L'ANABASIX

Jean-Pierre Depetris, été 2014.

L'Anabase de Xénophon - Le goût des choses - Au numéro quatre - Plus tard au centre de l'univers

Table des matières - Chapitres précédents



Épilogue



Chapitre vingt-neuf - L’Anabase de Xénophon

Après la mort de Cyrus

Vers l’heure où la multitude abonde dans les places publiques, il arrive des hérauts, de la part du roi et de Tissapherne. Ils étaient tous Barbares, à Phalinus près, Grec qui était à la suite de ce satrape, et qui en était considéré ; car il se donnait pour avoir des connaissances sur la tactique et sur le maniement des armes. Les hérauts s’étant approchés et ayant appelé les généraux, leur annoncent que le roi se regardant comme vainqueur, par la mort de Cyrus, ordonne aux Grecs de rendre les armes, de venir aux portes de son palais implorer sa clémence, et tâcher d’obtenir de lui un traitement favorable. Voilà ce que déclarèrent les hérauts. Les Grecs s’indignèrent de leur discours : Cléarque se contenta de dire que ce n’était point aux vainqueurs à mettre bas les armes. « Vous autres, ajouta-t-il, généraux, mes compagnons, répondez ce que vous croirez de meilleur et de plus honnête. Je reviens à vous dans un moment. » Un de ses domestiques était venu le chercher pour qu’il vît les entrailles de la victime, car il sacrifiait lors de l'arrivée des Perses. Cléanor d’Arcadie, le plus âgé des chefs, répondit qu’on mourrait avant de rendre les armes. Proxène de Thèbes prit la parole et dit : « Tout ceci m’étonne, Phalinus. Est-ce à titre de vainqueur, est-ce à titre d’ami et, comme un présent que le roi nous demande nos armes : Si c’est comme vainqueur, qu’est-il besoin de les demander ? Que ne vient-il les prendre ? S’il veut les obtenir par la voie de la persuasion, qu’il déclare donc quel sera le traitement des Grecs, lorsqu’ils auront eu pour lui cette déférence. » Phalinus répondit : « Le roi croit avoir remporté la victoire, puisque Cyrus a été tué ; car qui peut désormais lui disputer son empire ? Il vous regarde comme étant en son pouvoir, parce qu’il vous tient au milieu de ses états, entre des fleuves que vous ne pouvez repasser, et qu’il peut vous accabler sous une telle multitude d’hommes, que vous ne suffiriez pas à les égorger s’il vous les livrait désarmés. »

Je ne tiens pas Xénophon pour un très bon écrivain. Il ne sait entretenir l’intérêt de son Anabase, ni l’orner de descriptions saisissantes. L’organisation de son récit et les anecdotes qui l’encombrent n’en facilitent pas la lecture, malgré son intérêt évident. Son texte est si contraire à ce qu’on apprend aujourd’hui dans les écoles de journalisme ou dans les bons ateliers d’écriture, que je ne peux m’empêcher d’y chercher une intention délibérée.

Of digitacy

Xénophon Athénien prit ensuite la parole : « Vous le voyez vous-même, Phalinus, dit-il, nous n’avons plus d’autre ressource que nos armes et notre courage. Tant que nous garderons nos armes, il nous reste l’espoir que notre courage nous servira. Si nous les avions livrées, nous craindrions de perdre jusqu’à la vie. Ne pensez donc pas que nous nous dépouillions pour vous du seul bien qui nous reste. Croyez que nous nous en servirons plutôt pour vous disputer les biens dont vous jouissez. » Phalinus sourit à ce discours, et répondit : « Jeune homme, vous avez l’air d'un philosophe, et vous parlez avec agrément. Mais sachez que vous êtes un insensé si vous présumez que votre valeur l’emportera sur les forces du roi. » On prétend qu’il y eut alors des Grecs qui montrèrent quelque faiblesse, et qui dirent que comme ils avaient été fidèles à Cyrus, ils le seraient au roi s’il voulait se réconcilier avec eux, et qu’ils lui deviendraient infiniment utiles ; qu’Artaxerxès pourrait les employer à toute autre entreprise de son goût ; mais que s’il voulait les faire passer en Égypte, ils l’aideraient à soumettre ce royaume. Sur ces entrefaites, Cléarque revint et demanda si l’on avait répondu aux hérauts. Phalinus reprit la parole et lui dit : « L’un répond d’une façon, Cléarque, l’autre d’une autre. Parlez vous-même, et dites-nous ce que vous pensez. – Je vous ai vu, Phalinus, avec plaisir, répondit Cléarque, et tout le camp, à ce que je présume, vous en dirait autant ; car vous êtes Grec, et vous ne voyez ici que des Grecs. Dans la position où nous nous trouvons, nous allons vous demander avis sur ce qu’il y a à faire, d’après les propositions que vous nous apportez. Conseillez-nous donc, je vous en conjure par les dieux, ce que vous croirez le plus honnête, le plus courageux, et ce qui doit vous couvrir de gloire chez la postérité ; car on y dira, tel fut le conseil que donna aux Grecs Phalinus que le roi envoyait pour leur ordonner de rendre les armes. Quel qu’il soit, ce conseil, vous sentez que de toute nécessité on en parlera en Grèce. » Par ces insinuations, Cléarque voulait engager le député même du roi à conseiller qu’on ne lui rendît pas les armes, et relever ainsi l’espoir et le courage des Grecs. Phalinus l’éluda par ses détours, et contre l’attente de Cléarque, il parla ainsi : « Si entre mille chances il en est une seule pour que vous échappiez au courroux du roi, en lui faisant la guerre, je vous conseille de ne point livrer vos armes. Mais, si en résistant à ce prince il ne vous reste aucun espoir de salut, embrassez, croyez-moi, le seul parti qui puisse sauver vos jours. » Cléarque répliqua : « Tel est donc votre avis, Phalinus. Portez de notre part au roi cette réponse : s’il veut être de nos amis, nous lui serons plus utiles, et s’il est de nos ennemis, nous le combattrons mieux, les armes à la main qu’après nous en être dépouillés. » Plalinus dit : « Nous lui ferons part de cette résolution. Il nous a chargés de plus de vous annoncer qu’il vous accordait une trêve tant que vous resteriez dans ce camp, mais qu’elle serait rompue dès que vous vous ébranleriez pour marcher en avant ou en arrière. Répondez donc sur ce point. Restez-vous ici, préférant la trêve, ou dirai-je au roi que vous recommencez les hostilités ? – Annoncez-lui, reprit Cléarque, que nous acceptons les conditions qu’il propose. – Qu'entendez-vous par là, dit Phalinus ? – Que tant que nous resterons ici, dit Cléarque, la trêve aura lieu ; que, dès que nous marcherons en avant ou en arrière, les hostilités recommenceront. – Mais, insista Phalinus, qu’annoncerai-je au roi définitivement, la trêve ou la guerre ? » Cléarque répéta encore : « La trêve tant que nous resterons ici, la guerre dès que nous nous porterons en avant ou en arrière », et il ne voulut pas s’expliquer davantage sur ce qu’il projetait. Phalinus et les hérauts qui l’accompagnaient se retirèrent.

