POÉSIE et MATHÉMATIQUES,
LIBERTÉ et LISIBILITÉ

Conversation entre Pierre Petiot
et Jean-Pierre Depétris sur
Ce que pourrait être un art libre





Ce que pourrait être un art libre < http://depetris.free.fr/load/arlib.html>.

Traduction anglaise sur le site de Zazie's Zone : ( http://www.zazie.at/Langage/).

Pierre Petiot <http://ppetiot2.free.fr/>, à qui j'avais demandé de relire la traduction, a choisi cette occasion pour m'envoyer une copie de la version française annotée et complétée de ses réflexions, auquelles j'ai encore ajouté les miennes.

 

Bribes de correspondance

20. C'est ainsi que l'art sort du marché : en sortant de l'objet manufacturé, donc de la marchandise.

Petiot : Mais est-ce que ce n'est pas aussi le cas du prototype de tout objet industriel ? 

Depétris : Et je pense que ça a beaucoup de conséquences ; notamment que la propriété devient principalement celle des connaissances : brevets, droits de reproduction, etc.

24. Dans le monde qui s'achève, l'œuvre véritable était le livre imprimé. Quelle est-elle aujourd'hui ?

Petiot : Mac Luhan — qu'Evi m'a fait relire récemment — dit que l'imprimerie est le prototype même de la production industrielle. Et personnellement je le crois. Ce n'est pas la technique — toute sérigraphique — de production des circuits intégrés qui le contredira.

 

25. Le marché s'adresse à une clientèle. Celle-ci peut être un cénacle d'amateurs éclairés comme un très large public populaire. Elle n'en demeure pas moins une clientèle. L'art marchand est essentiellement déterminé par une clientèle. S'il s'adresse à une clientèle d'avant-garde, il est d'avant-garde, s'il s'adresse à une clientèle populaire, il est un art populaire.

Petiot : Là tu es génial, il ne reste en effet plus rien de populaire — au sens "folklorique" de "fait par et pour le peuple" — à l'art populaire que le fait qu'il s'adresse à une clientèle populaire.

 

La libération de l'art et les mathématiques

58. L'option tacitement choisie par la modernité semble bien être que plusieurs mathématiques sont unifiées par un seul langage. Ce n'est qu'une option tacite, qui pourrait fâcher si l'on cherche à la justifier. Rien n'est moins clair, dans la culture contemporaine, que le possible rapport entre langage mathématique et un éventuel référent.

Petiot : Comme j'ai été élevé dans « les maths modernes » et que je suis un élève docile, je dis La Mathématique. :-) Mais plus précisément, si « Les Mathématiques ne sont qu'une immense métaphore » comme le disait Poincaré, c'est à dire modèles et ponts entre les modèles et des modèles de modèles, etc... Si des découvertes en Algèbre autorisent — établissent, prouvent — d'autres découvertes en « Topologie Algébrique » ou en « Géométrie Différentielle » (via la théorie des Catégories de GrothenDieck) quel sens cela peut-il avoir de parler encore des mathématiques devant ce qui ressemble en fait à une sorte de tissu ?

 

59. Un langage unifié des mathématiques pouvait avec quelque raison être considéré comme une bonne chose au début du vingtième siècle. À la fin, on se demande si, contre toute attente, on ne doit pas une excessive complexité des mathématiques à ce qui aurait dû les simplifier.

Petiot : Je te comprends bien, mais l'existence des mathématiques comme tissu de métaphores de métaphores (de modèles de modèles) ne provient pas de l'unification du langage à la Bourbaki, mais de l'essence même — surréaliste au fond — des mathématiques et de leur mouvement, ce que fait remarquer Poincaré dans la citation que j'en fais plus haut. Or, on ne peut accuser Poincaré d'être un suppôt du Général Bourbaki, ni même du bon Hilbert :-).

Depétris : En fait, je pensais plutôt à Frege. Ceci dit, je ne critique pas la complexité d'un langage mathématique, mais plutôt la croyance qu'il faudrait en trouver un seul et le bon. Voir plus loin le mythe de Babel.

 

60. Les mathématiques sont-elles autonomes de leur langage ? C'est un peu comme si l'on se demandait si le monde était indépendant de la langue française — le monde réel, naturel, imaginaire, irrationnel... —, pourtant, la langue française le décrit bien ; elle sait aussi décrire, expliquer ou paraphraser le langage des mathématiques. On pourrait penser que, dans certains cas, l'extrême difficulté des problèmes, et surtout l'extrême cloisonnement des diverses mathématiques, pourraient bénéficier d'un plus large recours à la langue naturelle.

