et d'oxygène ―, le corps ou le phénomène ne se réduisent pas à l'assemblage des matériaux, ni n'obéit à leurs seules déterminations.

Le matériau est au moins autant déterminé par le corps et le phénomène que l'inverse. Il n'y aurait jamais eu de matière osseuse, de nacre, de corail, de bois… sans forme de vie ; ni même seulement d'air, sans êtres vivants anaérobies.

Corps et phénomènes ne peuvent cependant pas s'émanciper de tout matériau, si ce n'est comme la vague, qui n'est pas de l'eau qui se déplace, mais le seul déplacement d'un ébranlement de sa surface ; ou encore moi-même, qui reconstitue perpétuellement toute la matérialité de mon corps en respirant et en me nourrissant. Mais pas plus la vague que moi ne continuerions d'exister si nous cessions de le faire.

Le cœur du réel est bien là, dans la sensible réalité des matériaux, l'encre de ma plume, la luminosité de l'écran où tu me lis. On pourrait aussi être tenté d'aller le chercher dans une réalité plus spirituelle à l'autre bout. Comme l'ébranlement s'émancipe du matériau qu'il parcourt, ou moi-même des matériaux qui me composent ― que je compose, en fait ―, comme, au fond, cette émancipation, cet échappement constitue la réalité-même des choses sensibles, pourquoi ne pas chercher au-delà même de ces choses sensibles, un principe créateur ?

― Parce qu'il s'échappe, pardi !

Il ne s'agirait pas de dire qu'un tel principe créateur échapperait à mon seul entendement. Il s'échappe réellement, concrètement. Il s'échappe dans l'infinité des phénomènes.

L'effet papillon, si tu veux, en n'oubliant pas que c'est le papillon lui-même qui crée l'effet papillon. Qu'y a-t-il d'autre ici que le papillon et les propriétés physiques des matériaux qu'il sait parfaitement mettre en œuvre d'un battement d'ailes ?

Ça n'explique rien, dis-tu ? Et quoi d'autres explique quoi ?

Le 17 octobre

Réinventer le gris

Les ciels bleus sont un peu plats. Je suis surpris en regardant par ma fenêtre ; le paysage a perdu son intensité d'hier.

L'immense à-plat pourrait au moins attirer l'attention sur ce qui se trouve à la surface de la terre. Il le rétrécit plutôt : les collines semblent moins hautes, insignifiantes, au-delà d'une ville régionale sans grand intérêt.

La différence est saisissante après avoir édité cette nuit mes photos d'hier.

Quel intérêt peut-on trouver à un ciel bleu ? Les jours de ciel bleu ne valent que pour leurs nuits cloutées d'étoiles.



Gris sur la mer  Grsi sur la mer

Le 18 octobre

La vraie vie, c'est la littérature

Je viens de retrouver grâce à un courriel ce passage de Proust que je cherchais depuis longtemps :

« La grandeur de l'art véritable, au contraire de celui que M. de Norpois eût appelé un jeu de dilettante, c'était de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus en plus au fur et à mesure que prend plus d'épaisseur et d'imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans avoir connue, et qui est tout simplement notre vie.

La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature. Cette vie qui en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l'artiste. Mais ils ne la voient pas parce qu'ils ne cherchent pas à l'éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d'innombrables clichés qui restent inutiles parce que l'intelligence ne les a pas "développés" ».

Proust, Le Temps Retrouvé, p.289-290, édition G.F.


Il continue ainsi : « Notre vie ; et aussi la vie des autres car le style pour l'écrivain aussi bien que la couleur pour le peintre est une question non de technique, mais de vision. Il est la révélation, qui serait impossible par des moyens directs et conscients de la différence qualitative qu'il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s'il n'y avait pas l'art, resterait le secret éternel de chacun. Par l'art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n'est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu'il peut y avoir dans la lune. Grâce à l'art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier et autant qu'il y a d'artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l'infini, et bien des siècles après qu'est éteint le foyer dont il émanait, qu'il s'appelât Rembrandt ou Ver Meer, nous envoient encore leur rayon spécial. »

Ce qui me frappe ici, c'est que derrière un apparent élitisme ― la vraie vie pourrait être l'apanage de ces seuls élus qui atteignent à la littérature et l'art et qui communiquent entre eux par-delà les siècles, ou encore qui, à travers eux seulement, permettent au commun d'en goûter les lointains rayons ― il dit en réalité l'exact contraire.


rade

Exercice spirituel

Proust m'a inspiré un petit exercice spirituel très simple à exécuter. On se laisse d'abord submerger par l'imaginaire social. Comment on fait ? Je n'en sais rien ; les moyens ne manquent pas : on allume la radio, on lit les spams que les filtres de courrier ont placés automatiquement dans la poubelle, on ouvre un dossier administratif… ce n'est pas très difficile.

On s'y baigne quelques minutes, et l'on en sort brutalement ; on fixe son attention de l'autre côté de la place sur les ramures des platanes qui perdent leurs feuilles dans le vent, sur des chapeaux de cheminées sous la caresse d'un soleil matinal qui découpe et dore leur silhouette, sur ce qu'on a sous les yeux, un peu à la façon dont les Russes pratiquent le sauna, sortant vivement de l'atmosphère surchauffées pour se jeter dans de l'eau glacée.

