Jean-Pierre
Depetris, mai 2015.
Le barrage de Darial-Gar - Les après-midi au Darial-Gar - Autour de Darial-Gar - Conversations à Karazan - Suite
Il fait très froid, même en plein jour, et si la neige n’a pas encore recouvert le chantier, c’est seulement parce que le ciel est vide et la terre balayée par le vent. L’air en est d’autant plus glacé. La rivière a commencé à geler. De la glace se forme sur les rives et sur les surfaces que n’agite pas le courant. Le générateur hydraulique ne nous servira plus bien longtemps. De toute façon, le chantier est installé pour des mois.
Pendant trois jours nous avons travaillé sans prendre beaucoup de temps pour souffler, mais une fois le chantier installé, nous sommes plus tranquilles. Cette semaine, Yana et moi sommes de nuit, ce qui nous permet de récupérer la fatigue des trois premières journées.
Nous restons de longues heures dans notre baraque modérément mais suffisamment chauffée par des chaufferettes électriques murales. Nous commençons par partager nos deux repas, et de ce marc dont j’ai racheté quelques bouteilles, auquel Yana a pris goût et qui nous réchauffe. Nous parlons, de tout, du chantier, de nos souvenirs d’enfance, de littérature, des gens que nous connaissons, de la résistance des polymères, de la versification d’Omar Khayam et des sonnets de Shakespeare, des travaux sur l’analyse et la synthèse du mathématicien arabe Ibn Sinan, que l’on ne doit pas confondre avec Ibn Sina, nous nous passons les musiques que nous aimons, et parfois même nous dansons dessus. Puis nous sortons dans la nuit glacée, bien couverts et coiffés de chapkas, nos AK-47 chargés sous le bras dans le cas où nous rencontrerions des ours. Le croissant de la lune montante est très beau dans ce vent glacé et ce ciel tellement clouté d’étoiles qu’on s’y sent dedans (ce qui est bien le cas).
Comme toutes les équipes, nous pouvons afficher sur l’écran de l’ordinateur le plan du chantier tout entier et l’avancement de chaque poste. Nous rédigeons régulièrement des rapports dès que du matériel se déplace, auxquels tous peuvent avoir accès. Cette méthode permet à chacun d’avoir une vue d’ensemble, et d’être d’autant plus autonome.
L’usage d’ordinateurs de poche offre la possibilité d’associer des photos aux rapports et aux plans. Ce sont aussi des gens de chez nous qui ont installé les antennes pour le réseau. Ces méthodes économisent beaucoup de déplacements, évitent des erreurs et permettent de se passer d’une hiérarchie trop rigide.
J’avais tort de m’inquiéter pour la langue. Les rapports sont en principe rédigés en anglais, mais le programme est capable d’afficher une traduction dans la langue que l’on préfère. Comme le lexique est technique, et la syntaxe télégraphique, cette traduction ne pose pas de problème. En cas peu probable d’ambiguïté, l’anglais est la référence.
Je suis quand même surpris de cet usage de la langue anglaise. « Elle est devenue de facto la langue technique universelle », m’explique Yana, « et tous les ouvriers y sont initiés. » Oh, ils ne liraient pas Walt Whitman dans le texte, mais ils savent tous comment on dénomme en anglais une clé à griffe, un vérin, une tête de chat ou un café serré. Au besoin, le programme me permet de le retrouver aisément si je l’ai oublié.
Dans l’usage pragmatique d’une langue, s’il est un signifiant ultime, il est l’objet désigné. (Quand le sage montre la lune…)
Je ne fais jamais de sieste en début d’après-midi, même quand je n’ai pas assez dormi la nuit. J’ai plutôt tendance à m’assoupir le soir venu, sinon, en cette saison, on ne voit jamais le jour. Fréquemment, quand la journée s’étire et que j’ai terminé ce que j’avais entrepris, en regardant tomber la nuit, je m’endors avant l’heure du repas. C’est précisément à ce moment-là que le chantier se vide. La nuit tombe et le froid devient intense. Je peux alors rattraper une heure ou deux du sommeil qui me manque.
On se sent inévitablement investi d’une grande responsabilité en travaillant comme on le fait ici. Tant de gens agissent de concert, et la quantité d’efforts, de problèmes à résoudre, et le succès avec lequel chacun y parvient, dépend à ce point du travail des autres, qu’on peut en ressentir une pression écrasante quand on n’y est pas habitué.
D’autre part, on n’est pas ici impliqué par les vieilles ruses des salariés envers leurs employeurs, qui sont d’ailleurs depuis longtemps éventées, qui consistent à se faire décompter le maximum de temps de travail contre le moindre effort ; ni dans celles des employeurs consistant à faire accomplir le maximum de tâches à leurs employés dans un minimum de temps ; et moins encore à la conjugaison des deux, qui n’a que trop tendance à aboutir à l’inverse de ce que chaque camp cherche.
On est revenu ici des illusions du travail horaire et de l’homme-mois. On sait que ce que font dix hommes en une heure, un homme seul ne le fera pas en dix. On sait aussi qu’un enfant qu’une femme fait en neuf mois, neuf femmes ne le feront pas en un mois. Lorsque des hommes associent leurs forces, elles ne s’ajoutent pas arithmétiquement. En général, la force produite en commun est supérieure à la somme des forces de chacun. Proudhon l’explique très bien dans Qu’est-ce que la propriété. Il montre que les ouvriers sont dépossédés de ce surcroît de force que produit leur coopération, et qu’elle leur est dérobée du moment où ils sont payés pour leur force de travail individuelle.
Parfois, c’est le contraire ; Brooks l’explique très bien aussi dans The Mythical Man-Month. Accroître la main-d’œuvre tend à dissiper la force de travail, notamment par l’alourdissement des canaux de communication. Ces deux approches se contredisent moins qu’elles ne se complètent. Tout travail en commun a un nombre de collaborateurs optimal pour une durée peu compressible.
Bien sûr, on peut agir aussi sur le procès de travail et le modifier, mais de telles modifications seraient-elles étrangères au procès de travail lui-même ? Ne doivent-elles donc pas impliquer alors tous ceux qui y participent ? Ni exiger d’eux de plus grandes compétences ?
« Si tu as compris la théorie des invariants, tu peux laver ton esprit de cette conception d’un espace immobile et d’un temps linéaire dans laquelle se sera laissée enfermée ta vision du monde. Le monde est lumière, et la vitesse de la lumière est la seule constante, c’est ce que le travail t’apprend à percevoir intuitivement. Naturellement la mesure de cette vitesse est donnée par pure convention ; la constante de « 300 000 kilomètres-secondes » dépend à la fois du choix arbitraire d’une base décimale, d’une mesure de l’espace basée sur la division de la circonférence de la terre par quarante-mille, et d’une mesure du temps basée sur les mouvements relatifs de la terre au soleil. Dès que tu comprends cette invariance indépendamment de sa mesure arbitraire, ce que t’enseigne le travail quotidien au cours duquel tu agis sur la substance du monde à l’aide de ces prothèses cognitives, tu perçois intuitivement qu’il n’y a proprement ni espace ni temps, et que la lumière est la réalité ultime du monde. »
Tout en travaillant, Yana m’initie aux enseignements secrets de la fraternité, enseignements qu’il serait difficile, je m’en rends bien compte, de transmettre ailleurs et autrement qu’en travaillant sur un chantier.
