Réflexions sur l’objet d’art

Jean-Pierre Depetris, le 31 juillet 2013


dans une perspective numérique

L’art marchand

Je pense être le premier à avoir parlé d’art marchand (pas de l’art spectaculaire marchand, mais marchand tout court, bien qu’il tende à être aussi spectaculaire). J’ai dit que l’art marchand était dans le marché, dans le même sens où l’art pariétal est dans les grottes, l’art sacré dans les sanctuaires, l’art de cours dans des palais…1

Pourquoi suis-je le seul, semble-t-il, à avoir été capable de penser l’art marchand ? Parce que je l’ai immédiatement pensé comme une forme révolue. Disons qu’il m’est paru évident qu’on était placé devant un choix : celui de l’art ou du marché. L’art marchand devient particulièrement pensable à partir du moment où l’on comprend qu’il n’est plus viable et appartient déjà au passé. Cependant, s’il est plus facile de le tourner en tous sens quand il est mort que lorsqu’il est toujours capable de nous surprendre, il devient beaucoup moins important de le comprendre alors. Ou plutôt, s’il y a un intérêt encore à penser l’art marchand, c’est dans l’intention de ne pas se laisser engluer dans le marché.

La valeur de l’art marchand se mesure en monnaie. L’art marchand étant dans le marché, c’est sa valeur marchande qui détermine, disons, sa valeur artistique. Ce procès de valorisation est aussi sa limite. Disons que l’art marchand fonctionne tant qu’il est possible de se convaincre que certaines qualités, d’invention, de créativité, d’esthétique, de maîtrise technique, de sensibilité, d’intelligence, etc, déterminent sa valeur, et de là, son prix. Le retournement devient difficilement tenable, lorsque le prix finit par devenir l’ultime déterminant de cette valeur. La boucle se referme alors et le système disjoncte. Et d’abord, on ne sait plus comment générer cette valeur, si ce n’est par des campagnes marketing comme avec n’importe quelle marchandise.

Naturellement, comme pour n’importe quelle marchandise, une campagne marketing ne suffit pas à assurer un succès. Certains produits sont, comme on dit, « plébiscité par le client ». C’est pourquoi l’art marchand, dans son stade de décomposition, est aussi démocratique, et il a tendance à le devenir toujours plus à mesure qu’il se décompose.(Pour être plus précis, il existe au moins un autre marché, celui des collections privées ou publiques, et qui joue un rôle déterminant pour définir une « côte » ; pour autant, ces deux marchés sont bien moins indépendants qu’ils le paraissent, chacun suivant et modulant tout à la fois l’autre.)

Si l’on n’y réfléchit pas trop, le choix du public paraît un bon critère, un critère quasiment incontestable. Cependant, même celui qui est le moins préparé à se poser de telles questions sent bien là un paradoxe : Si nous avons tous besoin de nourritures de l’esprit, nous en avons aussi d’amusements et de distractions. Et naturellement, nous consommons bien plus rapidement des produits de distraction que des œuvres de l’esprit. Comme la limite entre les deux n’est jamais très nette et n’a pas à l’être, l’art marchand finit donc en culture et loisir.

Bien que démocratique, l’art marchand n’appartient pas au peuple, car s’il est fait pour lui, il n’est pas fait par lui. Il est fait par des professionnels. Les professionnels ne sont pas des artistes ; ils ne sont que des employés qu’il n’importe pas de connaître. Le professionnel est interchangeable, à moins qu’il ne devienne très riche et célèbre pour cela. L’art n’appartient donc pas non plus aux artistes, ni aux professionnels. Il appartient à celui qui les paye, à celui qui possède « les droits ».

L’art marchand n’a rien à dire, il ne doit rien dire, rien qui ne soit consensuel, puisqu’il est fait pour tous. Il est donc destiné à véhiculer l’idéologie dominante. Il importe alors aux états-nations de contrôler la culture pour qu’elle ne véhicule pas d’idéologies étrangères. Elle participe donc ainsi des industries stratégiques.

L’art marchand dans sa phase terminale est totalement dépourvu d’intérêt et ne justifie même pas la critique. Ce qui précède n’en est pas une, mais une succincte description de quoi il serait souhaitable de sortir.

