Târâgâlâ

Jean-Pierre Depetris, avril 2016.

Citangol et la culture - Arts et métiers à Citagol - Le travail à Citagol - Intelligence et état sauvage - Suite...

Table des matières





Cahier dix-sept - Citangol et la culture

Le Târâgâlâ ne sera pas produit en série

Nous n’allons finalement pas produire le Târâgâlâ en série ; mes amis n’y sont pas vraiment intéressés. Les unités seront construites les unes après les autres, en répondant aux demandes spécifiques de chaque acheteur. Les Târâgâlonautes ne sont pas chauds pour reproduire à l’identique ce qui est déjà conçu.

Reproduire en série n’exclut pas cependant de légères modifications ou améliorations dans le cours de la production. On peut en trouver un exemple dans les différentes techniques d’estampe : gravure, xylographie, lithographie. Les Mangas d’Hokusai ne sont pas constitués d’items entièrement identiques. L’artiste dose l’encrage à chaque passage et modifie éventuellement la densité de la couleur. Le tirage entier devient une œuvre multiple dont chaque élément est original, plutôt que la reproduction d’un modèle unique. Ziad et son équipe fabriquent leurs ordinateurs de la même manière. Ils apportent perpétuellement de légères variations, ne serait-ce que pour répondre aux demandes du client, et passent insensiblement d’un modèle à l’autre, mêlant répétition, expérimentation et évolution.

Mes amis ne sont pas non plus très motivés pour produire des bateaux de plaisance. Ils destinent plutôt les Târâgâlâs à la pêche et au petit cabotage entre les nombreuses îles du nord et du sud de Citangol. Il n’est pas difficile de modifier le navire pour qu’il contienne des bacs à poissons réfrigérés, ou pour lui permettre de transporter sacs de courrier et paquets postaux, du petit fret, ou quelques passagers.

Ils visent aussi le marché des commerces flottants. Il existe des quantités de ports minuscules le long de la côte, parfois perdus au fond de calanques inaccessibles autrement que par mer. La ville-même de Citagol s’étire et s’effiloche en de petits quartiers, de petits villages de pêcheurs desservis par voie maritime. Des jonques et des sampans viennent accoster à leurs ports. Ils y vendent toute sorte de marchandises, et tiennent marché certains jours.

Le Târâgâlâ est passablement cher cependant comparé aux navires à moteur de l’industrie, et plus encore aux jonques à voiles que l’on construit ici. D’un autre côté, il est facile à entretenir et ne consomme rien. Il est rapide, maniable, sûr et solide. Il y a peu d’espace perdu, les turbines étant à l’extérieur et servant à le stabiliser, et la voile de proue peu encombrante. Kalinda a déjà un petit carnet de commande, alors que le Târaĝâlâ n’existe encore que sous la forme d’un prototype.

Ma méfiance envers le langage

Bien s’entendre, voilà une expression qui en dit littéralement plus qu’on ne pense. Il est des gens avec qui nous nous sommes si bien entraînés toute une vie à manipuler des jeux de langage, que nous nous comprenons à demi-mots. Mais qu’est-ce qu’un demi-mot ? Je ne sais finalement si « bien s’entendre » consiste à se comprendre à demi-mot.

On ne s’entend pas bien avec tout le monde. Il est des gens avec qui nous parlons exactement la même langue, avec le même accent, depuis toujours, et avec qui nous ne nous entendons pas. D’autres fois, au contraire, à l’aide d’une langue d’emprunt qui n’est familière à personne, nous nous entendons très bien.

Dans l’équipe des Târâgâlonautes, nous nous entendons bien, ce qui est étonnant compte tenu de nos niveaux très inégaux d’anglais ou de citangolais du nord-est, et de nos prononciations fantaisistes. Même avec l’insolent Katankir, je finis par m’entendre aussi, et ce n’est certainement pas à cause des deux ou trois mille mots d’anglais qu’il est parvenu à mémoriser, ni de sa syntaxe simplifiée. Voilà de quoi laisser songeur sur le fonctionnement de la parole et de la pensée.

Il est vrai que je suis le seul à ne pouvoir parler en cintangolais à peu-près du nord-est. Heureusement pour moi, la révolution technologique occidentale a imposé mondialement l’essentiel de son vocabulaire, et avec lui la langue anglaise. Trois dans l’équipe n’en parlent cependant pas un mot. De mon côté je ne suis pas près de me familiariser avec la langue locale, et mon cerveau résiste terriblement à en mémoriser le jeu des caractères, sans parler des idéogrammes chinois, qui ici ne se prononcent même pas comme en chinois, ni comme en japonais.

Yama, par exemple, « montagne », s’écrit comme en japonais, mais se prononce « yadong ». Quand je m’efforce d’apprendre, j’ai l’impression que mon cerveau va se mettre à bouillir.

Et pourtant, nous nous entendons bien.

« Toi qui aimes tant faire de belles phrases », m’a demandé Djanzo en français, « il doit t’être pénible de vivre dans un pays où si peu de gens peuvent en échanger avec toi, et où rares sont ceux qui parlent seulement une langue que tu connaisses ? »

Non, pas vraiment, c’est même plutôt rassurant. La parole en est en quelque sorte remise à sa place.

Au sujet de la pauvreté

Il est stupide de mesurer la pauvreté avec de l’argent. L’argent n’a pas la même valeur où qu’on se trouve. Il est des endroits où l’on peut vivre dans le plus grand confort sans rien dépenser, il en est d’autres où l’on doit en avoir vraiment beaucoup pour vivre seulement décemment. Au fond, la qualité de vie dépend principalement des équipements collectifs après, évidemment, les conditions naturelles. C’est d’ailleurs bien ce qui pose problème : qu’est-ce qui peut motiver une personne à se soucier des biens et des services publics ? Mais ça, c’est une autre histoire. Quoi qu’il en soit la pauvreté ou la richesse, ça ne se mesure pas à un compte en banque.

En règle générale, on doit en avoir une bonne conception qualitative avant de chercher à mesurer quoi que ce soit, de décomposer la qualité dans des quantités. Même alors, les quantités servent à mieux comprendre, percevoir ou agir sur le qualitatif. La pauvreté, on a toujours bien su ce que c’était, même sans savoir la mesurer. La pauvreté, c’est être obligé de travailler pour vivre.

Quand on aimerait bien travailler, mais qu’on ne le peut pas, on appelle cela l’indigence. On est riche, au contraire, quand on a les moyens de travailler librement, pour les buts qu’on se donne, pour améliorer, par exemple, des services et des biens publics, pour percer les mystères de la matière, ou pour trouver, comme Van Gogh, la haute note jaune.

