1. L’art
sort du marché
1. L’art du vingtième siècle
était dans le système marchand, dans le
même sens où l’art rupestre
était dans les grottes, ou l’art sacré
dans les temples.
Il était un art marchand, comme on dit art sacré,
art rupestre.
2. Pourquoi le dire au passé ? Il existe bien
encore un marché de l’art, un marché du
livre, un marché du disque, sans parler d’un
très grand marché du multimédia. Le
marché existe, mais y distingue-t-on encore un art
contemporain, comme furent visibles dans le marché, disons
au hasard, Rembrandt, Turner ou César ?
3. Il y a dix ans encore, j’étais
persuadé que ce marché privé de
l’art allait être remplacé par un
marché public. Le marché public n’a
rien changé à la disparition de l’art
du marché.
On passe seulement d’un marché privé de
l’art à un marché privé
d’art.
4. En cherchant bien, on trouvera peut-être dans ce
marché quelques œuvres intéressantes.
Elles s’y noient bien plus qu’elles n’y
apparaissent.
L’art contemporain n’apparaît plus dans
le marché, alors qu’il y a peu de temps encore, on
ne le trouvait que là. Il n’apparaissait pas en
dehors.
2. L’art
et la marchandise
5. Comment l’artiste était-il entré
dans le marché ? Sous l’ancien
régime des privilèges, il y est entré
par « privilège du
Roi », sous la révolution bourgeoise, il
y est entré par la reconnaissance de son
« droit de
propriété », avec les
idées socialistes, il y est entré comme
« travailleur intellectuel ».
Depuis la seconde guerre mondiale, le problème se
complique : employé culturel, petit
entrepreneur… ?
6. Pourquoi est-il entré dans le
marché ? Parce que le marché
était son véhicule.
L’art est d’abord entré dans le
marché par la littérature, et la
littérature par l’imprimerie. La photographie, le
disque, le cinéma, ont fini de faire entrer tout
l’art dans le marché. Cette époque est
terminée.
7. Le modèle marchand de l’art est le livre.
Qu’est-ce qu’un livre ? Pour le
marché, la définition est simple : ce
sont des feuilles de papiers contenant des signes linguistiques,
brochées ou reliées, en un certain nombre
d’exemplaires.
C’est une définition très claire, mais
qui suppose quand même qu’il n’existait
pas de livre avant l’imprimerie.
8. Cette définition implique aussi que le livre
n’est pas fait par un auteur, mais par un imprimeur et/ou un
éditeur. (La reconnaissance d’un droit vient donc
remédier à la négation d’un
fait.)
9. Le sens juridique et commercial du mot livre est sensiblement
différent de son sens courant dans toutes les langues
naturelles, qui suppose, lui, l’articulation de signes
graphiques dans un ensemble cohérent sur un support
quelconque.
Les deux définitions sont même sensiblement
contradictoires, puisque l’une désigne le livre
indépendant de tout support, l’autre
l’assimile au support.
10. De fait, dans le monde moderne, le livre n’existait que
sous la forme d’objet manufacturé. Dans le monde
marchand, un livre inédit n’était tout
simplement pas un livre.
La photographie, le gramophone, le cinéma, la radio ont
étendu cet état de fait à toute
activité artistique.
3. Objet et langage
11. Le remplacement des procédés de reproduction
analogiques par des procédés
numériques a d’abord semblé
être une apothéose du marché ;
en fait, il sonnait son glas.
Pourquoi cela ? Parce que la numérisation implique
la contingence du support.
12. Le numérique ne fait pas
qu’émanciper l’œuvre du
support, il abolit la séparation entre écriture
et édition.
Il n’y a pas d’un côté le
manuscrit unique que produit l’auteur, et qui attend
l’imprimeur pour devenir un livre réel. Le fichier
numérique est immédiatement
réitérable.
Mieux, l’œuvre n’est pas comme le plan ou
le projet qui attend d’être
réalisé en dur : le livre
imprimé. C’est plutôt le livre
imprimé qui devient la copie, la reproduction toujours
réitérable de l’œuvre
originale.
13. Ici la définition du livre rejoint celle qui a toujours
eu cours dans les langues naturelles, et elle contamine aussi toute
création artistique.
Le plasticien, le musicien, tendent irrésistiblement
à considérer le document numérique
comme l’œuvre véritable.
