Jean-Pierre
Depetris, mai 2015.
Le long de l’Ourkhan - Karazan encerclé par le froid - Les secrets de Karazan - Chez Farid et Yana - Suite...
En remontant dans le Starkiz, Zadig et ses deux compagnons sont passés par le village où nous lui avions dit aller, et ils nous ont laissé six chevaux pour nous rendre à Karazan où nous pourrons les laisser à son fils.
« Pourquoi six ? » s’est étonnée Zaria, « nous ne sommes que trois. »
« Pour ne pas les fatiguer ni user leurs sabots en les montant trop longtemps et en les chargeant avec nos bagages. Nous avons un jour à rattraper », dis-je en soulevant les pattes de chaque bête pour vérifier l’état de la corne, comme un vieux routier donnerait un coup de pied à chacun de ses pneus pour en contrôler la pression avant de prendre la route. Les vieilles habitudes se prennent si vite.
« N’est-il pas étrange », me demande Kalia pendant que nous allons de front dans une large prairie près de la rivière, « que les Français, pour se faire entendre d’une large coalition, accusent les terroristes califaux d’avoir, à travers Paris, attaqué l’humanité entière, la culture, et plus encore, mais considèrent que la bombe dans le vol russe, et l’attentat de Beyrouth n’étaient, eux, que des réponses aux frappes ? »
« Je suppose » dis-je, « que le gouvernement français répugne à avouer qu’ils en étaient aussi une réponse, puisque ses frappes aériennes était destinées à ôter les moyens aux terroristes califaux de frapper Paris. Il avait plaidé d’ailleurs la légitime défense et les frappes préemptives. »
« Eh bien ça les justifiait justement », ajoute Zaria, « puisque les attentats ont bien eu lieu. »
« Pas vraiment, puisque les frappes n’ont pas rendus impossibles les attentats, mais les ont plutôt provoqués. »
« J’imagine alors », continue Kalia, « qu’il aurait été plus respectueux envers les victimes, ses électeurs et ses alliés, que le gouvernement s’excuse que les frappes n’aient rien empêché, et qu’il tente d’expliquer qu’elles n’auraient pas été inutiles mais, au contraire, insuffisantes. »
« Les dirigeants n’y croient sans doute pas eux-mêmes. »
Les chevaux ouzbeks sont petits et nerveux, comme je l’ai déjà dit, et m’évoquent ce que serait la moto de cross à celle de route. Je ne suis jamais très rassuré sur leur croupe, moi qui n’ai monté que des percherons, qui eux seraient plutôt alors comme des tracteurs. Je peux toujours me dire que si je vidais les étriers, je ne tomberais pas de bien haut.
Nous n’avons pas de peine à suivre les traces des hordes qui nous précèdent. Longeant à peu près les rives de l’Ourkhan, nous ne rencontrons pratiquement jamais de côtes. Parfois, lorsque nous nous trouvons dans de larges prairies dégagées, nous lançons nos montures au galop.
« Tu penses que la France aurait dû s’abstenir d’intervenir ? » m’interroge Zaria lorsque nous revenons au pas.
« Je pense d’abord qu’un pays qui doit justifier sa sur-représentation au Conseil de Sécurité des Nations Unies devrait s’abstenir d’enfreindre le droit international à toute occasion. Je pense ensuite que la diplomatie française devrait commencer par savoir les buts qu’elle poursuit. Si l’on pouvait encore imaginer les illusions qu’elle nourrissait il y a trois ou quatre ans, elle semble aujourd’hui ne même plus en avoir. »
« Je serais curieuse de savoir ce que tu penses exactement de ce califat », m’interroge Kalia quand nous profitons de la proximité d’une source pour mettre pied à terre et déjeuner.
Les attaques incessantes et les massacres dont sont victimes tour-à-tour les différentes écoles et communautés de l’Islam ne manquent pas de traumatiser ici comme ailleurs. Surtout aujourd’hui où une nouvelle mosquée chiite a sauté à Bagdad, faisant des dizaines de morts. L’égocentrisme français a choqué aussi, ainsi que la suspicion portée sur l’Islam lui-même. Et puis Kalia s’est mise à lire les articles que Méhmêt et Mansour traduisent du français sur leur site, depuis que ce dernier est passé nous voir chez elle.
« J’en pense bien peu de choses en réalité, à la mesure de ce que j’en connais », dis-je en examinant l’état des sabots de nos montures, pendant que les femmes étalent un bourras et y installent nos provisions.
« Ce califat a une double réalité », continué-je, « celle d’un prêcheur combattant qui se prétend le commandeur de tous les croyants ; et celle de l’armée d’un pays comparable par sa taille à l’Angleterre, apparemment mieux équipée et plus aguerrie que celle qu’avait rencontrée la coalition contre l’Irak sous le califat de Bush, et encadrée par des officiers de l’ancien régime. De ces deux réalités, on imagine à laquelle je donne le plus d’importance. À part cela, je ne sais rien de ce pays, de son organisation ou de sa désorganisation, de l’état dans lequel il se trouve, ni de ce qui s’y passe. »
J’avais bien proposé à mes compagnes de route que nous mangions à cheval, comme les Huns, pour ne pas perdre de temps et être certain de rattraper la horde, mais Kalia m’a demandé d’où je tenais que les Huns eussent jamais mangé en selle. J’ai dû admettre que l’idée n’était pas mauvaise de s’octroyer une pose et de se sustenter dans un lieu agréable. Une source qui alimente un ru au milieu d’un fourré où les branches offrent cependant assez de passage au soleil, ont bien suffi à me convaincre.
« Tu as bien vu des vidéos ? » me demande Zaria qui a ôté ses bottes pour tremper ses pieds dans l’eau fraîche.
« Oui. Les unes auraient pu être tournées n’importe où et n’importe quand, et les tenues rouges des suppliciés étaient une lourde allusion à la prison états-unienne d’Abou Ghraib. Les autres paraissaient plus authentiques et témoignaient d’une violence et d’une cruauté que l’état dans lequel le pays avait vécu depuis son invasion, et cette seule prison aussi bien, pouvaient, sinon justifier, du moins aisément expliquer. Ces images ne nous apprennent rien et nous distraient des deux faits importants que sont les opérations militaires et les prêches du calife. Naturellement, ce sont les premières qui sont déterminantes. Sans les succès militaires, les prêches d’Al Bagdadi ne seraient que les paroles d’un fou. La bonne question à se poser est donc alors d’où sort cette armée aujourd’hui-même ? Et comment elle a pu remporter ses succès. J’ai vu des vidéos de blindés qui sautaient à cinq mètres. Ce n’étaient pas des meilleurs chars, mais ce n’étaient pas des jouets non plus. J’ai vu aussi dans les villes des foules de jeunes gens qui huaient et jetaient des pierres à l’armée irakienne qui refluait. »
« Tu penses donc que les prêches du calife, et le calife lui-même, seraient aussi des leurres qui détourneraient l’attention de l’essentiel ? » m’interroge Kalia.