Naturellement, c’est moins facile à mesurer que des revenus annuels, quotidiens ou mensuels. Comment mesurer la servitude ? Avec un peu de méthode, on peut tout modéliser par des algorithmes. De tels modèles demanderaient évidemment davantage de rigueur et d’observations fines, que des mesures de prix et de revenus. Avant de pouvoir la quantifier, tu dois d’abord comprendre comment fonctionne la subordination, et bien l’identifier. L’argent est certainement son moyen mais en aucun cas sa mesure.

À supposer que tu veuilles abolir le servage, l’esclavage, le salariat, comment vas-tu t’assurer que les gens travaillent librement ? Où commence l’organisation du travail et où commencent la subordination et la propriété ? Comment l’asservissement dans le travail s’articule-t-il avec celui dans la consommation, dans le savoir ? C’est ce qu’on doit prendre en compte si l’on veut définir un seuil de pauvreté.

Voilà à peu près le long discours que m’a tenu Ziad ce matin.

– Il y a longtemps, a-t-il conclu, que le Parti tente d’en finir avec la pauvreté et l’impérialisme, mais ce n’est pas si facile.

– Il est bon d’identifier les racines du mal et de le contenir, lui ai-je répondu, mais il n’est sans doute pas raisonnable de vouloir complètement l’éradiquer.

– Je crois que tu viens de bien définir sans le vouloir la différence entre radicalité et extrémisme.

Parle-moi encore de ton pays

Parle-moi encore de ton pays, me demande Kalinda.

Quand on étend le linge, chez moi, on est toujours salué par le vol bourdonnant de guêpes et de moucherons, attirés par son humidité et sa fraîcheur, surtout l’été quand l’air est chaud et sec à un point que vous ne pouvez imaginer ici. Et les gouttes qui tombent réveillent toujours quelque senteur de ciment brûlant, de terre humide ou de gazon.

La culture citangolaise est discrète

Je crois que j’ai sous-estimé la culture citangolaise. Je l’ai mal évaluée car elle est peu visible. La littérature n’est pas traduite, architecture et arts plastiques sont plutôt discrets et diffus dans la décoration ou le cultuel, la musique, on ne lui prête guère plus d’attention au départ qu’à une musique d’ambiance.

La culture citangolaise est discrète. Elle l’est d’abord en utilisant des matériaux périssables, et ensuite en paraissant plutôt chercher à se noyer dans l’environnement. On est aux antipodes de la culture gréco-latine, ou de celles du Moyen-Orient et d’Asie Centrale, iranienne, sabéenne, mésopotamienne, égyptienne…, qui ont fait de si belles ruines.

La culture citangolaise n’a pas fait de ruines. Le bois et le bambou, dès qu’ils commencent à se dégrader faute d’entretien, se dissolvent très vite. Tout cela ne veut pas dire qu’elle soit pauvre ni faiblement enracinée. La culture japonaise non plus n’a pas fait beaucoup de ruines, quoiqu’elle ne remonte guère plus loin que la culture française. Ce n’est ni l’âge ni la quantité des ruines qui fait la richesse d’une culture, ce serait plutôt, au contraire, sa capacité de métissage, de créolisation ; son enracinement dans les autres.

Ceci me rappelle la polémique entre Caillois et Lévi-Strauss à propos du relativisme culturel. Caillois n’était sans doute pas assez clair sur un aspect essentiel de la polémique qu’il suscita, et qui passe inaperçu à tous les commentateurs. La version scientisée du mythe du bon sauvage que proposait Lévi-Strauss, opposant celui-ci à la civilisation, faisait l’impasse sur les autres, sur la diversité des civilisations. Exit la civilisation chinoise, arabo-persane, indienne… Il n’y aurait en somme que des sauvages et des civilisés, c’est-à-dire des Occidentaux.

On croit seulement comprendre que Roger Caillois se refusait à mettre sur un même plan la culture des Bororos et celle de l’Occident, mais on doit comprendre aussi bien qu’on ne peut mettre sur le même plan la culture des bourgeois de Neuilly et la culture chinoise.

Qu’est-ce au fond que la culture, un système de représentation, des mœurs et des techniques partagés par une population ? Si l’on choisit une telle définition, on devra s’y tenir, et l’on va à la rencontre de bien des contradictions.

Considérons un aspect essentiel d’une culture : la langue. Croit-on que tous les hommes en des temps lointains auraient créé sur toute la planète une langue unique, puis s’étant divisés en groupes distincts, les langues se seraient démultipliées aussi ? Non, chaque groupe a bien dû plutôt créer la sienne. Les hommes doivent bien se parler d’un groupe à l’autre ; ils se croisent, ils circulent, depuis toujours. Les langues étant aussi multiples que les groupes, les hommes ont dû apprendre à en parler plusieurs, à les traduire. Ils ont adopté dans l’une, des mots et des tournures d’une autre. Ils les ont créolisées, en reproduisant ainsi toujours de nouvelles.

Dans l’emploi le plus courant du terme, celui qu’on dit « cultivé » n’est pas celui qui connaît bien sa propre culture, mais celui qui est familiarisé avec plusieurs. Celui qui ne connaît que sa culture, on le dit plutôt « idiot », même origine qu’idiome.

Il ne s’agit pas de distinguer des cultures supérieures parmi d’autres qui leur seraient inférieures. Ce serait bien difficile puisqu’elles sont tout emmêlées. Mais elles n’en sont pas pour autant égales. Une culture est d’autant plus riche qu’elle puise à de multiples sources, qu’elle est justement indémêlable d’autres.

Il semblerait qu’une certaine force soit en jeu dans l’histoire, brisant les cultures qui voudraient dominer les autres, aussi bien que celles qui chercheraient à s’en isoler. De ce point de vue précisément, je crains d’avoir sous-estimé la culture citangolaise.

Le donjuanisme culturel

Katankir est un homme bien subtil malgré son âge. Il a modifié l’idée que je me faisais de son peuple. Les Sangalogs m’ont d’abord fait l’effet d’une secte intégriste plutôt que de véritables primitifs, des sortes d’Amish refusant toute compromission avec le reste du monde. Je me demande s’ils ne pratiquent pas plutôt une sorte de donjuanisme culturel.

Le donjuanisme est le refus d’élire une femme pour les posséder virtuellement toutes. Oui, aimer une seule femme est sans doute renoncer à en connaître d’autres ; mais s’y refuser est peut-être se condamner à n’en connaître aucune. Moi-même, je suis un peu sujet au donjuanisme religieux ; toutes les formes d’expériences religieuses me fascinent, or justement, je ne suis absolument pas religieux, j’y suis réfractaire, même aux religions de la matière, de l’athéisme, de la société, de la marchandise ou du spectacle. Il me semble que les Sangalogs se comportent exactement de la même façon envers la culture, envers toutes les cultures, les techno-cultures comme les humanités.