14. Il ne s’agit pas de prédire la disparition de
la toile unique, ou de la musique vivante et in situ,
pas plus que celle de l’événement, la
manifestation, la performance ou du happening, mais aucun artiste ne
peut encore ignorer que son œuvre est susceptible de
s’émanciper de la toile, de
l’instrument, de la situation.
Irrésistiblement, il est amené à se
reconnaître l’auteur de cette part
émancipable de tout support et
réitérable à l’infini.
15. Supposons un très bon orateur qui ne sache pas
écrire, ou ne se soucie pas de le faire, ou seulement ne
sache pas écrire comme il parle. Un autre note ses paroles.
Quel en est l’auteur ? Celui qui parle,
certainement, et non le scribe.
C’est une situation fréquente dans
l’antiquité (l’Iliade, le
Tripicata). Elle cesse avec la
généralisation de
l’écriture. L’auteur (est devenu celui
qui) écrit.
Maintenant, irrésistiblement, l’auteur devient
celui qui édite un fichier numérique.
16. Au vingtième siècle, on a fini par dire que
l’éditeur faisait le livre, et non
l’auteur. Disiez-vous « un livre
inédit », on vous corrigeait :
« un manuscrit
inédit ».
Et ce n’était pas toujours sans raison. Il y eut
des livres d’éditeurs, seulement écrits
par des rédacteurs.
17. Aujourd’hui, un éditeur est principalement un
programme, un outil pour l’écriture.
Écrire devient éditer un texte.
Il en va de même pour la musique. Le musicien ressemble
à un ingénieur du son. Le travail de
l’artiste se déplace toujours plus vers celui
qu’il abandonnait précédemment en aval
de son œuvre.
18. Dans ses Cours sur l’Esthétique,
Hegel attribuait à la poésie une place
supérieure aux autres arts en ce qu’elle seule
pouvait s’émanciper de tout support, et donc de
l’espace et du temps. Manifestement, les autres arts la
suivent dans cette voie.
19. Comment les autres arts suivent-ils la même route que la
poésie ? (Il n’est pas question ici
d’analyser comment l’art
s’émancipe de tout support depuis ces deux
derniers siècles, même si cette analyse est
incontournable, mais de savoir comment, pratiquement, il le fait en ce
moment même.)
En prenant la forme de fichiers numériques
immédiatement réitérables à
l’infini ? Pas seulement.
En étant immédiatement
édités par l’auteur
lui-même ? Non plus.
Ils la suivent d’abord en devenant eux aussi,
essentiellement, des documents composés de signes
graphiques ; en devenant, d’un certain point de vue,
du texte, du moins du langage, en acquérant son
caractère textuel.
20. C’est ainsi que l’art sort du
marché : en sortant de l’objet
manufacturé, donc de la marchandise.
L’art cesse d’être dans le
marché pour être dans le langage.
4. L’objet
linguistique
21. Nous pourrions dire que l’art sort du marché
pour entrer dans la noosphère, ou pour
devenir immatériel. Ça ne résoudrait
en rien les ambiguïtés qui règnent sur
ce qu’on doit entendre par signe, langage ou texte.
22. Pour complexe que soit la notion de document numérique,
elle n’est pas pour autant obscure. Elle est seulement
complexe dans le sens où elle suppose une architecture
verticale de langages différents.
Texte en langue naturelle converti en langages de programmation,
convertis en langages numériques, convertis en langage
binaire.
23. Sur cette architecture, texte en langue naturelle peut
être remplacé par image, son, ou à peu
près tout ce qui est intuitif aux sens.
Cette première couche intuitive se trouve à la
surface de diverses couches de langages qui deviennent de plus en plus
indéchiffrables jusqu’à des suites
binaires.
24. Dans le monde qui
s’achève, le modèle de
l’œuvre était le livre
imprimé. Quel est-il aujourd’hui ? Le
fichier propriétaire ? en source libre ?
en code hexadécimal ? en code binaire ?
Cette question est moins complexe qu’elle ne le
paraît d’abord. L’œuvre
véritable est l’œuvre
éditable (et non plus seulement
réitérable), c’est à dire
une copie transparente dont on peut modifier librement le code source.
5. L’art
spectaculaire marchand
25. Le marché s’adresse à une
clientèle. Celle-ci peut être un
cénacle d’amateurs éclairés
comme un très large public populaire. Elle n’en
demeure pas moins une clientèle.
L’art marchand est essentiellement
déterminé par une clientèle.
S’il s’adresse à une
clientèle d’avant-garde, il est
d’avant-garde, s’il s’adresse
à une clientèle populaire, il est un art
populaire.