Il est étrange qu’au vingt-et-unième siècle, le commun des mortels vive toujours dans des représentations du monde qui datent du dix-septième et du dix-huitième, celles de Galilée à Newton. Nous y vivons tous, quoi que nous fassions, car tous nos modèles collectifs y sont fondés. Même si nous utilisons des objets et des techniques quantiques, nous restons prisonniers des représentations de la physique ancienne. Les moins dégrossis vivent même dans un univers ptoléméen. Rien ou presque des sciences du dix-neuvième et du vingtième siècle n’est passé dans les représentations sociales. Pour Yana, il ne fait aucun doute que là est le verrou qui bloque la civilisation occidentale.
« L’Occident, » dit-elle, « au cours de son époque conquérante, a su faire la synthèse de tous les savoirs des grandes civilisations, puis les prolonger dans des sciences nouvelles qui ont en retour transformé le monde ; mais la civilisation occidentale s’est arrêtée là, quand il s’agissait de renouveler son regard pour voir ce monde nouveau, le rendre intelligible à tous, et en tirer les conséquences pour transformer les rapports sociaux de production. L’avenir que l’Occident s’était dessiné pour lui-même et pour l’humanité, ce sont des pays non occidentaux qui en ont assumé l’héritage. Le projet a pris corps en Russie, puis en Chine, et dans les mouvements anti-impérialistes de décolonisation. »
Il ne fait pas de doute pour Yana que le monde atlantique se trompe lourdement en croyant en avoir fini avec cette histoire qui ne fait que commencer.
Le 27/12/2015 10:50, X a écrit :
> Jean-Pierre,
> J'ai essayé d'envoyer le PDF de la revue, mais il me semble qu'il ne passe pas.
> As-tu reçu quelque chose ?
Rien du tout.
jp
Je reçois toujours plus souvent des courriels de cette nature. Il existe bien sûr des gens que l’informatique laisse indifférents. Ils ne l’utilisent que lorsqu’ils ne peuvent faire autrement, et ne cherchent pas à en apprendre davantage. Je ne leur en ferais pas le reproche. Il en est d’autres qui n’ont vraiment pas la tête faite pour ça, et ce n’est pas de leur faute. Je reçois pourtant ces courriels de la part de gens qui ne sont aucunement dans l’un de ces deux cas.
Je m’en sens en partie rassuré, car il m’arrive moi-même de caler sur des opérations qui me semblent pourtant basiques. Cela peut venir d’une documentation erronée, d’un léger bogue, de problèmes de portabilité… Je n’en suis cependant qu’à moitié rassuré.
J’aimerais pourtant bien comprendre comment la plupart des gens se servent de leurs programmes, et pour commencer, connaître ceux qu’ils utilisent. C’est vraiment curieux.
J’avais consulté la page d’un site qui faisait un sondage en direct sur ses visiteurs, leur demandant de cocher le ou les programmes qu’ils utilisaient pour lire des fichiers PDF. L’immense majorité n’utilisait que ceux qui ne permettent pas de prendre des notes ou d’introduire des signets. C’était pourtant un site qui s’adressait plutôt à des utilisateurs confirmés. C’est vraiment curieux.
Kalia est repartie quelques jours chez elle à Ranctoro pour le solstice. Elle a confié sa maison à Zaria. Je m’en réjouis, car rien n’est plus triste que de rentrer d’un chantier dans un appartement solitaire, surtout s’il n’est même pas le nôtre. Peu importe qui d’autre partage cet appartement, peu importe les rapports que nous entretenons ; il suffit qu’on sente qu’une vie y continue sans nous, que le chauffage ne s’éteigne pas ou ne chauffe pas en vain, que le garde-manger se remplisse sans qu’on s’en occupe, que la poussière ne s’accumule pas seule dans la maison vide.
Aussi ne me dérange-t-il pas non plus que Zaria ait peu à faire avec moi. Elle vaque à ses occupations, et peut bénéficier de l’atelier de danse au rez-de-chaussée pour elle seule. Moi-même, je peux travailler tranquille devant le feu au premier.
Yana et Zaria sont très différentes, presque des opposées. D’abord Zaria paraît bien plus robuste, presque athlétique à côté de Yana, alors qu’elle possède en réalité bien moins de force et d’endurance. Zaria n’est certes pas une empotée, mais tout son corps a été travaillé dans le but de montrer la force, la précision, la beauté… pour donner toute sorte d’impressions, mais jamais pour exécuter le moindre geste efficace. À l’inverse Yana ne s’est jamais souciée de ce qu’exprimait son corps, mais elle a appris à donner à ses gestes suffisamment de précision et de puissance pour faire osciller les lourds tourets où sont lovés les câbles, employer la force produite à les lever et les jeter à l’arrière de la camionnette, quand moi-même, avec mes bras tellement plus épais que les siens, je crains toujours de me faire un tour de rein. Elle sait aussi se servir d’un tournevis ou serrer des boulons sous d’épais gants de cuir, et au besoin saisir au clavier.
J’ai invité plusieurs fois Yana à venir coucher à la maison, surtout les quelques fois où nous nous étions entendus avec une autre équipe pour faire double quart et prendre davantage de journées d’arrêt. Quand on faisait les nuits, je l’ai aussi invitée à venir pour manger tous les trois ensemble avant de partir.
Mes remarques sur leurs gestes respectifs ont beaucoup intéressé Zaria et lui ont donné à réfléchir.
« Tu ne veux pas travailler avec moi ? » a-t-elle, enthousiaste, demandé à Yana. « Tu n’as qu’à venir t’installer ici. J’ai envie que tu m’apprennes. » Yana est restée d’abord silencieuse.
« Je suppose qu’en rentrant, Yana ne tient peut-être pas à faire encore des efforts physiques », ai-je lancé pour la sortir d’embarras. « Et puis elle code lorsqu’elle n’est pas sur un chantier. Si tu veux vraiment apprendre il vaudrait peut-être mieux que tu viennes avec nous. »
« Ce serait possible ? » a-t-elle lancé sans paraître sentir la plaisanterie. « Je pourrais vous accompagner ? On commence quand ? »
Yana est encore restée songeuse un instant, puis se tournant vers moi, elle m’a stupéfié en disant calmement : « Oui, on pourrait envisager ça. Comment penses-tu qu’on devrait s’organiser ? Ça pourrait aussi intéresser la fraternité… »
Je me demande souvent d’où peuvent me venir certaines idées. Nos idées nous viennent de trois sources : nos expériences, nos inférences, ou bien elles nous viennent des autres. Parmi nos inférences, il en est de deux sortes : celles que nous faisons en toute conscience, et celles que nous faisons inconsciemment. Nous pouvons donc reconnaître plutôt quatre sources à nos idées, mais ces sources ont tendance à se mêler. Nous pouvons tirer des inférences d’idées que nous empruntons à d’autres, et nous ne saurions dire souvent où s’arrête l’idée que nous avons empruntée, et où commence l’inférence que nous en tirons, surtout si nous la tirons à notre insu. Nos expériences elles-mêmes sont souvent moins personnelles que nous pourrions le penser.