Le marché de la culture

Qu’y a-t-il de mieux si l’on veut se changer les idées à moindre frais et en peu de temps, que d’allumer une télévision pour regarder un film, un documentaire ou un feuilleton ? En quelques quatre-vingts-dix minutes en moyenne, on se transportera en d’autres univers, et l’on pourra ensuite replonger dans sa vie comme si on l’avait quitté pendant bien plus longtemps. Nous ne demandons à ce que nous voyons ainsi aucune qualité particulière, seulement de nous entraîner le plus loin possible en très peu de temps, et nous préférons souvent, sans nécessairement être idiots, des sottises qui nous donnent ce que nous attendons, même un peu marquées idéologiquement, à des ouvrages plus satisfaisants pour l’esprit mais qui ne jouent pas ainsi avec le sens de la durée, et que nous réservons pour d’autres moments.

Si elles sont régulières, de telles émissions marquent le rythme des semaines et des mois, comme d’anciens rites. L’écoute de la radio aussi peut donner à chaque instant l’intuition de l’heure comme en des temps où l’on vivait en plein air.

Plutôt qu’utiliser la télévision ou la radio, si l’on veut se distraire ou disposer d’un fond sonore quand on en a envie, on peut acheter des disques, disques compacts et de toute sorte, qui ont marqué le point de rupture de l’art marchand. Ils ont notamment consacré la musique et le cinéma comme les arts dominants de la phase ultime de l’art marchand.

Nous ne pouvons pas affirmer que nous parlons encore d’art ici, mais nous parlons cependant bien de culture. Nous parlons même très précisément d’un nouveau paradigme de culture, entièrement renouvelé par ces nouvelles conditions. Ce nouveau paradigme tend évidemment à envelopper les arts et les lettres. Nous parlons même alors très précisément du marché de la culture, qui s’articule avec celui du tourisme et du loisir (et plus discrètement avec celui de la défense), et qui devient le cadre de ce qu’il reste de l’art marchand.

L’objet d’art

L’art marchand repose sur le commerce d’objets d’art. L’art marchand tend à offrir comme une évidence que l’art produise des objets. (Il n’y a rien d’évident à ce que l’art produise des objets.) L’objet d’art par excellence est une peinture – de préférence sur toile pour la rendre plus légère et transportable, et encadrée, comme pour souligner son autonomie envers le lieu – ou une sculpture.

L’objet d’art est une « œuvre de l’esprit ». L’œuvre de l’esprit par excellence est un autre objet : un livre. Le livre est un objet d’art multiple, comme l’est une estampe.

La peinture comme le livre, et les estampes, et les partitions, sont copiables et éventuellement rééditables, modifiables, interprétables, adaptables, traduisibles… à des conditions déontologiques précises, notamment la reconnaissance d’une paternité. Cette possibilité de les copier, les modifier, les interpréter, les adapter, les traduire… les définit en dernière instance comme « œuvres de l’esprit », et comme telles dissociables de leurs « supports matériels ». Elle fait aussi que l’objet d’art a un auteur, bien distinct du possesseur de l’objet : celui de l’œuvre réitérable sur ou à travers un autre support.

Il est à noter que l’art marchand dans sa phase terminale conteste précisément ces possibilités au nom du droit d’auteur, sans percevoir le paradoxe. En effet, si de telles possibilités – copier, modifier, interpréter, adapter, traduire, etc. – n’existaient pas, le droit qui prétend en limiter des excès, et même les interdire, n’aurait aucune raison d’être. De telles possibilités ne sont pas des conséquences malheureuses des méthodes de diffusion, mais ce qui caractérise au contraire les « œuvres de l’esprit ». C’est-à-dire que si ces possibilités ne sont plus données avec l’ouvrage, celui-ci n’a plus aucun titre à prétendre au droit d’auteur.

On comprend bien que tout ceci relève moins de la vérité scientifique que de l’acte de foi (comme le mystère de la transsubstantiation, par exemple), et n’est pas transposable à l’identique dans une autre aire de civilisation. Ces principes ne sont pas pour autant à prendre à la légère, car ils reposent sur des techniques, des procédés et des coutumes qui ont fonctionné et ont permis de produire d’authentiques objets d’art ; ils ont produit l’art occidental moderne.

Les techniques de la fin du dix-neuvième siècle et du début du vingtième ont marqué une évolution importante dans la production, la reproduction et la diffusion de l’objet d’art. La photographie et l’impression en couleur ont eu cette importante conséquence que chacun a d’abord découvert les œuvres d’art dans des livres. Nous avons tous vu bien plus d’œuvre d’art à travers leurs reproductions imprimées que nous n’en avons rencontrées d’originales, et nous connaissions déjà ces dernières quand il nous est arrivé de les voir. La musique aussi s’est diffusée sur des disques enregistrés plutôt que sur des partitions, qui la rendaient avant plutôt parente des lettres.

