Dans les Vallées

Jean-Pierre Depetris, mai 2015.

Dans le Starkiz - Les chevaux du Starkiz - Les festivités de Bastsec - Encore à Bastsec - Suite

Table des matières





Cahier vingt-et-un - Dans le Starkiz

Les prochaines nouvelles

Il est un site local auquel celui de Mansour renvoie souvent. Je ne peux le lire car il est en langue locale, en ousghab. On dit cette langue proche du dari, mais pour ce que j’en connais, elle me parait l’être davantage du farsi, du moins pour la grammaire. La grammaire du farsi est une des plus complexes du monde, rendant cette langue à la fois précise et subtile, quoique difficile à traduire, du moins sans y introduire de lourdeurs.

L’intitulé du site pourrait être rendu par « les prochaines nouvelles ». C’est là que réside son originalité : il annonce les événements avant qu’ils n’aient eu lieu. L’information peut les précéder de quelques jours, quelques semaines ou quelques mois selon leur nature, mais elle les précède bien, et se trompe rarement. (On me dira que de telles nouvelles n’auraient pas beaucoup d’utilité dans nos régions, où chacun les aurait oubliées avant que les événements ne se produisent.)

Bien sûr, il arrive aux rédacteurs de se tromper, mais ne se trompe-t-on pas aussi bien quand on annonce des événements après qu’ils ont eu lieu ? Combien de fois la presse atlantique a-t-elle annoncé l’entrée massive de forces russes en Ukraine, et avec des photos et des vidéos à l’appui ? Et même une vingtaine de siècles après, ne dit-on pas toujours que Néron a fait enflammer Rome ? Le temps importe peut-être donc moins qu’on ne le croit. Dans l’ensemble, les informations que donne par avance ce site, sont plus fiables que celles que la plupart des autres proposent après coup. D’un point de vue épistémologique, on peut trouver ceci intéressant.

Mansour m’a proposé d’aller voir son principal rédacteur avec lui. Il habite dans la vallée du Starkiz, de l’autre côté des hautes falaises du Carac-al-Itoum où nous sommes passés un jour, Ramzo et moi, pour essayer la camionnette. Il s’appelle Zadig, comme le roman de Voltaire, mais il n’y a peut-être aucun rapport.

Karazan est plus proche à vol d’oiseau du Carac-al-Itoum que de la vallée du Djirac, et si nous avions eu des ailes le mois dernier, le plus simple aurait été d’en survoler les crêtes pour nous y rendre de chez Ramzo. Ce passage direct par le col en évitant le long détour de la vallée de l’Ourkhan aurait sinon été une expédition des moins commodes, sans autres routes que des sentiers muletiers.

Le curseur imaginaire du présent

« Si nous parvenons si facilement à décrire des événements futurs, c’est qu’ils ne sont peut-être pas si futurs qu’ils le paraissent », dit Zadig. « Rien n’est moins évident que de définir où se situe exactement ce curseur imaginaire que nous appelons le présent. Songe à l’éclair et au bruit du tonnerre. Est-ce prédire le futur qu’annoncer le tonnerre quand tu vois tomber la foudre ? En un sens oui, puisque le son n’est pas encore présent, mais l’ébranlement de l’air a déjà eu lieu quand la foudre est tombée. Plus simplement encore, quand tu fais feu sur un gibier qui court ou qui vole, tu tires devant lui, soit en un lieu où il n’est pas encore. Où se situe donc ce curseur imaginaire du présent qui délimite les champs du futur et du passé ? »

À Carstan

Dans la haute vallée du Stakis où Zadig habite, la plaine cultivable est étroite. Carstan, son village, s’est ramassé autour d’un amas rocheux comme pour ne pas la gaspiller. Il y a du rocher partout dans Carstan, autour duquel les maisons se sont dispersées comme elles le pouvaient.

Il en est un qui couvre partiellement une fontaine sur la place centrale, et le lavoir qui la prolonge, là où s’arrêtent les cars. Des esprits ingénieux ont pensé à cimenter de petits espaces horizontaux dans ses anfractuosités pour en faire des plans où l’on puisse s’asseoir. J’imagine que pendant des générations, des gens ont dû s’installer là à regarder s’arrêter et boire les chameaux, avant que quelqu’un ne songe à gâcher du ciment et à le mêler à des graviers dont les arêtes sont déjà lissées.

La danse orientale semble toujours très prisée par ici. J’ai vu un groupe de jeunes filles qui s’y exerçait dans un coin de la place. Celles-ci n’étaient pas accompagnées par de jeunes musiciens, comme au parc de Karazan, et j’ai d’abord été surpris de les voir bouger en silence comme des herbes sous le vent. Plus attentif, j’ai remarqué ensuite l’écouteur qu’elles portaient dans leurs oreilles. Je leur ai vu sortir plus tard leurs ordinateurs de poche pour sélectionner, je suppose, une nouvelle musique.

Elles dansaient en survêtement. Contrairement à ce que pratiquent les cabarets exotiques, une danseuse ne doit pas montrer ses jambes. Si l’on voit seulement un mollet, ce n’est pas de la bonne danse orientale. La danse orientale laisse plutôt oublier le mouvement des jambes, et donne au corps une impression de flotter (mais pas une impression immatérielle). Ce n’est pas non plus le ventre qui est mis en évidence, malgré les hanches et le nombril dénudés, mais le mouvement de tout l’arc spinal de la tête au bassin.

La danse orientale est dirigée vers le haut, et non vers le bas. Il n’est pas nécessaire de sauter pour cela. D’ailleurs les danseuses masquent parfois aussi le bas de leur visage. Ce n’est pas par souci d’anonymat, ni même par pudeur ; c’est pour donner toute son importance au regard plutôt qu’au sourire. Elle est bien plus une danse du regard, qu’elle ne le serait du ventre. Kalia m’a expliqué tout ceci. J’admets que ce n’est pas immédiatement ce que nous remarquons, à plus forte raison si nous sommes culturellement prédisposés à associer la danse aux jambes, et à négliger les regards au bénéfice des sourires, tellement plus faciles à composer. « Les yeux, c’est pour dire », me répétait Hanna, « la bouche c’est pour mentir. »

« Seules les femmes pratiquent-elles la danse orientale ? » demandai-je à Mansour quand nous attendions Zadig au café de la place. « Pas du tout, les meilleurs danseurs sont des hommes. Mais si bien des femmes se plaisent à la pratiquer, la plupart des hommes, plus timides, craignent de se ridiculiser en ne dansant pas assez bien. Je crois qu’il en va de même en Europe, non ? où beaucoup de femmes pratiquent la danse, mais peu d’hommes, s’ils ne sont pas des danseurs professionnels. »

De l’écriture en ousghab et de l’alphabet arabe en général

Je ne sais pas si le village où je suis s’appelle bien Carstan et non Carastan, ou même Carasatan. On a l’habitude ici de ne pas écrire les accents, c’est-à-dire les voyelles, qui ne marquent la plupart du temps, il est vrai, que des flexions grammaticales supposées connues de chacun, ce qui ne manque pas de laisser l’étranger embarrassé quant à la prononciation exacte des noms propres notamment. Il est rare en ousghab qu’une syllabe ne soit pas associée à chaque consonne, mais on avale souvent les voyelles en parlant vite.