Les conditions de nos expériences nous sont souvent données. Un maître – et n’importe qui peut en l’occurrence s’improviser un maître, même sans le savoir – nous entraîne dans une expérience qui nous transmet un enseignement. Les idées que nous découvrons alors ne sont pas proprement les nôtres puisqu’elles nous sont transmises à travers l’expérience dans laquelle nous avons été guidées, et pourtant elles le sont bien aussi, puisque nous en faisons notre expérience. C’est tout à fait autre chose de faire une expérience, que d’apprendre une idée. Nous pouvons d’ailleurs pénétrer des idées comme le maître qui nous les transmet ne les aura jamais fait siennes.
Parmi les idées qui nous viennent des autres, il en est de trois sortes : celles qui font autorité, qui viennent d’un auteur connu et sont transmises par des circuits d’autorité ; celles qui vivent dans un groupe humain identifiable, et dont on se nourrit du seul fait qu’on a commerce avec ce groupe ; celles enfin qui nous viennent d’une personne particulière et semblent lui être personnelles. Se pose alors la question d’où lui viennent de telles idées.
Cette question se pose aussi pour l’auteur qui fait autorité. Il a bien dû tirer ses idées de quelque-part : de ses expériences, de ses inférences, ou il les tient des autres. Il en va encore de même des idées qui hantent tout groupe humain et qui paraissent n’être proprement à personne.
Il est aisé de comprendre que la façon dont nous obtenons nos idées dépend fortement des conditions matérielles dans lesquelles les idées circulent. Il en est de quatre sortes : le texte, la chaire, le bavardage et l’atelier.
De toute évidence, l’invention du numérique et de l’internet sème un satané désordre dans ces quatre formes. Pour l’instant, des efforts technologiques énormes ont été déployés pour résorber ce désordre, et retarder tous les changements qui pourraient en être suscités dans la perspective d’une nouvelle réforme de l’entendement. Justement, l’énormité de ces efforts paraît excéder les capacités de cet entendement.
Je me demande d’où me viennent ces dernières idées. J’hésite entre plusieurs sources : mes derniers courriels sur mes plus récentes publications ; ma dernière conversation avec le grand maître ; la réinitialisation avec lui du serveur de stockage en réseau du chantier qui en a été le prétexte ; ou de leur rédaction en ce moment-même dans mon journal, et sa dernière mise à jour sur mon site. Je me le demande.
À propos de mes dernières remarques sur les efforts technologiques hors normes visant à éviter tout changement, je pense qu’on pourrait parler de « régrès technologique » ; dans le sens où ce régrès n’impliquerait pas moins de technologie, mais au contraire son excès, pour suppléer aux changements qu’un progrès nécessiterait.
De l’écrit, la lettre en solidarité avec Library Genesis et Sci-Hub nous apprend suffisamment ce qu’en font ces régrès. De la chaire, on en fait de la vidéo. Pour ce qui est du bavardage, bien que le courriel et le forum en seraient des formes nouvelles, chargées de toute la puissance de l’écrit sans rien perdre de l’immédiateté de la parole, on leur substitue le chat, ou des formes plus pauvres, bien que celles-ci puissent parfois revêtir quelque utilité. Dans l’atelier, pire, on bénéficie moins du partage des données que de la vidéo-surveillance.
Ces régrès ne peuvent pourtant pas enrayer l’innovation ; et l’appel final à la loi pour conserver l’état des choses est une confirmation de leur impuissance. Certes, les régrès entraînent l’adhésion de l’immense majorité des utilisateurs, mais cette majorité ne sert à rien ni à personne, ne renforce ni n’accrédite rien. Alors même que l’on ne jure que par les masses, par le choix que font les masses ; qu’on fait de la démocratie une religion ; que tout succès se mesure en suffrage du plus grand nombre, ce grand nombre ne signifie plus rien, n’a plus aucune valeur, car ces régrès qui l’entraînent l’ont d’abord dépossédé de sa puissance. La masse n’est plus que l’addition d’unités qui ne forment jamais une force commune.
La masse a cessé d’être une masse en quelque sens qui rappellerait celui du paradigme de la mécanique, et l’on a cessé de l’appeler ainsi. Parce qu’elle n’est plus rien d’autre, on l’appelle « le public », et parce que le public ne peut qu’opiner au spectacle, on l’appelle « l’opinion ». Or précisément parce que le public aujourd’hui est captif, personne n’est définitivement captif de sa place dans le public.
Il semblerait que la marchandise de référence, celle qui ne demande qu’à devenir étalon, ne soit plus l’or, ne soit pas non plus le pétrole, ne soit pas la monnaie, sous la forme d’une devise quelconque ou d’un bouquet de devises indexées, ne soit même pas le temps de travail ; il semblerait que cette marchandise nouvelle soit devenu le temps de disponibilité d’un esprit. Or ce temps pendant lequel un esprit est disponible, et disposé à opiner, n’est certainement pas celui pendant lequel il serait susceptible de produire quoi que ce soit, même pas une idée ; et cette nouvelle marchandise qui devient celle en laquelle tendent à se convertir toutes les autres, et à cause de cela justement, tend à se démonétiser.
De fait, nos idées ne nous viendront plus jamais de la même façon.
La neige est enfin tombée, et l’on dirait que le climat s’en est adouci.
« Comment se fait-il que tu te sois si particulièrement intéressé à la civilisation islamique », me demande Yana en étirant ses jambes sur le tapis de la baraque. « Rien ne t’y prédestinait. »
« Il y aurait plusieurs réponses possibles », dis-je en songeant à ce que j’écrivais ces jours-ci sur la façon dont nous viennent nos idées. « La plus bête est que je suis tombé dans ma jeunesse sur une série de numéros des Cahiers du Sud qui avaient été abandonnés près d’une poubelle. J’ai commencé par en lire une critique d’Henri Corbin sur la traduction d’un ouvrage d’Ibn Arabi. Puis je suis allé acheter ce livre, La Sagesse des prophètes, et celui de Corbin, Histoire de la philosophie islamique. »
Je ne sais plus si j’ai déjà dit que le sol de la baraque est recouvert de tapis, et que nous ôtons nos bottes à l’entrée sur un petit palier en contrebas du plancher juste derrière la porte. Il y a aussi un matelas dans le fond, sur lequel je n’ai jamais dormi, préférant la fermeté du sol sous les tapis. Nous préférons aussi nous y asseoir, ou même nous y allonger pour bavarder, plutôt que sur les deux chaises devant la table, en face d’une fenêtre qui nous offre une large vue sur le chantier.
