Dans les Vallées

Jean-Pierre Depetris, mai 2015.

Avec Zaria à Karazan - Retour de Kalia - Les nuits de Karazan - Fin d’hiver à Karazan

Table des matières





Cahier trente-trois - Avec Zaria à Karazan

Les industries de Karazan

J’ai toujours aimé les paysages industriels, les vastes chantiers, les grands hangars contenant des dispositifs complexes dont on ne comprend pas immédiatement les fonctions, les vastes gares de triage, les ports… Karazan est une ville industrielle. En fait, elle ne l’est peut-être pas plus qu’une autre, mais personne n’a songé ici à en expulser l’industrie dans des périphéries lointaines, zones spécialisées hors de la vue des honnêtes gens. À Karazan, l’industrie est éparpillée dans la ville, et des trains traversent les boulevards, lourdement chargés de biens et de matériaux.

Dans mon plaisir à contempler l’industrie, il y a bien sûr l’action de la testostérone. D’autres sont plus sensibles aux muscles et à la force corporelle qu’ils cultivent, plutôt qu’aux kilowatts et aux chevaux-vapeur. C’est pourtant bien un peu pareil, et c’est la même chose encore pour les intellos, fascinés par la puissance de la rhétorique ou des raisonnements, et encore pour les geeks, en extase devant la robustesse et la puissance d’un code. Même les mystiques et les contemplatifs sont ainsi, rêvant d’une foi qui fait s’ouvrir la mer, qui ressuscite les morts, ou permet à un prophète de marcher sur les flots comme le ferait une araignée d’eau. Je n’en pense pas moins qu’on puisse s’abandonner à chacun de ces penchants, et même à tous ensemble, sans nécessairement en devenir idiot. Ça vaut toujours mieux que se griser de la bien moins virile puissance de l’argent et de l’homme sur l’homme.

Ici les gens vont dans les usines ou les chantiers en bus, ou en vélo. Le vélo, c’est bien pour sortir prendre un café lors d’une pose. On voit toujours des vélos devant les bistrots près d’une usine. Beaucoup préfèrent se doucher et se changer avant de sortir, mais d’autres circulent dans les rues en tenue de travail, souvent même avec leurs bottes et leur casque. Quand finit l’après-midi, les tables des bars se peuplent de joueurs de dominos et d’échecs.

Je suis sorti avec Zaria

Je suis sorti avec Zaria ; je veux dire dans le sens le plus innocemment littéral du terme. Le soleil s’est enfin montré avec la nouvelle lune, comme une promesse de printemps. Nous avons eu chacun envie d’en profiter en promenant dans la ville.

Karazan est bâtie dans une plaine assez large où elle dispose de tout l’espace nécessaire pour s’étendre. Il n’est qu’au nord-ouest qu’elle grimpe les premiers contreforts de la vallée du Karagin en suivant la rivière. C’est vers où, sans même nous consulter, nous avons dirigé nos pas ; je n’étais encore jamais allé dans cette direction plus loin que deux ou trois pâtés de maisons.

Je ne suis pourtant pas de ceux qui suivent toujours le même trajet où qu’ils se trouvent. Je fais en sorte au contraire de prendre des chemins différents, m’imposant au besoin de longs détours, et prenant sans hésiter le risque de m’égarer. Les villes industrielles ne manquent pas d’imposer des contournements. Une usine ou une gare de triage occupent souvent un bien plus grand espace qu’un pâté de maison, même si l’on trouve encore à Karazan de nombreuses petites fabriques et des ateliers n’employant même pas une demi-douzaine de travailleurs.

Le faible soleil d’hiver n’est pas encore capable de faire fondre la neige malgré le sel déversé. La neige d’ailleurs ne poserait pas de problème si elle ne se transformait en verglas. Heureusement on trouve ici aisément d’ingénieuses semelles cloutées qui s’attachent aux bottes et qui me donnent une satisfaisante stabilité. Le problème est alors qu’elles se mettent aussi à glisser dès qu’il n’y a plus de glace. Malgré tout, malgré le soleil bas et pour seuls chants d’oiseaux celui des corbeaux, la journée a quelque-chose de printanier.

« Tu ne manques pas d’air », m’a dit Zaria amusée, « en comparant le prophète Issa – la bénédiction de Dieu soit sur lui ! – à une araignée d’eau. »

Je lui livrais mes dernières méditations à propos des effets de la testostérone sur la sensibilité masculine, notamment en matière de spiritualité. On ne cesse jamais de répéter la même chose, la ressassant et la polissant comme l’eau fait des galets, continuant sa conversation intérieure en changeant d’interlocuteur, jusqu’à ce qu’elle devienne bien nette et qu’on puisse l’oublier pour passer à une autre. « Je ne me permettrais jamais une chose pareille », dis-je à la limite du sérieux. « Je voulais seulement dire que, comparés à la sagesse des prophètes – sur eux tous soit la bénédiction ! – l’importance donnée aux miracles peut paraître puérile. »

Ma réponse a rappelé à Zaria un enseignement de Rabia qu’elle m’a conté (elle dit Râbi’at al Ahdawiyya). Rabia avait déplié son tapis près d’une rivière et s’était mise à prier. Un mystique l’avait rejointe, et pour la défier, il jeta son tapis sur la rivière, y sauta alors qu’il flottait au-dessus de l’eau, et se mit à prier aussi. Rabia l’imita, puis, quand ils eurent fini, elle lui dit : « Ce que nous avons fait, les libellules savent le faire. Quand nous serons devant notre Seigneur, que lui dirons-nous ? »

Je connais cette histoire de Rabia, une mystique de Bassora du huitième siècle, une des premières voix du soufisme, qui témoigne d’une spiritualité espiègle où l’apparente naïveté masque mal la profondeur. C’est elle aussi qui répondait aux gens qui s’étonnaient de la voir avec un seau d’eau et un flambeau : “Je m’en vais pour incendier le Paradis et noyer l’Enfer, en sorte que ces deux voiles disparaissent complètement devant les yeux des pèlerins et que le but leur soit connu, et que les serviteurs de Dieu Le puissent voir.”

« Oui, ce petit conte illustre bien mon état d’esprit, » continuai-je. « Note que je n’en pense pas moins quand il s’agit d’accorder aux applications de la science et de la technique la même sorte d’admiration. Le confort quotidien ou les hypothétiques prolongements de la vie sont bien dérisoires au regard de ce qu’elles nous dévoilent. »

Nous avons marché ainsi jusqu’à la caserne qui surmonte la ville en direction de la vallée, puis nous sommes redescendus par l’autre versant en longeant les carrières et la cimenterie. La route alors n’est pas très large, et les nombreux camions qui y circulent feraient croire qu’on est déjà dans la campagne le long d’une départementale, alors que la proximité du centre est à peine cachée par de petites maisons individuelles, leurs vastes jardins aux reliefs rocheux, quelques vergers et quelques futaies. La chaussée est longée d’un trottoir assez large pour permettre d’y marcher côte-à-côte en bavardant sans se sentir frôlé par la circulation, mais le bruit des moteurs est pénible, et, après la station-service, nous avons pris des chemins de traverse, de petites ruelles descendant vers le centre, la plupart non goudronnées, souvent en escaliers tenus par des rondins fixés au sol pour retenir la terre.