26. L’art marchand est déterminé par
une nette séparation entre producteur et
consommateur : le créateur et son public. Le
premier est d’autant plus célèbre que
le second est anonyme.
27. L’œuvre d’art marchande, comme toute
marchandise, peut donner lieu à de nombreuses
déclinaisons : œuvre unique et
chère réservée aux collectionneurs,
tirages limités et numérotés,
éditions bon marché. Il pourra en exister aussi
des produits dérivés.
Une même œuvre peut
donc être déclinée pour des publics
différents, et même pour tous les publics.
C’est ainsi qu’une œuvre marchande peut
conserver un caractère élitiste tout en devenant
célèbre et sans que de larges masses
l’ignorent.
28. La nette séparation entre le créateur et son
public, qui se concrétise dans l’objet
d’art, implique que la consommation ne touche pas
à l’intégrité de
l’objet. L’objet d’art ne doit pas
être altéré dans sa consommation, qui
doit donc être seulement contemplative, spectaculaire.
6. Art et travail
intellectuel
29. Le marché de l’art a
séparé le travail artistique des autres formes de
travail intellectuel.
Le marché a séparé l’art des
sciences, de la philosophie, des mathématiques, de la
logique…, de toutes les productions intellectuelles qui ne
peuvent produire des objets d’art.
30. Naturellement, on peut vendre un livre de mathématiques
ou de physique comme n’importe quel autre livre. On peut
vendre aussi n’importe quel objet manufacturé qui
soit l’application directe d’une recherche
scientifique, et envers lequel le brevet tient un rôle
comparable à celui du droit d’auteur.
Il se trouve qu’il n’y a pas de marché
de la science, de la philosophie ou des mathématiques,
même sous la forme d’un marché des
brevets, comme il y a un marché de l’art.
31. Le marché de l’art fonctionne sur une
clientèle — sur des consommateurs
directs —, et c’est principalement ce qui
l’isole et le distingue des autres activités
intellectuelles.
« L’art produit des
œuvres », a-t-on dit, et les
œuvres, dans le marché, deviennent des
marchandises.
Une activité intellectuelle qui ne produirait pas
immédiatement des marchandises ne serait pas de
l’art.
32. L’art tend à devenir plus difficilement une
marchandise. Cela tient en partie à
l’évolution propre de l’art, et, en
partie, à l’évolution du
marché et de la marchandise.
Le marché tend à être de moins en moins
libre ; l’art, de plus en plus.
7. Les
contradictions de l’art marchand
33. En réalité, ni l’art ne veut sortir
du marché, ni le marché ne veut expulser
l’art, et leur divorce engendre des contradictions cocasses.
Une des plus cocasses est l’effet Bovary.
34. Dans l’art marchand, l’artiste peignait son
monde (non plus un « autre
monde ») et s’y identifiait.
« Bovary, c’est moi »,
Disait Flaubert à son procès.
À la fin du vingtième siècle, le monde
s’identifiait à l’artiste :
« Flaubert, c’est
moi », aurait dit Madame Bovary.
35. Il n’est rien de comique à ce qu’un
art soit fait par tous et pour tous, mais un tel art devrait alors
être sensiblement différent d’un art
marchand.
Supposons que les lecteurs de romans ne lisent plus que pour apprendre
à devenir romanciers, qu’on n’entre plus
dans les galeries que pour apprendre à peindre ; le
marché risque d’abord d’en
être sensiblement modifié, et, plus
profondément, la nature de l’art et les
méthodes de création.
36. Ce sont ces contradictions cocasses qui ouvrent
l’époque nouvelle. Le marché de
l’art n’est plus rien d’autre que celui
de ces contradictions cocasses.
8. Programmation et
travail intellectuel
37. Le marché avait séparé
l’art de la vie intellectuelle. L’art se
libère en brisant cette séparation.
Une part de l’art (marchand) se libère (en
sortant) du marché, une autre sort de celui de
l’art pour créer le marché de la
culture, des loisirs et de l’animation sociale.
38. La libération de l’art et la recomposition du
travail intellectuel se fait essentiellement autour de la programmation
et grâce à elle.
D’une façon très pratique, la
numérisation des données, l’ordinateur
personnel et l’internet sont les principaux instruments de la
libération de l’art. D’un point de vue
plus profond, la dimension épistémologique du
phénomène génère de
nouveaux paradigmes.
(Un tel vocabulaire, certes, appelle plus d’explication
qu’il n’en fournit.)