« Non, ils sont importants dans leur dimension performative. Un énoncé performatif est un énoncé qui vaut un acte », expliqué-je dans le cas où l’une ou l’autre ne l’aurait pas su. « Si en jouant à la belote, je dis “je prends à pique”, je ne fais pas une constatation, ni ne donne un avis : j’impose que l’atout soit pique pour moi et pour tous les joueurs. Pour cela, quelques conditions doivent être remplies, à savoir que nous soyons en train de jouer à la belote, que nous ayons des cartes distribuées, que ce soit mon tour de parler, etc. Il en va de même avec les paroles d’Al Bagdadi. Pour que sa prétention à être le commandeur des croyants ne soit pas celle d’un fou, il doit avoir des croyants à commander, et ceux-ci doivent remporter quelques succès. Jusque-là les conditions sont remplies, du moins s’il se dit seulement le commandeur d’un émirat entre l’Irak et la Syrie. Alors, il est seulement un émir, comme il le fut jusqu’à l’an dernier. Pour qu’il puisse s’affirmer le commandeur de tous les croyants, les conditions sont encore loin du compte. »
« C’est bien en effet ce qu’il me semble », intervient Zaria.
« Alors pourquoi le dit-il ? Et pourquoi les combattants de son émirat ne l’ont-ils pas encore confié à un psychiatre, mais le suivent dans cette voie au contraire ? Ou, si tu veux que je formule autrement ma question, pourquoi les mouvements de résistance en Irak qui combattent la présence états-unienne depuis le début, ont-ils jugé profitable à leur stratégie de désigner un calife ? »
« Jamais les musulmans, même les seuls Bédouins de Syrie et d’Irak, ne le reconnaîtront », me renvoie-t-elle, « même pas tous les groupes de résistance d’Irak et du Levant. »
« Ce n’est peut-être pas nécessaire. Si pour mille ennemis que le califat se fait chez les musulmans, il se trouve seulement un adepte, il obtient déjà un réseau international fort consistant. De plus, si ses millions d’ennemis musulmans en deviennent suspects aux yeux de ses ennemis non musulmans, il affaiblit les deux. »
« Celui qui se fait mille ennemis pour trouver un seul adepte n’est-il pas un fou ? » relève Kalia.
« Pas nécessairement si le monde entier lui fait déjà la guerre, ou dans le meilleur des cas ne lui prête aucun secours. »
« Ce n’est pas vrai », m’objecte Zaria. « Les Chiites avaient fait une marche nationale, sous le patronage de l’ayatollah Ali Al Sistani, pour arrêter les massacres de Falloujah, et les milices de Sadr avaient toujours respecté une trêve avec la résistance. Drôle de réponse que de les égorger et de détruire leurs sanctuaires. »
« Réponse peut-être moralement contestable, mais pas stratégiquement déraisonnable. La guerre civile syrienne a, de toute façon, entraîné la résistance d’Irak et du Levant à s’opposer frontalement aux gouvernements de Syrie, d’Irak et d’Iran, et en conséquence aux Kurdes et aux Chiites. Tout le monde voit bien que le califat n’a aucune chance devant chacun de ses ennemis séparément, ceux locaux, et ceux lointains, mais s’il les entraîne tous ensemble à l’attaquer en même temps, il les pousse à s’opposer entre eux, et c’est au fond sa seule chance. Le principal danger pour le califat est aujourd’hui l’offensive des Russes ; il pousse donc la France à lui mettre des bâtons dans les roues. »
« Et s’il poussait plutôt ses ennemis à s’entendre ? » rétorque Zaria.
« Ils ne le pourraient pas. La seule chose que la coalition soutenue par les Russes ait à espérer de la France et de ses alliés, est de ne pas les avoir dans les jambes, et ça n’en prend pas le chemin. Pour y parvenir, ils devraient changer de ligne, et si jamais ils y étaient prêts, leur seul vocabulaire le leur interdirait. »
Au début, ce n’étaient que de jolis nuages, de petits nuages bien blancs et bien dessinés comme dans les films de Miyasaki. Puis ils sont devenus plus gros et plus rapides, plus sombres aussi et chargés de lueurs ocres, comme la fumée qui s’élève de la corne brûlée quand on ferre les chevaux. Le vent forcissait aussi. Irrésistiblement, nous penchions, faisant corps avec nos montures. Puis il a fait sombre comme au crépuscule, alors qu’il n’était pas seize heures.
Nous dûmes mettre pied à terre pour offrir moins de résistance au vent. De grosses gouttes ont alors commencé à tomber avant que nous n’ayons entendu un tonnerre ni vu un éclair. Je ne savais si nous aurions dû nous enfoncer dans des fourrés pour nous protéger du vent qui nous permettait à peine de garder l’équilibre, et peut-être de la pluie si elle devenait plus abondante, ou si nous ferions mieux de nous tenir au contraire en terrain dégagé par craintes des branches arrachée, et peut-être de la foudre.
Le vent devenait si puissant que nous ne nous entendions plus même en criant. Il faisait voler des brindilles, des feuilles et même de petites branches, et je m’apprêtais à chercher une dénivellation du sol dans laquelle coucher nos montures, nous blottir près d’elles et nous protéger de la pluie autant que nous pouvions, quand je m’aperçus qu’il ne soufflait plus dans la direction d’où étaient venus les nuages. Le vent descendait maintenant la vallée, dans le même sens que nous, avec une force proprement effrayante. J’en conclus qu’il allait probablement dissiper les nuages, et faire cesser la pluie dont les gouttes demeuraient assez grosses pour nous tremper, mais peu abondantes.
Je me tournai vers Kalia qui tenait son cheval par la bride juste derrière moi, puis je dirigeai mon regard vers cette ligne de ciel bleu qui apparaissait maintenant au loin derrière nous. Kalia se retourna pour le suivre, puis chercha celui de Zaria. Zaria vit aussi, puis croisa mon regard pour me dire qu’elle avait compris qu’il ne restait qu’un mauvais moment à passer. Le vent n’allait sans doute pas cesser rapidement ; mais la pluie, certainement.
La pluie ne dura guère plus de temps en effet que j’en pris à songer que, dans une relation pragmatique à des faits bruts, les mots ne sont pas aussi nécessaires qu’on pourrait le croire à la communication, mais que nos organes moteurs et de perception doivent bien y devenir aussi des organes d’expression.
J’eus aussi le temps de songer aux efforts des gouvernements et des grandes maisons pour capter toutes ces communications muettes, dispersant des caméras connectées sur toute la surface de la terre ; à leurs efforts pour en conserver et en traiter les immenses données, et occuper leurs millions de bureaucrates jusqu’à ce qu’ils n’aient plus le temps de penser comment combattre leurs propres démons. Le vent, lui, continua à souffler et à hurler jusqu’à la nuit tombée.