Au croisement du Takpil

Au croisement du Takpil, la marche et le froid nous ont mis en appétit. Il y a là une forte concentration de petits bistros qui sont déserts à cette heure de la matinée. Un vieil homme solitaire, probablement retraité, est assis devant une partie d’échecs bien entamée dans un coin de la petite salle. Il lève à peine les yeux à notre arrivée pour échanger un furtif salut de la tête. Le bar est fait de planches et de bâches autour d’une simple baraque de chantier. Le sol est aussi de planches grossières, mais le confort est malgré tout acceptable. Les banquettes et les chaises de bois sont solides et stables. La température est suffisamment adoucie par des résistances électriques, la cuisinière et le percolateur, de sorte que nous n’avons pas à ôter plus que nos manteaux. Les vitres sont un peu embuées mais on y distingue la place devant nous, large et déserte. Aujourd’hui n’est pas jour de marché.

Nous avons commandé des chaksouls – je ne sais pas ce que c’est, ni avec quoi c’est fait, c’est chaud, ça revigore, c’est bon. Ça ressemble un peu à des rissoles feuilletées, mais ce n’est probablement pas fait avec du cochon ; ça ne contient peut-être même pas de viande, mais assurément des piments. On a l’art ici de cultiver des essences qui réchauffent, on n’en met pas seulement dans la nourriture ; Kalia m’a fait connaître une huile corporelle qui tient chaude la peau, et qui m’a été bien utile ces derniers temps.

– Je ne comprends pas pourquoi tu n’utilises pas un ordinateur de poche pour prendre des photos, et tu te promènes avec ce reflex numérique encombrant, me demande Zaria en me voyant l’empoigner. Tu as gagné assez d’argent ces temps-ci pour t’en acheter un.

– Et comment fais-tu pour régler la focale, l’ouverture et la vitesse sur ton ordinateur de poche ?

– C’est automatique.

– La plupart de mes photos perdraient leur intérêt prises en automatique. Les réglages sont conçus pour s’adapter au sujet, mais moi, ce sont les jeux de lumière qui m’intéressent. Ne vois-tu pas l’éclairage étrange que donnent la neige et le soleil sous la bâche du toit. Les programmes de prise de vue ne comprennent pas de telles choses. Ils distinguent des visages, des sourires, des paysages, des scènes d’intérieur, des fleurs, des couchers de soleil, des feux d’artifice… mais les jeux de la lumière, ils ne s’en soucient que pour les corriger au profit du sujet. Ensuite, il serait impossible de les retrouver sur un programme de traitement d’image, surtout en n’ayant plus la scène sous les yeux.

– Je vois, c’est un peu comme les formes littéraires convenues qui favorisent l’idée quand il s’agirait de saisir le mouvement de la pensée.

– Ah oui ? dis-je songeur.

Les conversations de Zaria me surprennent toujours. Elle a l’art de faire surgir à travers le propos le plus banal des remarques troublantes dont on ne saurait seulement se convaincre qu’elle en prend toute la mesure. Sa remarque me fait spontanément songer aux caractères de la littérature chinoise et arabo-persane. Leurs modalités spécifiques, l’une basée sur la description romanesque objectale, l’autre sur le récit fantastique, ne favoriseraient-elles pas le mouvement sur les idées ? La difficulté d’en extraire des passages exploitables seuls, tient sans doute à un tel caractère. On doit prendre l’ouvrage en bloc, qu’il s’agisse d’un court tercet ou d’un long roman. On ne peut y découper aisément. Voilà certainement la raison pour laquelle on en connaît surtout les formes les plus brèves.

– Qu’en penses-tu Zaria ?

– Tu oublies la littérature indienne.

– Non, je ne l’oublie pas. Je la méconnais.

Au bazar

« Je n’ai jamais pu comprendre ce que les Français avaient contre la religion, ni pourquoi ils ne respectent rien. » me demande Zaria pendant que nous promenons dans le bazar vers lequel nous avons marché après notre collation. « Tu me connais », ajoute-t-elle, « et tu sais que je ne suis pas bigote. J’accorde peu d’intérêt aux rites et aux dogmes, et même aux textes, que je tiens pour historiques, mais quand même… »

« Les Français ont surtout un problème avec la religion catholique » dis-je. « Ils emploient l’article défini “la religion” parce qu’ils se veulent philosophes et prétendent s’en tenir à des principes généraux, mais ils n’en visent pas moins l’Église Catholique. La plupart seraient d’ailleurs en peine pour imaginer ce que serait une autre religion. On peut comprendre que les Français aient des problèmes avec l’Église Catholique, et qu’ils aient voulu s’en protéger, mais comme nul ne saurait faire de lois pour se protéger de lui-même, ils ont fait une nouvelle société laïque qui ressemble beaucoup à l’ancienne, avec ses propres clercs laïques – excuse l’oxymore – et envers laquelle l’Église, la vraie, peut parfois faire figure d’espace de liberté. Alors, ils se disputent, puis ils s’entendent, puisqu’en réalité ils ne pensent pas différemment, et ils s’entendent de préférence contre les autres. Il semblerait que leur histoire leur ait seulement appris à ne pas concevoir ce qu’est une religion ; et l’on peut le comprendre aisément si on la connaît. »

Zaria m’écoute avec intérêt sans perdre de vue les mille marchandises étalées autour de nous. On en trouve produites par l’industrie locale, comme d’autres venues de très loin, on y trouve des bassines de bois fabriquées ici, comme des disques durs, des processeurs et des barrettes de mémoire de Taïwan ; de la vannerie chinoise et des ordinateurs montés sur-place. Zaria m’interroge longuement sur mon propre athéisme qui apparemment la surprend. Elle n’avait jamais abordé ce sujet avec moi, mais elle en a certainement parlé avec Kalia ou Yana.

« Je ne comprends pas ton athéisme », dit-elle. « Je peux comprendre que quelqu’un ne voie pas plus loin que sa vie bornée et qu’il s’abandonne aux moindres pulsions et aux moindres commandements de l’autorité la plus proche sans se poser plus de question, ni imaginer qu’il y aurait des forces au-delà. Mais tu n’es pas ainsi. Que tu ne dises pas “le Dieu”, mais “le Vivant”, c’est encore un nom divin. Je comprends encore que tu puisses dire que le Vivant n’existe pas ailleurs que dans l’existence réelle de chaque créature réelle ; cela des mystiques l’ont déjà dit avant toi, et je ne vois pas la différence. »

« Je serais très tenté de te répondre “moi non plus” », dis-je après avoir réfléchi, « et j’admets que jusqu’à un certain point ça ne fait pas de différence. La différence serait que j’hésiterais alors à parler de créatures. »

Zaria se tait et cesse de regarder les boutiques alignées. Je la tiens par l’épaule pour que nous ne soyons pas séparés par cette foule qui devient dense à l’approche de midi. « Oui… je comprends », dit-elle enfin lentement comme si elle avait tenté un instant de poser les yeux sur le monde environnant à travers les miens. « Ça fait un abîme. »

Puis se ravisant : « Mais il n’y a rien d’autre qu’un abîme. »






Cahier trente-quatre - Retour de Kalia

Réponse à un courriel de l’oncle h et à quelques autres

> https://lundi.am/vers-une-theorie-de-la-puissance-destituante-Par-Giorgio-Agamben

Bonjour,

Oui, avec le texte complet, les extraits d’Agamben deviennent moins sibyllins. Pour moi, Agamben est une sorte de Turner de la philosophie, et pour distinguer quelque-chose dans un détail de Turner… Je pense moi aussi que dans son flou artistique ce qu’il soulève est important.