Cette habitude de ne pas écrire les voyelles permet cependant de prendre des notes quasiment à la vitesse de la parole, comme de la sténo. J’imagine qu’elle doit favoriser l’enseignement de l’écrit, et permettre d’acquérir plus aisément du style, en réconciliant l’écriture avec la parole. J’ai remarqué dans les pays qui utilisent l’alphabet arabe, que si l’on y trouve beaucoup d’analphabètes, ceux qui savent écrire, écrivent bien. On y passe plus naturellement en somme de la case analphabète à la case lettré.

On peut se demander pourquoi tant de gens ne savent pas écrire avec un alphabet aussi facile à acquérir et à manipuler que celui de l’arabe, alors qu’en d’autres lieux, de larges pans de la population savent depuis des siècles utiliser des systèmes idéographiques qui semblent pourtant excéder les aptitudes cognitives de l’espèce, comme celui du chinois. On en soupçonnerait un goût de l’esprit humain pour la difficulté, qui fait que les choses simples cessent vite de stimuler son intérêt. D’un autre côté, les grammaires du chinois et des langues voisines sont plus simples, et elles sont plus faciles à apprendre que l’arabe et la plupart de celles qui utilisent son alphabet, aussi peu d’étrangers les parlent.

De l’irrémédiable et de l’imprédictible

On pourrait cependant expliquer, au contraire, que le farsi ou l’arabe se sont étendus si loin de leurs nations d’origine, parce que la civilisation persane, puis arabo-persane, conquit de vastes territoires, alors que les Chinois ou les Japonais préférèrent s’enfermer à l’abri de leur muraille ou de leurs mers. On pourrait cependant inverser ce raisonnement et dire que les Arabes et les Iraniens étendirent leur empire parce que des peuples se trouvaient un goût pour pratiquer leur langue et leur littérature. Cependant, la Chine elle aussi est un vaste empire, de toute évidence construit avec des liens solides puisqu’il est le seul à avoir survécu depuis l’antiquité, et il dut bien, lui aussi, être conquis. Nous savons qu’il ne le fut pas moins par la langue et la culture, disons que le sabre y suivit la plume, ou plutôt le pinceau.

Mais pourquoi le japonais ne fut-il jamais pratiqué très au-delà de l’archipel ? Probablement parce qu’il était contenu par cette insularité elle-même… Il est toujours étonnamment facile, quoique la plupart du temps un peu vain et confus, de trouver autant qu’on en veut des causes aux faits. Il l’est tellement moins d’en prédire les conséquences, que nous en nourririons des soupçons sur la causalité. Il est là, au fond, le fugace curseur du présent : dans cet insaisissable passage entre des faits irrémédiables, du « fait une fois pour toutes », et le fil du rasoir de l’imprédictible… à moins que ce ne soit son trait de plume… ou de pinceau.

Zadig ne ferre pas les chevaux

Zadig ne ferre pas les chevaux. Personne ne ferre les chevaux à Carstan, ni dans toute la vallée du Starkiz. « S’ils ne parcourent pas plus de trente kilomètres par jour et ne portent pas une charge supérieure à celle d’un homme normal, un cheval n’a pas besoin de fers », m’affirme-t-il.

Pour des charges plus lourdes, les chameaux ne manquent pas, j’imagine, mais le goudron des routes use pourtant rapidement la corne.

« Tu as vu beaucoup de routes goudronnées dans la vallée ? » me répond Zadig. « De toute façon, les routes ont des talus, et quelques kilomètres sur de l’asphalte n’useraient pas la corne plus vite qu’elle ne repousse. »

Je sais que le fer à cheval est apparu en Europe pendant le moyen-âge, mais je serais bien surpris qu’il ne soit pas né ailleurs. Zadig n’en sait pas davantage. Il est vrai que son besoin s’est surtout fait sentir à l’époque où les Romains commencèrent à sillonner leur empire de voies dallées qui usaient abondamment les cornes des chevaux. Les armées antiques en furent souvent retardées. Ils avaient coutume aussi, sur les terrains abrasifs, de protéger les membres de leurs bêtes par des manchons de cuir.

Je sais bien que ferrer les chevaux ne va pas sans désavantages. D’abord, en protégeant la corne, ils ne l’empêchent pas de pousser, et l’on est donc forcé de la couper régulièrement. Comme les fers, eux, s’usent à sa place et ne se renouvellent pas, on doit de toute façon les changer souvent. Les clous alors, inévitablement, finissent par abîmer le sabot. En les plantant, on risque également de blesser l’animal. Une grande dextérité est nécessaire pour planter un clou sans atteindre une zone sensible, en lui donnant exactement l’inclinaison nécessaire pour qu’il traverse la corne en ne ressortant ni trop haut ni trop bas sur le côté du sabot, où il est coupé et recourbé. J’en serais personnellement incapable. La tige de ces clous est longue, plate et relativement souple. On peut la tordre entre ses doigts. Il n’est déjà pas facile de les planter sans les plier.

Appliquer un fer rougi ne suppose pas moins de dextérité pour ne pas toucher la partie sensible qui forme une pointe charnue au cœur du sabot. Même le plus habile artisan finira par blesser un jour ou l’autre le pied de l’animal, provoquant toujours, même si elle est légère, un début d’infection qu’il lui faudra soigner. C’est pourquoi beaucoup de maréchaux-ferrants font dans ces vallées aussi fonction de vétérinaires, voire de médecins, ou au moins de pharmaciens, et à l’occasion, de barbiers.

Zadig

Zadig élève des chevaux dans la vallée du Starkiz avec ses frères et leurs enfants ; lui-même a deux fils. C’est un quinquagénaire à la forte carrure, dont une fine barbe encadre le visage carré. Bien sûr, il n’a jamais pu fournir le même travail que les autres, s’étant depuis toujours consacré aussi au vaste monde, et à la publication.