Ce texte si ancien, sur des événements qui ne sont au fond pas si éloignés de ceux qui se déroulent en ce moment-même au même endroit, me paraît pourtant plus intelligible, plus plausible, et pour tout dire plus proche que les narratives convenues sur ces derniers.

Xénophon a écrit de nombreux ouvrages, dont certains sont bien connus : L’Anabase, un récit de l’expédition de Cyrus et de la retraite des dix-mille ; la Cyropédie, une histoire romancée de la vie de Cyrus ; sa célèbre Apologie de Socrate ; la Constitution des Lacédémoniens ; une apologie de Sparte ; Agésilas, une apologie du roi de Sparte ; Hiéron, une réflexion sur la tyrannie ; et quelques autres. On les trouve aisément en ligne, et même en français pour l’essentiel je pense.

Le texte sur un écran est devenu plus commode à lire et à écrire que sur papier, du moins il est sur le point de le devenir. Les écrivains, comme les typographes, eux ne savent déjà plus travailler qu’au clavier. Tout est prêt pour qu’il le soit, sauf, disons, les esprits, ceux des fabricants de machines, des développeurs de programmes et des commerçants de la chose écrite.

Comme je le disais encore cet hiver, personne, et donc moi-même, ne sait encore tirer tout le parti de ce dont on dispose pourtant déjà. En tirer tout ce parti, ce serait apprendre d’abord à libérer totalement l’ouvrage de tout support.

Je viens de copier un passage de l’Anabase trouvé en ligne et de le coller dans mon traitement de texte. Comme à l’accoutumée, les espaces insécables sont perdus. Voilà encore ce qui fait que nos ressources demeurent virtuelles. Pas moyen de récupérer un texte formaté en HTML sans perdre dans un traitement de texte tous ses espaces insécables. Je sais bien que pour faire dans les règles de l’art, j’aurais dû plutôt importer le fichier. Mais je n’avais pas besoin du fichier entier, seulement d’un long passage.

J’avais écrit un script dans l’ancien système Apple, qui corrigeait tous les espaces insécables disparus, et j’avais même dessiné un bouton pour l’intégrer dans mon traitement de texte. Une simple pression sur lui, et tout était corrigé. Pourquoi ne ferais-je pas la même chose sous Linux ? Parce que je devrais tout réapprendre avant d’y parvenir, et surtout parce que je ne comprends pas pourquoi, depuis tant d’années que les ordinateurs sont devenus d’un usage courant, j’aurais à programmer moi-même un tel petit outil pour un usage pourtant aussi basique et si courant, par exemple pour l’éditeur de livres ou de revues.