La notion de « forme de vie » est dure à interpréter, je suis d’accord avec P, surtout quand elle n’est pas sous la plume de Wittgenstein, et qu’elle fait pourtant immanquablement allusion à lui. On a écrit des livres entiers sur ce qu’il entendait par là.

Wittgenstein n’entendait rien qui ne fût très simple, c’est pourquoi il a répété son expression sans l’expliciter. Il l’entendait comme l’on pourrait se demander s’il y a « une forme de vie » sur Mars. C’est en ce sens qu’il lui semblait observer « comme une forme de vie dans le langage ».

On peut se demander ce qu’est la vie ; Agamben prétend qu’on ne la définit jamais. On pourrait déjà dire que c’est ce qui croît, se reproduit, se multiplie à profusion, contamine, dévore, modifie son environnement, évolue, etc. La vie est à la fois vivace et vorace. C’est ce que je comprends chez Wittgenstein, et qui m’en donne une lecture qui tire un peu sur le Surréalisme, mais je ne suis pas sûr que ce soit ce que les commentateurs en comprennent, ni que ce soit ce qu’Agamben veut dire.

Je pense que les commentateurs surinterprètent la remarque de Wittgenstein en l’enfermant dans un cadre social. Ce cadre ne se prête pas à penser la vie, qui n’est ni du côté de l’individu (nul ne se reproduit seul) ni du côté de la société (mais plutôt du genre – « l’homme est un être générique » Marx). Je ne crois pas qu’Agamben échappe à cette limite, mais ce qu’il soulève n’en est pas moins intéressant.

Si j’annonçais qu’il ne tient pas assez compte de la vie, sans autre précaution, quelle trivialité cela ferait ! Pourtant, quand j’entends parler de lois, je pense spontanément plutôt à celles de la science, des mathématiques, des langages.

Ces diverses lois ont des points communs : un système normatif énonce ce que l’on doit faire, comment on doit s’y prendre. Les règles du langage ressemblent plus aux lois de la cité qu’à celles de la nature, par leur caractère arbitraire (le français fonctionne très bien sans avoir besoin de supin ni de duel). Mais elles ressemblent plus à celles de la nature dans la mesure où leur infraction n’entraîne aucune mesure pénale, ni ne nécessite aucune police. Les lois de la nature et celles du langage n’ont pas de volet pénal.

Ces trois formes de lois, celles du monde, de la cité et du langage, empiètent les unes sur les autres plus souvent qu’on ne le pense. Elles rivalisent dans la définition des concepts. On se tourne souvent ces temps-ci vers le droit pour lui demander de donner des définitions précises, sans paraître percevoir qu’il n’en a pas les moyens.

Même le recours à des procédés démocratiques ne peut fournir de tels moyens. On ne peut mettre au vote les lois de la dégradation de l’énergie ou de la géométrie, même pas celles de l’emploi du subjonctif. Le législateur ne peut proposer des définitions qu’en s’appuyant sur d’autres champs de compétence, et, naturellement, s’il n’est pas maître de ses propres concepts, le droit ne peut rien définir ni commander par lui-même.

Donner un autre sens aux mots de la tribu (plus pur ou non) change le droit. Dans le pire des cas, selon où l’on va chercher ce sens, le droit devient une fiction auto-instituante qui perd toute relation au monde réel. Ou plutôt, car il intervient bien dans le monde réel, il crée un théâtre en dur, coupé du monde environnant et de la vie qui le menace. Il produit une société qui n’est plus écologiquement viable. Bref, on pourrait espérer mieux de l’usage des langages et des propriétés mécaniques des matériaux.

Voilà ce qui pourrait préciser l’idée d’une forme de vie, une forme de vie dans le langage, un langage qui mute évidemment avec le système des objets qu’il, non seulement désigne, mais modifie en se modifiant, et en est modifié. J’entends parfaitement Agamben quand il va chercher du côté de Sorel (la grève générale) et de Spinoza (la nature naturante).

« Comme une forme de vie dans le langage » ; la sienne ou toujours la nôtre ? Disons que le langage serait plus un organe qu’un outil…

Kalia et moi

Kalia est de retour et je l’ai retrouvée avec plaisir. Kalia est grande, pas loin d’un mètre soixante-dix. Malgré ses cheveux grisonnants, la danse a conservé à son corps des formes parfaites, souples et élancées. Ses cheveux gris blanc, qu’elle attache en queue de cheval, tire en arrière sous un bandeau, ou cache sous un voile, lui donneraient plutôt la prestance d’une reine des Elfes.

La maîtrise et l’intelligence avec laquelle elle pratique son art inspirent estime et respect, lui ouvrent toutes les portes, et son atelier alimente autour d’elle une cour de jeunes gens qui ont bien des qualités que je n’ai pas, ou plus. Que me trouve-t-elle donc pour m’accueillir sous son toit ?

Elle me l’a dit. Il paraît que je lui évoque les hommes de la Renaissance dans les peintures italiennes. Elle a lancé le navigateur de mon portable ouvert sur la table pour me montrer. Je m’attendais aux élégants jeunes gens de Botticelli, ou aux robustes visages de Michel-Ange, mais certainement pas au portrait de Federico da Montefeltro, de Piero della Francesca.

– Il ne me ressemble pas.

– Si, il a un peu ton nez, un peu ta bouche…

– Je ne trouve pas. Il me ressemble comme un Européen ressemble à un autre Européen, ou un Chinois à un autre Chinois.

– Et ce regard sur les lointains du monde étalé autour de lui ; cette façon d’être au monde, à la fois guerrière et apaisée. Je n’ai jamais vu aussi parfaite représentation de la virilité.

Le regard du duc me fait penser à celui d’un joueur de pétanque qui se demande s’il va pointer ou tirer. Et le costume rouge avec son chapeau cylindrique est ridicule.

– Ce chapeau n’est pas ridicule, regarde la stabilité qu’il donne au port de tête ; et la présence dans le paysage que donne la couleur rouge au personnage. La beauté de la peinture, et celle de son sujet, sont tout entières dans la force de ce rapport de l’homme au monde. Observe bien le paysage. Ne te laisse pas perturber par l’idée que cet homme est un possédant et un dominateur. Ce n’est pas ce que montre le tableau, mais l’unité intime de l’homme et de la réalité de son monde. Le caractère dominateur dont il témoigne pourrait être endossée par chacun, sans en priver quiconque. Cet homme en devient alors plus beau et plus puissant que des marbres antiques.