39. En s’émancipant du marché,
l’art trouve des prises plus directes avec le
réel. Il prend ses distances avec l’objet,
l’œuvre, le produit marchand, au profit de la
dimension symbolique, linguistique, sémiotique,
sémantique, poétique, pragmatique ou
performative.
Par cela, il devient essentiellement travail intellectuel.
40. Dans le même temps, les sciences et les
mathématiques suivent des cheminements convergents avec
celui de l’art.
Ici encore, la programmation tient une place déterminante.
9. Travail intellectuel et
intuition
41. Les mathématiques ont adopté un cours nouveau
depuis l’usage généralisé de
l’ordinateur, avec la possibilité de faire
effectuer par la machine des quantités de calculs qui
auraient été inconcevables dans les
époques antérieures.
Apparaît alors une nouvelle mathématique
basée sur l’expérience et
l’observation de
« phénomènes
numériques », et non plus sur
l’hypothèse et la déduction.
42. À l’inverse, les sciences de la nature ont
plus recours à des modèles automatiques,
c’est à dire, abordent les
phénomènes naturels à travers des
programmes qui les simulent.
Elles découvrent alors des comportements
mathématiques communs à des
phénomènes sans rapport, ou transversaux
à des disciplines, par exemple, la climatologie et
l’évolution des cours boursiers du coton.
43. Alors que l’effort visait depuis longtemps la
modélisation des phénomènes, le
modèle lui-même se comporte à son tour
comme un phénomène naturel.
Ou encore, alors que l’énoncé se
proposait d’être l’explication, la
description, la démonstration du
phénomène (ce qui se conçoit bien
s’énonce clairement), il devient ce qui demande
élucidation (ce qui s’énonce bien doit
être clairement conçu).
44. Une bonne part de l’activité cognitive
appartenant en propre à la raison peut être
abandonnée à des dispositifs logiciels.
(Comprenons intelligence artificielle au sens de
prothèse cognitive, comme on pourrait parler de perception
artificielle à propos de prothèses
auditives ou ophtalmiques, même si les lunettes ou les
sonotones ne voient ni n’entendent rien par
eux-mêmes.)
Le travail intellectuel humain est alors essentiellement
orienté vers la conception intuitive.
45. Mathématiques et sciences rejoignent ici
l’esthétique, non pas dans la recherche du beau,
ni du vrai, mais de l’intuition.
46. « Nous savons que cet
énoncé est vrai. Nous savons même
qu’il participe du réel en ayant la
possibilité d’intervenir sur lui et de le
modifier. Mais nous ne comprenons pas ce qu’il veut
dire. »
47. « Jusqu’à maintenant les
philosophes n’ont fait qu’interpréter le
monde, il s’agit maintenant
d’interpréter leurs
énoncés. » Cela peut se
concevoir comme une conclusion stupide à quatre
siècles de modernité.
C’est globalement celle qui est proposée sous le
nom de « Culture ».
L’enjeu est d’échapper à
cette stupidité.
48. Le beau est l’essence qui apparaît, disait en
substance Hegel dans ses cours d’esthétique. On
peut bien considérer l’apparence comme
contingente, mais que serait une essence qui
n’apparaîtrait pas ?
Si nous concevons l’apparence comme un apparaître,
alors nous concevons le réel comme une
réalisation.
49. Dans le modèle classique,
le savant cherchait à énoncer la
réalité (la décrire,
l’expliquer ou la déduire), tandis que
l’artiste cherchait à la montrer, la rendre
intuitive.
Ces deux perspectives se rejoignent en se
dépassant :
l’énoncé devient programme.
L’énoncé doit être intuitif
et programmatif (performatif ?) à la fois. Les deux
nécessités n’en font qu’une.
10. La double
impasse marchande
50. En sortant du marché, l’art court un certain
nombre de risques. Le premier est de se retrouver à
la rue. Il risque de changer sa place dans le
marché : de producteur qu’il
était, devenir consommateur
— consommateur d’informations, de
publications, de matériels et de matériaux,
notamment consommateur d’ordinateurs et de
programmes ; au mieux, consommateur de technique et
même de science.
51. Si l’art doit être fait par tous et pour tous,
il est probable qu’il représente un immense
marché. La production artistique ne sera plus productrice
dans ce marché, mais consommatrice.
On comprend bien alors qu’un certain nombre
d’artistes aient des positions conservatrices devant cette
perspective. Mais que peuvent-ils espérer ?