« C’est toujours un pénible problème », m’explique-t-il, « de faire comprendre à des gens qu’en se tenant assis à un bureau à lire ou à écrire, on travaille. Et l’apparition du numérique n’a rien arrangé. »

« Maintenant qu’on ne peut plus rien faire, même s’occuper de bêtes, sans un écran et un clavier », m’étonné-je, « on aurait pu imaginer qu’une telle impression allait se modifier. »

« L’écran et le clavier sont devenus aussi des objets de divertissement, et le fait qu’on les utilise quoi qu’on fasse, ne fait pas entrer dans les mœurs que ce sont des outils de travail. »

Il saisit son chat qui vient de sauter sur le bureau. « Il n’y a que lui qui comprenne », dit-il en le caressant. « Lui sait quand je travaille, et il vient me voir. Le travail est sans doute pour les chats un mystère qui les fascine, et je suis sûr que c’est ce qui les attache aux hommes. Eux ne s’y risqueraient pas, même si nous partageons la curiosité. »






Cahier vingt-deux - Les chevaux du Starkiz

Du cerveau

Je ressens toujours une impression bizarre quand je décapuchonne mon stylo et que j’ouvre mon cahier sans avoir le moindre soupçon de ce que je vais écrire. Je l’ignore en effet presque toujours et, autant l’avouer une fois pour toutes, c’est la principale raison pour laquelle j’écris. Lorsque je parle, aussi, il m’arrive de m’étonner de ce que je m’entends dire. Il m’arrive de me dire, comme David Niven dans le film le Cerveau, « je ne savais pas que j’étais aussi intelligent ». Bien sûr, je ne le suis pas, je ne le sais que trop. Je parviens à formuler quelques idées qui tiennent debout à l’aide seulement de quelques bonnes techniques quant à l’emploi du langage. Sans ces outils cognitifs et la façon dont j’ai appris à m’en servir, je ne penserais pas grand-chose, et je ne serais pas plus capable qu’une abeille de compter au-delà de cinq.

Oui, je viens d’apprendre que les abeilles savent compter jusqu’à cinq, ce qui est aussi la limite de l’intelligence humaine, du moins sans l’aide de solides prothèses cognitives qui nous ouvrent alors des voies non seulement vers l’infini, mais jusqu’à la profusion. Nous sommes toutefois capables, intuitivement et sans l’aide de représentation, de compter jusqu’à cinq comme les abeilles.

« Combien serons-nous à table ? – Cinq. » Jusque-là, nous pouvons répondre sans compter. Après cinq, nous devons déjà réfléchir. Une chercheuse a fait des expériences avec des abeilles. Elle a marqué des nombres avec différentes formes, ronds, carrés, triangles… et en modifiant aléatoirement leurs couleurs. Les abeilles les identifiaient rapidement.

Comment des abeilles y parviennent-elles avec si peu de neurones même pas coordonnées dans un organe central, c’est non seulement ce qu’on ne sait pas expliquer, mais aussi ce qui met en cause tout ce qu’on croyait savoir sur l’intelligence. Zadig me l’a appris. Il élève aussi des abeilles, et connaît beaucoup de choses sur elles.

« Tu dis que j’élève des abeilles, mais d’un certain côté, ce sont elles qui nous élèvent », m’a-t-il confié. « Elles ne sont pas au sommet de la chaîne alimentaire, ni à la base ; elles en sont au fondement. En fait, elles ne craignent aucun prédateur, mais ne prennent non plus aucune vie. Elles se contentent d’un pollen en surabondance, dont elles ne font pas seulement du miel, mais le dispersent loin de sa souche, assurant la fécondation des végétaux, et indirectement l’alimentation des animaux. »

Parfois Zadig a de drôles d’idées :

– Toi qui es français, tu dois connaître le journal Acéphale. Méhmêt en a traduit de longs extraits. Eh bien je me demande parfois si le développement d’un cerveau était une bonne stratégie évolutive pour les vertébrés.

– Les abeilles n’ont pas de cerveau, mais elles ont une tête.

– Oui, mais elles peuvent vivre sans. Elles n’y ont du moins aucun organe vital. Sais-tu que des chercheurs ont coupé la tête à des insectes pour voir ce qui se passait ? Je crois que le Très Haut ne peut pardonner de tels actes.

– Tu disais toi-même qu’on partageait avec les chats la curiosité. N’est-il pas normal qu’on en partage aussi la cruauté ?

Comme un bernard-l’ermite

Comme le bernard-l’ermite se déplace avec sa maison, et en change au besoin, grâce à l’invention du transistor, je me déplace avec mon bureau. Parfois je tremble en songeant à ce que cette cassette compacte contient. Que ferais-je sans elle ? Certes, comme le bernard-l’ermite avec sa coquille, j’en changerais, car le contenu du disque de mon portable est évidemment sauvegardé en de multiples lieux. J’en transporte aussi la quintessence dans une petite clé qui ne me quitte pas, et que je pourrais ouvrir sur n’importe quelle machine. Mais si tout cela disparaissait, que deviendrais-je ? Comment ne pas penser à l’insecte sans tête qu’évoquait Zadig ?

Je me demande si mes contemporains conçoivent bien ce dont je parle ; s’ils se rendent compte dans quoi ils ont mis leur tête, à quoi ils en confient le sort. À qui le confient-ils ? Il est certain qu’ils s’en déchargent. Quand j’y songe, j’en tremble.

Je me déplace donc avec mon portable en bandoulière, mais à cheval cette fois. Zadig m’a proposé de l’accompagner pour conduire ses chevaux jusqu’à la basse vallée de l’Ourkhan où l’hiver est moins rude. Je pourrais, si je le souhaite, les abandonner à Karazan, ou si je suis trop fatigué par ce voyage.

Je ne pouvais décemment pas refuser une telle expérience, même si j’anticipe ce qu’il m’en coûtera de courbatures. Heureusement, on ne connaît ici que de petits et nerveux chevaux ouzbeks, à la croupe moins large que les robustes percherons français qu’il m’arrivait de monter avec mes cousins dans mon adolescence.

Un dispositif ingénieux

« Qu’est-ce que c’est que ce machin ? » demandé-je, m’apprêtant à monter le cheval que me présente Zadig. « Une dynamo. – Vos chevaux sont électriques ? » Zadig rit. « Justement, ils ne le sont pas. C’est pour recharger les batteries. »

De loin, j’avais cru voir une pique comme en utilisent les gardians camarguais. C’en est bien une, un peu plus fine, plus longue et plus souple. Elle est en fibre de verre et peut bien être utilisée pour guider les chevaux ; sinon, elle reste tenue dans un manchon de cuir fixé à la selle, et sert de support à une dynamo éolienne.

Le corps de la dynamo est fixé à la hampe par une attache à cliquet qui permet de l’ôter ou de la remettre d’un geste simple. Elle est actionnée par une hélice, ou plutôt une turbine, ou encore une synthèse des deux, rappelant ces jouets d’enfants que l’on trouvait jadis dans les foires. Des flammes de tissu lui sont attachées, à l’évidence dans un but seulement décoratif, donnant de loin à l’ensemble l’apparence d’un emblème barbare. La dynamo alimente un condensateur dans un sac attaché à la selle près de la hampe.