« Il me semble cependant très peu probable », continué-je, « que si je n’avais pas trouvé ces revues ce jour-là près d’une poubelle, je n’aurais jamais entendu parler d’Henri Corbin, je n’aurais jamais lu Ibn Arabi, ni jamais rien su de l’Islam. Aussi je te comprendrais si tu me disais que cette réponse n’en est pas vraiment une. »
« Que serait donc une réponse digne de ce nom ? » me demande-t-elle encore en suivant mon regard de l’autre côté de la vitre fermée. Assis sur le tapis, on n’aperçoit plus le chantier, on ne voit que la forêt couverte de neige sur le versant de la montagne qui nous fait face, et les parois rocheuses qui la surmontent.
À la fin des années soixante-dix cependant, nous n’étions pas encore à l’heure du web, et j’aurais pu errer bien longtemps avant de trouver des sources aussi consistantes sur l’Islam.
« Le sujet devait pourtant déjà t’intéresser pour avoir lu précisément cet article dans les revues que tu avais trouvées, et dont bien d’autres auraient pu t’intéresser davantage », imagine fort justement Yana.
« Si tu m’avais posé la question à l’époque, je t’aurais probablement répondu que j’étais curieux de ce grand vide du Moyen-âge occidental, entre sa puissante antiquité et sa fertile modernité. Cette curiosité était aussi nourrie par des lectures, toutes fraîches alors, d’auteurs socialistes sur l’histoire de l’Occident, comme Karl Kautsky, Georges Sorel, Gustav Landauer ou Ernst Bloch. »
« Tous remettaient en question mon idée de la modernité », expliqué-je à Yana qui n’en connaît aucun, « en étudiant soit la chute de l’Empire Romain, soit les premières révoltes religieuses qui ont abouti à la Réforme et aux premières constitutions. Tous du moins, m’entraînaient à considérer que de grandes civilisations n’avaient pas existé seulement dans l’antiquité. C’est peut-être une évidence, mais il est très difficile de s’en rendre-compte en considérant l’histoire et le monde à partir de l’Occident. »
« Pourquoi n’aurais-tu plus dit les mêmes choses plus tard ? – Parce que je me suis rendu compte que la civilisation latine, et plus encore hellénistique, n’étaient pas particulièrement occidentales, loin de là, et que si l’on peut se faire l’idée d’une histoire de la civilisation à travers celles des civilisations particulières, la suite de celle-ci ne saurait se réduire à celle de l’Occident. »
Je me méfie des termes « civilisation islamique », et plus encore « arabo-islamique », j’en ai déjà parlé, et je lui préfère « arabo-persane ». Il n’en demeure pas moins que la civilisation arabo-persane est très largement islamique.
La civilisation occidentale moderne est cependant plus chrétienne encore que la civilisation arabo-persane n’est islamique. Jusqu’au milieu du dix-neuvième siècle, les philosophes, les mathématiciens, les scientifiques, les écrivains, les musiciens et les artistes occidentaux étaient quasiment tous chrétiens (je n’ai pas d’autres exceptions à l’esprit que celle de Spinoza) ; ils étaient à des degrés divers impliqués dans le cultuel, ils en commentaient les dogmes, les intégraient à leurs travaux et ne les remettaient pas en cause. Les moindres soupçons à ce propos leur auraient attiré de graves ennuis et auraient même mis leur vie en danger. Ils étaient non seulement chrétiens, mais tous d’obédience catholique, ou des réformes de cette même Église Romaine.
N’étant moi-même chrétien en aucune façon, j’avais tendance à éviter dans la culture occidentale tout ce qui faisait des références manifestes à la religion. C’était assez facile, car l’enseignement lui-même tend à en filtrer autant qu’il est possible les œuvres, à mettre ce contenu religieux autant qu’il est possible sous le boisseau. J’en nourrissais des préjugés contre les auteurs et les œuvres dont les références à la religion étaient trop visibles, comme Berkeley, Hegel ou Emerson. J’ai bien dû me résoudre à admettre que cette attitude, nourrie principalement de mes lectures surréalistes et révolutionnaires, n’était pas correcte. Un tel tri n’est pas en toute rigueur possible.
Ce tri ne serait pas non plus souhaitable dans la mesure où, à partir du milieu du dix-neuvième siècle, la disparition de toute référence à la religion, et même à la notion d’un Dieu, n’empêchait pas l’utilisation de conceptions manifestement puisées dans la cosmogonie et l’épistémologie chrétienne, ni l’ignorance de concepts issus d’autres civilisations. Seul, par exemple, le juif Spinoza a fait référence en Occident, où il n’y a pas même les mots pour le dire, à la conception arabe de nature naturante et de nature naturée.
« C’est ainsi que j’ai fait évoluer ma conception anti-religieuse un peu trop sommaire », dis-je. « Il me semble qu’on n’a jamais pu s’opposer à une religion, et à plus forte raison à la religion considérée comme un ensemble, sans en fonder une autre. N’as-tu jamais songé que Moïse, Jésus, Mouhammad, Gautama, Lao-Tseu ou Boddidharma avait simplement voulu en finir avec la religion ? »
« Moi si, » dis-je après avoir laissé Yana y réfléchir avec son regard étonné. « Tu joues avec les mots », me répond-elle enfin après avoir ôté d’un mouvement vif de la tête la frange qui lui tombe toujours sur les yeux.
« Justement », dis-je, « nous sommes là dans le palais des glaces du jeu de langage. Le dernier mot ne peut qu’y revenir aux poètes. N’est-ce pas l’enseignement des soufis ? »
Je veux dire qu’il y a dans les civilisations des contenus religieux – qu’on peut commencer par ne pas chercher à définir davantage, qu’on peut se contenter d’appeler ainsi pour remettre à plus tard toute tentative de définition plus précise – et qu’il est sans doute vain de chercher à en distiller un contenu que l’on en voudrait épuré. Il n’est pas dit, par exemple, qu’on parvienne à comprendre mieux la révolution scientifique de l’Occident moderne, en tentant de la dissocier de sa dimension spirituelle, et même étroitement confessionnelle. Il est possible au contraire qu’on la comprenne mieux en l’acceptant dans l’état où elle nous est livrée. Il est même possible que ces “contenus” se révèlent parfois plutôt des “contenants”.
Il n’est pas dit que les premières lignes du Signaturum Rerum de Jacob Bœhme, ne soient pas la meilleure introduction à l’œuvre de Descartes ou à la nouvelle mécanique de Galilée, qui lui sont contemporains. Jusqu’à preuve du contraire, Descartes est le premier en Occident à avoir écrit que la source des lumières est dans l’esprit de l’homme ; et Bœhme, le premier à l’avoir publié. Pour ma part, je juge que les commentaires bibliques de Bœhme donnent à la science moderne une lumière dont on ne peut la priver ; ou aussi bien ceux de Newton, comme introduction à son propre système du monde. Les clercs de la laïcité se méfient d’une telle posture intellectuelle, ils s’en méfient à leur insu mais plus encore que les clergés proprement religieux qui s’en trouvent toujours menacés. Tout ce qui a prétention à contrôler les esprits s’en méfie.
« Ils s’en méfient plus particulièrement quand on l’applique à la culture islamique, car celle-ci fait la charnière entre la civilisation occidentale et les autres ; et de là elle détermine si l’on pense qu’il en existe d’autres ou non. »
« Je dis bien “islamique” et non “musulmane” », précisé-je, « comme Corbin a écrit une Histoire de la philosophie islamique, et non musulmane, car les mots ont un sens. »
« D’où peuvent te venir de telles idées ? » demande Yana en regardant par la fenêtre le jour qui s’en va.