Le ciel était devenu très clair en approchant de Karazan, et les lueurs du jour étrangement contrastées, bien qu’il n’eût pas déjà commencé à décliner. De longs nuages glissaient encore et dessinaient des ombres denses sur le flanc des montagnes. Tout en était comme démesurément étiré et devenu immense… et propre aussi, le monde paraissait très propre.
Sur notre droite, le terrain était dégagé jusqu’au large virage de la route, à la sortie du pont, qui longe de longs hangars. À gauche, au loin, nous voyions les chevaux et les campements des gardiens.
Nous sommes rentrés à temps. Le froid s’installe dans le pays. La ville est cernée de monts enneigés. Une journée de plus à la belle étoile aurait commencé à devenir difficile.
J’apprécie la proximité de l’âtre chez Kalia. J’ai installé mon bureau en face de lui. Mon bureau se réduit à une petite table pour poser mon portable et mes carnets. En général, j’aime avoir un espace ouvert devant moi quand je m’assois pour travailler : un ciel, des terres, la mer ; mais un feu qui crépite me satisfait aussi bien. Je me lève de temps en temps pour ajouter une bûche ou tisonner.
Je n’ai eu aucun mal à me raccorder à l’imprimante en réseau de Kalia. Linux devient toujours plus facile à utiliser. Tout s’est fait par le gestionnaire d’impression en interface graphique. Certaines distributions de Linux seraient même devenues plus simples à l’usage et à la prise en main pour un débutant que les systèmes commerciaux, si elles étaient seulement mieux documentées en toutes langues ; et aussi si les périphériques étaient déjà formatés en Ext4.
Depuis que je suis rentré du Starkiz, j’ai enfin mis mon système à niveau. Là encore, tout s’est passé sans anicroche. J’ai retrouvé tous mes paramètres, mes signets et mes modules. Je n’ai eu qu’à rajouter un paquet de langues supplémentaire pour faire prononcer mes textes en français. Tous les petits dysfonctionnements et les défauts d’affichage avaient disparu, et tout paraît jusqu’à maintenant bien stable. J’ai l’impression d’avoir une machine neuve. Si j’avais su, je l’aurais fait plus tôt.
Plusieurs boutiques de Karazan vendent des ordinateurs sous Linux, ils assurent donc le service après-vente et des réparations diverses du système. J’ai été rassuré de savoir que je pouvais toujours prendre mon ordinateur sous le bras pour aller chercher de l’aide immédiatement au coin de la rue. On peut dire ce qu’on veut de la coopération et de l’entraide, mais on aime aussi pouvoir trouver quelqu’un que l’on paye pour faire exactement ce qu’on lui demande quand on en a besoin. Il me semble que si l’on veut promouvoir l’informatique libre, c’est cela maintenant qu’on doit favoriser. Même pour faire ma mise à niveau tout seul, j’ai eu besoin de cette proximité rassurante.
Je ne lis presque plus sur papier, sauf quand je ne peux faire autrement, et je souffre alors de ne pas profiter des ressources du numérique (numérisé, tout livre a un index, par exemple) mais je ne suis jamais arrivé à écrire sans imprimer. Je l’explique mal : malgré la possibilité de changer l’affichage à la volée, les outils linguistiques, la synthèse vocale qui respecte même les liaisons du français, je trouve toujours à corriger sur le papier.
J’aimerais pourtant ne pas avoir à m’encombrer de feuilles. Je les imprime en livret, les pliant en deux pour économiser l’espace et le poids, plus que l’encre et le papier. En Times corps douze, réduit et tassé, il faut de bons yeux. Avec l’âge, la myopie devient plus un avantage qu’une infirmité. Bien des amis de ma génération ont besoin maintenant de lunette pour lire, quand moi, j’ôte les miennes.
Pendant que mes amis se perdent en conjectures sur la situation militaire mondiale, et sur la nette fascisation des pays de l’OTAN, France en tête, je songe plutôt à la prise de contrôle de l’internet, des moyens informatiques et des outils numériques par de grandes maisons, principalement sises aux États-Unis.
Je tiens à ce mot de « maisons », plutôt qu’à celui d’entreprise qui inclut aussi bien le chômeur déguisé en « auto-entrepreneur » parmi les puissances multinationales, et qui favorise l’opposition de l’État au privé. Parler de maisons permet aussi de penser l’histoire de celles-ci, de l’Europe féodale à la mondialisation contemporaine.
Il permet encore de balayer une conception politique erronée qui fait prendre, en France, le Cardinal Mazarin pour le fondateur de la gauche ; qui associe la gauche à l’État, et la droite au privé, au libéralisme, ou au féodalisme, que sais-je ? (On y parle toujours volontiers de « fronde ».) Non : les maisons ne sont pas opposées à l’État, mais sont sa véritable constitution, sa structure. La maison des Valois était la monarchie française elle-même.
Le chef des bourgeois à Marseille, Cazaulx, avait choisi le Saint Empire pour des raisons assez semblables à celles qui avait fait opter d’autres villes de France pour la Réforme. Ce fut une nouvelle catastrophe pour la ville, après celles infligées par César, puis par Charles Martel, et Marseille y perdit encore une fois ses murailles.
La classe ouvrière – bourgeoise en ces temps-là – ne se libère pas en prenant parti dans les conflits de ses ennemis. Qui en Europe connaît l’histoire de l’Europe, qu’il confond avec celle des maisons régnantes ? Pas étonnant que les immigrés ne l’intègrent pas non plus. On aime pourtant connaître l’histoire des pays, même où l’on ne fait que passer, et y pressentir les liens qui la rattachent à celle du nôtre.
Bref, je m’interroge sur la prise de contrôle de l’internet par les grandes maisons. Je me demande aussi, comme Poutine l’a fait récemment, si la réponse apportée par son pays et par d’autres, comme la Chine, et qui consiste à créer leurs propres maisons, faisant globalement les mêmes choses, pour contrebalancer cet impérialisme, est bien la bonne. Bien sûr, c’est plutôt une bonne chose pour la Chine d’avoir Baïdu, comme pour la Russie, d’avoir Yandex. C’est une bonne chose pour tout le monde, et même pour moi. Ça vaut toujours mieux qu’un seul ordre mondial entre les mains d’une petite confrérie de quelques maisons, qui ont leurs hommes dans les gouvernements, les assemblées, l’armée, l’industrie, la finance, l’espionnage mondialisé… et se ligotent les unes aux autres par les lois qu’elles font elles-mêmes voter. C’est mieux, bien sûr, et j’en profite moi-même, mais ça participe aussi du même ordre.
On ne doit pourtant pas en oublier l’essentiel. L’essentiel ? Oui, l’essentiel qui est que ce pouvoir mondial, tout à la fois bien connu et secret, n’y comprend rien, ne contrôle rien en réalité, ne contrôle rien d’autre que l’inconscience de ceux qu’il décérèbre, et qui ne lui servent finalement à rien. Ce pouvoir mondial est constitué de gens aussi désorientés que des maharajas, des khans ou des mandarins aux temps de la révolution industrielle.