52. Dans un tel marché, les artistes ne peuvent revendiquer
un statut de professionnels qu’en s’en faisant les
supports publicitaires. (Tel excellent photographe, par exemple,
s’attachant à telle marque de pellicules et se
faisant sponsorisé.)
Pourquoi pas ? L’art n’a jamais
été alimenté par des sources moins
contestables. Le problème est ailleurs : Si de
telles conditions permettent la réalisation de
l’art, les artistes les accepteront. Le leur
permettent-elles ?
53. Si le marché de l’art devait devenir un
marché de la consommation, après avoir
été celui des œuvres, alors
l’œuvre devrait s’y effacer au
bénéfice du talent.
Nous pouvons oser la comparaison avec le sport : le sportif
professionnel vent son talent. Il fait vendre indirectement des
produits manufacturés qu’il ne produit pas mais
qui le sponsorisent.
54. On pourrait imaginer des artistes
qui font des « performances », au
sens sportif.
Que manquerait-il ? Il manquerait principalement la
possibilité de compter les points, de mesurer la
performance. Un sport a des règles précises,
l’art devrait-il s’en donner ? Qui
feraient les jurys, qui seraient les arbitres ?
55. Supposons qu’on distingue amateurs et professionnels sur
les ventes, le chiffre d’affaire, l’audience
publique… : le cercle ne se refermerait-il pas sur
lui-même ?
(Zidane est-il célèbre parce qu’il est
professionnel, ou est-il professionnel parce qu’il est
célèbre ? Il est les deux parce
qu’il marque des points.)
Le marché de l’art a déjà
largement évolué en ce sens. Et que se
passe-t-il ? L’art sort du marché.
11. Calcul et
langage
56. L’art est plus sérieusement
menacé de devenir simple consommation de science et de
technique ; mais en ce cas, la menace serait encore plus grave
pour celles-ci.
Un ordinateur est avant tout un instrument qui opère des
calculs. C’est une évidence qui tend à
se dérober. Les techniques et les sciences
consommées seraient donc celles du calcul.
57. Qu’est-ce que les mathématiques ? On
peut sérier la question : Les
mathématiques sont-elles un langage ? Ou ont-elles
une existence indépendante de leur langage ?
C’est une question très complexe qu’on
peut encore varier : Le pluriel de mathématiques
désigne-t-il une pluralité de langages ?
Ou, au contraire, une pluralité de mathématiques
seraient-elles unifiées en un seul langage ?
58. L’option tacitement choisie par la modernité
semble bien être que plusieurs mathématiques sont
unifiées par un seul langage.
Ce n’est qu’une option tacite, qui pourrait
fâcher si l’on cherche à la justifier.
Rien n’est moins clair, dans la culture contemporaine, que le
possible rapport entre langage mathématique et un
éventuel référent.
59. Un langage unifié des mathématiques pouvait
avec quelque raison être considéré
comme une bonne chose au début du vingtième
siècle. À la fin, on se demande si, contre toute
attente, on ne doit pas une excessive complexité des
mathématiques à ce qui aurait dû les
simplifier.
60. Les mathématiques sont-elles autonomes de leur
langage ? C’est un peu comme si l’on se
demandait si le monde était indépendant de la
langue française : le monde réel,
naturel, imaginaire, irrationnel… pourtant, la langue
française le décrit bien ; elle sait
aussi décrire, expliquer ou paraphraser le langage des
mathématiques.
On pourrait penser que, dans certains cas,
l’extrême difficulté des
problèmes, et surtout l’extrême
cloisonnement des diverses mathématiques, pourraient
bénéficier d’un plus large recours
à la langue naturelle.
61. Les mathématiques seraient le langage, non pas de Dieu,
comme cela put paraître évident à
quelques esprits initiateurs de la modernité, mais de la
nature.
Reste à savoir jusqu’à quel point les
mathématiques seraient un langage, et si leur rapport avec
le monde physique est de nature linguistique.
62. Jusqu’à quel point une preuve
mathématique peut-elle établir une
certitude ? Jusqu’à quel point preuve
mathématique et certitude ne sont pas une contradiction dans
les termes ? La certitude relève de
l’intuition synthétique ; la preuve, de
la déduction analytique. Tout le problème est
d’établir la déduction sur
l’intuition. (L’inverse est-il pensable ?)
63. Les mathématiques contemporaines supposent une
formidable confiance en un langage, une confiance qui excède
largement le raisonnable. (« Le langage
mathématique se révèle efficace
au-delà du raisonnable », Wigner 1960.)