Je crois que nous avons tout intérêt à apprendre ce qu’une femme aime en nous. Nous pouvons en économiser bien de vains efforts pour chercher à lui plaire. Nous avons sans doute aussi tout intérêt à lui épargner ce même effort en ne faisant pas mystère de ce que nous aimons en elle.

– Tu connais cette image depuis longtemps ?

Elle me conduit dans son atelier au rez-de-chaussée et m’entraîne dans la pièce attenante où nul autre qu’elle ne met jamais les pieds. Il y a une penderie, un petit divan, une table de maquillage, un miroir en pied et un second au-dessus de la table. Là est posée une carte postale du tableau de Della Francesca aux bords jaunis.

– Tu y as pensé dès que tu m’as vu ? – Non, j’y ai pensé bien plus tard, quand je regardais par la fenêtre le jour baissant, que tu as posé ta main sur mon épaule et que j’ai senti ton regard sur les vallées. Alors tu m’as rappelé cette image que je conservais sans raison. Depuis, je l’ai regardée plus attentivement que je ne l’avais jamais vue.

J’imagine que pour Kalia, une telle image doit avoir une forte saveur exotique.

Sans s’en douter, Kalia fait naître en moi une nostalgie de mon pays, le Midi, le Nord de l’Italie, la Catalogne. Je crains qu’on ne le retrouve plus que dans les musées. Au cours des siècles, il n’avait pas tant changé, avec ces toits de tuiles, ses allées de cyprès, les épaisses ramures sur les murs des jardins, et le marbre des statues, mais je l’ai vu ravagé sous mes propres yeux. Même dans les musées, les tableaux sont peinturlurés de couleurs vives. J’ai peur de ne plus le retrouver ailleurs que dans mes souvenirs. Le voilà qu’il m’habite plus que je ne peux encore l’habiter, et qu’il me devient même étranger.

– Ce que j’ai dit a l’air de t’attrister remarque Kalia. – Ce n’est que l’amertume du temps qui passe. Je ne sais s’il mérite seulement les regrets qu’il inspire. Je lui ai toujours préféré les temps qui viennent.

Zaria et Yana

« J’ai peur d’avoir gaffé avec Yana », me dit Zaria préoccupée. « Je lui ai demandé de venir voir le réseau local chez moi qui ne cesse de lâcher. Elle a hésité mais elle n’a pas osé me dire non. Je sais que je suis venue vous déranger sur le chantier. Je vous ai fait perdre du temps sans rien vous apporter en retour. Là, je demande encore, et je ne peux quand même pas la payer, ce serait plus vexant. »

Je comprends son embarras : même si elle faisait un cadeau à Yana maintenant, connaissant les mœurs ici, ce serait pire. « Non, Zaria, tu te trompes, tu ne nous as pas dérangés sur le chantier, tout au contraire, tu nous as apporté beaucoup ; au moins autant que tu as pris. C’est pourquoi Yana n’a pas hésité longtemps à te dépanner. »

J’explique à Zaria que l’agacement de Yana est d’une autre nature. « Comment crois-tu qu’elle t’ait dépannée ? Elle a certainement parcouru le net comme tu aurais pu le faire, et lu des modes d’emploi et des forums, sans doute en anglais, comme tu aurais pu le faire aussi. » Yana me répond que Zaria fait ce genre de choses plus souvent qu’elle, et qu’elle doit trouver plus rapidement.

« J’ai mis à niveau mon système il n’y a pas un trimestre », lui dis-je, « et j’ai réinstallé le pilote de mon imprimante. Si je devais le refaire aujourd’hui, je n’ai plus aucun souvenir de comment je m’y suis pris. On se souvient de ce qu’on fait tous les jours, voire toutes les semaines, peut-être tous les mois si on le répète souvent. Combien de fois crois-tu qu’elle a dépanné un réseau, et surtout un réseau qu’elle n’a pas installé elle-même ? Quel organe spécial crois-tu qu’elle possède pour y discerner immédiatement la cause d’une panne ? »

« Je l’admets, répond Zaria, » bien que je ne sois pas sûr qu’elle ait pris la mesure de ce que je tente de lui expliquer, « j’imagine seulement qu’elle est plus à l’aise que moi avec les interfaces, et plus entraînée à résoudre de tels problèmes. »

« Peut-être moins que tu ne crois. Elle est surtout entraînée à coder en Python et en Java. Si elle sait faire autre-chose, c’est d’abord parce qu’elle essaie de comprendre les problèmes qu’elle rencontre, lit de la documentation et va chercher en ligne. Or c’est ce que tu lui demandes de faire à ta place. Ton temps est-il tellement plus précieux que le sien ? »

Ces outils numériques accroissent considérablement notre puissance de travail et nous font gagner beaucoup de temps, expliqué-je. Il n’est donc pas inadmissible qu’ils nous en demandent parfois aussi en retour pour leur prise en main et pour leur entretien, et il n’est peut-être pas non plus si acceptable que certains veuillent se décharger de cet effort sur ceux qui le font. Comprends bien que l’enjeu n’est pas ici de critiquer la paresse, ce qui ne serait pas bien grave ; il est plutôt que cette paresse est le coin dont les grandes maisons se servent pour nous déposséder de ces outils.

Il n’y a jamais rien de très complexe dans l’électronique et le numérique ; ou plutôt, il s’agit d’un très complexe écheveau d’éléments simples. Tout est consigné, tout est accessible, tout est expliqué. Il suffit de faire l’effort de chercher, nous avons les moyens pour cela, et d’apprendre. Bon, je suis d’accord, il y a des limites : parfois c’est inextricable, parfois l’effort n’est pas justifié par l’usage ponctuel que nous visons. Mais le contraire est vrai aussi, on ne peut économiser l’effort raisonnable d’apprendre, d’entretenir, de se munir d’un tournevis ou d’entrer du code. Dans bien des cas, si tu veux personnaliser tes outils, personne ne fera mieux que toi. Et cet effort n’est pas du temps perdu en vain. Grâce à lui on parvient à tirer tout le profit de ces outils, et l’on comprend leur fonctionnement.

Oublie en tout cas l’idée qu’il y aurait des spécialistes qui sauraient tout, et des néophytes qui n’y comprendraient rien. Personne ne sait tout, et chacun aussi bien est virtuellement capable de tout y comprendre.

Le numérique n’est pas une technologie parmi tant d’autres ; elle est chargée d’une nouvelle civilisation. Elle fait plus que l’annoncer, elle l’impose. Nous sommes maintenant au milieu du gué. L’usage du numérique est trop avancé pour que nous puissions reculer, mais nous ne pouvons avancer que si un nombre significatif d’humains s’en saisissent.

Pour l’instant, nous n’en prenons pas le chemin. Toutes les ressources sont mises en œuvre pour qu’on puisse utiliser ces outils sans y rien comprendre : pour que personne n’y comprenne rien, ni les techniciens et les ingénieurs qui les fabriquent et les programment, ni ceux qui les utilisent, ni ceux qui rachètent les brevets, ni ceux qui accumulent les profits et cherchent à en diriger l’usage, ni ceux qui décident, ni ceux qui exécutent, ni ceux qui donnent des cadres législatifs, ni ceux qui font lobby sur ces derniers. On ne peut toutefois parvenir à ce résultat qu’en mutilant les techniques, et en limitant leurs usages à de stupides distractions. En fait, ces grigris ne marchent pas, ou sur trois pattes. C’est ainsi qu’une modernité mondialisée et épuisée croit qu’elle va miraculeusement déboucher dans un transhumanisme. Elle sera seulement balayée par ce qu’elle tente d’endiguer.