Dehors, le vent hurle comme des loups. Une amie vient de m’écrire : « Excuse-moi, mon ordinateur commence à être vieux, et je n’ai pas pu t’envoyer mes documents dans le bon format. »
Les professionnels du commerce sont devenus très forts. En d’autres temps, quand un outil marchait mal, on disait qu’il était mauvais. Maintenant on s’excuse de n’en avoir pas déjà acheté un plus récent, qui fonctionnera probablement aussi mal.
Elle s’excuse aussi de n’être pas assez forte en informatique, sans se soucier que des outils trop difficiles à prendre en main sont sans doute aussi de mauvais outils, mal conçus ou mal documentés. Le commerce est devenu une science qui cherche comment faire fonctionner dans les esprits des réactions aussi sottes, et provoquer le réflexe d’achat.
Si vous commencez à utiliser votre ordinateur comme on vous dit de le faire, vous allez cesser d’avoir sous les doigts un outil de travail. Vous allez être sollicités à perdre votre temps avec des alertes idiotes, vous allez entrer dans un univers de vulgarité et de mauvais goût ; vous allez commencer à concevoir l’hébétude sous la forme de l’infini.
Vous avez tout un ménage à faire dès que vous avez une nouvelle machine, dès que vous avez installé un nouveau système, ou simplement sa dernière version. Ne croyez pas qu’il vous suffise de tout écraser et d’installer Linux. Vous devrez aussi nettoyer votre distribution Linux.
Là, vous pourrez alors peut-être commencer à avoir l’intuition des chemins que l’invention du numérique ouvre. Je n’ai pas le moindre doute que l’avenir appartient à ceux qui les prolongeront. Ça ne viendra pas de ceux qui contrôlent, ou se battent pour contrôler, une fumeuse « économie numérique ». Ça ne viendra pas des maisons. De telles routes n’ont jamais été ouvertes par un homme seul, on le sait bien, mais d’un autre côté, elles l’ont toujours été par des hommes seuls. Non pas des communautés, plutôt les « collectifs réels » de Simondon.
L’autre clé de l’avenir est dans de nouvelles façons de produire de l’énergie. Ce ne sont pas non plus de grandes maisons qui les trouveront, puisque ces façons nouvelles consisteront plutôt à produire sans leur contrôle.
L’avenir passe par là, je l’affirme, s’il doit y en avoir un. Ça prendra peut-être des siècles et davantage, mais quoi qu’on fasse pendant ces siècles, on devra se souvenir que la voie passe par là.
Est-ce vraiment le vent ou des loups que j’entends hurler dans la nuit ? Je rajoute une bûche.
L’automne ici est la saison la plus sèche. C’est la raison pour laquelle les montagnes ne sont pas encore blanches de neige. Elles le sont de givre au matin. Je commence mes journées en rallumant l’âtre dès que j’ai relevé les stores. Le vent glacial me revigore quand je me penche à la grande fenêtre.
Les fenêtres sont doubles ici, c’est-à-dire qu’elles s’ouvrent vers l’intérieur et vers l’extérieur. Aussi gardent-elles assez bien la chaleur quand la nuit le feu s’éteint. En guise de volets, il n’est qu’un store en lattes de bois qui s’enroule entre les deux vitrages.
Le matin, plutôt que sortir prendre un premier café au pont de l’Ourkhan, ou plus loin, je reste souvent devant l’âtre, à regarder les langues de feu s’enrouler autour des bûches et les noircir, à l’entendre crépiter, pendant que de l’autre côté des vitres, les lueurs de l’aube s’étendent, se rapprochent lentement de nous en sautant de mur en mur pour le rendez-vous de midi.
Sur l’autre façade, la lumière entre dans les pièces que nous aérons. Kalia descend de bon matin au rez-de-chaussée où est son atelier de danse. Moi j’ouvre mon ordinateur, et après avoir tenu mon journal, puis ma correspondance, je m’occupe des publications de Mansour et Méhmêt. Ils ont décidé de m’octroyer un petit revenu mensuel pour cela. Personnellement, je pense que ce genre d’activité devrait relever du bénévolat, mais il est vrai que c’est quand même bien leur site, et que je le fais bien pour eux.
Le ciel est parcouru de corvidés que j’avais d’abord pris pour des corbeaux ou des corneilles, mais je me demande s’il ne s’agit pas plutôt d’une espèce de pies. Je les vois souvent seules ou en couple, et très rarement en volées.
Il y a d’ailleurs peut-être aussi des corbeaux à Karazan, ou des corneilles, voire des choucas, qui traversent le ciel de la ville en vols larges et lointains. Tous ces termes ne sont pas très fixés de toute façon, notamment pour des espèces non occidentales. Les oiseaux que j’aperçois en tout cas près de la fenêtre portent des fracs élégants.
Les pies sautent d’un pylone sur un mur, et de là volettent jusqu’au faîte d’un cèdre. Elles se déplacent, attentives, on le voit bien, à ce qui se passe autour d’elles, mais, comme en s’en cachant, en se comportant, l’air de rien, comme des passants vaqueraient à leurs affaires dans les rues. Que feraient-elles ? Quelles pourraient-être ces occupations qui paraissent les requérir ? Ou se donnent-elles ces airs occupés pour cacher qu’elles nous tiennent à l’œil ?
Les pies comptent parmi les très rares animaux qui réussissent le test du miroir. Peut-être se sont-elles rendu compte que nous y réussissions aussi après l’âge moyen de dix-huit mois, et cela les rend-il méfiantes.
Les Karazanis aiment les terrasses. C’est un choix étonnant pour une ville qui connaît bien le vent et la neige. Les chaînes de maisons neuves, elles, ont souvent un toit, d’une seule pente, orienté pour faire front aux vents qui descendent la vallée. Les maisons plus petites en ont peu. La neige nous a encore épargnés mais j’imagine qu’elle doit s’entasser sur les terrasses en hiver, et qu’il doit falloir parfois la pelleter à cause du poids accumulé. Des toits d’ardoise biens pentus seraient plus commodes. Les gens d’ici ne semblent pas profiter beaucoup de leurs terrasses, même pour étendre leur linge, car les espaces ensoleillés entre les maisons ne manquent pas.
La ville est une immense étendue de maisons basses, d’usines et de Mosquées, entrecoupée de jardins et de pelouses assez sauvages, parcourue de bosquets, qu’aucun haut mur ne sépare. Les rues et les avenues sont larges, aussi, où qu’on se trouve, on bénéficie d’une vue ouverte. Partout on y aperçoit l’horizon et ses lointaines montagnes, un ciel ouvert où souvent de longs nuages s’étirent au-dessus des vallées.
Je ne me souviens plus si j’en ai déjà parlé, ce n’est pas tant pour elle-même que la ville de Karazan est belle, mais pour son ciel. Rien ne lui dispute l’intérêt, surtout aux heures extrêmes de l’aube et du crépuscule, quand résonnent sourdement les prières qui font s’arrêter les chantiers. Il y a dans le froid qui pique, et dans le rouge qui imprègne alors toutes les couleurs, et les assombrit autant qu’il les avive, comme une force qui nous arrache dans un autre monde.