« Ça produit assez de jus ? » demandé-je étonné. « Suffisamment. La dynamo fait nettement plus de tours que celle d’un vélo, » insiste Zadig. « Tu accumules vite tes cinq-mille milliampères-heure s’il y a du vent ou si tu galopes un peu. »

Voyant que je reste dubitatif, il précise : « Le principe est moins dans l’énergie que tu captures que dans la façon dont tu la démultiplies. »

Parmi les hordes

Le climat froidit rapidement entre octobre et novembre. Le soleil reste cependant très chaud l’après-midi. La chaleur devient même insupportable avec cet air sec et ce ciel limpide, si dépourvu de nébulosité qu’il semble faux, et qu’il donne une impression d’image de synthèse. On supporte à peine une chemise, qu’on garde pourtant bien boutonnée car la morsure du soleil est intense.

Nous sommes cinq. Un des fils de Zadig, Sadi, et deux hommes du village nous accompagnent.

– Tu as donné un beau nom à ton fils, dis-je, celui d’un grand poète persan de Shiraz.

– Je le lui ai donné en pensant à Sadi Carnot.

– Pourtant son père, Lazare, le Grand Carnot de la Révolution, lui avait donné son prénom en songeant au poète.

La vallée du Starkiz est profonde et large, barrée au nord par les hautes parois du Karac-al-Itoun. Nous passons des heures en selle, à bavarder parfois de choses et d’autre, ou en restant le plus souvent silencieux.

– Tu aimes la poésie de Sadi ? me demande Zadig.

– Oui, il a introduit dans la poétique arabo-persane des ressources de l’Extrême-Orient. Il pratiquait le chinois et a voyagé en Chine. Il a eu une certaine influence sur la poésie malaise et soundanaise que l’on retrouve même encore dans la chanson contemporaine.

– Je n’ai jamais rien entendu de tel. D’ailleurs on ignore presque tout de ses voyages, sauf si l’on prend pour argent comptant ses récits et ses contes. Sadi a influencé Goethe quand celui-ci a écrit son Diwan, et plus récemment, Aragon pour le Fou d’Elsa. Ceci, du moins, est avéré. Et puis comment peux-tu connaître l’influence de Sadi en Asie du Sud-est, puisque tu n’en connais pas les langues ?

– Je l’entends d’autant mieux que je les comprends moins.

Le lendemain de notre départ, nous avons rejoint les hordes de chevaux et nous les avons regroupés le jour durant.

J’imagine qu’une longue expérience doit être nécessaire pour rassembler ainsi les bêtes. Il y a beaucoup d’intelligence dans ces dispositions des hommes et des chevaux et dans leurs mouvements, ou peut-être aussi bien une absence totale d’intelligence, ou plus exactement une intelligence purement corporelle qui amène tous ces êtres à adopter les déplacements les plus économiques. J’entends « intelligence » ici dans le sens où l’on peut dire « être en intelligence ». Pour participer à celle-ci, on doit comprendre la hiérarchie qui existe entre les bêtes elles-mêmes.

« J’imagine, Zadig, que tu dois apprendre beaucoup à garder ainsi des chevaux. »

« Tu veux dire, pour annoncer les prochaines nouvelles, pour informer des événements avant qu’ils n’aient eu lieu ? » me comprend-il immédiatement. « Je n’y ai jamais réfléchi, mais il est probable que j’y ai acquis des postures d’esprit qui m’aident à percevoir intuitivement les mouvements humains. »

Je sens bien que je tiens moi aussi ma place dans ce vaste ballet, tout en demeurant incapable de comprendre comment. À moins que ce ne soit mon cheval qui s’occupe de tout en croyant m’obéir.

« Sais-tu », continue Zadig, « que les castes qui dirigent le monde ne sont pas diplômées pour avoir appris autre chose que ces équidés font sans y penser, machinalement ? Ne crois surtout pas que l’étudier leur donne une plus grande mainmise sur les événements et les projets. Leurs analyses et leurs réflexions les font agir plus machinalement encore. »

Glacé jusqu’aux os

Quand le soleil passe derrière les montagnes, le froid devient plus vif. Nous ramassons du bois pour faire du feu et cuire le gibier. Nous partons tour à tour à deux chasser pendant que les trois autres s’occupent du troupeau. Nous avons pris des provisions, mais pourquoi les consommer quand nous pouvons avoir de la nourriture fraîche ? Nous nous roulons ensuite dans nos couvertures et nos fourrures.

En plein air, il vaut mieux dormir roulé sur soi comme les bêtes, pour conserver sa chaleur. Je n’en ai plus l’habitude, et quand je me lève dans l’aurore glacée, les courbatures de la nuit s’ajoutent à celles de la chevauchée.

Au matin, juste après l’heure rouge, quand l’aube devient dorée, un froid terrible s’abat. Tout est couvert de givre. L’abandon, s’abandonner est la seule issue alors, s’abandonner au froid parfumé qui nous saisit, à sa vigueur, comme font les hommes ici en priant au jour qui pointe.

« Le froid, c’est dans la tête », m’a dit Sadi. Il n’a pas vraiment tort, « mais », lui ai-je répondu, « après un certain âge, le froid, c’est aussi dans les os. »

L’Université nomade

« Je n’aurais jamais pu revenir élever des chevaux sans l’informatique et l’internet », me dit Zadig en allumant le feu pendant que je prépare le café. « Il y a vingt ans, j’ai commencé à penser que c’était possible : concilier une vie d’homme, les pieds sur sa terre, sans renoncer à celle de l’esprit, qui exige au moins la présence des livres, ce qu’il n’est pas facile de transporter à cheval. »

Il souffle sur les flammes qui commencent à onduler sur les brindilles, puis y jette quelques pignes qui se mettent à crépiter, et ajoute : « C’est bien pour les jeunes qui peuvent faire des études sans quitter le pays. »

« Tes fils ont fait des études par télé-enseignement ? » m’étonné-je.

« On l’appelle l’université nomade », m’explique-t-il. « Les jeunes s’y inscrivent en groupe par localités. Ils suivent des cours et des travaux pratiques à l’université, mais ils n’y sont pas tous présents, ni toujours les mêmes. Comme ils sont regroupés, les professeurs nomades peuvent se déplacer aussi vers eux. Le système marche bien ; il donne de bons résultats, plutôt meilleurs que ceux de l’enseignement traditionnel. »

Nous faisons le feu entre des pierres. Nous en choisissons de grosses que nous montons les unes sur les autres. Nous laissons assez d’espace entre elles pour que l’air y circule, et nous le colmatons au besoin avec des pierres plates si nous voulons en baisser l’intensité, pour cuire la viande plutôt que la calciner, par exemple, ou pour que le feu dure plus longtemps la nuit quand nous nous endormons.

Les mots « université nomade » me font imaginer des professeurs sur leurs chameaux cherchant la piste de leurs élèves dans ces vastes territoires, ou bivouaquant la nuit et laissant les feux allumés pour éloigner les bêtes sauvages, mais je suppose qu’ils prennent plutôt le car comme tout le monde.






Cahier vingt-trois - Les festivités de Bastsec

À Bastsec

L’arrivée des chevaux dans la vallée de l’Ourkhan est toujours l’occasion de festivités. Les gardiens et la jeunesse locale s’y livrent à des rodéos sur des étalons sauvages. On y fait aussi concours de toutes les prouesses hippiques imaginables.