Il paraît que c'est bon pour le teint.

Le 20 octobre

Les mouettes aiment le vent

Les mouettes pêchaient il n'y a encore pas si longtemps. Je me souviens de les avoir regardées replier lentement leurs ailes quand elles plongeaient en piquée. Elles paraissaient aimer ça. La dernière fois que je me souviens les avoir regardées, j'étais un jeune homme. Mais je ne sais quand elles se sont arrêtées. Elles n'ont de toute façon pas dû cesser du jour au lendemain. Il doit bien y avoir maintenant de nombreuses générations de mouettes. Je me demande combien il leur faudrait de temps pour réapprendre.

Les mouettes aiment le vent, contrairement aux autres oiseaux de la région. Comment je le sais ? À quoi je le vois ? Si l'on n'est pas capable de discerner du plaisir dans le mouvement d'êtres vivants, je ne sais ce qu'on est encore capable de voir.

La plupart des oiseaux prennent appui sur l'air pour voler, et son mouvement les dérange. Les mouettes, elles, s'appuient directement sur le vent.

Par grand vent, elles font ce qu'elles veulent dans le ciel avec un moindre effort. Elles savent le remonter, se laissant tomber, ou emporter, et l'on voit bien que ça leur plaît. Comment ont-elles pu perdre le goût des plongées brutales dans les vagues, au point de ne pas continuer au moins pour se tremper ? Car elles n'ont toujours pas peur de l'eau, même pas des vagues brisantes chargées d'embruns sur lesquelles elles se laissent balancer, parfois seulement battant des ailes pour garder l'équilibre.

Elles aiment le vent. J'en ai saisi une au téléobjectif, s'accrochant contre les rafales sur le chapeau d'une cheminée.

L'image ne m'a pas parue très nette, et j'ai voulu prendre le temps de mieux régler la focale, mais elle m'avait aperçu. Elle s'est tournée vers moi, m'a fixé curieuse, puis, comme si elle avait compris, elle a commencé à prendre des poses, feignant de regarder au loin, l'air de rien.

J'ai encore appuyé deux ou trois fois sur le déclencheur pour lui faire plaisir, mais ça n'avait plus rien de naturel.


Mouette

Le 9 juillet 2009

Courriel professionnel

Karl M. a écrit :

Bref, j'y suis pas allé non plus, à la place j'ai joué à blood bowl sur pc (une adaptation du jeu de plateau du même nom, mettant en scène des matchs de foot us dans l'univers de warhammer au tour par tour… erf, ayé, je recommence à digresser...).


Moi, c'est curieux, je perds le goût des jeux. J'en perds même l'aptitude je le crains. Ces derniers jours, je me suis lancé dans FreeCiv (http://fr.freeciv.wikia.com/wiki/A_Propos ). En moins de vingt minutes, j'ai laissé couper en deux mon empire martien par des cavaliers groenlandais qui m'ont pris deux villes sans que j'aie pu réagir. Ça m'a dégoûté et j'ai arrêté.

Je n'arrive plus à me concentrer sur ce qui me captivait encore il y a peu. J'y passais pourtant un temps considérable et je réalisais des scores qui ne l'étaient pas moins, alors que j'en viens à parcourir tout juste une partie d'initiation.

J'ai beaucoup joué depuis que j'ai découvert les jeux informatiques il y a une douzaine d'années, et je trouve que l'effet sur moi en a été des plus bénéfiques. D'abord, ils ont développé des aptitudes que mon mode de vie n'avait que trop laissées en friche : vivacité, précision, rigueur, concentration.

Ensuite, ils ont contribué à stabiliser mon caractère. Rompre momentanément toute amarre avec la réalité environnante et se concentrer exclusivement sur un monde fictif, mais réactif, activement, comme un joueur, et non passivement comme un spectateur, cultive un bien meilleur contrôle de ses affects quand on y retourne.

Je trouve tout ceci très salubre, tant du moins qu'on ne tombe pas dans une addiction maladive, mais comme avec toute chose finalement. Je serais partisan d'en introduire la discipline dans l'enseignement et les épreuves du bac.

Si l'on ne le fait pas, je crois que c'est surtout parce qu'elle rendrait inutiles enseignants et jurys. :-)

Enfin, bref, je voulais surtout te demander des nouvelles :-)

Le 21 octobre

Re : Les mouettes aiment le vent

Ah, tu me trouves puéril quand je parle d'animaux. Tu ne crois pas que la mouette cabotinait.

Je ne dis pas qu'elle posait pour ma photo. Les mouettes se fichent de la photographie. Mais elle avait bien vu mon intérêt pour elle. N'as-tu jamais remarqué l'air particulier que prennent les animaux, même les plus distincts de nous, dès qu'on les observe avec trop d'attention sans communiquer avec eux ? Ce petit air de rien, ce petit air qui dépasse un embarras pour faire comme si ? Et les humains comme les autres.

Non, je ne vais pas me mettre à parler aux oiseaux. C'est bien ce que j'aime chez les animaux, que les paroles ne soient pas nécessaires.

Qui penses-tu qui serait le plus naïf ? Celui qui croirait aux paroles qu'il entend, ou celui qui voit qu'un oiseau cabotine ?

La réalité vivante n'est pas qu'une affaire d'humains.


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