On est dans ce monde de l’orée, dont on ne sait si elle est celle entre le jour et la nuit, ou entre le sommeil et le rêve. On pressent alors que cette orée est celle du véritable éveil, comme si l’on comprenait qu’on n’est jamais autant éveillé qu’à l’instant où l’on s’éveille, ou celui où l’on s’endort. Lorsqu’on est complètement tombé d’un côté ou de l’autre, on ne le perçoit plus avec la même netteté. Des deux côtés est une torpeur hallucinatoire.
C’est l’instant où Zaria croit qu’il est bon de considérer ses rêves. Karazan, avec ses lointaines volées de choucas sur ses larges boulevards, serait une ville sans grand intérêt si ce n’était que ces moments y paraissent amplifiés ; s’y étirent.
Kalia participe à une tariqat. Le mot en arabe signifie simplement « chemin », à comprendre alors dans le sens de voie, voie spirituelle, comme tao en chinois. Dans la pratique, il désigne une confrérie plus ou moins secrète, que l’on pourrait comparer, dans nos contrées occidentales, à une loge maçonnique. Le rôle des tarouq (pluriel de tariqat) dans le monde musulman a toujours été considérable, et le demeure probablement. Toutefois, à la différence de la Franc-maçonnerie, les tarouq ne forment pas des confédérations plus ou moins centralisées. Chaque confrérie est totalement autonome et autocéphale. Elle suit sa voie, pourrait-on dire, sans se préoccuper plus que nécessaire de celle que suivent les autres. Kalia m’explique que le monde islamique a toujours semblé animé d’une force centripète, à l’opposé de la force centrifuge de toutes les Églises chrétiennes, catholique, orthodoxe, chaldéenne… Les Églises chrétiennes ont une vocation à entraîner l’humanité entière sur une même voie. L’Islam a toujours été au contraire une incitation pour chacun à suivre son chemin. Alors, on pourrait dire qu’une tariqat est une tentative, entre des gens qui s’aiment bien, de faire ensemble un bout de chemin.
« C’est la raison pour laquelle il n’y a jamais eu de schisme profond dans l’Islam », m’explique-t-elle, « car un schisme n’est jamais qu’un conflit entre des gens qui aspirent à tous penser de la même façon. C’est précisément la profusion des cheminements qui en émanent, qui assure le plus efficacement l’unité de l’Islam, en rendant justement cette unité évidente comme les points communs qui traversent cette diversité. »
J’ai déjà dit que je tenais les religions pour des langages, des langages de haut niveau, pour faire une métaphore avec la programmation. Les langages de plus bas niveau sont alors ceux des mathématiques et des logiques formelles. On sait la puissance des langages de bas niveau. On imagine les limites qui nous contraindraient à ne savoir compter au-delà de cinq. Les langages de haut niveau, seraient de ceux qui ne se contenteraient pas d’un lexique et d’une syntaxe, mais seraient des collections de jeux de langage tout faits. Ces langages ne sont pas non plus dépourvus de puissance pour celui qui en acquiert la maîtrise. Langages de haut ou de bas niveaux ont chacun leur spécificité et leurs limites, évidemment, rien ne nous interdit de les utiliser simultanément, comme les grands mathématiciens de l’Islam nous en ont donné l’exemple.
On me dira qu’une religion est bien autre chose que des jeux de langage, à commencer par des croyances et des dogmes. Je n’en suis pas si sûr. D’ailleurs, d’un certain point de vue, nous pourrions dire que les mathématiques sont aussi des croyances et des dogmes, mais ce serait en faire alors une description bien étrange. Pratiquement, les mathématiques se donnent plutôt comme des jeux de règles destinés à établir non pas des croyances, mais des certitudes. Toutefois, nous pourrions bien trouver des mathématiciens, bien piètres il est vrai, qui « croiraient » qu’on additionne des fractions en additionnant leurs numérateurs et leurs dénominateurs. D’une certaine façon cependant, la plupart du temps, nous nous comportons envers les règles des mathématiques comme si nous y croyions, car précisément, elles nous épargnent ainsi de prendre le temps de comprendre.
Luther disait que la théologie est la grammaire du mot Dieu. Il avait emprunté, à son insu ou non, cette idée aux docteurs de l’Islam, qui avaient quasi constitutivement renoncé à enseigner au fidèle ce qu’il devait croire ou penser, mais se donnaient pour seule mission de tenir à sa disposition un langage en état de fonctionner. Nous savons tous, et nous l’avons expérimenté, que la plus haute rigueur d’un langage n’est jamais une limitation à la pensée, mais son outil d’autant plus efficace qu’il est précis et affûté.
J’ai parlé de tout ceci avec Kalia, mais elle ne veut rien me dire de sa tariqat, et encore moins m’y introduire. « C’est une fraternité secrète », m’objecte-t-elle, « même si tu étais un fidèle musulman, tu n’aurais rien à y faire. Ce n’est pas un site culturel ouvert au tourisme ».
« Tu ferais mieux de laisser ces traditions à des gens de son âge », m’explique Zaria qui est toujours résolument contemporaine. « Je suis sûre que tu parviens tout seul à pénétrer des secrets plus profonds. »
« Je suis plus âgé que Kalia », objecté-je. « C’est vrai », admet ma jeune amie après avoir posé sur moi un regard semblable à celui avec lequel j’inspecte les sabots des chevaux, « mais pour ce qui est de la spiritualité, tu en trouveras davantage dans nos échanges quotidiens. Ce sont en réalité des associations d’entraide, et aussi un peu des cellules politiques. »
Les cités très catholiques du nord-ouest de la Méditerranée ont aussi, il est vrai, connu ce phénomène de fraternités. Il y semble encore vivant, bien que de mauvaises langues prétendent que ces fraternités seraient devenues des repères d’extrême-droite. Elles ne l’ont pas toujours été, elles ont joué leur rôle à l’époque de la première internationale ouvrière inspirée par Flora Tristan et Agricol Perdiguier ; aux temps du premier communisme du père Lamennais et d’Alphonse Louis Constant.
« On a pu observer une tendance très nette au cours du vingtième siècle à tirer le mouvement ouvrier dans une politique de l’État fort », me dit Farid. « Ceci fait le jeu évidemment du libéralisme bureaucratique d’État, ce néo-conservatisme qui, je suis bien d’accord avec toi, est en fait un néo-féodalisme. Pour autant, si je partage dans l’ensemble ton point de vue, je trouve qu’il évacue trop la question de la relativité : si l’État est fort, c’est en proportion de la faiblesse de quoi ? »
Farid aussi fait partie d’une tariqat, celle des travailleurs de l’électricité de Karazan. Sa tariqat se réfère explicitement à la foutouwat, c’est-à-dire à la chevalerie, la voie chevaleresque.