« Oui, Mansour a raison », dit Zadig. « J’ai lu le travail de sa femme Cintia. On assiste aujourd’hui à une implosion des cadres du savoir. »

Nous avons installé notre campement sur une rive de l’Ourkhan, en face de la petite ville industrielle de Bastsec. On la rejoint par une passerelle, si l’on ne veut pas faire le détour et passer par les deux ponts en amont et en aval. L’étroite plaine délimitée par les deux rivières et la côte, n’est pas cultivée, et probablement trop sèche pour l’être. Pourtant les pierres ont été retirées des champs, et forment des clapiers qui divisent de petites surfaces rectangulaires du plus curieux effet lorsqu’on les voit de haut en descendant de la vallée.

« La plupart du temps, en toute civilisation, chacun se doit de posséder un savoir minimum », poursuit Zadig. « Appelons-le un Savoir Minimum Intégré par Chacun, un SMIC. Celui qui ne le possède pas se trouve de fait en situation d’étranger. Les élites ont aussi leur propre SMIC. » (Je traduis bien sûr un peu librement le jeu de mots.)

D’autres hordes et leurs gardiens nous attendaient ou nous rejoignent des vallées environnantes, et des gens sont venus de toute la région pour assister ou pour participer aux concours et aux joutes, dressant leurs tentes un peu partout. Des marchands ambulants aussi, sont arrivés en ville pour profiter de l’affluence. Nous avons ce matin très tôt conduit nos chevaux le long des dernières pentes du Starkiz, en aplomb du camp, parmi les prairies encore chargées de l’humidité de la nuit, et les cailloutis.

Le Savoir Minimum Intégré par Chacun

Un autre SMIC est aussi requis pour les élites. Il est constitué de savoirs plus généraux, plus universels, plus pratiques et plus efficaces, et il change bien sûr profondément selon les époques et les lieux, m’explique Zadig pendant que nous installons notre campement après avoir fait entrer nos chevaux dans des pacages clôturés par des planches de bois, que je n’avais pas vus de loin.

J’ai déjà bien compris tout cela ; j’en ai parlé avec Cintia et Mansour. L’idée très pertinente de Cintia est de comparer ce SMIC avec l’ensemble des savoirs disponibles.

À défaut d’en trouver trace, on pourrait imaginer une communauté où chacun soit tenu de connaître l’entièreté du savoir disponible, ou, aussi bien, du savoir nécessaire, ce qui est peut-être la même chose. On ne pourrait qu’imaginer alors une société primitive, dans laquelle le savoir demeurerait réduit, mais dont on peut déduire que chaque membre serait plus instruit que le plus savant de nos contemporains. Dans une société réelle, ce SMIC est forcément plus petit que la totalité des savoirs. Il est plus petit, et il est en principe central. Il est plus utile, en effet, de connaître les bases de l’arithmétique, que toutes les unités de mesures dont on ne ferait pas grand-chose sans les premières. Il constitue en somme le noyau des connaissances communes, et la taille de ce noyau peut avoir les proportions les plus variées par rapport à l’ensemble.

Par rapport à l’ensemble, il peut même devenir minuscule, microscopique. Il est très souvent minuscule lorsque les civilisations parviennent à leur apogée. Selon qu’on soit optimiste ou pessimiste, on peut dire aussi bien lorsqu’elles approchent de leur chute. La part des connaissances que chacun possède alors sans qu’elles soient partagées devient proportionnellement énorme, mais rien ne nous dit qu’elle serait absolument supérieure à celles du primitif.

En somme, chacun a toujours plus de connaissances que les autres n’ont pas. Jusque-là rien ne nous permet cependant d’en déduire qu’il en posséderait davantage, ou moins, que le primitif qui, lui, connaissait à peu près la totalité des savoirs de sa communauté. Rien ne nous dit non plus qu’un tel état de chose ne conduise à une situation où assimiler des connaissances cesse, pour la plupart des hommes, de demeurer un enjeu vital.

Rien ne nous dit qu’il ne deviendrait pas plus avantageux d’obtenir des diplômes, que des savoirs consistants et pratiques, comme il a pu le devenir d’avoir des titres de noblesse plutôt qu’un caractère noble. Il se pourrait bien alors que le savoir lui-même disparaisse sous son apparente accumulation.

« D’ailleurs », m’avait dit Zadig, « j’ai appris récemment que la capacité crânienne des hommes diminue depuis le néolithique, c’est-à-dire depuis que des hommes se sont agglutinés et ont collaboré en vastes communautés sédentaires. »

La structure des révolutions scientifiques

« Je comprends bien de quoi tu parles », lui dis-je enfin en rangeant mon couteau après que je m’en sois servi pour dessiner avec lui dans la terre le schéma de ce dont nous parlons : trois ensembles inclus ; un grand cercle représentant celui des connaissances disponibles, qui en contient un plus petit de ce qu’un homme particulier connaît effectivement, et qui enveloppe à son tour le plus petit ensemble des connaissances communes que chacun se doit de posséder.

« Je comprends bien de quoi tu parles », lui dis-je donc, « mais je me demande si Cintia tient bien compte de la structure des révolutions scientifiques. Les découvertes et les inventions nouvelles ne sont pas de simples pièces rajoutées à un savoir constitué. Tôt ou tard elles en mettent en péril l’assemblage, et, loin de s’accumuler, elles entraînent des recompositions et des révolutions, qui ont toujours les caractères d’une simplification. »

« L’idée géniale de Descartes, celle qui lui est venue en rêve, celle qui fait que même ceux qui ne l’ont ni lu ni compris le connaissent, ce sont les coordonnées. De quoi s’agissait-il d’autre que d’une unification de la géométrie et de l’algèbre, et qui en devenait de fait une simplification ? La physique du dix-neuvième siècle a unifié et simplifié de la même manière la mécanique et la chimie. Évidemment, ces simplifications furent à la source de nouvelles investigations et de nouvelles découvertes, qui se traduisirent à leur tour par de nouvelles complexifications. Les techniques et les outils eux aussi évoluent souvent ainsi, en se simplifiant et en se faisant polyvalents. Pense à la vis, par exemple, ou au solénoïde. »

« Quand une civilisation s’effondre, Zadig, il en naît de nouvelles. Toujours elles font alors un ménage dans le savoir, même si elles doivent le faire en aveugle, dans le désordre et la fureur. Toujours elles reviennent à l’intuition et à l’expérience. »

Les nuits de Bastsec

Ces festivités ne sont pas seulement l’occasion de rencontres autour des chevaux. La nuit appartient aux poètes, aux musiciens et aux danseurs. Méhmêt, Mahmmud Al Haqif, et même Kalia et ses amies sont là. Je peux enfin la voir danser en public.