Le choix de Cléarque

Proclès et Chirisophe revinrent du camp d’Ariée. (Ménon y était resté auprès de ce chef des barbares.) Ils rapportèrent qu’Ariée disait qu’il y avait beaucoup de Perses plus distingués que lui, qui ne souffriraient pas qu’il s’assît sur le trône et leur donnât des lois. « Mais si vous voulez faire votre retraite avec lui, il vous fait dire de le joindre cette nuit, sinon il vous annonce qu’il décampera demain au point du jour. – Il faut faire ce que vous proposez, reprit Cléarque, si nous allons joindre Ariée, sinon prenez le parti que vous croirez le plus avantageux pour vous. » Par ces mots vagues il ne s’ouvrait pas même à eux de son dessein. Ensuite, au coucher du soleil, ayant assemblé les généraux et les chefs de Lochos, il leur tint ce discours : « Compagnons, j’ai consulté les dieux par des sacrifices pour savoir si nous marcherions contre le roi. Les entrailles n’ont pas été favorables et avec raison. Car, à ce que j’entends dire, le roi a mis entre nous et lui le Tigre, fleuve navigable que nous ne pouvons passer sans bateaux, et nous n’en avons point. Rester ici, c’est impraticable, car les vivres nous manquent. Mais quant à rejoindre l’armée barbare de Cyrus, les dieux nous y invitent par des signes très favorables. Voici donc ce qu’il faut faire : séparons nous, et que chacun soupe avec ce qu’il a. Dès qu’on sonnera la retraite, pliez vos bagages ; chargez-les au second signal ; au troisième, suivez-moi ; je vous conduirai. La colonne des équipages longera le fleuve, et sera couverte par celle de l’infanterie. » Les généraux et les chefs de loches se retirèrent après ce discours, et firent ce qui était prescrit. De ce moment Cléarque commanda en chef et ils lui obéirent, non qu'ils l’eussent élu, mais on sentait que lui seul avait la capacité qu’exige le commandement d’une armée, et que l’expérience manquait aux autres. Voici le calcul du chemin qu’avait parcouru l’armée depuis Éphèse, ville d'Ionie, jusqu’au champ de bataille. En quatre-vingt-treize marches, elle avait fait cinq-cents-trente-cinq parasanges ou seize mille cinquante stades ; et l’on dit que du champ de bataille à Babylone, il y avait trois cent soixante stades.

« Tu travailles ? Je te dérange ? Me demande Singh en ouvrant la porte de la cambuse.

À propos de Singh

Singh est le descendant d’une vieille lignée de lettrés chinois. Son grand-père était fonctionnaire de l’Empire, mais son père a eu l’heureuse idée d’être parmi les fondateurs du Parti Communiste. Il y fut toujours partisan d’une ligne à la fois pragmatique et radicale, ce qui lui permit de passer à peu près à travers les successives purges. Il ne connut de traversée du désert qu’à l’époque où Deng Xiaoping fut lui-même mis à l’index. Je ne veux pas dire, bien sûr, que son père aurait fait ses choix animé par une quelconque intention de réussite personnelle. Ces périodes étaient si troublées qu’un arriviste n’aurait eu à peu près aucune chance de réussir ; il en aurait eu somme toute beaucoup moins que celui qui aurait pris pour boussole une sorte d’éthique intuitive. Comme son père avait passé de nombreuses années en France pour y travailler et poursuivre des études, il parlait très bien le français, et le fit naturellement apprendre à son fils.

« Je viens d’avoir des nouvelles fraîches du Dombas », continue Singh dans un parfait français, et il prend place devant moi. « Comme je sais que tu suis de près l’évolution de la guerre civile, je voulais te prévenir que ce dont tu doutais encore est confirmé par toutes les sources : les forces de la junte sont enfoncées sur tous les fronts. »

« Voilà qui mérite bien d’ouvrir une bouteille de rosé », commenté-je pendant que je cherche les verres et un tire-bouchon. « Et tu ne devineras jamais comment à Kiev on explique la chose », continue-t-il d’un ton impassible. « On crie à une invasion russe. »

Singh a un visage allongé et osseux qu’amincit encore une légère calvitie sur le devant du front. Il est vêtu comme les gens du commun le sont dans les îles de la Sonde, d’une tunique toute noire composée d’une veste de lin sans col, boutonnée jusqu’à l’avant-dernier bouton, et d’un pantalon de toile. Cette tenue modeste lui donne malgré tout un air superbe. La sobriété de sa mise et de sa mine, et peut-être aussi le blanc qui poivre ses cheveux, renforcent ce qui parait être chez lui une autorité naturelle.

Il semble s’accommoder fort bien de ma cordialité expansive, mais j’avoue qu’il m’intimide parfois. Il ne manque pourtant pas de la partager, mais plus sobrement toutefois. Je sais bien que cette spontanéité chez moi est parfois un peu surfaite, comme en réponse aux cérémonies qui m’agacent. Elle est en l’occurrence inutile avec lui, qui n’en fait aucune. En fait, Singh est pour moi d’abord un personnage reposant, et il me fait découvrir que j’avais perdu l’habitude de telles personnes.

Comme ses ancêtres, Singh reste un lettré, il l’est, quand on commence à le connaître, au point que, malgré son air austère, rien ne lui paraît très sérieux hors les lettres, même pas la musique ou les arts.

La fallacieuse lenteur du temps

Singh m’a emprunté mon appareil photo ces jours-ci, et il a pris dans le jardin du Numéro Quatre une série de gros plans de fleurs qui commençaient à faner. Peut-être doit-on être chinois pour avoir de telles idées. Ce sont de grosses fleurs, roses ou blanches, probablement de laurier.

Les pétales sont tachés de brun clair, parfois flétris ; quelques-uns demeurent immaculés. On y voit dans le détail le temps au travail. On y voit le mouvement du temps, alors surpris, saisi dans un instantané, et qui éveille le soupçon sur son apparente lenteur.

Oui, ces images de fleurs immobiles dégagent une étonnante impression de mouvement.






Chapitre trente - Le goût des choses

Le numéro quatre

Le numéro quatre de la petite rue interdite aux voitures dans les deux sens par des escaliers, n’est qu’une porte de fer rouillée sur le mur d’un jardin.

L’Asie du Sud-est est terriblement moderne, c’est-à-dire à la mode, c’est-à-dire que tout s’y démode, devient obsolète, s’y use, se dégrade, s’appauvrit très vite. C’est une tendance irrésistible du monde actuel où toute chose doit être vendue rapidement, et surtout être vendue à nouveau, renouvelée, plus vite encore. Aussi, rien n’y résiste au temps.