Les ordinateurs de poche surtout sont un fléau. Ils sont la seule expérience du numérique que beaucoup de gens font, et celle par laquelle débutent les plus jeunes. Elle leur ferme toute porte permettant de voir en ces machines autre chose que de puissants grigris dont ils ne perceront jamais les pouvoirs magiques. Comprends alors Yana, qui sait que le service que tu lui demandes n’est pas un bon service.

Puis la voyant un peu contrite, je me reprends : « Ne t’en fais quand même pas Zaria. Il est si dur de secouer son énergie ; je n’agis que trop souvent comme toi. »






Cahier trente-cinq - Les nuits de Karazan

Sortir le soir

Nous sortons souvent le soir. Maintenant que Kalia est rentrée et que Farid a repris sa place, nous sortons souvent, mais peu ensemble. Nous ne faisons pas la tournée des bars, nous n’allons pas en boîtes, nous fréquentons plutôt les salons. Salon est le mot le plus juste en français.

Les salons ne se tiennent pas dans des appartements privés, ni dans des lieux publics, ouverts au public du moins. Ce sont plutôt des espaces communs. Ce sont des lieux généralement voués à d’autres occupations dans la journée. Par exemple un salon est tenu deux fois par mois dans le réfectoire de la maison des électriciens de chantiers, et je le fréquente assidûment maintenant que j’y connais bien du monde et où j’y suis du moins assez connu pour que personne ne se demande encore qui je suis quand j’y arrive seul.

Il y a bien d’autres salons à Karazan. Plusieurs chaque soir sont ouverts. On y est généralement bien accueilli si l’on y est inconnu, mais il convient qu’on se présente et qu’on ne fasse pas mystère des raisons qui nous ont amené. Il est toutefois plus commode d’y être introduit par quelqu’un. Ce ne sont pas des lieux où l’on va chercher une distraction, ou faire des rencontres. Ce sont des lieux où les gens se connaissent déjà et où l’on a des choses à partager. Le nouveau venu y est cependant accueilli cordialement pour peu qu’il ne fasse pas mine de l’ignorer.

Les premiers arrivés commencent par arranger la salle, ou les salles plutôt, car il y en a toujours deux ou trois, ou des coins relativement séparés où l’on puisse se retrouver en petits groupes pour des échanges plus privés. Chacun amène à boire et à manger. La plupart savent où est le frigo, et y déposent ce qu’ils ont apporté sans que personne ne prête grande attention à ce qu’un autre amène.

Peu à peu, les gens arrivent et se retrouvent autour d’un bar ou d’un buffet. On se salue, on se présente, on s’embrasse. Il y a surtout des hommes, mais quelques femmes aussi, arrivées en couple ou à deux ou trois. Peu à peu des gens s’éloignent du bar avec des assiettes remplies et des verres, s’installent sur des divans ou des tapis. Parfois les plats sont simplement déposés sur une grande table où chacun va puiser, elle aussi installée par les premiers arrivés. On ne distingue pas qui seraient les responsables ou les organisateurs, de ce ceux qui ne seraient que des nouveaux-venus.

Les soirées sont généralement organisées autour d’un événement. On en est prévenu à l’avance sur le site ou par courriel si l’on est abonné. On s’installe alors dans la plus grande salle, bien éclairée.

On dit des présentations ; je crois que c’est le mot le plus juste en français. Il peut ne pas y en avoir, mais c’est le plus courant : quelqu’un va présenter un travail en cours, entretenir l’assistance d’un sujet dont il est particulièrement informé ; ce peut être très variable, et tout dépend du salon. Naturellement l’assistance intervient, donnant lieu parfois à des échanges du plus grand intérêt. Les intervenants savent généralement donner à leur « présentation » une consistance et une rigueur suffisantes pour que les discussions soient soutenues, et que même le candide trouve l’occasion d’ouvrir des questionnements pertinents. Ils se servent au besoin de leurs ordinateurs reliés à un projecteur.

Ces moments qui réunissent tous les présents peuvent se prolonger un certain temps, mais ils ne sont pas destinés à durer plus d’une heure ou deux. L’assistance peu à peu se disperse pendant que le débat se distend en plusieurs conversations privées. Des groupes se forment, on circule de l’un à l’autre, on en forme de nouveaux, entre lesquels d’autres se mettent à circuler. L’atmosphère devient plus intime, on se retrouve autour d’une table basse, sur des coussins ou un divan.

D’autres personnes, à chaque instant peuvent arriver, peut-être d’un autre salon qu’ils ont quitté après la présentation, pour rencontrer quelques amis ici, ou s’en aller, peut-être pour un autre salon. Les présentations peuvent être des plus variées. Zaria est venue au salon des électriciens pour présenter son approche des gestes de la danse et du travail, et sa collaboration avec nous sur le chantier. Bien sûr Yana était là, et elle est abondamment intervenue. Kalia et ses amies aussi étaient présentes. On a aussi assisté un autre jour dans un autre salon à la présentation d’un nouveau système libre pour les ordinateurs de poche : CyanogenMod.

Quand la soirée se prolonge, on peut aussi entendre de la musique, de la musique faite maison. Quelqu’un sort un oud, un nay, une darbouka, un qanûn ou un waja, ou tous ensemble et plus encore du clavier de son ordinateur portable. Il arrive qu’on en entende aussi avant la présentation.

Ce sont en général des musiques assez douces, aux rythmes hypnotiques accompagnant un vocal dont je ne comprends rien, et qui ne gênent pas les conversations, incitant plutôt à ne pas parler trop fort. C’est excellent pour Yana qui est d’un naturel expansif. Ces musiques la rendent calme comme un petit chat sur les coussins de velours du salon des électriciens, contre l’épaule de Farid ou la mienne.

Les voies de la tradition à l’innovation sont impénétrables

Cette pratique des salons paraît bien rodée et durer depuis longtemps. En fait, elle est récente. Elle ne date pas de dix ans. Elle est née des séances d’installation de systèmes Linux. Quand l’informatique s’est introduite dans la région, on a vite vu qu’elle jouait le rôle d’un cheval de Troie de l’impérialisme. Plutôt que de tenter d’en contrôler les usages et de limiter l’accès au net, comme le firent et continuent à le faire bien des gouvernements, des gens ont plutôt cherché des systèmes et des outils alternatifs, qui en permettent le contrôle certes, mais par chacun, et le plein usage.

On a vite vu que se déroulaient des rencontres très intéressantes autour de ces séances d’installation. On a alors délaissé leur rôle initial qui devenait moins utiles après que les distributions Linux sont devenues techniquement plus accessibles, et l’on a généralisé la pratique de telles rencontres sur des sujets plus divers, ou même sans sujet du tout.