À l’âge adulte, ils partent dans le monde se livrer à de véritables orgies, puis ils rentrent chez eux assouvis, devenus indifférents à toutes les connaissances qu’ils ont fougueusement embrassées. Ils deviennent indifférents à l’avenir de l’homme et à l’évolution des espèces, aux espaces sidéraux, au sens de l’histoire, même naturelle, aux techniques comme aux arts…

Ils rentrent chez eux comme de vieux célibataires qui auraient perdu le sens de la frivolité. Ils ne sont plus sensibles peut-être qu’aux rougeoiements des aubes, à l’eau qui ruisselle sur les bambous, au poisson habilement attrapé, à la respiration d’un corps chaud près de soi.






Cahier dix-huit - Arts et métiers à Citagol

L’art citangolais

L’art citangolais est porté au déjà-fait, comme je l’ai déjà écrit ; de préférence, au déjà fait par la nature, mais pas systématiquement. Il se distingue cependant du ready-made surréaliste en ce qu’il y montre essentiellement des signes : des lettres, des mots ou des signes abstraits, dessinés spontanément par la nature, ou, éventuellement, par un travail tout prosaïque et machinal de l’homme. Leur écriture se prête bien plus que la nôtre à se laisser lire dans les convulsions d’une racine ou les dessins d’une roche ; plus encore leur ample système de représentations abstraites.

Un bon artiste ne se contentera pas, évidemment, de souligner une ressemblance fortuite et amusante entre les formes spontanées de la nature et des représentations humaines. Les artistes citangolais pratiquent leur art depuis des siècles, et dans ce qui stupéfierait le regard non préparé d’un étranger, ils ont appris à discerner la facilité. Un travail superficiel les laissera indifférents, voire condescendants. Je commence à peine à distinguer une œuvre de valeur, d’une pacotille qui ne vaudrait guère mieux qu’un jeu de mot dans le champ de la littérature.

C’est comme si l’on cherchait à figurer les principes les plus impondérables dans la matérialité la plus immédiatement accessible au toucher. On ne peut certainement pas y parvenir candidement, sans donner de sens à une telle rencontre.

La Renaissance en Occident a fait des représentations somptueusement réalistes, et riches en détails, sur des sujets pour lesquels le monde orthodoxe se satisfaisait d’icônes épurées et simples. Un bon amateur d’art ne se contenterait pourtant pas à leur propos de la seule virtuosité figurative. Quoique, bien sûr, cette habileté dans la figuration ne soit pas étrangère à la valeur de l’œuvre. Comment goûterions-nous ce qu’elle nous montre, sans sa médiation ? Le matériau brut à Citangol joue un rôle comparable.

Je ne sais si je me serais bien rendu compte de tout cela sans les remarques éclairées de mes amis. « Bien sûr que si, » m’a répondu Kalinda quand j’ai voulu l’en remercier, « tu l’avais déjà pressenti, et commencé à regarder. Tu y serais bien arrivé seul. »

L’art dans la vie

On ne remarque pas l’art citangolais car il n’y a pas de marché de l’art à proprement parler. Comme je l’ai déjà écrit ailleurs, l’art pariétal était dans des grottes, l’art sacré dans des sanctuaires, et l’art contemporain est dans le marché. On ne sait trop où trouver l’art ici, qu’il soit le plus parfaitement classique ou radicalement contemporain.

Il se trouve en beaucoup d’endroits en fait. Il se trouve d’abord dans les ateliers d’artistes et les cafés environnants, où se rencontrent aussi des poètes et des musiciens. Il se trouve encore à la jonction de ces milieux d’artistes et d’associations ouvrières de la sidérurgie, des carrières et de l’industrie du bois, qui d’une part fournissent les artistes, mais dont beaucoup de travailleurs se font aussi plasticiens à leurs heures.

L’art est diffus ; il s’insinue toujours dans le cultuel, où les différentes écoles donnent leurs marques à certains sanctuaires plutôt qu’à d’autres. Il s’insinue aussi dans le conditionnement des produits locaux ; il répond à des commandes publiques, bâtiments, façades, places et jardins…

Il ne manque pas d’acheteurs privés non plus, collectionneurs avertis où simples banlieusards cherchant à décorer leur salon ou leur jardin ; simples banlieusards qui peuvent parfois ne pas manquer de goût comme on le vérifie en descendant de chez Kalinda jusqu’à la mer. Il se diffuse dans l’artisanat, la publicité, le design, les décors de théâtre, de ballets, dans l’architecture, l’habillement, les autres domaines de l’esthétique.

Quand je parle de l’art citangolais traditionnel qui continue à marquer profondément la production contemporaine, je ne veux pas dire que les artistes locaux ignoreraient toute influence étrangère. Ils ont eu de longs siècles pour connaître les arts de leurs proches voisins et pour les méditer : la calligraphie chinoise notamment, et persane, découverte bien plus tard… Les coffrets chinois ont eu une grande influence sur l’art citangolais : ces petits coffres de bois précieux avec des tiroirs et des compartiments contenant des collections hétéroclites de poèmes calligraphiés, de petits objets d’art, des pierres rares, tels de précieux et complexes poèmes-objets.

Ils ont eu des siècles pour contempler des estampes, des sculptures diverses. Et ils n’ont pas davantage loupé les avant-gardes européennes : Dada, Action Painting, Arte Povera… Ils conservent seulement, comme les autres le font ailleurs, des façons particulières de les interpréter, des approches qui peuvent demeurer déroutantes pour un esprit non prévenu.

Il n’y a pas à proprement parler de marché de l’art, car ici tout le monde est susceptible de le pratiquer. Il n’y a pas proprement de professionnels. Il est seulement des artistes, voire des artisans, dont les réalisations et la pensée impressionnent plus que celles des autres. Ici, exister dans le monde des arts, c’est connaître ces gens-là, pas les chargés de mission à la culture.

« Pro ? » m’a interrompu l’un d’eux, car il m’arrive plus souvent de fréquenter des cafés où ils se rencontrent à deux pas de la bourse du travail des métallos. « Pro ? Prolétaire. »

L’introduction du soufisme

Le soufisme moghol s’est introduit à Citangol au seizième siècle, à travers les confréries de métiers. Les classes laborieuses étaient alors très hiérarchisées, mais sans rapport avec la propriété des moyens de production, comme en Europe. La propriété n’a jamais eu en Asie la place qu’elle avait acquise en occident sous l’influence du droit romain. Les classes laborieuses étaient hiérarchisées sur les connaissances professionnelles. Il n’a jamais été pensable ici qu’un riche emploie un plus savant que lui.

Les classes laborieuses n’étaient donc pas bourgeoises au sens européen. L’important n’était pas de posséder son échoppe, son atelier ou sa fabrique, mais son art ; si vous consentiez à partager votre magistère, des gens étaient prêts à travailler pour vous, et à vous laisser la part du lion sur la production commune.