Ici, nous ne pouvons vivre que dans le très neuf qui sent encore le siccatif, ou dans ce qui déjà se délabre. Nous pourrions aussi aller chercher du côté du très traditionnel si nous acceptions de nous décentrer, nous retirer dans quelque région perdue, mais ce ne serait plus alors sans d’autres inconvénients. Nous avons trouvé dans cette petite maison de style occidental, au fond d’un jardin abandonné à une nature luxuriante, au bout d’une ruelle toujours déserte et pas très loin du port, un excellent compromis qui a plutôt bien tiré parti du travail des ans. Lorsque je suis arrivé, le soleil brillait. J’aurais pu me croire au Portugal, en Espagne, à Gênes. Depuis quelques jours que les orages se succèdent, cette première impression, alors que je remontais du port couvert de sueur, s’est radicalement modifiée.

Ce que nous appelons « la cambuse » est la cuisine du numéro quatre : de larges carreaux au sol, une table et des chaises de bois robustes, des étagères de bois aussi, un évier et un robinet d’un autre âge, et une fenêtre qui n’a pas besoin d’autres rideaux que celui du feuillage, encore humide de l’orage nocturne. J’aime travailler dans ce lieu parmi les réserves que nous avons ramenées du bord, dans l’odeur des herbes détrempées et le chant incessant des grenouilles.

Singh préfère s’installer dehors, sur la petite table à côté du bassin où il peut fumer à satiété. L’avancée du toit lui permet même d’y contempler la pluie.

Des saveurs

Depuis ces dernières années, je me pose une question sans lui trouver de réponse satisfaisante : qu’est-ce exactement qu’un arôme ? Curieusement Wikipédia a choisi d’en donner une définition juridique, me poussant à me demander comment les législateurs le sauraient mieux que les autres. Pour ce que j’ai moi-même compris, et pas seulement dans la définition juridique, un arôme est une propriété gustative extraite d’un corps naturel à l’exception de toutes les autres, notamment ses principes actifs. Comment est-ce possible ? Je vais faire une comparaison : peut-on extraire d’un corps ses propriétés sonores ? À l’aide d’un magnétophone, on peut enregistrer le bruit d’un ruisseau. On n’extrait rien cependant, on reproduit plutôt. Le son sera une analogie ; quand bien même on le numérise, il n’en est pas moins analogique en entrée et en sortie. Or une saveur n’est pas une reproduction analogique ou même numérique. Elle est un composant à part entière du corps originel. Comment puis-je alors délimiter et extraire cette seule propriété gustative des autres ? Cette propriété n’est pas une abstraction, quelque-chose comme un prédicat : c’est un composé moléculaire.

Comment puis-je extraire ces molécules-là, et non d’autres qui auraient des principes actifs ? J’imagine qu’il n’y a certainement pas de méthode universelle. Si je fais par exemple bouillir des méduses, je détruis leur venin mais pas leur saveur. Je comprends que je peux extraire de feuilles de tabac, d’un côté leur nicotine, et de l’autre leur saveur, pour ensuite les mêler dans une solution de propylène et de glucose. Ce qui peut alors paraître absurde me permet au moins de doser chacune à mon goût. Cependant, comment puis-je considérer la saveur comme un principe absolument non-actif, ne véhiculant que des propriétés gustatives à l’exception de toute autre, un simulacre en quelque sorte ? Je veux dire que ce ne sont pas des propriétés, ce sont des molécules ; et comment des molécules pourraient n’avoir aucune autre propriété que gustative ?

On peut aussi reproduire des saveurs. Les saveurs de fraises ne sont généralement pas naturelles. Elles sont constituées de molécules qui ne participent en rien à la composition de la fraise. Il s’agit alors proprement d’un simulacre, qui ne contient aucun principe actif de la fraise et ne devrait donc avoir aucun effet indésirable sur ceux qui leur sont allergiques. On pourrait bien s’assurer que ce simulacre soit d’une complète innocuité sur la santé humaine, mais comment pourrait-on dire qu’il n’aurait aucune sorte d’effet, si ce n’est gustatif ? Même le son, qui lui n’est qu’analogique, peut avoir des effets actifs : il calme, il énerve, il stimule, il déconcentre…

Peut-être devrait-on poser la question dans l’autre sens. Pourquoi aurais-je besoin d’associer une saveur de fraise, par exemple, à l’absorption de nicotine ? Et plus encore, pourquoi associer la nicotine à l’inhalation de fumée ou de vapeur ? Il y aurait des quantités d’autres moyens d’ingérer de la nicotine. Il se trouve que j’ai associé la prise de nicotine à l’inhalation de fumée ou de vapeur. Il se trouve aussi que ces mouvements respiratoires ne sont pas sans effets non plus sur ma concentration. J’ai remarqué, et l’on m’a même fait remarquer que, devant un clavier, ou une plume à la main, je me livre à des inspirations et à des expirations profondes qui font parfois naître des doutes sur mon humeur. De tels mouvements respiratoires ne sont pas sans analogies avec ceux du yoga. Il me serait certainement facile de dissocier ces « exercices » respiratoires et la consommation de nicotine. Je n’ai cependant pas de bonnes raisons de le faire.