Petiot : Oh ! Oui ! :-)

 

 61. Les mathématiques seraient le langage, non pas de Dieu, comme cela put paraître évident à quelques esprits initiateurs de la modernité, mais de la nature. Reste à savoir jusqu'à quel point les mathématiques seraient un langage, et si leur rapport avec le monde physique est de nature linguistique.

Petiot : Personne ne s'interroge sur les capacités prédictives du langage tout court dans le simple domaine technique. Ils en veulent tous à « l'incroyable efficacité des mathématiques ». Mais en fait la situation est la même en mathématiques et en construction automobile : une voiture ne marche pas parce qu'elle est faite de matière, une voiture marche parce qu'elle est faite de langage (i.e de l'information qui la spécifie totalement). Ce sur quoi on peut et on doit s'interroger, c'est sur l'efficience du langage humain. Autrement dit sur la puissance de la poésie dans le réel.

 

62. Jusqu'à quel point une preuve mathématique peut-elle établir une certitude ? Jusqu'à quel point preuve mathématique et certitude ne sont pas une contradiction dans les termes ? La certitude relève de l'intuition synthétique ; la preuve, de la déduction analytique. Tout le problème est d'établir la déduction sur l'intuition. (L'inverse est-il pensable ?)

Petiot : « C'est ça ! » est l'énoncé le plus commun de la certitude mathématique. Le point d'orgue de la démonstration. C'est en même temps la situation mentale la plus confuse qui soit : personne — à cet instant là — ne sait plus dire ce que c'est que « C'est », ni ce que c'est que « ça » ni même qui au juste prononce ou pense le « C'est ça » parce que c'est l'unanimité des mathématiciens prononçant le même « C'est ça ! » à propos de la même démonstration qui établit la vérité mathématique.

 

63. Les mathématiques contemporaines supposent une formidable confiance en un langage, une confiance qui excède largement le raisonnable. (« Le langage mathématique se révèle efficace au-delà du raisonnable », Wigner 1960.)

Petiot : Toute la technique, pas seulement les mathématiques s'appuient sur la même puissance de la poésie.

 

64. Le formalisme mathématique des débuts du vingtième siècle n'a pas offert ce qu'on attendait de lui, mais ce qu'on n'en attendait pas. Si l'on avait cru qu'il allait nous aider à penser, ou seulement à compter, on s'est trompé, mais il s'est révélé efficace pour faire calculer des machines à notre place.

Petiot : Exactement. Mais... Godement — par exemple — et pas mal d'autres l'avaient bien senti et même presque énoncé. Et on sait bien que les résultats de Gödel sont équivalents à ceux de Türing sur la calculabilité. Quant à ce que penser n'est pas calculer : L'homme est ce qui se tient au-delà de l'algorithme — P. Petiot :-)

 

65. Les machines ne calculent pas comme nous. Elles manipulent des suites binaires que nous avons la plus grande peine à déchiffrer. Nous ne nous y essayons pas, d'ailleurs, nous les convertissons en d'autres langages, qui tiennent à la fois d'une langue naturelle, l'Anglais, et d'un langage logico-mathématique : le code source.

Petiot : Nous ne calculons pas. Le cerveau humain — le mien surtout — est nul en calcul. Nous, nous poétisons. Nous allons de métaphore en métaphore et de modèle en modèle. C'est cela qui constitue le mouvement naturel incessant de notre esprit — mouvement brownien et surréaliste. Nous sommes des primates, nous construisons des modèles, nous imitons, nous singeons. Imiter, c'est faire opérer un modèle. L'intelligence n'est rien d'autre que la capacité de créer des modèles (oui, quand ils marchent c'est mieux... :-) et cette définition unifie l'intelligence dans les arts et l'intelligence dans les sciences).

Depétris : Oui et non. Peut-être, en effet, ne comptons nous pas, mais nous ne faisons pas non plus qu'aller de métaphore en métaphore. Nous décomposons aussi. Je crois que c'est cela qui est à la base de l'attitude mathématique. Une capacité à réduire, à démonter, sans laquelle l'attitude poétique ne fonctionnerait pas, ou n'aurait pas de prise sur le réel.