Ces journées de Bastsec sont vraiment folles. On y dort à peine entre la fin de la nuit et le début du jour, éventuellement encore un peu après le repas de midi. Je suis si épuisé que je ne sens plus ma fatigue. Je n’avais encore jamais vu une fête qu’on puisse qualifier proprement de populaire, où l’on ne puisse faire aucune différence entre les organisateurs, les intervenants et le public.

Et pourtant, j’ai entendu des musiques qui n’ont rien de celles que tout le monde peut exécuter. J’ai entendu chanter des vers de Roumi, qui ne sont pas de ceux qui conviendraient à un public fruste venu seulement boire et s’amuser. Et les auditeurs écoutaient comme si l’imam Ali lui-même était venu leur parler, en oubliant jusqu’au froid de la nuit étoilée. Kalia m’en traduisait parfois des vers qui étaient d’une beauté et d’une profondeur que je ne me souvenais plus d’avoir rencontrées dans mes lectures.

Pourtant dans la journée, toute la jeunesse de la ville s’était livrée à des jeux sauvages avec l’arrivée des hordes qui traversaient la ville au galop, les orientant par leurs gestes et leurs cris, isolant des étalons pour les monter à-cru, avec le même lot de blessés que les autres années, comme on me l’a appris. Du moins Dieu a voulu qu’il n’y ait pas de mort.

Voilà que je me mets à parler comme les gens d’ici.

Ici cependant, on n’utilise jamais des expressions telles que « grâce à Dieu », comme il est fréquent en France. On fait plus nettement allusion à Sa volonté. Ce n’est pas un autre Dieu, mais assurément un autre regard.

Toujours à propos de regard

« Rentre avec moi à Karazan », me demande Kalia sous la tente où je l’ai rejointe, « tu es trop épuisé pour continuer la route avec Zadig. »

« Et lui, il n’est plus jeune non plus, et il en est pourtant bien capable. – Il a dix ans de moins que toi, et il est habitué à mener cette vie. »

Cette allusion à mon âge, que j’ai pourtant provoquée, me blesse. Kalia m’apparaît si jeune depuis que je l’ai rejointe ici. Il semble que sa danse a effacé ses années. Son regard est si jeune, et tout son corps tellement habité par son âme.

« Ne sois pas bête », me dit-elle en passant sa main sous ma nuque, quand je lui en fais l’aveu, « c’est toi qui me donnes l’impression d’avoir vingt ans. »

Je plonge mes yeux dans les siens, et je me dis que je suis peut-être bien en vérité l’auteur de ce miracle, avec la volonté de Dieu.

De la solitude et de la rencontre dans le travail de l’esprit

Tout travail de l’esprit est appelé à connaître ces deux moments : celui de la solitude et celui de la rencontre. Un musicien qui ne pratiquerait que l’improvisation publique, devrait bien quelquefois travailler son art en solitaire ; et le solitaire qui écrirait un journal, fût-il dans une langue illisible par ceux qu’il côtoie, ou écrit en sens inverse comme celui de Léonard de Vinci, rencontrerait forcément tôt ou tard quelque lecteur, fût-il virtuel, fût-il lui-même.

Ces deux moments dépendent tant l’un de l’autre qu’on ne peut agir sur un seul sans contaminer le suivant. Autant dire que ce que je découvre ici, je ne le verrais pas sur une vidéo en ligne, ni dans une manifestation publique chez moi. Ou plutôt, car je ne suis pas si sûr de ce que je viens de dire, je le découvrirais peut-être, mais à condition que les moments de telles rencontres n’aient pas contaminé ceux de la solitude.

« Seule la solitude enseigne », disait Mallarmé, mais les rencontres qui lui succèdent, au moins en puissance, ou la précèdent, qu’elle anticipe toujours au moins virtuellement ou dont elle garde mémoire, interviennent radicalement sur sa nature. Les quelques rencontres publiques auxquelles j’ai assisté depuis que je suis dans le pays, ont la capacité d’ensemencer d’une forte fertilité la solitude.

Les mains de Kalia

J’ai déjà dit que la danse orientale s’élevait, montait, bien davantage que les danses d’Occident. Celles-ci ont beau sauter et bondir, leur mouvement demeure principalement situé dans les jambes. La danse s’élève du ventre jusqu’au regard (le même mot en arabe désigne l’essence et la prunelle des yeux). J’ai cependant oublié de parler du buste et des bras, où les mouvements prolongent non seulement ceux du corps entier, mais creusent l’espace qui l’environne de toute son ampleur. Jamais Kalia ne pourrait passer de cette impression qu’elle donne d’être un épi, à celle de devenir un champ de blé tout entier, et le vent qui l’agite, sans se servir de ses mains, ni du mouvement de son buste.

J’avais déjà été très attentif aux mouvements des mains et des bras dans les danses des régions de la Sonde, où ils sont alors plus lents et plus décomposés, pour ne pas dire mécaniques. Ici, ils sont bien plus souples, rapides et sauvages.

La danse de Kalia et de ses amies m’apprend à mieux entendre la musique locale, et à travers ses modulations, à mieux entendre la langue ; et à travers la langue, les textes dont j’avais pourtant parfois déjà lu les traductions.

Tous les poèmes que j’ai entendus chanter n’étaient pas dans la langue locale. J’ai reconnu beaucoup de persan, du dari, de l’arabe aussi, et même de l’ouzbek. Les mains de Kalia me les ont à nouveau traduits comme je ne les avais encore jamais connus.

Sa jeune amie, celle que j’avais déjà remarquée tout de noir vêtue (elle s’appelle Zaria), a déjà une personnalité très affirmée. J’ai cru comprendre que Kalia plaçait beaucoup d’espoir en elle.

J’étais resté fasciné à Karazan par la maîtrise que Kalia a de son corps quand elle enseigne ses jeunes disciples, et de l’exactitude, de la précision de chacun de ses mouvements. Elle en interrompt un, le commente, garde la pose, puis le prolonge sans qu’il en perde la moindre spontanéité. C’est comme si elle conservait à chaque instant l’intuition de cet espace assez vaste où se déplace son corps, et de ce corps lui-même, modélisés en trois dimensions au millimètre près. Puis elle parvient à démultiplier ces dimensions, avec somme toute, si on l’observe, une certaine économie de gestes.






Cahier vingt-quatre - Encore à Bastsec

Début novembre

« On est envahi par les Arabes », maugrée Zadig amer. Il parle des chevaux naturellement. On trouve en effet parmi les troupeaux beaucoup plus de chevaux arabes que d’ouzbeks. On le comprend : ils sont plus grands et plus rapides. Ils sont très recherchés à l’étranger, car, comme on l’imagine, les chevaux arabes sont rarement élevés dans la Péninsule Arabique. Ils sont cependant moins résistants pour ces territoires difficiles. Zadig n’élève que des chevaux ouzbeks. On peut le comprendre aussi.