Zaria porte bien le treillis de chantier. Elle porte aussi très bien le casque. Ces tenues ne sont d’ailleurs pas si éloignées de celles qu’elle revêt généralement pour danser. Même les épaisses bottes n’alourdissent pas sa silhouette dans la mesure où elles gênent peu la souplesse de ses déhanchements. Elles donnent seulement au corps un surcroît de stabilité et de force.
Zaria n’est évidemment pas venue danser sur le chantier, elle est seulement venue apprendre à produire des gestes efficaces, à employer sa force. « Ne tiens pas ton bassin ainsi, lui explique Yana, tu vas te faire mal – Donne un coup sec sans forcer. Tu ne sais pas donner un coup sec ? – Prends ton temps. Tu te fatigues et tu ne vas pas plus vite… »
« Sens la force », explique Yana, comme un petit jedi sexy, « la force est partout. Sens-la autour de toi, laisse-la t’habiter. »
La force qu’elle fait découvrir à Zaria n’a rien de bien mystique, elle est la simple énergie de la physique moderne.
– Tu te dis poète, mais on ne te voit jamais écrire de poésie, remarque Khalil le soudeur.
– C’est vrai, mais j’emploie plutôt le mot de poésie dans le sens plus général de littérature, et pas spécifiquement pour désigner la forme poétique. J’emploie ce mot dans le sens où les Latins disaient litteræ.
Ici, la poésie, tous les ouvriers la pratiquent. Ils commencent généralement la journée en partageant et commentant leur production de la nuit. On trouve d’ailleurs partout, collés sur les casiers, les murs des baraques, sur la carrosserie des véhicules ou des machines, des vers superbement calligraphiés, là où ailleurs on verrait des photos de pin-up. Ces vers sont d’une veine généralement érotique, et ils remplacent avantageusement des images.
– Les appréciations que l’on fait d’un poème ne sont d’aucune valeur, dit Khalil, seule vaut la qualité de silence qu’impose sa vocalisation ; mais il est toujours intéressant d’en discuter pour chercher à comprendre ce qui la produit.
Dans la journée, nous prenons le petit déjeuner et le déjeuner au réfectoire. C’est pour moi une occasion de faire davantage connaissance avec ceux que je côtoie.
– Tu es pourtant un bon poète, si j’en juge par ce que j’ai lu de toi en anglais, dit Yana en chassant d’un coup de tête la frange de ses yeux. Il est dommage que tu ne cultives pas davantage ton art.
– Je crois que vous êtes tous de bons poètes ici, si j’en juge par les traductions qu’on veut bien parfois me faire.
Yana elle aussi danse bien. Je m’en étais déjà rendu compte quand nous nous étions amusés à danser ensemble un soir où nous nous faisions écouter des musiques que nous aimions en les cherchant en ligne. Nous faisions n’importe quoi, bien sûr. Je lui ai montré comment on dansait le flamenco tel qu’on le fait chez moi. Elle sait bouger son corps fin et souple avec beaucoup de grâce, et surtout une grande spontanéité. Elle ne manque pas d’intéresser Zaria sur ce point. « Je découvre, nous dit-elle, qu’on peut cultiver des mouvements d’une grande beauté, sans autre souci que celui de leur efficacité. »
« Ce n’est pas une découverte pour moi », remarqué-je. « La plus grande justesse et la plus grande concision dans un énoncé ne sont jamais étrangers à sa force poétique. »
Nous sommes allés chasser. Ce n’est pas la première fois. Le chantier est tranquille et de temps en temps, à tour de rôle, nous partons à deux ou trois chasser dans les environs. Un habitant d’un village voisin nous accompagne.
– En somme, tu es venu nous surveiller ? lui dis-je. – Non, nous vous faisons confiance, mais nous sommes les mieux placés pour savoir le gibier que nous pouvons prélever, alors, plutôt que de chasser chacun dans son coin, autant chasser ensemble.
Khalil, le soudeur avec qui j’ai souvent mangé parce qu’il parle bien l’anglais, nous accompagne. De toute façon, en chassant, nous ne parlons pas. Nous n’échangeons même pas de gestes, nous communiquons seulement par le regard et les mouvements naturels du corps, comme dans le travail d’ailleurs.
C’est très curieux comme chacun a sa façon bien à lui et inimitable d’exécuter les mêmes gestes, manier une clé à molette ou serrer le manchon de bakélite d’une pince à souder. Travailler ensemble est un moyen de se connaître plus intimement peut-être que de se raconter sa vie.
Il n’y a plus de réseau ici, nos téléphones sont devenus inutiles, et j’éprouve une profonde jouissance à le savoir. Nos bottes crissent dans la neige, et nos bouches exhalent une épaisse buée.
La viande se conserve bien dans ce froid. Ce n’est pas comme en été où l’on n’a le temps de rien faire avant que des nuées d’insectes ne viennent y pondre leurs œufs.
L’homme du village voisin nous a quittés sur la route de chez lui. Nous ramenons au chantier le corps d’un bouquetin dont la balle de Khalil a fracassé le crâne. Nous l’avons attaché à une branche solide que nous tenons à l’épaule. Je vois devant moi se balancer la tête, où le sang a déjà gelé en merveilleux rubis.
« L’auteur est très important, et il est essentiel qu’on puisse l’identifier », dis-je à Khalil, car maintenant sur le chemin du retour, nous parlons. « Si tu n’en connais pas l’auteur, tu ne peux pas comprendre un énoncé. »
Comme beaucoup, Khalil a une conception erronée du copyleft. Il croit que la diffusion et la reprise de textes sans en mentionner l’auteur est une libération de leur usage. Ce n’est en rien une question de redevances à des possesseurs de droits, c’est une question de sens et d’interprétation. Un énoncé sans énonciateur, un énoncé tel que pourrait le produire un programme – si tant est que les énoncés d’un programme n’auraient pas d’auteur – serait dépourvu de sens comme d’intérêt la plupart du temps. Savoir qui l’énonce et d’où il l’énonce est en dernière instance ce qui nous permet de l’interpréter. Pour le convaincre, je lui donne un exemple, une citation que j’ai retenue par cœur tellement elle m’avait plu :
« “Comment pouvez-vous prendre plaisir à tirer par surprise sur les pauvres bêtes innocentes et sans défense qui broutent paisiblement à l’orée des bois ? À bien y regarder, c’est de l’assassinat pur et simple...” Je te laisse méditer cette profonde pensée de Heinrich Himmler. »
« J’admets que l’argument est bon », reconnaît Khalil. « Je me demande pourquoi il n’est pas plus repris par les défenseurs du copyright. »
« Parce qu’il n’est pas bon pour justifier le copyright justement, qui lui peut bien faire disparaître l’auteur sous le propriétaire des droits. Il justifie au contraire le copyleft, qui est exclusivement donné par l’auteur et ne l’oblitère pas. Ce dont je te parle, c’est ce qu’il est, par exemple, si difficile à faire passer dans un cours de littérature à de jeunes élèves, et même souvent à de moins jeunes. Ils comprennent tout, sauf que s’ils ne situent pas l’auteur, ils ne comprennent rien en réalité. Et ce n’est d’ailleurs pas vrai que pour la seule littérature. »
Khalil me tourne le dos en marchant, nous parlons sans nous voir, et je trouve encore une fois que l’on s’entend mieux ainsi, plutôt que lorsque les interlocuteurs se font face, répondant le plus souvent aux expressions de leurs visages plutôt qu’à leurs paroles. Chacun, pour commencer, s’entend mieux lui-même. La couverture de neige étouffe un peu les bruits, mais le silence et l’air glacé portent bien les voix.