« Oublie tout ce que tu peux lire en ligne sur la foutouwat », me dit Farid, « oublie même ce qu’en a écrit Ibn Arabi. On ne doit jamais aborder les écrits d’Ibn Arabi comme si l’on pouvait y trouver des données factuelles, et des informations dont on ferait l’économie de comprendre d’abord les lieux-communs qu’elles nettoient. Notre tariqat s’est constituée à la fin du dix-neuvième siècle en référence explicite au Noble and Holy Order of the Knights of Labor de Terence V. Powderly. »
Farid est un homme maigre, osseux, et pourtant doux et décontracté, dont je situe difficilement l’âge entre la trentaine et la quarantaine. Il noue ses cheveux longs sous un large turban. Je l’ai toujours vu en tenue de travail, c’est-à-dire un treillis militaire élimé et des bottes visiblement dotées de coquilles de sécurité.
Il est toujours accompagné de Yana, sa jeune camarade, électricienne elle aussi, petite et plus maigre encore que lui, vêtue d’un treillis trop étroit qui moule ses jambes chétives, et que font paraître plus étroites encore les grosses bottes dans lesquelles elles plongent. Elle regorge cependant d’énergie et de vivacité d’esprit. Elle arbore toujours sur ses lèvres fines un large sourire espiègle et heureux, et dans ses yeux légèrement bridés, qui plongent droit dans ceux qui lui font face, un regard vif et joueur.
« La tariqat ne voulait pas de moi », m’a-t-elle appris, « car elle n’est pas ouverte aux femmes, pas plus d’ailleurs que la profession d’électricien. » Je pensais alors qu’elle n’avait pas pu y entrer. « Non », m’a-t-elle détrompé dans un large éclat de rire, « je leur ai fait remarquer que je n’étais pas très féminine. »
Ce n’est pas la première fois que je remarque ici une certaine facilité à enfreindre les règles plutôt que de les changer. C’est finalement une saine attitude, car je ne vois pas l’intérêt de se donner un jeu de règles, et s’interdire de les transgresser. L’infraction ne détruit pas, ni même seulement n’affaiblit un jeu de règles, du moment qu’on sait qu’on les enfreint. C’est, disons, une autre manière de s’en servir, et d’un certain point de vue, un moyen même d’en enrichir le jeu. C’est ce que fait perpétuellement un bon poète avec les règles de sa langue.
Farid et Yana sont des électriciens de chantier. Je les ai la première fois rencontrés au bar près du pont où ils venaient tous les jours boire un café. « Au début, Farid t’a pris pour un espion de l’OTAN venu recruter des terroristes kamikazes », m’a dit Yana ; « une sorte de nouveau Lawrence, cherchant à faire subventionner à n’importe quel coût ses recherches en islamologie appliquée. »
« Si un État paraît trop fort, on doit se demander ce qui, en proportion, est trop faible », pense donc Farid. C’est une bonne question. Nous nous sommes revus depuis que le chantier est terminé, Farid et moi, mais sans Yana la plupart du temps.
– Tu vois, l’erreur des organisations ouvrières a toujours été de limiter leur objectif à tirer le meilleur prix du travail ; dans le meilleur des cas, d’assurer la prospérité des travailleurs. Quand on se donne de tels buts, on est sûr de les louper, et l’on peut s’attendre à devenir malgré soi une organisation de proxénètes.
– Et que devrait être cet objectif, d’après toi ?
– La perfection du travail lui-même, bien sûr. Le but de travailleurs qui s’entraident et s’organisent devrait naturellement être de se donner les moyens de faire le meilleur travail ; d’y atteindre la perfection. Ce seul but contient accessoirement tous les autres. La perfection d’un travail permet évidemment d’en tirer le meilleur prix, mais il renverse aussi la perspective en faisant de ce prix le simple moyen de travailler dans les meilleures conditions. La quête de perfection devient aussi un bon guide pour se débarrasser de tous les exploiteurs, profiteurs et autre parasites qui nuisent à la bonne exécution du travail, et pour prendre le contrôle total des procès de production.
– Je vois, mais je ne comprends pas bien toutefois l’intérêt de cette perfection elle-même. Ou encore, pour le dire autrement, si cette quête de perfection nous promet la prospérité et la liberté, alors pourquoi ne pas rechercher tout simplement cette prospérité et cette liberté, et considérer la perfection du travail comme un moyen d’y parvenir.
– Parce que la perfection du travail nous offre bien davantage.
– Alors je reviens à l’esprit de ma question : vers quoi doit mener cette voie que vous suivez ?
– À la proximité avec le Créateur évidemment. Nous n’avons pas d’autre moyen que Le chercher dans la matérialité du monde qu’il a créé. C’est cela le véritable Livre qu’Il nous a donné, que nous devons décrypter et lire, et dont le Coran n’est que l’annonce. Et cela s’appelle le travail ; cela s’appelle éventuellement la technique, ou encore la science. Tu sais que ces mots, monde, travail et science, partagent la même racine en arabe.
– N’es-tu pas en train de m’expliquer les doctrines de Jabir Ibn Hayyan, qu’il aurait tenues du sixième imam Ja’far Al Sâdiq lui-même, s’il faut en croire la tradition ?
– Pourquoi interroges-tu puisque tu sais toujours tout ?
– Jabir Ibn Hayyan est très connu en Europe depuis le treizième siècle sous le nom latinisé de Geber. Il est vrai que les prétendues traductions qui avaient été faites de son œuvre en latin à l’époque, n’ont que peu de rapports avec celle-ci. Mais je voudrais te poser une autre question.
– Vas-y.
– Ne vois surtout rien d’insultant dans mon propos, ou seulement de dépréciatif. Je me demande seulement ce qui, dans un travail qui consiste principalement à alimenter en énergie un chantier éphémère, peut ouvrir à une pénétration plus intime du monde, et de là, à une plus grande intimité avec son créateur. À vrai dire, je ne vois même pas à quelle forme de perfection un tel travail peut prétendre.
– Comment peut-on être à la fois si savant et si ignorant ? On dirait que tu n’as jamais toi-même alimenté un chantier en électricité.
Le point de vue de Farid est aussi simple qu’il est pertinent : un État est d’autant plus fort, et même totalitaire, qu’il n’a rien en face de lui, ni organisations ouvrières, ni vie culturelle, ni spiritualité… L’État devient alors la société elle-même, une sorte de société zombie. Les progrès de la robotique peuvent évidemment permettre à un tel zombie de perdurer bien longtemps après sa mort clinique.
J’ai rencontré Farid et Yana près du siège de leur tariqat. C’est un peu après le Parc, là où est cet hôtel avec sa terrasse ensoleillée sur le large trottoir en face de l’usine. Ils m’ont aperçu quand je payais mon café au comptoir avant de rentrer rejoindre Kalia.