Le soufisme s’est introduit dans ces milieux d’une façon conflictuelle, contestant les principes du secret professionnel, et portant avec lui de nouvelles techniques, d’autres modes de les penser, et bien sûr, d’autres hiérarchies. Les nouvelles techniques venues de l’ouest ont notamment nettoyé les sciences de leurs figurations mythologiques, et généralisé le modèle mathématique.

Des bouleversements assez semblables dans le monde des métiers et des techniques se déroulèrent un siècle plus tard en Europe, ai-je expliqué en retour à Ziad, faisant un ménage assez comparable dans le savoir.

Vanité des appartenances

Ziad tend à me considérer un peu comme l’un des siens, connaissant mon peu de goût pour le surnaturel. Curieusement, Kalinda aussi, parce qu’elle me sait athée et qu’elle m’a vu notamment communiquer avec un papillon. « Un seul dieu pour un monde si immense et vivant », dit-elle. « Quelle futilité ! »

Même Djanzo me considère un peu comme l’un des siens, sachant que j’avais lu Grothendieck. Je lui en ai fait découvrir les idées radicales, et sa revue, Survivre et vivre.

Question de parallaxe temporelle

Ziad et moi avons encore parlé du tournant de la modernité. « De prime abord, les Européens paraissaient plus soucieux de cacher les sources auxquelles ils avaient puisé leur révolution scientifique », m’a-t-il dit. « À les lire, on croirait qu’ils avaient tout inventé : la boussole, le papier, le télescope, l’astrolabe, les coordonnées polaires, le sextant, l’imprimerie, l’algèbre, le polissage des lentilles… »

Je me suis longtemps demandé, lui ai-je répondu, si ce n’était pas une volonté de nier leur retard en face des vieilles civilisations qui les avaient devancés, leur faiblesse devant les grands empires contemporains : Ottomans, Moghols, Chinois… Je me suis finalement convaincu qu’ils n’y songeaient même pas, que ce ne sont que des erreurs de parallaxe temporelle qui le font paraître autrement, et qui ont cependant bien eu des effets trompeurs sur les générations suivantes.

D’abord, au début, au siècle précédent, les savants occidentaux n’hésitaient pas à se référer à leurs sources orientales. Il était même de bon ton de citer les savants arabes pour se donner davantage de crédit, comme aujourd’hui on citerait des autorités nord-américaines. Au dix-septième siècle, on ne le faisait plus, essentiellement par refus de toute référence d’autorité.

Avec Galilée, Descartes ou Bacon, la science ne devait plus se justifier que par l’expérience reproductible, et le raisonnement mathématique. Le parti-pris était de refuser l’argument d’autorité. Pour autant, les sources exotiques étaient connues de leurs interlocuteurs, qui se trouvaient être leurs pairs. Si moi-même je ne cite pas Rorty, Searle ou Quine à longueur de phrases, ce n’est pas faute de les connaître, ni de savoir que mes interlocuteurs les connaissent aussi. Cependant, les générations suivantes pouvaient s’y tromper, d’autant plus que ceux qui avaient fondé la science nouvelle faisaient à leur tour figure d’autorité, et que les grandes civilisations étaient brisées.

Suite de ma conversation avec Ziad

– Certes, a repris Ziad, mais rien d’islamique en général, ni de soufi en particulier, ne s’est visiblement introduit en Europe dans le même mouvement.

– Rien, si ce n’est la Réforme.

– Tu fais un parallèle entre l’Islam et la Réforme ?

– Non ; ou plutôt oui et non. La Réforme était un retour aux Écritures et à la pureté du Christianisme. Elle n’avait rien à voir ni avec la civilisation islamique, ni avec les sciences modernes. Pour autant, en revivifiant les fondements Abrahamiques, et en ébranlant la totale mainmise du Saint Empire sur les esprits, elle ouvrait davantage l’Europe sur le reste du monde. Si bien des pasteurs pouvaient se montrer plus bornés que des Jésuites, la diversité même de leurs opinions, malgré leur nature, produisait les conditions nécessaires pour parler librement.

On retrouve visiblement dans la modernité occidentale des connaissances et des formes de pensées d’origines plus orientales. On sait parfois quels cheminements elles ont suivis, chez Leibniz notamment, mais dans l’ensemble cette translation reste mal connue.

On peut savoir ce que les théories générales sur la mécanique de Galilée doivent aux chantiers navals de Venise, et ce que les philosophes qui lui ont succédé doivent à son héritage. Mais où les chantiers vénitiens avaient-ils pris les techniques qu’ils appliquaient, sans armature technologique ni scientifique ?

– Tu penses donc que le savoir descend de la réflexion philosophique et mathématique jusque dans l’atelier ?

– Je ne le pense pas, mais je ne crois pas davantage l’inverse. Je ne crois pas qu’il avancerait beaucoup sans de perpétuels allers-retours. C’est bien justement la question de ce va-et-vient qui se pose. Je ne crois pas que la science moderne soit née dans des ateliers et des fabriques avant de s’en émanciper, surtout au sein d’une civilisation qui s’est toujours caractérisée par un certain mépris pour le monde du travail.

Méta-grammaire et profondeur allusive

Katankir paraît ravi des leçons de langues que je lui donne de loin en loin. Je dis des leçons de langues car ce que je lui apprends ne concerne pas spécifiquement l’anglais qui l’intéresse. En fait, chaque langue possède un jeu de règles avec lesquelles elle doit parvenir à traduire ce qu’il est possible d’énoncer avec le jeu des règles d’une autre. Si l’on y tenait vraiment, on pourrait écrire une méta-grammaire qui contiendrait toutes les constructions possibles de toutes les langues.

Je crois qu’on ne l’a jamais fait car personne n’en serait capable. Personne ne connaît en effet toutes les langues existantes ou ayant existé, sans compter qu’on pourrait à bon droit y inclure toutes les langues possibles. Bref, s’embarquer dans un tel travail serait une entreprise un peu folle. Si pourtant on s’y essayait, on verrait que les grammaires des différentes langues n’utilisent qu’une petite part de cette méta-grammaire, l’emploient en pointillé, et que cela leur suffit pour énoncer tout ce qu’il est possible, laissant l’essentiel des déterminations dans l’allusif.

Si je dis par exemple « il fait déjà chaud de bon matin », j’emploie le même verbe au même temps et au même mode que si je dis « deux et deux font quatre », bien qu’il ne fasse chaud qu’ici et ce matin, alors que deux et deux font quatre toujours et partout. Toutes les langues n’utilisent pas le même verbe, ni le même mode dans les deux cas, ou peut-être aucun verbe, ou aucun dans un cas, et un dans l’autre.

Chaque langue ne possède qu’une petite part de cette méta-grammaire virtuelle, qui ne lui serait pas très utile, mais qu’elle doit bien compenser. Elle se donne ainsi une profondeur allusive, qui, tout en n’étant pas dépourvue de rigueur, n’est pas commode à enseigner ni à traduire.