« Même pour comprendre un article de mathématique », continué-je, « tu dois comprendre la posture de l’auteur, et tu dois toi-même adopter la bonne. Naturellement, plus tu t’éloignes de ton époque et de ton aire culturelle, plus c’est difficile. C’est d’ailleurs cela-même qui t’agace quand tes interlocuteurs comprennent les mots que tu prononces mais ne parviennent pas à te situer. »
Si le gouvernement français me téléphonait et me demandait : « Vous qui êtes expert en tout, dites-nous ce que nous devons faire. Nous faisons croire que nous pouvons nous occuper de tout, mais nous nous égarons et ne savons pas où nous allons. Ne nous dites pas que nous nous trompons ponctuellement ici ou là. Dites-nous, d'après vous, la stratégie que nous devons adopter, et par quoi nous devons commencer, car la masse inerte d’un État-nation est immense, etc. », je serais très embarrassé.
Heureusement, il est probable que le gouvernement ne me demandera rien. De mon côté, je n’envisage pas non plus de me présenter aux prochaines élections. Je suis capable d’analyser des situations complexes, et bien souvent, les événements qui adviennent me causent peu de surprises. Ceux qui bavardent souvent avec moi savent que je ferais un bon prévisionniste. Dire ce qu’on doit faire est une autre histoire, d’autant que je ne connais pas très bien on. Il ne m’est même pas très facile de savoir moi-même ce que je dois faire la plupart du temps. Ce que je dois faire dépend d’ailleurs surtout de ce que je cherche, et secondairement des événements.
On pourrait s’étonner que je fasse des jugements si péremptoires à propos d’événements sur lesquels non seulement je ne cherche pas à intervenir, mais sur lesquels je n’ai pas non plus la moindre idée de ce que chacun aurait plutôt à faire (et qui, heureusement, ne me le demande pas). Plus paradoxaux encore sont les efforts faits par tous les organes de communication publique du monde entier pour faire entrer dans ma tête, la mienne comme celle des autres, des récits faussaires et des informations extravagantes pour justifier ce qui est fait. Que changent notre conviction ou nos doutes ?
À y regarder mieux, d’ailleurs, j’ai moins des capacités d’analyse pointues qu’un caractère réfractaire à gober tout ce dont on veut me convaincre. Je me demande si cette aptitude ne tient pas d’abord à une trop grande naïveté de ma part. J’ai tendance à me laisser entraîner spontanément par tout ce qu’on me raconte, par les raisonnements les plus tordus. C’est la raison pour laquelle je ne marche pas longtemps, contrairement à celui qui se laisse gagner peu à peu par ce à quoi il n’accorde pas plus de doute que de crédit.
Je suis tenté de tout prendre au sérieux, et rien très vite ne tient plus. J’en suis vexé ; c’est le premier sentiment que je ressens, le sentiment que je suis porté à me laisser prendre pour un idiot. J’en deviens hostile, comme si c’était une affaire personnelle. C’est idiot ; c’est cela qui est idiot. Les organes de communication publique n’ont rien de particulier à me faire entrer dans la tête, ils cherchent seulement à placer de la pub en faisant de l’audience avec ce qui est dans l’air, même si, je n’en doute pas, chaque énonciateur est plus que quiconque porté à se convaincre lui-même.
Parfois ainsi, devant votre écran, avec tous les cookies et autres mouchards qui vous pistent, vous avez l’impression que quelqu’un vous regarde. Pour un peu, vous n’oseriez plus vous gratter le nez. On est idiot. Ce ne sont que des machines, des programmes et de l’intelligence procédurale.
Il n’en demeure pas moins que je suis bon analyste, me fondant moins sur la qualité des informations dont je dispose que sur ma culture générale en fait. Je suis toujours attentif aux événements contemporains ; c’est une question de posture. C’est une façon d’arrimer au temps ma pensée, et donc ce que j’écris.
300 000 km/s, c’est la vitesse constante de la lumière. Je n’ai pas la moindre idée de comment on s’y est pris pour la mesurer, mais je crois l’avoir appris dans ma jeunesse. Je crois me rappeler du moins avoir lu des explications que j’ai bien comprises, mais dont il ne me reste aucun souvenir. Je me fais donc confiance ainsi qu’à tous les physiciens.
Cette vitesse est une constante. Ceci est déjà dur à avaler. Comment une vitesse peut-elle être constante, contredisant ainsi tous les petits problèmes de trains qui se courent après, de l’école communale ? Comment une vitesse peut-elle être constante quand il n’existe en fait aucun point fixe à partir duquel la mesurer ? Comment deux rayons lumineux peuvent-ils se rapprocher à la même vitesse que celle à laquelle ils s’éloigneraient l’un de l’autre ? Je me contenterai ici d’admettre qu’on la définit d’une manière similaire à celle dont nous distinguons la masse du poids.
Nous savons que l’énergie, que nous mesurons en kilowatts-heure, est fonction de la masse et de la vitesse. Nous le savons et savons le mesurer selon ces mystères à la fois mathématiquement simples et philosophiquement abyssaux que sont les formules de la mécanique, et qui ont fait se poser la question à tous ceux qui en ont compris le principe, de comment la nature que nous n’avons pas créée peut obéir aux lois d’une mathématique que nous avons bel et bien produite par intuition. (Dans le mot « évidence » il y a « vide », et ce vide est souvent le plus vertigineux.)
Nous pouvons assez facilement calculer aussi que lorsque la vitesse tend vers celle de la lumière, la masse tend vers l’infini. Je ne parviens plus à en retrouver la formule, mais je me souviens de l’avoir parfaitement comprise aussi dans mes jeunes années. Une petite recherche en ligne devrait la trouver facilement. Nous pouvons donc nous convaincre que la formule calculant qu’en approchant la vitesse de la lumière, la masse tend vers l’infini est juste, mais c’est une autre histoire de comprendre ce qu’elle veut dire.
Non, le plus troublant dans tout ceci, ce sont les kilomètres et les secondes, c’est-à-dire les règles et les horloges. La relativité repose sur la constante de la lumière et elle en déduit un comportement variable des règles et des horloges en mouvement. Tu n’y perçois pas comme une aporie ?
– Jean-Pierre, tu me déranges quand je calcule la consommation en kilowatt-heures du chantier depuis le début de l’année, me répond Yana.