Il est possible cependant que de telles coutumes aient pris la place d’autres plus anciennes, et en aient conservé des caractères. Les voies de la tradition à l’innovation sont impénétrables. Mes amis m’ont même appris que ce n’est que depuis cet automne que sont tenus plus d’un salon chaque soir à Karazan.

Méhmêt et Kalia

« Il n’y a pas longtemps qu’on voit des femmes dans les salons », me dit Méhmêt. Bien sûr on en trouve aussi chez lui à Yatkoussour.

« La mixité pose des problèmes », continue-t-il. « Nous sommes des hommes et nous ne pouvons pas chasser de notre esprit l’idée de possibles rencontres amoureuses. Tu sais combien cette idée peut devenir prégnante pour de jeunes célibataires, et l’effet que peut avoir sur eux l’idée de rencontrer des femmes. »

« Et alors ? » demandé-je. « Il y a plus de femmes dans les salons ici que dans les rencontres de geeks en France, et rien ne dégénère. »

« Comprends-moi bien », répond-il, « il ne me dérange pas que des jeunes hommes rencontrent des femmes, ni même de moins jeunes, ni des hommes mariés et pères de famille. Il ne me dérange pas qu’ils trouvent dans ces salons les occasions de rencontres amoureuses, ni même qu’il se noue de telles relations entre des hommes ou entre des femmes. Grand bien leur fasse, le problème n’est pas là. Le danger est que les salons ne finissent par devenir des prétextes pour de telles rencontres. »

« Il me semble que ce danger ne deviendrait réel que si les salons perdaient leur intérêt », objecté-je. « Je crois que tu inverses le problème. Je crois que les salons pourraient perdre leur intérêt même en demeurant des cénacles d’hommes. »

« Et dans ce cas, plus personne n’y viendrait », me renvoie-t-il. « Mais que se passerait-il si, sans le perdre, ils étaient envahis par des gens qui n’y verraient que des clubs de rencontre ? Tu sais ce qui se passe dès que les relations de séduction prennent le dessus ; nous commençons à faire les malins, nous nous évaluons, nous perdons la curiosité de notre environnement et le sens de la relation fraternelle et égalitaire. »

« Oui, je comprends », dis-je.

« Dieu se serait donné des fils et non des filles ? » nous interrompt Kalia par une citation du Coran. « Il suffit que chacun se tienne à des comportements corrects, noue sans affectation s’il en a envie les rapports amoureux qui lui plaisent, et que tous respectent une certaine discrétion. »

« Excuse-moi Kalia », répond-il, « je ne te visais pas personnellement, mais, tu peux bien me contredire, tu sais de quoi nous parlons. »

« Rassure-toi, je vous comprends », dit Kalia. « L’humanité est sexuée cependant. Ce n’est pas par une séparation entre les hommes et les femmes où elle n’a pas lieu d’être que nous en serons quittes. Nous ne le serons pas plus en réprimant nos pulsions de domination, d’évaluation et de rivalité. Elles n’ont d’ailleurs pas besoin de la présence d’un autre sexe pour nous faire perdre le sens de l’étonnement et de la relation fraternelle. Nous avons plus de profit à en tirer parti. Nous avons plus de profit à puiser dans ces pulsions les ressources que la civilisation émousse, plutôt que de se laisser mener par elles à travers des rapports institués. »

Kalia est ainsi. Je la vois toujours exceller dans la synthèse d’un savoir-vivre raffiné et de la sauvagerie. Elle dirait wildness, qu’il n’est jamais commode de traduire en français.

Certains salons sont plutôt ouverts aux techniques, certains sont littéraires, comme celui près du parc que fréquente Mansour, et où Méhmêt doit faire bientôt une présentation, puisqu’il reste quelques jours supplémentaires à Karazan. Certains sont très généralistes, d’autres spécialisés.

Kalia a même songé à ouvrir un salon dans l’atelier de danse. « Je me demande si ce serait assez grand. – Fais un petit salon », lui a suggéré Zaria.

Le terrorisme dans les lettres

Je crois qu’il existe deux attitudes possibles envers le monde environnant. L’une consiste à fuir tout compromis, à vivre selon ses principes, au risque de se couper du reste du monde ; l’autre, à vouloir imposer ses principes au monde entier, au risque de sacrifier ces mêmes principes à leur réalisation toujours différée, car la réalité résiste, bien sûr. Parfois l’on qualifie l’une de ces attitudes de « radicale », parfois l’autre. Je crois que le terme est en réalité impropre pour chacune dans la langue française. Je crois que, dans la langue française, la radicalité consiste au contraire à réconcilier les principes et la réalité. Littéralement, à chercher dans la réalité les racines des principes.

Il existe un très beau texte, l’un des premiers qui a été écrit en langue française par Étienne de La Boétie : Discours de la servitude volontaire. « Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres », énonce-t-il à propos du tyran. « Je ne vous demande pas de le pousser, de l'ébranler, mais seulement de ne plus le soutenir, et vous le verrez, tel un grand colosse dont on a brisé la base, fondre sous son poids et se rompre. »

Son propos est simple, concis, direct et il va à la racine, la racine de la tyrannie. Des Calvinistes l’ont repris et republiés à leur compte, mais il n’est pas le texte d’un fanatique religieux, La Boétie n’a même jamais embrassé la foi protestante, il est celui d’une pensée radicale, dont il pourrait même se faire le modèle.

Le Discours de la méthode de Descartes est aussi un discours radical, par la place donnée à la radicale subjectivité de l’acteur de l’expérience, de même que ses Méditations métaphysiques avec son cogito ergo sum.

En français, une pensée radicale va à l’essentiel pour le dégager de l’accessoire. La radicalité est donc profondément distincte de l’extrémisme, qui généralement oublie l’essentiel pour se focaliser sur quelques détails, simples à identifier et à stigmatiser.

Voici une partie des notes un peu reformulées, que j’ai prises lors de la présentation de Mansour au cours du salon où il est le plus assidu. Méhmêt était présent, et Zadig aussi était descendu de sa vallée.

Mansour nous a parlé de l’extrême difficulté à traduire la presse française, à cause de la violence du traitement qu’elle inflige au lexique. Selon qu’on décide de traduire le mot employé dans la langue source, ou bien le sens qui lui est donné, on devra choisir des termes différents dans la langue d’arrivée. Naturellement, on doit traduire le sens. On doit traduire le sens qu’un discours donne aux mots. Si l’on traduisait le sens de chaque mot, on induirait le lecteur en erreur. En traduisant le sens du discours, on masque cependant à ce lecteur l’usage que le texte source fait du vocabulaire, et c’est loin d’être un aspect négligeable de l’information.

Mansour critique la presse car elle concerne son activité de traducteur. Elle n’est bien sûr pas seule en cause, si ce n’est qu’elle reprend sans distance le vocabulaire du pouvoir, comme le font à peu près tous les locuteurs et les traducteurs du français, opérant ainsi un lent détachement de la langue d’avec la culture qui l’a fait naître.