La grammaire française, ou anglaise en l’occurrence, ne possède rien de tel qu’un supin, une distinction entre un mode parfait et imparfait, un duel, un mode vocatif… mais on connaît des tours pour rendre dans la syntaxe d’une langue exactement les mêmes effets que dans celle d’une autre. De telles tournures sont subtiles et difficiles à acquérir pour le débutant, car elles ne se donnent pas sous forme de règles bien explicites, mais sous le couvert de conventions du bon langage.

« J’aime quand tu m’expliques la grammaire », m’a dit Katankir. Je sais, selon lui, montrer que la construction correcte d’une phrase ne répond pas à l’injonction de se conformer à des règles de convenance, mais à un efficace.






Cahier dix-neuf - Le travail à Citagol

Les nouveaux outils de l’esprit

L’accès à une immense quantité de ressources en ligne offre des possibilités au travail intellectuel dont on ne prend pas facilement la mesure. Quoi que vous lisiez, vous pouvez aller chercher des compléments d’informations ou vérifier en ligne. Une tablette à la main, dans un hamac, vous n’avez même pas à bouger ni à interrompre votre lecture. Vous lancez une recherche dans un autre onglet, puis vous revenez aux mots auxquels vous vous êtes arrêtés.

Au siècle dernier, quand nous écrivions, nous pouvions toujours citer ou renvoyer à d’autres ouvrages, mais, même à supposer que notre lecteur les ait précisément dans sa propre bibliothèque, c’était une démarche lourde, et rapidement encombrante, que d’aller y chercher. On se retrouvait avec plusieurs livres ouverts sur sa table, et parfois sur d’autres meubles.

Les bibliothèques personnelles sont réduites, ou bien très spécialisées. Les bibliothèques publiques sont spécialisées aussi, quand elles ne sont pas trop généralistes au contraire. Acheter tous les livres qu’on aurait souhaité consulter, et qu’on aurait dû commander probablement, aurait été plus lourd encore, lent et trop onéreux. Bref, quand nous écrivions encore à l’ancienne manière, nous devions songer à donner au lecteur toutes les indications qui lui étaient nécessaires, plutôt que compter sur lui pour aller compléter ailleurs ses lacunes ; et bien sûr nous ne savions pas ce que nous aurions dû lui apprendre, ni ce qui dont il était déjà instruit.

Aujourd’hui un lien en ligne résout bien plus simplement la question, et nous n’avons plus à décrire, raconter ou expliciter ce que chacun peut lire dans un nouvel onglet. Nous y trouvons en même temps des occasions de rafraîchir nos propres connaissances pendant que nous écrivons, d’en découvrir de nouveaux compléments, ou des éléments qui nous avaient échappés. Il y a là un rapport tout nouveau à la connaissance et à l’autorité, et un moyen de naviguer beaucoup plus vite dans notre propre pensée.

On trouve des quantités de travaux et de documents immédiatement accessibles en ligne. Bien sûr on doit chercher profond, ouvrir de nouveaux liens et de nouveaux onglets dans les sites trouvés. On n’y passe pourtant pas des heures si l’on sait ce qu’on cherche, et donc à peu près où l’on doit chercher. On y trouve sans perdre de temps, ni même se laisser distraire, des travaux sérieux, récents et souvent de première main, davantage sans doute que dans les livres du commerce, imprimés ou numérisés. Voilà qui change encore la nature de la connaissance et de l’autorité.

Je comprends mal parfois la place que conservent les maisons d’édition. Je sais qu’elle se réduit à une vitesse comparable à celle où baissent les revenus moyens des auteurs. Bien des travaux de références n’existent pourtant encore que dans le marché du livre, et je n’en vois plus la raison.

Oui, je sais bien, moi aussi j’aimerais parfois percevoir quelques subsides pour mes écrits, voire quelque reconnaissance officielle. Est-ce pour autant une raison qu’on peut invoquer sérieusement ?

Pour vendre, on doit avoir quelque-chose à vendre. On ne paye pas des auteurs pour avoir seulement écrit. On les paye dans la mesure où ce qu’ils ont écrit est incorporé à un produit manufacturé ; on rémunère l’auteur au pourcentage du prix des livres imprimés, dont son propre travail est certes indissociable, et pour tout dire, la raison d’être, mais pas pour celui-ci. Mais si l’on n’imprime plus ?

Quel travail demande la conversion d’un livre construit sur un ordinateur (car on n’écrit quasiment plus qu’ainsi) en un format PDF ? Il suffit d’appuyer sur un bouton. Et il suffit d’y appuyer une seule fois pour toutes, pour que deviennent téléchargeables autant de copies qu’on en voudra.

Soyons sérieux : nous pouvons toujours changer nos coutumes et nos contrats, mais pas briser nos outils. Le numérique et le web mettent des moyens d’études savantes à la portée du premier venu ; des moyens tels que les plus grands centres de recherche n’en possédaient pas auparavant, et ne les avaient même pas rêvés. Certes, le premier venu ne les utilisera pas, n’en aura pas l’idée et n’en sera pas capable ou n’en aura ni le désir ni le temps, mais ce n’est pas une raison de s’en priver, et moins encore d’en priver le premier venu qui voudrait malgré tout s’en servir.

Je me demande donc si les maisons d’édition, et les auteurs qui s’y fient encore, ne visent pas seulement ces premiers venus-là, qui n’utiliseront pas de tels moyens, n’y songeront même pas, n’en seraient pas capables ou n’en auraient ni le désir ni le temps. Les ouvrages de qualité demeurent pourtant nombreux à ne pas être d’un accès libre et facile en ligne, comme tous ceux des époques à peine précédentes Ils sont condamnés à rester malcommodes pour des usages savants, pendant des dizaines d’années encore après la mort de leurs auteurs.

Tout cela change profondément le travail intellectuel.

La cuisine à Citangol

On n’y songe jamais. On se dit qu’on mange pour se nourrir. On pense aussi au plaisir gastronomique. Pourtant manger consiste aussi à se soigner. Kalinda se sent parfois plus médecin dans sa cuisine que cordon bleu. Elle connaît très bien les effets des herbes, des fruits et des légumes sur le corps, l’âme et l’esprit.

L’industrie pharmaceutique a complètement achevé sa séparation avec la cuisine, et je l’avais totalement intégrée moi aussi. Pourtant, il peut m’arriver de me débarrasser d’un rhume ou d’une gorge prise, avec du miel, du roquefort en fin de repas, des jus de citron. Pas question de se les faire rembourser par la sécurité sociale.

Ici, au contraire, la dimension thérapeutique et curative de la nourriture est fortement pensée. Les restaurateurs se font souvent en toute conscience les auxiliaires du corps médical, et leurs cuisines ressemblent à des pharmacies.