Le grand maître de l’ordre était passé me voir lors de mon arrivée au chanier. Il m’avait trouvé seul dans la baraque. « Ah c’est toi », m’a-t-il dit, « je voulais te parler ». Je lui ai proposé un verre de mon eau-de-vie, et nous nous sommes assis par-terre sur le tapis, après qu’il a ôté ses bottes sur l’étroit pallier après la porte. « Prends bien soin de notre petite Yana », m’a-t-il demandé. « Un chantier est dangereux. Nous avons hésité à la laisser entrer dans notre fraternité, et maintenant nous tenons beaucoup à elle. » À vrai dire, c’est plutôt elle qui prend soin de moi, vérifiant toujours que je ne fasse pas d’erreur, que je n’oublie rien, devançant mes incompétences, s’agitant avec habileté et m’épargnant bien des efforts tant physiques qu’intellectuels.
« Oui, a dit le grand maître après m’avoir écouté, tu as raison de conforter sa confiance, et de lui laisser l’impression qu’elle a la main. Nous avons fait le bon choix en te la confiant. » Le grand maître aussi a raison, et il lit dans ma pensée mieux que moi-même. Yana connaît davantage son travail que moi, elle est à son affaire. Je n’en ai pas moins vu dès le début qu’elle avait besoin que je veille sur elle. Se faisant un jeu de tout, elle en oublie les forces considérables que notre ingéniosité déchaîne, et que la moindre distraction peut laisser se retourner contre nous.
La vivacité et les réflexes de la jeunesse sont une excellente protection, mais il vient avec l’âge une plus grande attention aux dangers que ces forces font courir à tous. À moins que ce ne soit une plus grande tranquillité de l’âme qui nous permet de considérer cette puissance plus intensément sans en être perturbé. La chair paraît bien tendre et les os si fragiles sous les sabots d’acier de ces hordes de chevaux-vapeur que nous libérons. Nos tempes doivent blanchir avant que, peut-être à force d’avoir connu des accidents, nous nous y habituions de telle sorte que ni nous ne cessions de nous en rendre-compte, ni nous n’en restions effarouchés.
D’ailleurs, quels que soient les soins que nous nous imposons, les accidents ont lieu. Heureusement, nous n’en avons pas eu de graves depuis le début du chantier : un cuir chevelu bien déchiré, une cheville cassée et un doigt écrasé, sans compter les bobos quotidiens.
J’imagine que le grand-maître a déjà rencontré Yana pour lui rappeler que je suis sous la protection de la fraternité. Il lui a sans doute aussi demandé de prendre soin de moi, parce que je ne suis plus très jeune, qu’il y a bien longtemps que je n’ai plus pratiqué ce genre de métier, et que je n’ai pas été aussi bien formé qu’elle. Elle lui aura probablement répondu que je m’en sortais bien, et qu’au contraire je veillais sur elle comme l’aurait fait Farid.
Comment puis-je travailler à temps plein au chantier du Darial-Gar, et ne marquer qu’un simple ralentissement dans mes autres activités ? La première raison est que, contrairement à des idées reçues, ce genre de travail n’abrutit pas, qu’il maintient au contraire le corps en santé, et stimule l’esprit. Certes, je ne rechercherais pas des activités physiques après avoir fait mon quart (quoique certains, si), mais je me sens en parfaite condition pour un effort intellectuel et abstrait, notamment pour toute sorte de jeux avec des langages. Je dirais que l’un me repose de l’autre.
Le travail du chantier laisse mon esprit prendre appui sur la matérialité physique de mon environnement. C’est alors pour lui un repos de ne plus avoir à parcourir sans résistance des inférences entre des signes impondérables. D’un autre côté, c’est une autre forme de repos quand, plus tard, manier du sens n’exige plus du corps de considérables efforts musculaires. Après une journée de chantier, on ressent une forte impression de rapidité et de puissance à manipuler et déplacer des jeux de signes du bout des doigts, plutôt que de lourds objets sur un vaste terrain accidenté.
Les branches du parc sont devenues complètement noires sous le ciel blanc. L’impression est très différente des dernières fois où je m’y suis arrêté et où les rouges de l’automne ressemblaient plus à une floraison que les couleurs du printemps.
Je suis retourné chez Mansour. Il m’a proposé de nous voir avec Méhmêt qui est de passage à Karazan, et avec qui il souhaite discuter de la ligne de son journal. Les deux hommes ne sont apparemment pas d’accord, et j’imagine que Mansour compte sur moi, considérant que je connais finalement Méhmêt plus intimement que lui, et que nous partageons plus de centres d’intérêt, pour les aider à s’entendre.
« Ce que tu dis n’est pas politiquement correct », lance Mansour. L’accusation est sérieuse. Quand on vous accuse ici d’être politiquement incorrect, ça ne veut pas dire, comme chez nous, quelque-chose du genre que vous ne seriez pas bien-pensant. C’est un peu comme si l’on vous disait poliment que vous êtes un âne. « Ce que je dis est politiquement parfaitement correct. Tu confonds politiquement correct et bien-pensant », répond justement Méhmêt.
Nous parlions des « Printemps Arabes » et Méhmêt disait que la démocratie était un préjugé petit-bourgeois, en aucun cas le principe d’une révolution ouvrière. « Tu penses la démocratie en opposition à la dictature. Elle est en réalité la dictature du plus grand groupe par opposition à celle d’une caste ; distinction purement formelle dans la mesure où aucune caste n’a jamais régné sans l’aval du plus grand nombre. »
Mansour lui répond, non sans quelque pertinence, que la démocratie ce n’est pas la dictature de la majorité, c’est la parole aux minorités. « Foutaise ! » renvoie Méhmêt. « Et comment ces minorités la prendraient-elles cette parole sans rapport de force ? La démocratie, c’est seulement choisir ses chefs. Où et quand, au cours de l’histoire, aurais-tu vu que des gens choisissent pour chefs ceux qui ne le sont pas déjà ? Ce que nous voulons, ce n’est plus de chef. »
« Ce n’est pas politiquement correct », insiste Mansour.
« Pourquoi donc ? Parce que ce n’est pas la ligne de Lénine, de Staline et de Mao ? Je te l’ai dit, tu confonds bien-pensance et correction politique. »
« Ce n’est pas politiquement correct car la démocratie, ce n’est pas désigner des chefs, c’est négocier entre pairs. »
« Alors appelons cela conseils ouvriers », dis-je pour les concilier, « ce sont des mots qui se traduisent sans ambiguïté dans toutes les langues ; “démocratie” est un vieux mot d’esclavagistes aristocrates athéniens que personne ne comprend. » Puis, me laissant entraîner par mon idée : « D’ailleurs qu’avons-nous pratiquement à négocier ? Négociez-vous avec les électriciens les lois de l’électro-magnétisme, et avec les maçons celles de la statique ? »
« Vous êtes désarmants », répond Mansour en désespoir de cause. « Ce n’est pas cela la démocratie. Avez-vous seulement lu Dewey ? »
Aujourd’hui, j’ai traversé la ville en bus pour rejoindre Méhmêt. « Je ne suis pas certain que l’on puisse réellement apprendre seul », soutient-il en reposant sa tasse de thé fumante, et en plongeant son regard sur la ligne des collines où de lointains pylones se détachent sur le blanc du ciel et de la neige clairsemée. « Je ne le crois pas, malgré la facilité avec laquelle on obtient aujourd’hui de la documentation. »
Je l’ai rejoint où il loge, dans un hôtel à côté d’une station-service près de la sortie est de Karazan. Nous sommes descendus dans la salle-bar du rez-de-chaussée dont les grandes vitres donnent sur une place déserte, et, de l’autre côté, sur les premières collines.