Les recours aux guillemets, aux notes ou aux citations ne résolvent pas la question, mais gênent la lecture. Du moins ils ne portent pas réponses aux trois attentes possibles envers ces traductions. On peut en attendre de la simple information, mais cet aspect perd aujourd’hui de son importance, dans la mesure où les sources d’information ne manquent pas et où celles-ci sont sujettes à caution. On peut encore y chercher une information sur la propagande, et dans ce cas la traduction peut laisser perdre l’effet de celle-ci sur sa langue. On peut enfin se préoccuper justement de comment la propagande pervertit le langage. Mansour avance que ce dernier aspect est devenu le plus intéressant.

Je sais bien, c’est précisément ce que je disais le mois dernier ; j’en parlais avec lui et Méhmêt, et il n’en était pas encore bien convaincu. Il m’a donc volé mon idée. Vais-je lui faire un procès ? Bien sûr que non. Il l’explique maintenant mieux que je ne suis seulement capable de le répéter.

Méhmêt est intervenu longuement sur « la terreur dans les lettres », et la conversation s’est prolongée tard dans la nuit entre nous trois. La question qu’avait ouverte Jean Paulhan dans les Fleurs de Tarbes, et qu’il fut loin de clore, restera entrebâillée, mais nous l’avons, je crois, prolongée. Nous en parlions encore en rentrant dans les rues glacées de Karazan, où le vent des montagnes avait fait la place aux étoiles.






Cahier trente-six - Fin d’hiver à Karazan

Kalia m’a dit

« Si tu étais venu il y a quelques années, tu aurais vu des livres et des imprimés à vendre dans toutes les boutiques. C’était souvent de très mauvaises impressions, à la photocopie ou à l’imprimante à jet d’encre dont les lettres fondaient quand on postillonnait sur les feuilles. On trouvait des textes classiques, des plaquettes de poésie locales, des livres en toutes langues venus d’on ne sait où. On ne voyait pas un magasin qui n’eût pas un petit rayon ou un présentoir pour des livres et des polycopies. On n’en trouve plus que rarement aujourd’hui. »

D’une façon de considérer le travail

Ici, si vous travaillez trop ou trop longtemps, on vous fait honte. C’est subtil, et probablement peut conscient, du moins peu pensé. Ici, quand on a accompli un certain travail et qu’on en a tiré assez de revenus, on passe à autre chose, on s’adonne à des activités moins rémunérées.

Si vous travaillez trop souvent et trop longtemps, on vous critique, on se moque de vous, on ne vous prend plus au sérieux. On finira par s’éloigner de vous. On s’inquiétera peut-être d’abord que vous ayez une famille nombreuse, plusieurs pensions alimentaires, des parents malades… On vous interrogera, cherchant peut-être quelques moyens de vous venir en aide. Si ce n’est pas le cas, vous perdrez toute considération.

Quand les gens travaillent, ici, ils éprouvent rarement un besoin d’argent. Ils l’éprouveraient sans doute s’ils cessaient entièrement de travailler, mais ils ne semblent jamais réduits à de telles extrémités. J’ai moi-même expérimenté comment les choses se passent ici. On vous demande ; on vous demande poliment. Il y a un travail à accomplir et l’on a besoin de main-d’œuvre, de compétences, de savoir-faire. On a besoin de vous.

On ne vous proposera pas plus d’argent pour vous convaincre, ces choses-là se discutent collectivement, mais on vous vantera tout l’intérêt du travail que l’on vous propose, l’intérêt pour tous, mais aussi l’intérêt pour vous, l’intérêt expérimental de nouvelles techniques, de nouveaux appareils, l’ambition du projet. On vous flattera au besoin, évoquant vos qualités professionnelles, humaines, mais aussi celles de ceux avec qui l’on vous propose de travailler, l’intérêt de les connaître, de partager vos connaissances, vos compétences.

Et puis on vous le demande comme un service. La requête est souvent présentée par celui-là même qui souhaite, ou qui, pour quelque raison, doit s’arrêter. On n’a pas coutume d’abandonner des collègues dans l’embarras.

Il y a ici un manque chronique de main-d’œuvre. Ce n’est pas étonnant, avec tous ceux qui, à tour de rôle, décident de s’arrêter un moment, et qui sont peut-être aussi nombreux que les chômeurs en Europe, additionnés de tous ceux qui y font des stages ou de petits boulots inutiles et minables.

Pour être incitatifs, les salaires doivent être corrects. Comment parvient-on ici à offrir des salaires horaires assez substantiels pour vous permettre de vivre correctement pendant de longues périodes sans travailler ? En maintenant une forte productivité, évidemment, que l’on obtient en se débarrassant autant qu’il est possible de tout travail improductif. D’ailleurs, ce ne sont pas des salaires, et ils ne sont pas horaires.

Curieusement, quand les gens s’arrêtent de travailler ainsi, ils ne font pas particulièrement la fête, ils ne vont pas boire, ils ne font pas du tourisme, ils ne regardent pas la télé, ils ne hantent pas les discothèques, même pas les salons… pas plus en tout cas que lorsqu’ils travaillent. D’ailleurs, à leur façon, ils travaillent encore.

En remontant le cours de la rivière

En remontant le lit de la rivière à partir du pont près de chez Kalia, on sort très vite de la ville. Le problème est qu’il n’y a pas de voie qui longe la berge. Vous trouvez bien par endroits un petit sentier de pêcheur, mais la plupart du temps, vous devez marcher sur de gros cailloux ou sauter des rochers. On croise en effet toujours quelques pêcheurs sur une rive ou l’autre depuis que la rivière n’est plus gelée.

On ne trouve pas de végétation sur les deux premiers kilomètres, seulement quelques bois secs échoués. Vous longez des jardins sur le derrière des rangées de maisons, d’où parfois quelqu’un vous salue, ou un chien vous aboie en agitant la queue. Puis les constructions se font plus basses et plus clairsemées, deviennent rares, jusqu’à une étroite vallée, une large gorge où la marche se complique encore, mais où vous ne tardez pas à pouvoir rejoindre un chemin de terre en aplomb de l’Ourkhan dont les eaux sont devenues tumultueuses.

La rivière est basse en cette saison. Elle est gelée à quelques dizaines de kilomètres plus haut, comme ses affluents des vallées environnantes, mais son niveau monte chaque jour en même temps que le soleil sur l’horizon.

Comment on sent le climat chez Kalia

On sent bien le climat dans l’appartement de Kalia. Ce n’est pas seulement une façon de dire que son appartement serait dur à chauffer et mal isolé. Oui, je porte le plus souvent une laine et une veste de peau retournée que j’ai trouvée au marché de Karazan, mais je ne ressens pas le froid. Je ressens le climat, ce n’est pas la même chose. J’ai une très nette sensation du temps qu’il fait dehors, et cette impression est loin de m’être désagréable.

Pour moi, avoir froid est d’abord sentir mes doigts glacés par le métal de mon stylo. Cette sensation n’est pas seulement déterminée par la température telle que la donnerait un thermomètre, ni même la pression telle que l’indiquerait un baromètre, ni par le taux d’humidité. La question est simple : soit le métal de mon stylo refroidit mes doigts, soit mes doigts le réchauffent. C’est l’un ou l’autre, c’est oui ou non, blanc ou noir, un ou zéro. C’est une mesure exacte pour déterminer si la température ambiante me convient ou non.