 

67. Le langage formel des mathématiques ne fait pas ici fonction de langue universelle. Il n'y a pas de langue universelle, mais une floraison de langages, de divers niveaux, qui, cette fois, contrairement au mythe de Babel, ne semble pas diviser, ni décourager les bâtisseurs.

Petiot : On choisit — ou même on construit — un langage en fonction de ce qu'on a à faire. Et il le faut, car chaque langage définit un univers explorable tout comme un ensemble de transformations définit une géométrie. (Cf. Poincaré Pourquoi l'espace a 3 dimensions). Cela, les bâtisseurs le savent. Ils se savent au-delà du langage.

 

68. « Si la généralisation et le développement de systèmes d'exploitations basés sur des interfaces graphiques et métaphoriques de plus en plus perfectionnées, permettent de rendre l'usage de l'ordinateur accessible à celui qui n'a pas connaissance de son fonctionnement, ils nous éloignent et nous cachent la véritable nature du programme informatique et son potentiel métaphysique. » BlueScreen (<http://www.b-l-u-e-s-c-r-e-e-n.net/>).

Petiot : Oh ! Sainte Dialectique...:-) Oui. Oui. Mais en « démocratisant » l'usage de l'ordinateur, ils rendent « une certaine connaissance de son fonctionnement » (même intime) accessible à tous, et d'une certaine façon ils révèlent « la véritable nature du programme informatique et son potentiel métaphysique » à presque tous les utilisateurs. J'en ai des preuves quasiment « industrielles ».

Depétris : Il n'est pas sans intérêt de regarder les logiciels et les matériels comme autant de problèmes techniques travaillés par ces contradictions.

 

Liberté et lisibilité

72. La finalité de l'écriture, avant, était la production d'un texte édité. Elle l'est maintenant d'un texte éditable — voire de musiques, d'images éditables.

Petiot : J'admire la cohérence entre la manière dont tu écris la théorie de ce que je suis en train de faire : éditer ton texte, et le contenu même de ce que je dis.

 

73. Le problème qui se pose en ce moment-même sur les droits d'utiliser librement, de diffuser, de copier et de modifier, est déjà un problème d'arrière-garde. Le problème actuel est celui de la possibilité (et non seulement du droit) d'éditer. Un travail intellectuel ne saurait qu'être éditable. Le concept d'édition remplace et unifie ceux de lecture et d'écriture.

Petiot : Waouh ! J'aurais bien voulu écrire celle là.

 

74. Personne ne sait très bien aujourd'hui ce qu'est un art libre. C'est une idée neuve, jamais évoquée avant. On a revendiqué un art révolutionnaire, un art engagé, un art pour l'art, un art pour tous et par tous, un art indépendant, un art populaire, un art démocratique, on n'avait jamais sérieusement pensé qu'un art pût être libre, ni comment.

Petiot : Espièglement, je ne peux que remarquer qu'en un sens inattendu — mais l'Histoire l'est souvent — nous sommes quand même sur les traces de l'I.S. Mais qui aurait pu penser que la suite du mouvement « ouvrier » passait par les mathématiques et l'informatique si honnies des situs et des écolos paresseux ?

Moi : Cela tient à une conception de la lutte de classes qui oublie que le mouvement ouvrier est, justement, ouvrier, et qu'il y a un rapport entre celui-ci, la technique et la recherche scientifique. Achimède et Spartacus sont complémentaires, sinon impuissants. Cf : La Gauche et la technique, P. Petiot ;-)

 

75. En partie, l'art libre s'inscrit dans le prolongement de la modernité du vingtième siècle et n'y apporte visiblement rien de neuf, en partie, il calque son principe sur ceux de la distribution des logiciels libres. Il y a donc un rapport, jusqu'alors impensé, entre libre et lisible. Reste à mieux penser ce que serait cette lisibilité pour l'art.

 

 


Poésie et mathématiques, liberté et lisibilité - Conversation entre Pierre Petiot et Jean-Pierre Depétris sur Ce que pourrait être un art libre est constitué d'un fichier html (arlibpetiot.html).

© Jean-Pierre Depétris, Pierre Petiot avril 2003
Copyleft : cette oeuvre est libre, vous pouvez la redistribuer
et/ou la modifier selon les termes de la Licence Art Libre.
Vous trouverez un exemplaire de cette Licence sur le site Copyleft
Attitude http://www.artlibre.org ainsi que sur d'autres sites.
Adresse de l'original : jdepetris.free.fr/load/arlibpetiot.html