Yana me fait toujours penser à un chat quand je la vois sauter sur les hauts tabourets avec sa petite taille et ses grosses bottes. « Si tu venais dîner ce soir chez nous avec Kalia ? » a-t-elle proposé. « Tu nous dis toujours que tu rentres la rejoindre, et on ne la voit jamais. »
Pourquoi y a-t-il toujours plus de carbone dans l’atmosphère ? Probablement pas parce que j’ajoute une bûche dans le feu. Ce carbone y était déjà. L’atmosphère brasse le carbone : tout ce qui est vivant ou mécanique absorbe et émet du carbone ; il va et il vient et n’augmente pas. Pour ajouter du carbone, on doit en prendre ailleurs, c’est-à-dire sous la terre : charbon, pétrole, gaz. Le surcroît de carbone qui fait augmenter les températures, et de là monter le niveau des mers, vient du sous-sol et de nulle part ailleurs. S’il est vrai que ce soit bien là la principale menace écologique, son remède est connu et ne fait aucun mystère. Il n’en est pas d’autre : cesser de retirer du carbone du sous-sol.
La quantité de fossiles carbonés extraits du sous-sol n’est pas un secret. Nous savons qu’elle augmente et qu’elle ne va pas cesser d’augmenter. Aussi je me demande de quoi l’on parle ces jours-ci à Paris ; si toutefois le réchauffement climatique et la montée du niveau de la mer sont bien les principales nuisances que nous avons à craindre. En tout cas, le nœud du problème n’est pas dans l’émission du carbone, mais dans son extraction.
Je rajoute donc sans scrupule une bûche dans l’âtre.
« Les données numérisées et les supports électroniques modifient profondément les habitudes de lecture », dit Yana, chez qui nous sommes venus dîner, « bien davantage probablement que nous avons les moyens de nous en rendre compte, et ce n’est qu’un commencement. »
Nous avons dîné sur le tapis de la grande pièce, qui serait probablement lumineuse si nous n’étions pas dans une saison où l’on ne voit plus beaucoup le jour, malgré le grand ciel de Karazan. Sans ses grosses chaussures, Yana paraît davantage menue, et elle me fait plus encore penser à un chat, un chat un peu sauvage.
« Il y a bien une quinzaine d’années que je lis régulièrement des ouvrages à l’écran », continué-je, « et j’imprime toujours plus rarement. Je lis beaucoup plus souvent sur un écran que sur du papier, mais je ne pourrais pas affirmer que mes habitudes aient pu se fixer au cours de ces quinze ans. Les habitudes pourtant viennent vite, comme je le dis souvent, et quinze ans, c’est bien long. Mes façons de m’y prendre ont toujours été contrariées avant même qu’elles ne soient devenues des routines. »
Farid et Yana, quand ils ne s’occupent pas d’alimenter des chantiers en électricité, sont aussi d’habiles hackers, et comme tout bon hacker, ils sont également de fins lettrés. Nous nous sommes rencontrés d’ailleurs au bar du pont de l’Ourkhan parce que Farid avait remarqué sur mon écran l’interface de mon système et celle de mon traitement de texte, qui lui avaient paru toutes les deux suffisamment exotiques. Ma machine elle-même l’avait intrigué, un Lenovo avec des lettres auto-collantes pour lui faire un clavier AZERTY.
L’appartement contient un bon nombre d’ordinateurs, de matériels électroniques, de boîtiers et de câbles divers. Les chardons bleus séchés dans un vase d’acier posé à côté d’une vieille station de travail qui a attiré mon attention dès que je suis entré, et qui crée une symétrie intéressante avec le clavier posé droit contre l’écran, est une touche de féminité très particulière. Cette vie qui a abandonné les chardons semble par contraste s’être déplacée dans les câbles souples qui pendent devant le meuble. Pour la première fois il me semble percevoir que ces matériels électroniques ne sont pas sans évoquer une forme de vie, de foisonnement naturel, quand ils sont du moins suffisamment nombreux et susceptibles d’être connectés les uns aux autres. Ils deviennent alors les véhicules d’une circulation, d’une respiration et d’une profusion qui, pour le moins, n’est pas distincte de la vie.
Le repas est terminé, nous avons déjà pris un thé à la menthe, et j’ai ouvert la bouteille d’une eau-de-vie assez voisine du cognac ou du marc provençal, que nous avons apportée, et dont j’avais déjà goûté une première bouteille avec Kalia, après avoir eu le plus grand mal à les dénicher à Karazan pour un prix prohibitif. Kalia et Farid se sont mis à parler en ousghab, pendant que Yana et moi continuons notre conversation en anglais. « À vrai dire », m’explique-t-elle, « les outils numériques rendent tout ordre inutile dans la succession des processus, et à plus forte raison toute spécialisation comme toute hiérarchie. »
« Je ne comprends pas pourquoi beaucoup d’intellectuels ne parviennent pas aujourd’hui à prendre leur contrôle », continue-t-elle. « Un bon traitement de texte donne une puissance d’énonciations et de conception dont tout intellectuel devrait chercher à acquérir la maîtrise. Beaucoup ne le font pas, et bien souvent parmi les plus jeunes davantage que chez leurs aînés. Ils abandonnent, quand ce n’est pas déjà la saisie, la correction des coquilles et du style, la mise en page, l’édition et même la structuration de leurs ouvrages, à de petites mains qui ne sauront jamais le faire aussi bien qu’eux le pourraient, car ces processus participent, et même essentiellement, à l’élaboration d’une pensée ; c’est du moins ce qui me semble évident, et la perspective dans laquelle nous développons un fork d’Abiword pour les langues orientales. »
« Le problème est que tout travail que nous exécutons sur un programme qui tourne sous un système et sur une machine, devra tôt ou tard se poursuivre avec un autre programme, puis sous d’autres systèmes tournant sur d’autres machines. Voilà ce que l’utilisateur ne parvient généralement pas à maîtriser, et dont la technique est la plupart du temps délibérément dérobée par des maisons de service », diagnostique-t-elle. « C’est ce qui conduit l’époque dans son ensemble à passer à côté du numérique. »
« Dans le récit de Saint-Exupéry, le Petit Prince rencontre un homme d’affaires qui accumule des étoiles dans l’unique objectif d’acheter encore plus d’étoiles. Le Petit Prince est perplexe. Il ne possède qu’une fleur, qu’il arrose tous les jours, trois volcans, qu’il ramone toutes les semaines. “C’est utile à mes volcans, et c’est aussi utile à ma fleur, que je les possède,” dit-il, “mais tu n’es pas utile aux étoiles”. »
« Il y a de nombreux hommes d’affaires qui sont aujourd’hui propriétaires du savoir. Prenez Elsevier, la plus grande maison d’édition académique, dont les 37 % de marge de profit contrastent violemment avec l’augmentation des frais de scolarité, l’élargissement de la dette étudiante et les salaires proches du seuil de pauvreté des professeurs adjoints. Elsevier est propriétaire de certaines des bases de données de matériel académique les plus larges, dont l’accès est accordé par licence à des prix si scandaleusement élevés que même Harvard, l’université la plus riche de l’hémisphère nord, s’est plainte qu'elle ne pouvait plus se les offrir. Robert Darnton, le précédent directeur de la Harvard Library, dit “c’est nous, la faculté, qui conduisons les recherches, qui écrivons les articles, qui évaluons les articles d’autres chercheurs, qui travaillons au comité éditorial, tout cela gratuitement… et nous devons ensuite racheter les résultats de notre labeur à des prix inacceptables”. Pour tous les travaux financés par l’argent public dont les maisons d’édition académiques sont les bénéficiaires, grâce en particulier au mécanisme des comités de lecture qui assoit leur légitimité, le prix des articles de journaux est tel qu’il interdit à de nombreux universitaires l’accès à la science – ainsi qu’à tous les non-universitaires – partout dans le monde, en en faisant donc un gage de privilège… »
On trouve l’intégralité de ce texte en ligne, traduit par Bertrand Marilier. Je viens de l’adresser à Yana pour illustrer notre dernière conversation.