Un siècle plus tard, le disque compact était en passe de devenir le support universel, se substituant au livre, et susceptible de véhiculer aussi bien de la musique, des images, du texte et tout ce qu’on pouvait faire à partir d’eux. Il fut alors subitement détrôné par le fichier numérique complètement dématérialisé et difficilement conciliable avec le principe de l’objet d’art.

Le disque compact et l’objet numérique

Les disques, disques compacts (CD), puis disques numériques polyvalents (DVD), ont été les supports les plus universels : petits, légers, bon marché, tous semblables mais personnalisables par leurs étiquettes et leurs jaquettes. Il était aisé d’insérer dans leur boîte un petit livret, ou encore d’insérer un CD dans un livre ou une revue. Il existait aussi des boîtes pouvant contenir plusieurs disques. On vendit des meubles pour les ranger, des sacoches pour les transporter. Ces disques contenaient tout, de la musique d’abord, puis des films, toute sorte de documents, des encyclopédies, des programmes, des systèmes, des jeux. Très vite, chacun put graver ses propres données sur disque ; le prix des graveurs baissa, jusqu’à ce que chaque ordinateur fut vendu avec un graveur intégré lorsque le disque commença à perdre son utilité. Tout le monde à sa façon a été fasciné par les disques numériques : leur faible encombrement, leur facilité de rangement, la personnalisation de leurs jaquettes, la possibilité d’en produire soi-même et de les reproduire, la propension à les collectionner, etc. Au tournant du siècle, ces disques donnaient cours à une industrie massive et mondiale. Dans le même temps, ils offraient à chacun la possibilité d’en réaliser eux-mêmes chez eux à moindre frais et sans aptitude exceptionnelle. Ils offraient aussi la possibilité de reproduire à l’identique les produits du commerce.

Ces disques offraient un large champ pour l’industrie et le commerce, l’opportunité pour des personnes ou de petits groupes de sauvegarder mais aussi de publier leurs données, et la possibilité de piratage. Ils donnaient ces trois possibilités distinctes, et non seulement deux : l’industrie ou le piratage ; et ces trois possibilités entraient dans des conflits plus complexes que s’il n’y en avait eu que deux.

Naturellement, si l’on veut maintenir entière la possibilité de sauvegarder aisément ses propres données, ou encore de les partager, et même de les publier de plein droit, on ne pourra pas empêcher que quiconque puisse reproduire n’importe quoi. Si l’on veut empêcher le piratage des produits industriels, on va nécessairement gêner la sauvegarde privée comme les possibilités pour quiconque de partager ses données et même de les publier de plein droit.

Nous passons alors le seuil de deux logiques opposées dont l’une va finir par tracer le seul champ d’une culture marchande, professionnelle, industrielle, et finalement officielle jusqu’à ce qu’elle n’ait plus rien d’autre de « culturel » que son label et le nom de son ministère. Elle sera nécessairement conduite à entrer en guerre contre toute forme de vie de l’esprit, de production intellectuelle et artistique. Cette guerre en sera à ce point une, qu’elle tendra à passer sous le contrôle de l’appareil militaire, comme le montre opportunément l’affaire Snowden. Cette culture jouera de toute façon un rôle toujours plus grand dans des formes d’agression soft.

Ce qui nous intéressait dans le disque numérique n’était évidemment pas le disque, mais les objets numériques qu’il contenait. Le disque n’est en somme que l’emballage. On peut le vider et le jeter pour ne conserver que son contenu. Le disque, dans le sens où le pensait l’industrie du disque, n’était qu’un grigri destiné à convaincre d’improbables néo-primitifs de la matérialité du produit qu’ils achetaient. Naturellement, c’était aussi ce caractère d’emballage, de couverture, de jaquette, qui nous fascinait tous dans le disque numérique ; cette possibilité de ranger des objets numériques dans des emballages dotés de telles qualités. Si l’objet numérique est artificiellement fixé à l’emballage par des programmes de contrôle et de surveillance, des DRM (Digital Rights Management), il commence d’abord par perdre sa magie. Il perd surtout ses principales qualités d’objet numérique, et il vient ensuite contaminer nos propres données avec les programmes espions qui l’accompagnent et dont on ne sait jamais le champ exact d’application.