Mais pourquoi associerais-je l’absorption de nicotine et ces exercices respiratoires à certaines saveurs ? Pour retrouver dans la vapeur le goût du tabac ? Ce goût du tabac n’est justement pas le même que celui de sa fumée, pas plus que l’odeur d’un réservoir d’essence n’est celle qui sort du pot d’échappement. D’ailleurs la fumée en tant que telle était plutôt un effet indésirable, comme le goudron et les cendres. À plus forte raison, pourquoi leur associerais-je un goût de fraise, par exemple ? J’observe que tous les arômes qui me rappellent des goûts de nourriture ou de boissons m’écœurent ; me provoquent des haut-le-cœur à sentir passer par les voies respiratoires ce qu’aurait attendu le tube digestif. Je cherche donc déjà au moins à ne pas associer aux effets de la nicotine et à la respiration, des arômes qui ne soient pas appropriés, qui soient désagréables ou gênants. Il ne reste alors pas beaucoup de choix, car la quasi-totalité des arômes du marché sont alimentaires, même lorsqu’ils sont combinés pour ressembler à des arômes de tabac.

Des arômes pour les vapes, il en est comme des vins. Certains nous séduisent dès la première bouffée, mais deviennent décevants au bout de quelques-unes. D’autres au contraire ne nous surprennent pas agréablement par leurs premières notes, mais le goût qui nous frappe d’abord s’estompe vite et révèle une saveur plus durable. En s’habituant à un goût, le palais le transforme. Un certain temps est nécessaire pour l’apprécier. Il en va de même avec la musique, qui ne révèle sa vraie saveur qu’après l’avoir longuement écoutée ; ou encore, avec l’image aussi bien, qui doit être regardée longtemps.

S’il existe une très grande différence mécanique et objective entre une couleur, un timbre, une fragrance, il n’en est pas de qualitative du point de vue neuronal. Après tout, un autre organisme vivant pourrait bien percevoir le même objet, la même sensation intime, avec des organes différents. La rencontre d’intelligences extra-terrestres pourrait nous réserver des surprises sur un tel point.

« J’en retiens la leçon dans le cas où nous parviendrions à réaliser notre projet de vol habité. » Me répond Singh avec un sourire impassible.

Près du port

Yashima vient souvent se baigner avec moi près du port. Elle revêt alors une longue tunique de lin écru qui la couvre jusqu’aux mollets, échancrée sur les côtés à partir du genou.

Avant de passer sous la coupe des Anglais, la région avait été occupée par les Portugais. Il me semble qu’il en reste quelque-chose, au moins dans l’architecture. À vrai dire, il ne demeure presque plus rien de ce que les Portugais ont pu construire alors, non, c’est autre chose : plutôt une façon d’occuper l’espace, de tracer les voies et de choisir les lieux à bâtir. Yashima m’a raconté des atrocités que les Portugais avaient commises. « Pourquoi se conduisaient-ils d’une telle façon ? » Lui ai-je demandé. « Compte tenu des conditions de vie qu’ils s’imposaient, je suppose que les commandants voulaient décourager les désertions et les mutineries en annihilant tout espoir d’un secours de la part des autochtones. » M’avait-elle répondu. « C’était une façon de compromettre chacun comme un seul homme. C’est l’un des piliers de l’art militaire. » Je n’aurais jamais imaginé cette réponse, bien qu’elle me parût logique, ni n’avais jamais rien entendu de tel. J’en fus trop surpris pour l’interroger davantage.

Certains vieux quartiers ne semblent pas avoir beaucoup bougé depuis l’époque portugaise, peut-être parce que ces lieux inspiraient moins les Britanniques. Ils demeurent comme des espaces aveugles, quasi invisibles des voies qui les contournent, et encore ignorés des promoteurs. Nous avons découvert un tel quartier près du port où nous avons amarré l’Anabasix. Sa jetée se prolonge par une plage de galets où sont tirés quelques petits bateaux de pêche. Les murs qui la bordent sont érodés ; et leurs escaliers, usés par les pas.

Yashima garde sa tunique pour nager. Je ne la crois pas assez naïve pour se convaincre que sa tenue serait plus chaste qu’un bikini, voire un nu intégral, quand le tissu trempé moule ses formes.

Des goûts et des couleurs

Je ne crois pas que les sensations du beau, ou du bon, du bon à manger comme disait Salvador Dali, tiennent leur force d’elles seules. Je veux dire que si nous apprécions l’arôme d’un bon café, par exemple, c’est parce que nous aimons le café, parce que nous avons une certaine expérience de sa dégustation. On peut dire la même chose d’un vin, de sa fragrance ou de sa robe. On pourrait fort bien, ce serait à la portée de la gastro-chimie contemporaine, donner un arôme de café à un vin. L’arôme pourrait être excellent, et le vin aussi. Quelle impression nous donnerait cependant une telle association ? Je me souviens d’une expérience décevante dans un restaurant dont le propriétaire avait cru avoir une bonne idée en l’éclairant d’une lumière bleue. Or ces teintes bleutées n’avaient pas des effets bien heureux sur le contenu des assiettes et des verres. La nourriture et les vins étaient très corrects, mais gâchés par leur éclairage.