On peut y lire plus loin : « Nous avons les moyens et les méthodes de rendre la connaissance accessible à tous, sans barrière économique et à un coût bien moindre pour la société. Mais le monopole du closed-access sur l’édition académique, ses profits spectaculaires et le rôle central qu’il joue dans l’allocation du prestige académique prévaut sur l’intérêt public. »
Si nous avons ces moyens et ces méthodes, pourquoi ne nous en servons-nous pas ? Je crois bien justement que ce sont ces moyens et ces méthodes qui sont en jeu, et cela du point de vue le plus technique. Ces techniques qui sont dérobées par les maisons, je ne suis pas si certain que les chercheurs et les intellectuels les possèdent autant qu’ils le croient. Si ce n’est pas le cas, pourquoi ne s’en emparent-ils pas ?
Quelle est donc la nature exacte de la relation entre technique et prestige ?
– Prestige ? Prestidigitation.
« Tu veux prendre ma place sur un chantier pendant une semaine ? » m’a demandé Farid.
Remplacer Farid après tant d’années que je n’ai plus fait ce genre de travail, que j’ai pratiqué si peu de fois dans ma vie, et il y a si longtemps, puis avec ce froid, avec l’âge ?…
« Oui, bien sûr, pourquoi pas ? » C’est ce que je m’entends répondre incrédule. Je tente immédiatement de me rattraper. « Vous êtes sûrs que j’en suis capable ? Je n’ai plus vingt ans, et il y a tant d’années. J’ai tout oublié. Je ne voudrais pas provoquer un accident. Et je ne connais pas la langue… »
Farid et Yana ont tous les arguments pour me rassurer, qu’ils alignent les uns après les autres : je ne serai pas seul ; je suis bien assez robuste pour accomplir le même travail que Yana ; j’ai moi-même expliqué que la communication orale n’est pas essentielle quand on est dans une relation pragmatique aux objets et aux forces naturelles…
La conférence internationale sur le climat vient de se terminer à Paris comme elle a commencé, c’est-à-dire grotesquement. La chambre de commerce des « propriétaires d’étoiles » a considéré d’un commun accord qu’elle avait un quelconque pouvoir sur la force des choses. Naturellement, les étoiles n’ont rien dit (elles ne parlent plus depuis que Copernic a rendu prédictibles leurs orbes), et l’on débat aujourd’hui du manque d’ambition de la déclaration finale.
J’ai récupéré deux tenues de travail complètes ; en fait, ce sont des tenues militaires. Elles sont légèrement élimées et ont visiblement déjà servi, mais elles sentent bon le linge propre. Elles étaient assorties d’une paire de bottes en cuir et d’une autre en caoutchouc avec coquilles de sécurité, et d’un casque en toile bakélisée.
La toile bakélisée est un matériau utilisé comme isolant dans l’industrie électrique. En plus de ses qualités isolantes, elle est particulièrement solide, légère et elle résiste bien au temps. Elle ne bouge pas quand la plupart des plastiques se fissurent et deviennent cassants. La toile bakélisée est naturellement brune et a une texture de toile vitrifiée.
Nous avons fière allure dans ces tenues. La différence est notable sur ce point avec les chantiers et les usines de la plupart des autres endroits du monde, où les ouvriers sont déguisés grotesquement dans des tenues aux couleurs vives avec des casques ridicules. Sous le néo-féodalisme, le travail est méprisé, et tout particulièrement les travailleurs, ingénieurs et chercheurs, et l’on aime bien rappeler aux hommes, par les livrées qu’on leur impose, qu’ils ne sont que des marchandises.
Là, nous nous sentirions plutôt des guerriers, des chevaliers en l’occurrence, oui, les chevaliers d’une épopée contemporaine ; des chevaliers-vapeur.
On construit un barrage sur le cours du Darial-Gar. Des équipes sont venues vérifier qu’on ne menace ni ne dérange excessivement la faune aquatique et terrestre. Nous allons creuser un canal de détournement dans la roche qui ne devra pas non plus menacer les poissons. Naturellement, nous les dérangerons, mais la vie est par nature vivace.
Nous puisons l’énergie à trois sources : un générateur hydraulique installé près de la rivière, un autre, éolien, en aplomb du chantier, et des générateurs mobiles à essence plus commode à déplacer. Le générateur éolien est une curieuse machine automobile à chenille que l’on dispose dans un lieu bien venté, donc en surplomb, et d’où l’on tire des câbles, principalement pour alimenter les pinces à souder. Lorsqu’on peut profiter de la proximité d’un cours d’eau avec suffisamment de courant, comme c’est le cas ici, on y installe un générateur hydraulique après avoir détourné une part du cours d’eau dans des canalisations qui en accélèrent la pression. La veille de l’installation, j’ai accompagné Yana et deux autres camarades pour repérer le terrain et prévoir le dispositif.
Sur place, je comprends mieux comment il est possible de rechercher une perfection dans un tel travail, telle que Farid l’évoquait. L’intelligence avec laquelle on installe le chantier peut avoir les plus grandes conséquences sur les ressources utilisées, et accessoirement sur les ressources humaines, facilitant ou non l’exécution des tâches de chacun. Pour la première fois aussi, je participe à une équipe qui va puiser sur place ses ressources énergétiques. C’est un changement profond dans l’approche du travail. Yana est très habile à calculer la force du courant et la force du vent en des points donnés.
À vrai dire, je sais effectuer ces calculs que je la vois accomplir devant moi sur son petit et robuste ordinateur portable. Je sais aussi utiliser les capteurs avec lesquels elle prend ses mesures ; mais il ne s’agit pas que de cela. Dans cet espace assez immense ouvert devant nous, il n’est pas si évident de percevoir intuitivement les circulations d’énergie cinétique dans l’air et les cours d’eau. Malgré l’aide des appareils, il est nécessaire de sortir d’une certaine façon de son corps pour atteindre à une sorte de sensation kinesthésique de cet espace tout entier.
J’imagine qu’à travers une telle expérience, on peut commencer à approcher la compréhension de comment, si un être avait créé le monde, il s’y serait pris ; pour dire les choses selon ma propre cosmogonie, comment le monde s’y prend pour se créer.
© Jean-Pierre Depétris, mai 2015
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