12. La nouvelle
Babel
64. Le formalisme mathématique des débuts du
vingtième siècle n’a pas offert ce
qu’on attendait de lui, mais ce qu’on
n’en attendait pas.
Si l’on avait cru qu’il allait nous aider
à penser, ou seulement à compter, on
s’est trompé, mais il s’est
révélé efficace pour faire calculer
des machines à notre place.
65. Les machines ne calculent pas comme nous. Elles manipulent des
suites binaires que nous avons la plus grande peine à
déchiffrer. Nous ne nous y essayons pas,
d’ailleurs, nous les convertissons en d’autres
langages, qui tiennent à la fois d’une langue
naturelle – l’Anglais –, et
d’un langage logico-mathématique : le
code source.
66. À partir du code source, nous pouvons aller aux langages
mathématiques, aux langues naturelles, aux langages
machines, aux « langages » des
sens : son, image, textures…
67. Le langage formel des
mathématiques ne fait pas ici fonction de langage
universelle. Il n’y a pas de langue universel, mais une
floraison de langages, de divers niveaux, qui, cette fois,
contrairement au mythe de Babel, ne semble pas diviser, ni
décourager les bâtisseurs.
13. Lecture écriture et
édition
68. « Si la généralisation et
le développement de systèmes d'exploitations
basés sur des interfaces graphiques et
métaphoriques de plus en plus perfectionnées,
permettent de rendre l'usage de l'ordinateur accessible à
celui qui n'a pas connaissance de son fonctionnement, ils nous
éloignent et nous cachent la véritable nature du
programme informatique et son potentiel
métaphysique. » BlueSreen (<http://www.b-l-u-e-s-c-r-e-e-n.net/>).
69. À la fin du vingtième siècle, on a
cru voir venir la fin de l’écriture.
C’est le contraire qui advint : tout est devenu
texte.
Le nom « source », dans
« code source » est
très explicite. Le code est à la source de tout.
La source est libre quand elle est lisible, et elle est lisible quand
les lignes de commandes sont explicites ou accompagnées de
commentaires.
70. Au début de la
modernité marchande, la vie intellectuelle concernait une
élite lettrée bien circonscrite dans quelques
capitales européennes ou gravitant autour. Rendre public son
travail signifiait implicitement le faire connaître de cette
élite. Aujourd’hui, presque chacun peut
virtuellement s’adresser au monde entier dans une langue
quasiment universelle.
Naturellement, cette possibilité reste toujours virtuelle,
à l’autre extrême d’une
communication privée menacée. Toute communication
réelle se place entre ces deux pôles :
universel et privé.
71. Quand bien même continuerait-il d’exister un
milieu homogène composé de
célébrités faisant fonction de leaders
d’opinion, il serait réduit à
donner un spectacle de masse de la pensée.
Sa production s’inscrirait dans un marché de masse
de la culture et du loisir, dans le marché du divertissement
clé en main.
72. La finalité de l’écriture, avant,
était la production d’un texte
édité. Elle l’est maintenant
d’un texte éditable — voire de
musiques, d’images… éditables.
73. Le problème qui se pose en ce moment-même sur
les droits d’utiliser librement, de diffuser, de copier et de
modifier, est déjà un problème
d’arrière-garde. Le problème actuel est
celui de la possibilité (et non seulement du droit)
d’éditer.
Un travail intellectuel ne saurait qu’être
éditable. Le concept d’édition remplace
et unifie ceux de lecture et d’écriture.
14. Liberté et
lisibilité
74. Personne ne sait très bien aujourd’hui ce
qu’est un art libre. C’est une idée
neuve, jamais évoquée avant. On a
revendiqué un art révolutionnaire, un art
engagé, un art pour l’art, un art pour tous et par
tous, un art indépendant, un art populaire, un art
démocratique,… on n’avait jamais
sérieusement pensé qu’un art
pût être libre, ni comment.
75. En partie, l’art libre s’inscrit dans le
prolongement de la modernité du vingtième
siècle et n’y apporte visiblement rien de neuf, en
partie, il calque son principe sur ceux de la distribution des
logiciels libres.
Il y a donc un rapport, jusqu’alors impensé, entre
libre et lisible. Reste à mieux penser ce que serait cette
lisibilité pour l’art.
Jean-Pierre Depétris
3 Frimaire AN 211
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© Jean-Pierre Depétris, avril 2003
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Voir aussi Conversation
entre Pierre Petiot et Jean-Pierre Depétris
sur Ce que pourrait être un art libre
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