Pourquoi dis-je qu’ils étaient gâchés, puisque j’étais capable de percevoir qu’ils n’étaient pas mauvais ? Parce que précisément une telle appréciation n’était alors que le produit d’une déduction ; oui, d’une déduction au sens littéral : je déduisais, je soustrayais de mon expérience visuelle les goûts seuls, je les gardais pour les apprécier, comme en aveugle. Or, l’expérience gastronomique, l’expérience esthétique, ce ne sont pas des déductions, elles mettent en jeu tout le système sensoriel et propriocepteur. Même une activité qui ne concerne en apparence qu’un seul sens, les met en réalité tous à contribution. Il n’est pas un son qui n’éveille des impressions tactiles, des couleurs qui n’évoquent des fragrances, des formes qui ne suggèrent des gestes… Ce n’est pas moins vrai pour ce qui concerne les lettres, qui, trompeuses, paraissent ne s’adresser qu’à l’entendement.

En fait, les lettres mettent au moins en œuvre la vision et l’ouïe. On n’écrit jamais sans songer d’un côté, à faire naître à l’esprit les impressions sensibles les plus consistantes possibles, ni sans se préoccuper du balancement de ses phrases et de leurs effets sonores, de l’autre. Il n’est nul besoin de composer de la poésie pour cela, il suffit de garder à l’esprit le souci d’être intelligible.

C’est pourquoi lorsqu’une image nous plaît, ou une saveur, ou une musique, ou je ne sais quoi d’autre, je ne peux imaginer que ce soit pour leurs seules propriétés, leurs caractéristiques propres, mais surtout par d’autres qu’elles évoquent, ou rappellent seulement ; par les autres organes de perception qu’elles suscitent.

De la présence

« Ces questions ont l’air de te tenir bien à cœur ces temps-ci », remarque Yashima en grimpant devant moi les escaliers de pierre, ses sandales à la main. « Ce que tu dis m’intéresse car tu mets en évidence un caractère de la perception, disons symbolique, mais en bousculant nettement les relations convenues entre signifiant et signifié. »

Nous regagnons le quai où est amarré l’Anabasix, après une baignade à la plage de galets. La jeunesse de Yashima la conduit souvent à employer un vocabulaire qui sent encore l’université. Elle manipule avec aisance des paradigmes qui sont encore tout frais dans son esprit, et elle n’a pas cherché à se tailler un lexique mieux ajusté ses propres expériences. Pour ma part, je serais plutôt enclin à utiliser le terme de « présentation », cher à Whitehead. Mais ce terme justement est anglais. Il se traduit plutôt dans l’usage courant du français par « représentation », dont le préfixe suppose une notion de dédoublement qui ne convient plus. Ce que je cherche serait plus proche de « présence ». « Présentation » : faire advenir à la présence ; rendre présent à l’esprit, pas représenter. C’est le parti que j’ai adopté dans ma traduction d’Alfred N. Whitehead, mais je juge maintenant qu’il prend trop de liberté avec la langue française. Je préférerais aujourd’hui un néologisme, tel par exemple que « présenciation », « présencier » ; « immédiateté de la présenciation ».

Je n’aime pourtant pas inventer des mots. Les lexiques sont toujours trop obèses à mon goût. Entre deux mots, il vaut toujours mieux choisir le moindre, disait à peu près Paul Valéry. Les paradigmes les plus définitifs de la philosophie naturelle ne témoignent pas d’une imagination linguistique remarquable : « travail » ; « masse » ; « densité »… Il suffit de conserver des mots anciens avec une rigueur neuve. Pour la langue anglaise, le mot presentation est très bien.

« Qu’importe, ce que tu dis prend en porte-à-faux toutes les fausses questions sur la figuration ou la représentation », tranche Yashima une fois arrivés à bord. « La figuration, précisément, c’est du simulacre, comme un arôme de fraise dans des yaourts ou une glace », commente-t-elle en s’asseyant en tailleur sur la banquette de la passerelle, sa longue tunique encore un peu humide. « Or, l’arôme d’un bon vin n’est pas un simulacre. Il participe à la réalité du vin et ne simule rien. »

« Voilà précisément la question, dis-je, et les saveurs des vapes ne participent à rien du tout. Elles sont des simulacres. Mais pour simuler quoi ? La combustion du tabac ? Or il n’y en a pas. »

« Il s’agit seulement de masquer le goût du propylène qui n’est pas très fameux. – Oui, mais un goût pour présencier quoi ? S’il s’agit de présencier le souvenir d’une cigarette, d’une pipe ou d’un cigare, le résultat ne saurait être que délusoire. – Tu penses vraiment qu’il s’agit d’une question si importante ? – Sur le fond, je crois qu’elle est celle de l’avenir de l’espèce. »

Yashima reste pensive un moment, puis, son esprit encore chargé de ses études toutes fraîches, elle me demande : « Tu veux dire, dans le sens où l’Enquête sur l’Entendement humain de Hume a eu une telle importance sur la modernité ? »






Chapitre trente-et-un - Au numéro quatre

Les conquérants

Je n’avais jamais bien réalisé que Francis Drake avait traversé le Pacifique à hauteur de l’équateur après avoir semé la panique dans les colonies espagnoles d’Amérique, pour rejoindre les archipels de l’Asie du Sud-est. Je savais qu’il s’était manifesté dans ces deux régions, mais sans songer que ce fut au cours d’un même voyage. Il était donc le second navigateur à avoir traversé le Pacifique après Magellan, et cela dès la fin du seizième siècle. J’en suis surpris en songeant qu’il fallut ensuite attendre Cook et La Pérouse pour que commence une véritable exploration du Pacifique, soit deux bons siècles.