Pendant que vous regardez leur menu, ils vous observent, évaluent votre métabolisme, pour un peu ils vous prendraient le pouls et vous demanderaient de tousser. Avant que vous n’ayez fait votre choix, ils se placent derrière vous et vous montrent du doigt ce qui vous ferait le plus grand bien, ou vous déconseillent ce qui ne vous conviendrait pas. « Non, pas ça », vous disent-ils. « Trop nerveux déjà. Ça bon pour vous, décontractant. Rend heureux. »

Il m’arrive de faire la cuisine

Il m’arrive de faire la cuisine, mais je dois insister. Parfois je ramène des produits exotiques, tomates, ail, thym, persil, fromage de chèvre, olives, vin, que je trouve dans des magasins de produits de luxe importés de Chine. Kalinda ne déteste pas ma cuisine, mais j’ai du mal à rassembler tous les ingrédients qui me seraient nécessaires, j’improvise donc.

Il nous arrive aussi de composer ensemble, de mêler des saveurs étrangères et locales : sauterelles et tomates sautées à l’ail et aux herbes de Provence (fameux), raviolis de méduses à la sauce tomate… Kalinda s’y prête comme à un jeu, mais elle accorde trop de sérieux à la nourriture pour me laisser volontiers l’usage de sa cuisine.

Nous nous livrons surtout à ces facéties alimentaires quand nous allons passer une ou deux journées dans la maison que Ziad. Il continue à la laisser à ma disposition quand il n’est pas à Citagol.

De la différence entre les groupes

Ici, on me trouve nerveux, anxieux, agité. On ne se rend pas compte que je suis un Français. Paul Valéry disait qu’un Français était un Italien en colère, mais les Italiens eux-mêmes sont des surexcités comparés au tempérament asiatique. Bien sûr, les sourires épanouis, les démarches paisibles et souples, les gestes lents et précis, la politesse naturelle que je vois autour de moi me détendent, mais je reste tel que je suis.

Je viens d’un monde brutal et qui affiche sa brutalité depuis d’anciennes estampes, jusqu’à ses dernières séries vidéo. Nous aimons, en prenant la pose, adopter des mines de démons tibétains, et certainement pas de bouddhas.

Nous n’avons jamais su trouver notre calme. Quand nous nous calmons, nous devenons mous, et ce n’est pas mieux. Comment pourrions-nous devenir attentifs et subtils, délicats et habiles ? Ce serait toute une éducation à reprendre.

Bien sûr, ce ne sont que des aspects superficiels, un masque. Sous celui-ci nous sommes semblables aux autres hommes, ou du moins bien différents de la forme que nous a donnée notre éducation. La singularité de chacun, qui le rend à la fois semblable à tous les hommes, unique et différent de tous, est bien plus forte que les identités qui distinguent les groupes.

Voilà toute la parabole des buissons taillés de Quine, ou de je ne sais plus quel patriarche dont me parlait Djanzo. Chaque buisson est différent dans sa structure interne, mais ils sont taillés d’une même façon. Comme il en est pour les longs rouleaux de l’océan, ou les courtes vagues brisantes de la Méditerranée, seule la surface est affectée. C’est superficiel, mais c’est évidemment prégnant. Ce n’est qu’un masque, mais il colle à la peau.

Le travail humain

Oui, c’est fascinant, on peut aujourd’hui travailler dans un hamac. On peut y consulter plus de documents que dans une grande bibliothèque, prendre des notes, copier des extraits, placer des signets, rédiger, calculer, analyser sans avoir besoin seulement de décroiser les jambes. On peut travailler très intensément en donnant toutes les apparences de se reposer, de paresser. Pour autant, un tel travail est épuisant, bien plus épuisant que de devoir se lever, bouger, perdre du temps certes, mais donner ainsi des moments de repos et un appui à l’esprit en remuant son corps.

Le travail humain n’a jamais consisté essentiellement à exercer sa propre force mécanique. Nous nous servons justement de nos connaissances de la mécanique pour économiser nos forces musculaires. Si nous observons bien un silex taillé, nous voyons que nous n’obtiendrions pas un tel résultat en frappant la pierre autant que nous voulons. L’homme du paléolithique frappait juste, et il devait pour y parvenir faire travailler d’abord son esprit.

Il frappait déjà son silex de la même manière qu’il taperait aujourd’hui sur le clavier virtuel de sa tablette. Quand on regarde un silex taillé, on se dit qu’un tel travail ne devait prendre que quelques minutes ; pas de quoi se donner une migraine, mais l’attention devait être intense.

Un tel travail est épuisant, bien plus que celui des muscles. Avec un bon entraînement, on peut exercer pendant des heures un effort physique, pas un travail mental continu. Même bien entraîné, en une heure on ressent la fatigue ; en deux heures, un mal de tête. Moins le corps entre en jeu pour compenser l’effort de l’esprit, plus l’épuisement nous gagne vite.

Aussi, au chantier, nous nous disputerions pour nous reposer en manipulant un palan, en ponçant à la main, en étalant de la colle au pinceau… Même alors, combien notre esprit doit demeurer attentif à nos gestes !

Pour autant, je ne trouve pas très confortable de travailler dans un hamac. Je reste attaché à la table et à la chaise. Kalinda préfère se mettre en tailleur sur le sol. Elle a raison car le clavier de son portable est plus bas, et penchée en avant, elle tient son dos plus droit. Pourtant, quand il m’arrive de la regarder se tenir ainsi immobile, dans l’intensité de sa concentration, elle me paraît parfois endormie.

La méditation devant l’écran

Les moines bouddhistes pratiquent la méditation sans bouger, sans recours à nul geste ni aucun système symbolique. Ils se tiennent en lotus, en ligne devant un mur, et ils méditent. L’un d’eux reste en retrait avec une longue baguette de bambou dont il frappe violemment celui qui fait mine de se déconcentrer.

Une école récente de moines de Citagol pratique la méditation devant l’écran. Ils pensent qu’un écran vaut mieux qu’un mur. Ils avaient, bien avant l’ordinateur, commencé à juger que méditer sans manipuler aucun signe, même sonore, ne conduit à rien. Ils jugent qu’y parvenir ainsi est, pour tout dire, impossible.

L’esprit se dissout dans la réalité pure, ils le comprennent bien. Il est vrai que c’est quand même un peu le but que poursuit le Bouddhisme, mais cette école affirme qu’on ne peut en aucun cas l’atteindre ainsi.

L’école dont elle-même est issue, avait commencé, au dix-neuvième siècle, à pratiquer la méditation calligraphique. C’était bien dans l’esprit des arts et des lettres citangolais.

La calligraphie à l’écran est bien différente du pinceau et du papier. Les moines n’allaient certainement pas dessiner des caractères chinois ou citangolais avec une palette graphique. Non, ils se consacrent à la pureté du code. Ils n’utilisent que GNU Emacs.