On doit voir cependant aussi la question dans l’autre sens : en se fixant sur l’objet disque, en fixant l’objet numérique à l’aide de programmes sur le disque, l’industrie du disque a tué le disque en cassant ses qualités objectives aussi bien que sa magie. En somme, soit nous regrettons des livres sur papier, de vieux disques vinyles, des films sur pellicules ; soit nous focalisons nos désirs sur l’objet numérique lui-même avec son code source lisible.

L’objet numérique nébuleux

L’époque où les objets numériques circulaient principalement sur disques est révolue ou en voie de l’être. Aux raisons précédentes se sont ajoutées la rapidité des connexions et l’offre de stockage en ligne. On préfère alors aller chercher en ligne ce qu’on obtenait avant sur disques : musique, cinéma, encyclopédies, programmes, sans parler des données qu’on trouvait déjà sur le web ; toutes choses qu’on peut télécharger ou utiliser à distance.

Pour autant, ce n’est pas un simple retour à un usage antérieur amélioré du web où l’on trouvait déjà tout cela. Il s’est créé comme un second web, un web commercial. (Un web.2 ?) Des vendeurs plus malins ont abandonné l’idée de vendre des objets concrets, mais plutôt de rendre captifs leurs clients, d’en faire plutôt des « abonnés », d’en faire une « communauté », de les taxer. Plusieurs stratégies ont été conçues pour cela, quelque peu antagonistes selon qu’on cherche à les rendre captifs d’un réseau, d’une sorte d’intranet pour accéder à l’internet, de matériels, d’espaces de stockage, de programmes, de services annexes comme le téléphone ou la télévision, et de tous les panachages possibles. Google Chrome offre même aujourd’hui un système entier en ligne. On dit alors « dans le nuage ». On pourrait appeler cela le numérique nébuleux. L’objet numérique nébuleux s’est émancipé de la matérialité du disque compact, mais en conservant toutes les limitations, les portes dérobées et les programmes espions que lui imposait le commerce, comme le montre encore l’affaire Snowden.

L’objet d’art, dans la mesure où il peut espérer survivre à une telle évolution, doit donc se transformer en un objet numérique nébuleux.

L’objet numérique nébuleux d’art marchand serait donc par excellence le clip vidéo. On remarquera que les nouvelles technologies de la communication ouvrent alors surtout la porte aux formes les plus éculées de la communication, le discours ex cathedra, et de l’art, la chanson et la danse. C’est ce qu’on appelle pompeusement le multimédia.

La magie mal placée

Redevenons sérieux : l’objet numérique nébuleux d’art marchand a bien du mal à devenir un simple objet d’art. L’objet numérique nébuleux n’a aucune valeur et serait bien incapable de devenir à ce titre un objet marchand, et à plus forte raison un objet d’art marchand. Ce qui ferait alors plutôt fonction d’objet d’art, ce serait l’objet high-tech dont il est le prétexte : Iphone, Ipad, Ibook, Imac, liseuse Kindle… L’objet numérique nébuleux n’est qu’un prétexte à utiliser, à consommer, l’objet de haute technologie.

L’objet d’art certifié, même numérique, même très nébuleux, on trouvera le moyen de le faire exister dans des lieux d’art, aussi paradoxale que puisse être en dernière instance une telle démarche qui consiste à donner une reconnaissance à des œuvres là où elles ne sont plus ce qu’elles sont. L’objet d’art numérique et nébuleux est lui-même aussi le prétexte de revues, d’expositions, de colloques et de manifestation, comme l’objet numérique nébuleux l’est plus généralement des objets de haute technologie. Il ne fonctionne en réalité pas plus en ligne, qu’Itune sur autre chose qu’un Mac.

Nous pouvons commencer alors à nous poser une série de questions : À quelles conditions un objet d’art peut-il être un objet numérique et réciproquement ? Un objet numérique d’art peut-il être marchand ? Un objet marchand peut-il être nébuleux ? Un objet d’art marchand peut-il être numérique, et nébuleux ?… On peut aborder ces questions de plusieurs façons différentes, notamment de façon technique et de façon magique.

Du point de vue de la pensée magique, on peut dire que l’objet numérique reste entaché d’un fort soupçon d’inexistence. Il n’est alors certainement pas magique ; pour qu’il le devienne, son inexistence doit clignoter avec l’existence massive de l’objet de haute technologie. Il devient alors proprement lui-même la magie de tels objets, mais dont il reste pour son seul compte totalement dépourvu. L’idée même d’objet numérique, contre toute évidence, n’existe pas pour le consommateur type d’objets technologiques. (Nul ne sait même jusqu’à quel point cet utilisateur existe ailleurs que dans des études de marché.)