– Ça dépend de ce que tu entends par apprendre seul, dis-je, lire n’est peut-être pas suffisant, mais suivre des cours moins encore. On doit pratiquer, et je me demande ce qui peut proprement se pratiquer seul. J’ai vu seulement au chantier du Darial-Gar combien tous éprouvent le besoin de partager leur poésie et d’en parler. Ils traduisent aussi beaucoup, ce qui leur donne une distance envers le langage et la pensée qui n’est pas banale.
– Ah Jean-Pierre, c’est la propédeutique à toute discipline. À propos, je t’ai relu : traduire we assume par « nous assumons » n’est pas digne de toi. Tu travailles trop en ce moment. On traduit le sens qu’ils produisent, pas les mots.
La dernière affirmation de Méhmêt me laisse un peu perplexe :
– Distinguerais-tu les énoncés et leur signification ?
– Ils s’en distinguent forcément puisqu’ils peuvent tous être énoncés autrement, paraphrasés et traduits.
– C’est bien la question. Jusqu’à quel point pouvons-nous traduire plutôt que produire des énoncés nouveaux ?
– Bien sûr que nous le pouvons, s’exclame-t-il. À ce compte, tu produirais plus sûrement un énoncé nouveau si tu en modifiais seulement le contexte, ou la situation dans laquelle il est énoncé. Bomber sur les murs d’une usine la proposition « ne travaillez jamais », en la sortant de son contexte littéraire, en fait probablement un énoncé nouveau. C’est ce que tu appelles un détournement, non ? Si tu y parviens sans oblitérer le premier énoncé, cela s’appelle en français faire de l’esprit, non ?
Je comprends bien sa réponse, mais quelque-chose me gêne quand même dans sa proposition :
– Si tu distingues le sens de son énoncé, où pourrait bien alors se trouver ce sens quand il n’est dans aucun ?
– La question est stupide, voyons. À quel moment le sens que tu traduis ne serait-il dans aucun énoncé ?
Évidemment, Méhmêt a raison. Nous savons distinguer la masse de l’énergie sans que cela suppose qu’il y aurait à aucun moment une masse sans énergie, ni une énergie dépourvue de masse. Ce que la mécanique nous a appris à penser des propriétés de la matière, l’usage des langages ne nous l’a pas encore rendu intuitif en ce qui concerne le mouvement de la pensée. Je devrais en parler avec Ramzo pour son approche d’une mécanique de la pensée. Nous devrions même en parler tous les trois.
Je suis content de retrouver Méhmêt et j’apprécie ses conversations. Tout en l’écoutant, je me demande ce que je fais encore ici. Je pensais rentrer avant le froid de l’automne, et je suis encore là à l’hiver. En vérité, je n’ai toujours pas beaucoup envie de repartir.
Farid va revenir et reprendre bientôt ma place sur le chantier. Je ne m’en plains pas. Méhmêt a sans doute raison : en ce moment, je fais trop de choses en même temps pour m’y consacrer assez.
Je n’ai toujours pas envie de rentrer. Je me sens bien ici, j’y trouve toujours la même sérénité, alors que seulement penser à l’Europe me rend anxieux. Je pense aux cieux nocturnes où l’on ne distingue presque plus aucune étoile ; je pense aux papiers, aux dossiers, aux publicités à quoi à peu près tout finit par se réduire. Je n’envisage pas de rentrer, mais je n’envisage pas non plus de m’éterniser ici. Ma sérénité en est bouleversée.
– Ne trouves-tu pas que Mansour n’est pas politiquement correct, quand c’est lui qui m’accuse de ne pas l’être ? me demande Méhmêt en suspendant mes sombres réflexions. À court d’argument, il se réfère à un social-libéral états-unien.
– John Dewey n’est pas n’importe quel social-libéral. Ses ouvrages sur la démocratie méritent l’attention. Il a d’ailleurs certainement influencé les Communistes chinois. Il est de ces rares esprits qui ont réussi à inspirer le respect de toutes les écoles progressistes, comme Benedetto Croce ou Bertrand Russel. Ses travaux sur l’esthétique méritent aussi d’être lus. On pourrait tout au plus lui reprocher d’avoir manqué de regard critique sur l’URSS de Staline. En tout cas, il ne me semble pas politiquement incorrect de se référer à ses ouvrages sur la démocratie.
– Je crains que Mansour manque au moins autant de sens critique, répond Méhmêt. Quant à Russel, il avait au moins enduré la prison pour s’opposer à la guerre en 1914 ; Dewey, lui, l’approuvait. Même les Témoins de Jéhovah étaient plus politiquement corrects que lui.
– J’ai lu chez Eric Hobsbawm que dans les unions ouvrières, beaucoup de trésoriers étaient Témoins de Jéhovah, dis-je en plaisantant. Il semblerait que ce soit parce qu’ils étaient réputés plus honnêtes.
– Qu’est-ce que je disais ? répond Méhmêt en riant.
Je reste convaincu que mes amis s’opposent sur une question de langage. Ils ont des difficultés à la résoudre car ils ne paraissent pas voir assez distinctement que celle-ci est bien une question de fond, surtout dans le genre d’activités à laquelle nous nous livrons.
Nous ne pouvons pas oublier que les articles que nous traduisons de diverses langues, sont déjà des traductions ou des commentaires d’un anglais journalistique qui fait fonction de sabir, véhiculant son propre système de pensée. Les pays les plus marginaux dans l’ordre des nations, quoi qu’ils cherchent à dire, ont une presse moulée dans ce sabir, et, finalement, dans ce système. La presse nord-coréenne pense avec les mêmes paradigmes que la presse atlantique. L’usage quotidien des langues naturelles lui-même finit par en être complètement perverti.
Mes amis ne mesurent pas assez que si notre travail doit avoir un sens, il en aura davantage en montrant quelque-chose du fonctionnement réel de la langue et de la pensée, qu’en poursuivant des objectifs aussi ambiguës que l’information.
« Je trouve ton constat bien pessimiste », me répond Zaria avec qui je partage mes réflexions. « Que pouvez-vous contre cette formidable machine ? »
« Rassure-toi, les langues naturelles et leurs littératures sont bien assez puissantes. Et la presse, elle, ne se porte pas si bien de son côté ; elle leur est tout au plus un défi, une stimulation, voire un simple prétexte aux jeux de l’esprit. Et qui se contenterait d’une seule langue pour penser ? »
« Ouf ! » fait Zaria. « J’ai eu peur. La langue n’a donc pas dit son dernier mot ? »
© Jean-Pierre Depétris, mai 2015
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