Il est arrivé à Djanzo de faire des retraites chez eux.






Cahier vingt - Intelligence et état sauvage

Les fenêtres ici sont plus basses

Les fenêtres ici sont plus basses qu’en Europe. C’est normal car on s’assoit généralement parterre, en tailleur sur d’épais tatamis, et l’on ne verrait plus dehors sinon.

Il me semble qu’on porte ici une attention particulière à la vue, celle qu’on a d’où l’on s’arrête. J’ai observé que presque tous les bars et les restaurants, ainsi que de nombreux magasins, et des maisons particulières, ont des fenêtres ouvertes sur des jardins intérieurs. Ils sont le plus souvent minuscules et l’on n’y ferait pas tenir une table et deux chaises.

On ne se rend pas compte de leur exiguïté à cause des plantes grimpantes qui escamotent le mur, laissant croire à une sortie au cœur d’une jungle. Leur ombrage diffuse une très légère fraîcheur qui alimente un permanent et imperceptible courant d’air avec la rue.

On préfère cependant s’installer sur le seuil, d’où l’espace est plus ouvert sur le lointain. Souvent les façades s’ouvrent en deux comme de grandes portes qui délimitent alors les côtés d’une terrasse. Les bars et les restaurants sont le plus souvent situés dans des espaces ouverts, face à des places, à de grandes allées ou à la mer. Salle et terrasse semblent alors tout entières un seuil entre espace lumineux et forêt profonde.

Le geste juste

On est vif ici. On est vif, mais on ne le paraît pas. Ils vous semblent traîner quand vous les voyez faire, mais si vous travaillez avec eux, vous peinez à les suivre. Ils parviennent toujours à faire moins de gestes que vous.

Je dois bien reconnaître qu’avec l’âge j’ai perdu de mon habileté manuelle. Ma vue aussi me joue des tours. C’est vrai, on vieillit. En travaillant avec mes amis, je découvre pourtant qu’en s’appliquant on obtient des résultats.

Force est d’admettre que tout est d’abord question de posture : posture du corps, bien sûr, mais de l’esprit aussi. Mes mains sont bien encore capables de gestes minutieux et rapides si je m’y dispose, bien plus que je ne m’en étais convaincu. Maintenir intacte cette disposition m’épuise cependant, bien plus vite aussi que je ne l’aurais cru.

J’ai laissé se dissiper mes capacités d’attention. C’est venu avec le temps sans doute, mais ce n’est pas l’effet du temps lui-même. C’est l’effet de minuscules et quotidiens renoncements à la perfection d’un geste. Je m’en veux en le découvrant.

Katankir le sauvage

« Ce n’est pas de ta seule faute », m’a dit Katankir le sauvage. (Je l’appelle quelquefois ainsi en retour à ses propres pointes.) « Depuis que des hommes ont découvert l’agriculture et l’élevage, vous ne cessez de cultiver cette paresse des gestes et de l’esprit dans la moindre de vos techniques. Vous préférez répéter jusqu’à la nausée des gestes faciles et maladroits, plutôt qu’entretenir tranquillement votre adresse et votre intelligence. »

– Ah oui ?

– Même quand il vous prend de chercher à les développer, c’est encore en vous entraînant à répéter toujours plus vite des gestes faciles et maladroits.

– Comment se fait-il que personne ne sache dire depuis quand toi et ton peuple répétez ces sornettes ?

– Quelle importance si nous avons raison.

– Enfin, Katankir, je suis bien d’accord avec toi pour dire que l’humanité se conduit devant les produits de sa propre intelligence comme un canard qui aurait trouvé des bretelles, et qu’elle en fait les béquilles de sa sottise. Ce n’est pourtant pas en les fuyant, et en allant vivre dans les forêts comme des sauvages, que nous en sortirons. Nous devrions au contraire libérer et reprendre pleinement possession de l’intelligence enfermée et cachée dans ces dispositifs que l’on vend pour technologiques.

– Alors qu’attendez-vous ?

Que puis-je lui répondre quand je le vois comprendre et apprendre si vite ? L’autre jour il m’a dit : « Quand c’est trop compliqué, je ne cherche pas à comprendre. Je sais qu’il y a une lacune, ou qu’on me cache quelque-chose. C’est ce que je cherche alors à identifier. Fais comme moi. »

Je sais bien qu’il a raison, mais, malgré moi, dans de tels cas, je ne peux m’empêcher de perdre mon temps à me mettre en question.

GNU Emacs

« Éditeur de texte d’apparence extraterrestre développé par Richard Stallman lui-même. Tout est pensé différemment, et sans-doute avec beaucoup d’intelligence, à condition qu’on veuille bien changer toutes ses habitudes. Au premier abord, comprendre ses concepts semble exiger un QI peu courant sur la planète. De toute évidence, on ne doit parvenir à l’utiliser aisément qu’au terme d’une longue période de prise en main. Ensuite, on peut apparemment tout faire avec. » Voilà ce que j’écrivais il y a quelques années sur mon site, après avoir testé comment me servir d’Emacs, plutôt que le prendre sérieusement en main. J’aurais mieux fait.

À vouloir s’épargner quelques efforts pour utiliser de bon outils, on se retrouve à ne jamais cesser d’en faire pour réapprendre toujours à en utiliser de moins bons. À craindre de changer une fois pour toutes quelques habitudes, même si elles paraissent les plus partagées, on doit quand même les changer pour utiliser de nouveaux programmes, rapidement obsolètes ; dépassés plus vite qu’ils ne sont finalisés, et toujours en retard d’une évolution du code, jusqu’à ce qu’on ne puisse même plus en trouver d’assez souples et de satisfaisants.

Je vois combien Djanzo, en l’utilisant, se casse moins la tête que moi. Et je suis ébahi de la façon dont Katankir l’a vite adopté. Il n’avait pas d’habitudes à changer, lui. Quel gâchis !

« Les éditeurs en texte brut que tu utilises, simples mais complets, ne sont pas le plus mauvais choix », m’a quand même consolé Kalinda.

Répéter comme un perroquet

Répéter bêtement, comme un perroquet, n’est pas si bête en réalité, n’en déplaise à Katankir. On apprend ainsi bien des choses, notamment à parler et à compter. On se programme à des mécanismes mentaux qui s’exécuteront seuls comme des processus biologiques. On n’en devient pas plus intelligent, peut-être, mais notre intelligence ne s’en sert pas moins.

L’intelligence humaine s’en sert si bien que nous nous convaincrions qu’elle est bien supérieure à ce qu’elle demeure pourtant. Nous nous croyons très fort lorsque nous possédons machinalement quelques jeux de langage, notamment ceux des mathématiques, quelques gestes devenus mécaniques, car nous avons des outils génériques, comme vis, écrou et tournevis, fer à souder, marteau, volant, qui servent à peu près à tout.