Il est vrai que le contournement par le détroit de Magellan, ou par le cap Horn, découvert, lui, par Drake, se révélait peu exploitable à cause de la trop grande distance et des risques du trajet. Il était plus profitable pour les Espagnols d’organiser leurs lignes maritimes le long de la côte occidentale des Amériques, et de transporter les marchandises par la terre à travers le Panama, avant que n’y soit creusé un canal. À plus forte raison, les autres nations européennes n’avaient pas d’intérêt à contourner les Amériques pour rejoindre l’Orient. La nouvelle route des Indes fut donc une impasse, du moins tant que ne fut pas découvert le passage du Nord-ouest, et encore, puisque cette affaire n’est, semble-t-il, toujours pas réglée.

La mortalité au cours de ces voyages était considérable, et cela jusqu’au dix-neuvième siècle. De l’expédition de Magellan, qui y laissa la vie, et de celle de Drake, ne revint qu’un navire sur cinq. Des deux-cents-vingt hommes de La Pérouse répartis sur deux navires, ne demeura même aucun survivant.

Ceux qui risquaient ainsi leur vie comme si elle ne valait rien étaient pourtant des hommes de grande valeur. Les commandants étaient tout à la fois d’excellents navigateurs, des hommes de guerre, des savants, des astronomes, des cartographes, des diplomates… Ils excellaient dans tous les multiples domaines où ils exerçaient leurs compétences. Des savants et des lettrés participaient à ces expéditions, et même les hommes d’équipage possédaient ou acquéraient des aptitudes stupéfiantes. Ils étaient capables à l’aide de leurs seuls outils de réparer leurs navires avec les matériaux qu’ils savaient trouver sur place, ils effectuaient des actes chirurgicaux dans des conditions effrayantes, maniaient des cartes et des sextants, assuraient leur pitance, se défendaient de tous les dangers ; ils savaient manier les armes à feu et les armes blanches ; et ils vivaient pourtant pendant de longues années dans des conditions inhumaines, perdant leurs dents à cause de la nourriture, perdant leurs doigts à cause du gel, perdant leurs membres dans les combats, et pour la plupart, perdant jusqu’à la vie.

Les jonques chinoises et les boutres arabes n’avaient rien à envier aux caraques européennes, au contraire, ni les cartographes, ni les marins, ni les capitaines… Il est alors probable qu’on ne trouvait nulle part ailleurs qu’en Europe des hommes assez fous pour s’imposer une telle vie et la risquer de façon si audacieuse.

Pourquoi agissaient-ils ainsi ? Pour la Croix, pour la Couronne, comme ils l’affirmaient énigmatiquement ? Était-ce bien ce qui les faisait dépasser les limites de l’humain ? Et si l’on m’offrait aujourd’hui-même de m’embarquer pour Alpha du Centaure avec un équipage compétent et prêt à tout, à la condition que nous acceptions tous d’affronter de semblables privations et de tels risques, aurais-je vraiment d’autres raisons pour partir que de vouloir y aller ? Et même s’il me fallait dire que je le fasse pour la Croix, pour la Couronne, pour m’enrichir ou pour d’autres sornettes, je n’hésiterai pas une seconde.

« Les effets optiques de ces espaces en cours », comme disait Yashima, que ne ferait-on pas pour aller voir ce qu’il en est sur place ?

Ces vastes archipels de l’Asie du Sud-est me paraissent aujourd’hui plus modernes que le monde Atlantique, au moins pour les tonnes d’immondices qui encombrent leurs plages, et qui fournissent les immenses décharges publiques. Il est dur d’imaginer la place qu’ils avaient ouverte au rêve héroïque et brutal des Conquérants que chantait José Maria de Heredia. Une telle remarque confine à la platitude, si l’on ne considère pas cette étrange relation que tissent le rêve et la réalité, et si l’on oublie comment les temps passés contaminent le présent.

Le cinéma français

Nous avons regardé hier soir quelques courts films de Guy E. Debord ; nous les avons vus sur mon portable car il n’y a aucune télévision au Numéro Quatre, pas plus qu’à bord. Ils étaient aimablement sous-titrés en anglais, accessibles donc à Yashima, qui n’avait jamais rien vu de tel. Nous passerons peut-être ce soir la Société du spectacle, ou un autre long métrage. Singh non plus ne connaissait rien du cinéma français. Ils n’avaient jamais seulement entendu parler de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet.

Singh connaissait le nom de Debord et de son livre la Société du spectacle, mais il croyait qu’il s’agissait d’un simple théoricien d’extrême-gauche ; certainement pas du premier cinéaste à avoir inventé un usage poétique de la pellicule. Debord n’aurait peut-être pas souscrit cependant à l’acception que Singh prête au mot poétique. « Assimiler le cinéma à un art m’a toujours fait sourire, mais là, a-t-il dit, je dois reconnaître que je me trompais. Comment est-il possible qu’un pays tel que la France, dont la culture a dans tous les domaines un rayonnement mondial, et où fut inventé le cinéma lui-même, aient des œuvres cinématographiques tout aussi remarquables que complètement inconnues ? »

« Je pense que cela tient au cinéma lui-même, a répondu Yashima. Il est au mieux un divertissement collectif, et au pire un outil de propagande ; du moins tant qu’il est diffusé dans des salles de spectacle ou sur le petit écran. Tout art est déterminé par ses moyens de publication. Aujourd’hui le net lui ouvre peut-être un autre usage. Je ne serais pas étonnée qu’en France non plus personne ne connaisse Debord mieux que nous ; que très peu de gens aient vu ses films, ou aient seulement compris ce qu’ils voyaient. »

« Est-ce que je me trompe ? » M’interpelle-t-elle.