La magie de l’objet numérique est un peu comme celle de la formule « abracadabra » qui a la fois montre et nie ce que peut être la puissance de la parole, qui en la jouant, la rend non crédible. Elle est en quelque sorte une « magie mal placée ».

Du point de vue technique

Le point de vue technique est plus intéressant encore. Le point de vue technique concerne l’existence de l’objet numérique en tant qu’objet. Par sa nature, l’objet numérique n’est accessible qu’avec un minimum d’outillage technique. Celui-ci consiste évidemment en quelques objets techniques (high-tech), mais surtout en des connaissances et des aptitudes techniques, comme cela est évident pour tout ce qui participe du champ du langage.

D’un point de vue technique, on ne peut évidemment pas se contenter d’objets mécaniques qui enfermeraient des programmes opaques ; dont le numérique se réduirait à la magie, mais ne prendrait jamais la forme lui aussi d’objets réels, outils logiciels, matériaux-langages, documents-objets.

Les objets numériques ont cependant un caractère troublant, une double nature qu’ils partagent avec tout ce qui participe du langage. L’usage basique d’un traitement de texte en donne immédiatement une idée en permettant d’afficher ou de masquer les caractères invisibles. Un usage aussi basique que se servir d’un ordinateur comme d’une machine à écrire offre déjà cette alternative entre ce qui, facilitant le formatage, perturbe la lecture, et ce qui, facilitant la lecture, gêne le formatage.

Si nous faisons une page web, nous verrons que ce ne sont pas seulement l’affichage ou le masquage des caractères invisibles qui peut être utile, mais carrément celui du code. Nous avons besoin d’un perpétuel aller-retour entre le code source et l’affichage de la page telle que nous la souhaitons. Nous avons tantôt besoin de choisir une couleur sur un nuancier, tantôt d’entrer ou de modifier son code hexadécimal. Tantôt la seule apparence nous est nécessaire, tantôt l’exactitude numérique. Une couleur, justement, nous savons qu’elle sera sensiblement différente d’un écran à l’autre, mais des harmonies de couleurs ont plus de permanence. Nous savons aussi que nous avons plus de chances de contrôler l’affichage des écrans si nous travaillons sur des milliers de couleurs avec des valeurs hexadécimales à trois chiffres, plutôt que sur des millions avec des valeurs à six chiffres. Pour cela encore, nous avons besoin du code.

Les exemples seraient infinis. L’important est que ces options d’affichage variables font voir un ouvrage numérique comme un objet réel, qu’on peut retourner, ouvrir, démonter. Elles font qu’il est incontestablement un objet réel, même si sa matérialité est problématique, mais pas plus au fond qu’une image réelle sur une surface optique, ou encore sur un papier photographique ; pas plus que celle d’un livre, qui est tout sauf de l’encre et du papier, ou une mélodie dont la matérialité n’est jamais qu’un ébranlement mécanique du milieu. L’objet numérique n’est un objet réel qu’à de telles conditions.

Objet numérique et situation réticulaire

Toutes ces remarques n’appellent pas de véritables conclusions, même provisoires, puisque tout reste ouvert, en jeu, et même en lutte. Il serait fallacieux de prétendre que nous serions déjà aujourd’hui à l’ère du numérique. Nous sommes tout au plus à l’ère où d’anciennes idéologies et d’anciennes pratiques tentent de s’accommoder des techniques numériques, et où l’on sent bien qu’elles n’y parviendront pas. Au pire, elles pourraient les détruire, ou du moins bloquer tout progrès pendant longtemps. L’humanité a découvert l’écriture il y a quelque cinq mille ans, mais il n’y a que peu de temps qu’on a compris qu’il fallait bien se résoudre à apprendre à écrire. Cinq mille ans seront-ils encore nécessaires pour aboutir à des conclusions analogues, ou seulement quelques siècles ?

L’enjeu est technique. Et parmi toutes les questions ouvertes, la plus stratégique est peut-être celle de l’objet. Elle se place tout naturellement dans le prolongement de la critique surréaliste de l’objet ; ou peut-être, a contrario, dans celui de la critique situationniste. Surréalistes et situationnistes ont sur la question de l’objet des postures opposées. Le concept de situation est sur bien des points la négation de celui d’objet. Les techniques numériques et le web brouillent opportunément les lignes, et font une nouvelle donne.