Finalement, il n’ira pas plus loin lui non plus, laissant ses bêtes à la garde de son fils Sadi. Des gardiens sont remontés des plaines pour prendre en charge les hordes, et lui va retourner dans sa vallée avec les deux hommes du village. Il m’avait proposé de suivre les bêtes jusqu’à Karazan seulement pour que je n’aie pas à m’y rendre seul.

« J’y serais descendu avec toi pour t’accompagner », m’a-t-il confié, « mais je n’ai pas d’autre raison moi non plus d’aller plus loin… et je commence à sentir la fatigue. »

« Parfois, je descends jusqu’à Karazan pour participer à la traversée de la ville. Je te conseille d’y assister si tu es sur place. Toute la population envahit les avenues pour nous regarder passer, et les jeunes tentent de monter les bêtes, comme tu en as eu un avant-goût ici. Prends seulement garde de ne pas te faire renverser. Les chevaux ferrés surtout sont dangereux. »

Réveil à Bastsec

J’ai dû louper bien des épreuves en restant dormir sous la tente de Kalia. Elle m’a ouvert sa couche déjà chaude, et avant qu’elle n’ait éteint la lampe, je me suis endormi comme une masse à ses côtés. C’est ce qu’elle m’a dit, en ajoutant qu’elle n’en était pas fâchée ; sa chorégraphie l’avait elle aussi épuisée.

Elle s’est pourtant levée bien avant moi. En soulevant le drap et l’épaisse fourrure, je me suis étonné d’une agréable douceur de l’air telle que je l’avais oubliée depuis longtemps.

Les tentes de Kalia et de ses amies sont de l’autre côté de la rivière, en aval à la sortie de Bastsec. Je ne les avais pas bien situées en m’y rendant dans la nuit.

« Tu as bien dormi ? » me demande la jeune Zaria, peut-être avec un brin d’ironie, assise devant sa tente avec une cassette et ce qui ressemble à un livre de comptes devant elle. « Tu veux que je te mette de l’eau ? » continue-t-elle sans attendre ma réponse.

Entre les tentes dressées dans une petite clairière, un bassin creusé dans un tronc est posé sur des pierres et des traverses de bois. D’autres troncs creusés, mais plus fins, rejoignent un ruisseau qui serpente sous les arbres quelques mètres plus haut.

« Ne bouge pas, je vais le faire » dis-je en comprenant qu’il suffit de tourner légèrement sur son axe le premier tronc pour alimenter le bassin, et je redescends boire une longue gorgée pendant qu’il se remplit.

L’eau est toujours plus lente qu’on s’y attend. Elle paraît rapide à tourbillonner et éclabousser comme elle le fait, mais en réalité, elle ne se presse pas, elle prend tout son temps. C’est une fausse agitée qui trompe notre impatience, c’est une calme qui cache sa force. Je dois patienter plusieurs secondes avant d’obtenir ces quelques gorgées que je bois tous les matins à mon réveil, comme tout le monde le fait ici en se levant.

– Les sages enseignent qu’on doit interpréter les rêves avant le premier verre d’eau, dit Zaria.

– C’est sagesse, en effet. J’ai coutume de le faire avant même de sortir des draps.

– Les sages disent qu’il n’est pas de meilleur enseignement que celui qu’on obtient à l’orée du sommeil, continue-t-elle.

– Tu ne t’intéresses pas aux jeux équestres ? demandé-je pendant que le sens de ses paroles et leur légère incongruité continuent à circuler dans mon esprit, aussi lentement et vivement qu’un ruisseau.

Le monde danse

Les propriétés mécaniques de l’eau n’ont rien de différent de celles des autres fluides. D’une certaine manière, tout est fluide, ou l’a été, ou va le devenir. Tout l’est d’une certaine façon selon son rapport au temps et à l’espace.

J’en ai été frappé le matin où nous avons fait descendre à nos bêtes les derniers contreforts du Starkiz, pour rejoindre le campement près de l’Ourkhan.

J’ai observé l’ondulation de chaque corps et des crinières en mouvement qui, d’une certaine manière, épousaient celui de la horde tout entière. Celle-ci dessinait comme un grand corps ondulant, comme des herbes sous l’eau par exemple, et ce corps épousait évidemment les ondulations du terrain.

À ce moment-là, je fus frappé par une ressemblance entre celles-ci et le mouvement des lignes rocheuses qui surplombaient la vallée. Je n’aurais probablement jamais remarqué combien les formes de ces crêtes étaient convulsives si la course des chevaux ne l’avaient en quelque sorte redessinée. Le contraste devenait alors saisissant entre l’immobilité des hautes roches, figées pour des millions d’années, et le galop ou le trot rapide des montures, mais qui en étaient cependant comme ralentis.

Ces deux mouvements se déroulaient sur des temps complètement différents, et pourtant en parfaite harmonie. Plus qu’en harmonie, ils étaient en symphonie, modifiant mutuellement le plus profond de leur nature.

J’ai failli héler Zadig : « Regarde, il danse. Le monde danse. »

À supposer qu’il ne m’eût pas pris pour un fou, la horde serait passée avant que j’aie pu lui montrer. J’ai préféré prendre une photo.

Je l’ai retravaillée ensuite pour illustrer mes cahiers, comme je le fais toujours, tentant de leur donner l’apparence de gravures anciennes. Pour retrouver cette impression de mouvement qui me l’avait fait prendre, j’ai dû en modifier les proportions aussi. J’ai étiré l’image en largeur autant qu’il était possible sans que ce soit visible. On peut s’en rendre compte sur mes pages en affichant l’image en taille réelle à l’aide du clic droit.

Lever le camp

Débarrasser un campement, ou un chantier, donne toujours une impression composite où se mêlent la tristesse et l’enthousiasme. C’est détruire les conditions d’un moment de vie, mettre fin à des habitudes qui commençaient à se prendre, des amitiés qui commençaient à se nouer, ou qui l’auraient pu seulement. De telles choses se bâtissent si vite ! On sent bien qu’on rejette alors brutalement dans la fugacité ce qui ne demandait qu’à prendre des goûts d’éternité.

Ceci est au fond le propre de la vie, j’entends ce jeu du fugace et de l’éternel. Et c’est assurément ce qui provoque aussi un sentiment d’enthousiasme.

On s’échange des adresses, on promet de passer se voir, de s’écrire au moins, sans s’avouer qu’on ne le fera pas. On fait cela surtout pour se distraire de ce qui chavire l’âme ; les traces sur le sol, les herbes pliées par le poids des tapis de tentes, les marque des pas qui commençaient à tracer des sentiers dans les prés.