Rien n’est plus simple, croyons-nous, que compter jusqu’à dix. Pourtant, quand nous apprenons une langue nouvelle, nous sommes toujours surpris de nos difficultés à en retenir les chiffres. Nous les apprenons bien sûr comme des perroquets, car nous ne réapprenons pas à compter – si tant est qu’apprendre à compter soit autre chose que retenir des chiffres comme un perroquet. Pourtant, changeons de langue, d’écriture, ou, pire encore, de base numérique, et nous voyons bien que nous ne savons pas si bien compter.

Sans nos systèmes symboliques, nous ne sommes pas beaucoup plus malins que des singes. Et encore cette différence, sensible pour un groupe, devient imperceptible pour un individu. Ces sortes de prothèses n’accroissent pas dans le même mouvement nos aptitudes innées. Nous l’oublions seulement. Je crois que les Sangalogs ne veulent pas l’oublier : donjuanisme culturel.

Nous avons besoin d’habitudes, de conditionnements. Sans eux, nous serions terriblement diminués. Nous avons besoin de nous dresser comme des bêtes, nous programmer comme des machines. Et pas question d’objecter que nous devrions d’abord comprendre, etc ; pas question de chercher dans ces conditionnements quoi que ce soit d’universel, ni seulement d’intelligent. Non, nous ne trouverions seulement rien à comprendre sans passer d’abord par eux.

Nous devrions nous demander si nous nous servons bien de ces prothèses de manière à accroître, mais lentement et insensiblement, nos aptitudes innées, et non à les gâter. Tout dépendrait-il de comment nous les utilisons ?

Ecce homo

Les Sangalogs se croient plus intelligents que les autres, pas énormément plus, mais un peu quand même. Ces temps-ci, Katankir a appris que le volume crânien moyen de l’humanité avait diminué depuis le début du néolithique. On imagine les conclusions qu’il en tire. Il m’a même traité de néandertalien quand j’ai fait planter le système du Târâgâlâ.

Les Néandertaliens dont on retrouve, paraît-il, plus de gènes chez les Européens que nulle part ailleurs, n’avaient pas une contenance crânienne inférieure à celle des Homo-sapiens. Seul leur bourrelet osseux donne l’impression que leur front était plus fuyant. Il ne l’était pas ; il était seulement mieux protégé.

Les Néandertaliens n’étaient en rien inférieurs aux Homo-sapiens. Ils étaient même capables de tailler des outils de silex tout aussi efficaces en frappant moins de coups. Et puis tous les hommes de la planète ont reçu des gênes de Néandertaliens, très peu en fait, et la différence entre les Européens et les autres est infime.

« Si l’on te traite de Néandertalien », m’interrompt Kalinda ironique, « tu te mets donc à tenir un raisonnement d’homme des cavernes pour prouver que tu n’en es pas un ? »

Non, c’était seulement pour dire.

Bénédiction d’un navire

Kalinda s’est livrée à la cérémonie de bénédiction d’un navire. J’y ai assisté pour la première fois. Cette activité fait partie de ses attributions. Le rituel s’achève par la fixation d’une petite plaque aux signes de la Profonde Dame (c’est aussi ainsi qu’on l’appelle). Le Târâgâlâ en a déjà une. Elle a été placée au moment-même de sa mise à l’eau, comme il est de coutume ; je n’étais pas encore arrivé.

Kalinda se donne du mal. Elle ne nous dérange pas pour quelques gouttes d’eau bénite et quelques paroles stéréotypées distraitement prononcées. Elle se donne la peine d’une véritable transe. Elle invite la Profonde Dame dans son propre corps, d’où, en personne, Elle bénit le navire.

J’imagine que Kalinda ne ferait pas ça tous les jours, et je comprends bien qu’il y ait de quoi justifier une facture élevée. Je suis quand-même resté éberlué quand j’en ai vu le montant.

« C’est important la sécurité en mer, m’explique Kalinda. – D’accord, mais si les pêcheurs subissent malgré tout un naufrage, sont-ils remboursés ? »

Kalinda n’est pas réellement gênée par ma question, mais plutôt déstabilisée. Elle ne s’est jamais placée d’un tel point de vue. « Protection ou pas, des accidents et des naufrages doivent bien avoir lieu. Qu’en pensent alors ceux qui ont payé pour la protection de la Dame ? » insisté-je.

« S’ils font naufrage, ils la remercieront pour ne s’être pas noyés. – Et s’ils se noient ? – Je ne sais pas ; leurs proches la remercieront que les corps n’aient pas été mangés par les requins ? – Et s’ils l’ont été, qu’ils leur ont épargné une longue agonie. C’est bien ce que je disais, ça fait un peu cher pour le service rendu. »

À court d’argument, elle me répond : « Ce n’est pas moi qui force les gens à venir me demander la protection de la Dame, et l’argent n’est pas pour moi. »

Mon père avait un ami, motard et très croyant. Je peux voir encore son casque accroché dans la basilique inférieure de Notre Dame de la Garde, parmi des quantités d’autres ex-voto. Il avait subi un grave accident au cours d’une compétition de cross, et il était convaincu que la Sainte Vierge lui avait sauvé la vie.

J’étais enfant alors, et je ne parvenais déjà pas à comprendre une telle psychologie. Si je devais croire qu’une force surnaturelle m’ait sauvé la vie dans une telle circonstance, je ne pourrais me retenir de penser qu’elle aurait aussi bien pu empêcher l’accident, et ne l’ayant pas fait, qu’elle en était donc bien un peu responsable. Je serais alors peu enclin à l’en remercier.

– Qui est la Sainte Vierge ? me demande Kalinda. Je croyais qu’on était monothéiste chez toi.

– C’est une antique déesse de la ville, que les Chrétiens ont assimilée à la Mère de Dieu pour s’en débarrasser.

– Une déesse comme la Dame des Eaux Profondes ?

– Oui, mais des forêts profondes, et de la chasse.

– Tu parles sérieusement ?

– À moitié seulement. S’ils m’entendaient dire cela, certains seraient capables de me brûler.

– C’est vrai ?

– Non, probablement pas s’ils m’entendaient. Les adorateurs de la Sainte Vierge ne sont jamais dépourvus d’un certain humour débonnaire quand on parle avec leur accent, mais s’ils me lisaient seulement, je ne sais pas.

– Tu n’es jamais sérieux.




Cahier vingt-et-un

Table des matières








© Jean-Pierre Depétris, avril 2016

Copyleft : cette œuvre est libre, vous pouvez la redistribuer et/ou la modifier selon les termes de la Licence Art Libre. Vous trouverez un exemplaire de cette Licence sur le site CopyleftAttitude http://www.artlibre.org ainsi que sur d'autres sites.

Adresse de l'original : http://jdepetris.free.fr/Livres/journal_16/




        Valid HTML 4.0 Transitional