La qualité fondamentale d’un objet est d’être maniable. Une ritournelle est maniable par la langue, les dents et le palais, voire par le corps entier. On en fait ce qu’on veut sans qu’elle se délite. L’autre qualité de l’objet est, en effet, d’offrir une certaine consistance à l’usage.

Ce sont les qualités qu’offrent à la voix une ritournelle ou un poème. Ce sont des qualités qu’ils offrent en tant qu’objets, mais ce ne sont peut-être pas celles que Gœthe trouverait les plus précieuses en tant qu’ouvrages de l’esprit, si l’on songe à ce qu’il écrivait dans Poésie et vérité2. Ce ne sont pourtant pas forcément des qualités envers lesquelles on doive se montrer méprisant. Un poème calligraphié, tels qu’en faisaient les Chinois sur un papier épais, ou encore sur un rouleau de peintures à l’encre, sont de tels objets où les remarques critiques de Gœthe trouveraient à s’exercer. Elles nous feraient nous demander jusqu’à quel point il s’agirait bien encore de l’objet ou seulement de son emballage, voire de son ornement.

C’est une question intéressante, car on peut aussi redouter d’une telle distinction entre la chose et son bel emballage, qu’à l’instar de l’oignon qu’on épluche, il ne reste plus rien de celle-ci si l’on s’avisait de défaire le paquet. À moins qu’on ne perçoive intuitivement, dans ces vains ornements, un réseau de relations magiquement coagulé en un objet maniable.

L’objet en situation

La place de l’objet numérique est en ligne, sur le web, précisément sur un site. Le nom même de « site » dit assez combien il y est en situation. Tout site, toute page, voire toute ancre, est un nœud, un point de jonction avec d’autres, et de là, avec le web entier. Ce sont autant de points ouverts sur l’ensemble du web, qui peuvent chacun, à égalité, revendiquer le titre de centre de ce réseau infini (du moins non-fini). Ils maillent ainsi – d’où le nom de web, qui est moins la toile que le tissu, le tissage, la trame – un espace à n dimensions.

Il s’agit essentiellement d’un espace logique, mais qui ne renvoie pas moins à l’espace et au temps terrestres. Même si l’objet numérique en ligne est accessible à tout instant et de n’importe où, il est quelque part et renvoie à un moment. Cet espace-temps est navigable et durable. Le livre ou l’article imprimés qui sont devenus totalement inaccessibles, je peux les retrouver sans peine s’ils sont en ligne, les consulter et les transmettre sans seulement me lever de ma chaise.

Tout y renvoie à des lieux et des moments réels, et aussi à un homme, voire quelques hommes, tout aussi réels et en situation. Certes, comme disait une pub, « sur le web personne ne sait que vous êtes un chien », mais personne n’ignorera que vous êtes vous, et pas un autre, et c’est cela qui compte en définitive. Vous y êtes ce que vous faite, et qui y demeure. Moins qu’ailleurs peut-être, un CV, une bibliographie, une apparence, un statut… n’ont d’importance, mais plus que n’importe où ailleurs, ne pas discerner qui fait (dit, montre, démontre…) quoi pour qui, rend problématique toute interprétation.




1 Voir Ce que pourrait être un art libre publié dans Pour un Empirisme Poétique, chez La Belle Inutile Éditions 2010, ainsi que sur d’autres sites.

2 « … ce qu'il y a de plus important, de fondamental, ce qui produit l'impression la plus profonde, ce qui agit avec le plus d'efficacité sur notre moral dans une œuvre poétique, c'est ce qui reste du poète dans une traduction en prose ; car cela seul est la valeur réelle de l'étoffe dans sa pureté, dans sa perfection. Un ornement éblouissant nous fait souvent croire à ce mérite réel quand il ne s'y trouve pas, et ne le dérobe pas moins souvent à notre vue quand il s'y trouve… On peut observer que les enfants se font un jeu de tout ; ainsi le retentissement des mots, la couleur des vers les amusent, et, par l'espèce de parodie qu'ils en font en les lisant, ils font disparaître tout l'intérêt du plus bel ouvrage. » Cité par Paul Éluard dans Donner à voir. Voir mon : De l’objet et de l’expérience numériques.



© Jean-Pierre Depétris, juillet 2013

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