Tout Bastsec participe au lever du campement. Les gens viennent et ramènent chez eux ce qu’il reste de bois pour le feu, du fumier pour leur jardin…

« Les départs me rendent triste », me dit Zaria en passant près de moi, « pas toi ? »

Chez Zaria

« Comprends-moi bien, Zaria. Je ne rejette pas l’idée que j’aie pu me tromper dans ma vie. Je rejette celles que ces erreurs aient été stériles, et qu’elles n’aient pas été plutôt des moments de l’élaboration de ma pensée. À ce titre, j’hésite à les qualifier d’erreurs, ce qui laisserait entendre que j’aurais pu ne pas les faire et aboutir malgré tout aux mêmes conclusions. J’aurais pu faire d’autres erreurs peut-être, mais je n’aurais certainement pas pu ne pas en faire. Aussi, je serais plus enclin à parler de moments de la pensée, et à ce titre, incomplets, et donc erronés, mais des moments d’une vérité quand même. »

« Oui, je vois ce que tu veux dire », répond Zaria en s’asseyant sur la marche de pierre d’un vieux moulin à l’abandon. « C’est comme le déséquilibre de la marche. Si l’on faisait de toi une photographie en trois dimensions pendant que tu marches, et si on l’imprimait aussi en trois dimensions, elle serait instable et tomberait ; mais toi, tu ne tombes pas, tu avances. »

« C’est une bonne image. »

Zaria est originaire d’une petite vallée adjacente à celle du Starkiz. Elle a tenu à profiter de l’occasion pour rendre visite à ses parents et pour leur présenter Kalia ; et Kalia a tenu à son tour à ce que je l’accompagne.

La vallée n’est pas très éloignée de Bastsec d’où l’on aperçoit même son village natal, haut-perché au bout d’une longue route en lacets. Je n’étais pas très chaud pour la monter chargés de nos bagages, même réduits au minimum. Mais comment refuser ? Heureusement, nous avions à peine passé le pont de fer en aval de Bastsec, qu’une camionnette s’arrêtait devant nous et nous offrait de nous y conduire sans que nous ayons seulement fait du stop. « C’est trop bête de brûler la même quantité d’essence pour moi seul, dit le conducteur, quand on peut en profiter à quatre. »

Il me semble que Zaria souhaitait depuis longtemps conduire Kalia dans sa famille. Ce sont des gens très agréables, mais qui ne connaissent que la langue locale, ce qui limite au minimum nos échanges. Ce ne sont pas pour autant des illettrés si j’en juge par la quantité de livres que j’ai vus chez eux. Il est possible aussi que ce soit ceux de Zaria, mais je ne le crois pas. Il est peu probable qu’à son âge elle en ait accumulés autant, surtout avec les ressources du numérique dont dispose sa génération. La plupart semblent d’ailleurs vieux et usés.

Elle a laissé Kalia bavarder avec ses parents, et m’a proposé d’aller marcher dans le hameau. Nous sommes descendus près du vieux moulin, longeant le petit torrent qui en alimentait les pales, bordé de framboisiers hélas dépourvus de fruits en cette saison. J’imagine qu’elle souhaitait aussi mieux me connaître. Nous nous sommes si souvent croisés sans nous parler à Karazan.

La docte ignorance

« J’ai fait une expérience intéressante quand j’ai découvert les jeux informatiques » lui dis-je en réponse à ses dernières remarques. « Je suis d’ailleurs étonné de n’avoir jamais rien lu ni entendu à ce propos. Ces jeux, tu le sais, nous offrent la possibilité de reprendre une partie en revenant à un tour antérieur et en profitant des connaissances que nous n’avions pas la première fois. »

« Qu’y a-t-il là de nouveau par rapport au jeu d’échecs par exemple ? »

« La nature du jeu : si nous reprenons une partie d’échecs à un moment donné, elle devient immédiatement une nouvelle partie, où nous ne savons rien de plus par avance que dans celle que nous avons déjà jouée. Dans les jeux de stratégie au tour-par-tour au contraire, nous pouvons avoir appris des données décisives qui nous étaient inconnues la première fois : les positions de l’adversaire, les ressources des sols que nous n’avions pas explorés… Bref, nous reprenons la partie à un moment antérieur avec des connaissances que nous n’avions pas, et qui pourraient être décisives. Je me suis donc amusé à reprendre des parties en cours avec la ferme intention de tirer profit des renseignements que je n’avais pas la première fois. Eh bien ce qui est tout à fait surprenant, c’est que je ne suis jamais parvenu à faire ainsi de meilleurs scores que ceux que j’avais d’abord obtenus. »

« C’est vrai, tu l’as vérifié ? »

« Pas assez systématiquement sans-doute, je n’ai pas que ça à faire, mais suffisamment pour être surpris. Ce ne sont que des jeux, bien sûr, mais assez complexes et rigoureux pour donner matière à réflexion. Il semblerait qu’à l’usage, l’excès de renseignement serait moins décisif que notre première intuition nous porterait à le croire. Il pourrait même devenir contre-productif, dispersant notre vigilance en multipliant les paramètres et les données, et détournant notre attention de ce qui l’aurait retenue si nous étions demeurés plus ignorants. »

« L’ignorance nous éclairerait donc davantage qu’un excès d’information ? »

« Il semblerait que oui. Du moins elle nous stimulerait à tirer un meilleur parti de ce que nous savons. »

De l’erreur et de l’ignorance

« J’imagine que les machines traitent mieux l’information que nous », conclut-elle, « mais nous sommes des hommes, et elles nous servent stupidement sans rien penser à notre place. Ton observation est moins paradoxale qu’elle ne le paraît d’abord. »

« Tu as entendu parler de Nicolas de Cues et de son ouvrage de la docte ignorance ? » lui demandé-je sans transition, car nos propos m’y font penser.

« J’avais étudié un livre de lui, la Paix de la foi, en cours de philosophie, une forme de dialogue platonicien entre des tenants des traditions abrahamiques. Mais je ne suis pas très portée sur les raffinements métaphysiques. Le titre dont tu me parles excite plus ma curiosité. »

« L’intérêt de la métaphysique de Nicolas de Cues est qu’elle ne croise jamais très loin de questions mathématiques, même si elles y demeurent parfois à peine discernables. Je suppose que ceci ne doit pas être sans intérêt pour toi et tes recherches sur la musique et la danse. »

Pour une fois que je peux voir longuement Zaria sans ses vêtements de danse, bien que sa veste sur son tricot de laine et ses bottes terreuses ne mettent pas particulièrement en évidence ses formes, je remarque la perfection de son corps et de ses traits. Elle parvient curieusement à le faire oublier quand elle danse. C’est tout à fait étonnant maintenant que je m’en aperçois. Elle parvient quand elle danse, à diriger notre contemplation esthétique sur tout autre chose que sa beauté, et même sur tout autre chose que sa danse en réalité.

« En somme », synthétise-t-elle quand nous remontons le sentier dans l’air devenu soudain frais dès que le soleil a passé les crêtes, « tu m’as enseigné qu’erreur et ignorance sont les deux sources de la sagesse. »




Cahier vingt--cinq

Table des matières








© Jean-Pierre Depétris, mai 2015

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Adresse de l'original : http://jdepetris.free.fr/Livres/dans_les_vallees/




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