Je peux donc affirmer que dans l’appartement de Kalia, je n’ai pas froid. Mes doigts réchauffent le métal de mon stylo, mais je ressens fortement le temps qu’il fait dehors.

Quand je vois de bon matin ces nuages de brume, s’élevant comme des fumées blanches qui découpent les formes des montagnes lointaines, leurs pentes noires de forêts trempées et glacées, je n’en ai pas seulement une impression visuelle, mais j’en éprouve aussi une forte perception corporelle, une sensation dermique.

Je la ressens parfois au réveil du fond de mes draps, et il me semble alors que je la vois. Je vois avec ma peau les fumées claires des maisons qui se mêlent à toutes les gammes de gris des nuages bas, à moins que ce ne soit un ciel rose et glacé que le soleil à peine caché dore déjà. Je les vois avec la peau, et c’est terriblement sensuel ; ça me tire du lit pour plonger dans l’éveil.

Un maître de musique

Ici l’on écoute peu de musique, on en joue plutôt. Des gens se retrouvent pour en jouer, pas pour l’écouter. L’été, on voit des groupes de musiciens dans les parcs ou les places. L’hiver, ils se réfugient dans les bars ou les lieux fermés les plus divers. On ne joue pas pour un public, on ne demande pas de cachet, ni d’aumône. On joue entre soi, et tant mieux pour le voisinage s’il apprécie ce qu’il entend.

Parfois ce ne sont que trois, quatre, cinq jeunes gens qui jouent discrètement dans le fond d’une salle. Parfois la rencontre semble moins improvisée. Le groupe est plus nombreux, mieux organisé et bien rodé semble-t-il. Parfois la rencontre d’un plus grand nombre encore de musiciens paraît spontanée ; de nouveaux venus s’agrègent, et s’ils n’ont pas d’instrument, battent dans leur mains. Mais on trouve toujours des instruments ici.

Je ne connais rien d’équivalent en Europe que le flamenco. J’en ai fait écouter à Farik. C’est lui et ses élèves qui généralement accompagnent Kalia et les siennes quand elles dansent. J’ai fait écouter à Farik des musiques de chez moi, des chants corses et sardes aussi.

Farik est maître de musique. Cela veut dire que vous le payez pour qu’il vienne jouer avec vous. C’est une pratique courante : un groupe de musiciens paye un maître de musique pour qu’il vienne jouer chez eux, les guide, leur enseigne la perfection de leur art. On devient maître de musique seulement en étant meilleur que les autres ; et en connaissant parfaitement les classiques. Accessoirement, les maîtres de musique enseignent à l’université, mais il ne suffit pas d’y enseigner pour devenir un maître de musique.

Farik est aussi un compositeur contemporain. Les principes de la musique contemporaine sont exactement les mêmes que ceux de la poésie contemporaine tels que Méhmêt me les a expliqués : connaître les classiques, s’en inspirer, mais créer exactement comme le firent ces classiques avant qu’ils ne devinssent des classiques.

En règle générale, Kalia n’a pas besoin de Farik ni de son groupe expérimental quand elle travaille dans son atelier. Des accompagnements enregistrés lui suffisent. Farik vient pourtant souvent seul ou avec ses élèves pour ajuster sa musique aux chorégraphies de Kalia.

Il n’ajuste pas seulement sa musique ; il s’inspire de son travail. « Beaucoup de mes compositions, et beaucoup de ses chorégraphies sont des coproductions », m’a-t-il confié, « même si nous pouvons les exécuter séparément, et même les prolonger dans des directions différentes. »

Ramzo m’a écrit

Ramzo m’a écrit. « Nous avons fini. Comme je vois que tu apprécies le pays, si tu veux revenir chez moi, ma porte t’est ouverte. La neige a recouvert la vallée et la rivière est encore gelée, mais tu sais combien le village est ensoleillé, et la neige y a presque complètement disparu. Dans tous les cas, je serais content que tu reviennes passer quelques jours ici avant que tu ne repartes, si du moins tu l’envisages. »

Il avait accompagné son courriel d’une photo de son chat au bord du précipice pour accréditer ses dires.

En train

« Je ne comprends pas ce qui te perturbe dans la nouvelle réforme de l’orthographe du français », me demande Méhmêt assis sur la banquette en face de moi, à contresens du train qui monte cahotant vers Ranctoro. Il s’y attardera un peu chez Kalia avant de reprendre la route vers Yatkoussour. « Il est normal que de loin en loin on revoie les règles d’une langue. – Je ne conteste pas cela, dis-je, je conteste l’autorité qui en prend l’initiative. »

« Quelle est-elle ? » ajoute-t-il encore alors que la voiture pénètre dans un nouveau tunnel. Ce train est extrêmement lent, bruyant, et remue tellement que je me demande s’il m’aurait été possible d’y écrire si j’avais voyagé seul.

« Justement, je n’en sais rien », réponds-je. « Personne n’en parle et l’on ne trouve rien en ligne. Du moins on n’y trouve rien de postérieur à 2013, et même alors, le site a si peu de liens externes qu’on pourrait croire à une blague. La presse fait tout un tapage sur la question, mais celui-ci ne renvoie qu’à la presse qui l’anime, au ministère de l’éducation et aux dénis de l’Académie Française. Le site du Syndicat des Correcteurs d’imprimerie n’en parle même pas. On ne sait pas seulement qui prétend dire aux francophones comment ils doivent écrire leur langue. Avoue que c’est cavalier, et pour le moins, étrange. »

« C’est dans l’ordre du temps », conclut Méhmêt, pendant que Kalia revient dans le compartiment. Elle s’était levée pour regarder à travers les vitres du couloir la vue plongeant sur une vallée enneigée adjacente à celle de l’Ourkhan. Ce trajet compense tous ses inconvénients par les visions splendides qu’il offre du pays.

Kalia a décidé de monter quelques jours dans sa maison de Ranctoro pour m’accompagner voir Ramzo.

Retour à Tourba

« Le travail ne produit pas de la monnaie, voyons Jean-Pierre, le travail produit des kilowatts, des chevaux-vapeur, des calories, des kilobits-seconde, des déchets carboniques, des becquerels… La monnaie peut servir à faciliter des échanges entre travail et produits du travail, même si, pratiquement, elle sert plutôt à mesurer la servitude ; mais elle ne produit rien. La politique peut être une façon de gérer la monnaie pour la rendre utile au travail, même si pratiquement elle sert surtout à défendre les propriétaires des dispositifs de production, des capitaux et des brevets ; mais seul le travail produit. Aussi devons-nous d’abord savoir comment et pourquoi nous travaillons, et les réponses ne peuvent qu’appartenir aux travailleurs eux-mêmes. Pour donner ces réponses, nous avons besoin de compter des kilowatts, des chevaux-vapeur, des calories, des déchets carboniques, des becquerels… Compter de la monnaie ne répond pas à la même nécessité. »

Ramzo n’a pas changé depuis que je l’ai quitté au début de l’automne. Me voilà donc revenu à mon point de départ.




Table des matières


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© Jean-Pierre Depétris, mai 2015

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Adresse de l'original : http://jdepetris.free.fr/Livres/dans_les_vallees/




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