« La façon dont nous pouvons voir des films aujourd’hui change évidemment leur nature, dis-je sans répondre à sa question. Nous pouvons interrompre la lecture, revenir en arrière, repasser des plans, comme nous l’avons fait hier. Oui, il s’agit plus alors de lecture que de spectacle, et l’ouvrage devient différent. Le cinéma français reste finalement toujours en avance sur son temps, et même sur les usages dominants du net. »

Pour autant, je trouve que le disque compact, s’il est bien fait et permet la navigation commode entre les moments d’un film, et plus encore ce que nous permettaient les magnétoscopes avec les cassettes vidéo d’il y a vingt ans, est supérieur à une diffusion sur YouTube ou chez l’un de ses concurrent. Et pourquoi d’ailleurs les vidéos sont-elles hébergées systématique sur YouTube, avec le traçage des visiteurs qui en découle, les publicités qui perturbent, ou les suggestions qui finissent par déranger plus encore ? N’importe qui en principe peut héberger les films qu’il veut sur son propre serveur. Tout reste encore à inventer. Même sur le net, les producteurs s’accrochent à la vieille forme du cinéma que dénigre Yashima.

Des progrès et des régrès

Mes vidéos que j’avais placées sur mon site ou quelques autres, ne s’ouvrent plus. Il y aura bientôt un an que je l’ai remarqué. C’est un problème de gestion d’autorisation : J’avais eu la mauvaise idée de les encoder dans un format propriétaire. Je devrais donc les ré-encoder, et modifier en conséquence le code des pages concernées. Je n’ai pas envie de le faire ; je commence à être dégoûté par ces problèmes de gestion de droits.

La question est de savoir si les ouvrages que je réalise m’appartiennent ou appartiennent aux propriétaires des programmes que j’ai employés. Personne ne contestera naturellement qu’ils m’appartiennent, et l’on me dira au contraire que ces programmes ont pris des dispositions pour protéger mes droits. En attendant, les vidéos que j’ai réalisées et mises en ligne moi-même sont bloquées par des dispositifs de protection auxquels je n’ai rien demandé, et qui rongent l’internet comme des vers.

L’internet est en train de partir en morceaux. Il est détruit par des gens qui n’ont même pas des idées très claires sur ce qu’ils cherchent ; des gens qui voudraient seulement le rentabiliser ; d’autres en faire un outil de contrôle généralisé ; d’autres encore, le rendre plus accessible à tous ; et d’autres même le rendre plus performant encore. Ils sont hélas chacun devant le numérique comme un canard qui a trouvé des bretelles.

Il n’y a rien d’étonnant à ce que les nouvelles inventions servent d’abord à des tâches du passé auxquelles elles ne sont pas particulièrement destinées, avant qu’elles ne dévoilent les nouveaux usages qui les caractérisent. Bien des inventions au cours des âges ont été incapables de dépasser ces premiers stades. Les unes échouant à servir les anciens usages, et disparaissant pour des siècles avant d’être redécouvertes, comme la vapeur bien après Héron ; les autres ne parvenant pas à les modifier, et disparaissant elles aussi, car n’apportant que des complications.

Parmi les raisons de renoncer au progrès, il en est de plus séduisantes que d’autres. Les Japonais notamment ont négligé l’usage de la roue au motif qu’elle laissait des sillages disgracieux sur les chemins de terre. Ils renoncèrent encore aux armes à feu, bruyantes, et n’exigeant pas une dextérité et une concentration comparable au tir à l’arc.

Je vois une confirmation que ces raisons étaient bonnes dans la rapidité avec laquelle ils ont toujours su rattraper leur apparent retard. Il est peut-être plus profitable après-tout de renoncer aux techniques nouvelles plutôt que d’en limiter l’usage à des pratiques anciennes, ce à quoi ni les unes ni les autres n’ont rien à gagner. Voilà sans doute un point névralgique de l’époque.

Les mots sont des objets merveilleux

Les mots sont des objets merveilleux, car ils s’émancipent de tout ce qui est susceptible de leur servir de support, encre et papier, cire, sable… Ils s’émancipent aussi bien de l’encodage, et ils s’émancipent même de la langue. Tout le monde a entendu parler du couteau sans manche qui a perdu sa lame. Le texte est comme un couteau qui peut perdre sa lame et son manche tout en demeurant le même texte. Une telle chose était sans doute inimaginable avant que l’écriture n’ait été inventée ; et même après, elle n’est pas une évidence si aisée à concevoir. Il n’est qu’à penser à toutes les vertus magiques prêtées à des textes ou à des formules au cours des temps historiques. C’était quand même bien une intuition confuse de la puissance du signe écrit, même si elle était mal interprétée.

N’est-il pas merveilleux qu’un texte puisse être traduit tout en demeurant le même texte. Certes une traduction peut être aussi une trahison, mais quelquefois c’est tout le contraire : la traduction le révèle mieux, l’épure. Cherchant à retranscrire des mouvements de pensée qui ne sont pas naturels dans la langue cible, la traduction doit en forcer les ressources, aller plus loin que les lieux-communs, faire des choix qui n’avaient peut-être pas effleuré l’esprit de l’auteur.

C’est très remarquable lorsqu’on se traduit soi-même et où l’on doit s’interroger sur ce qui paraissait naturel : dois-je traduire « on » pas one, ou par une tournure passive, et pourquoi pas par you, à la façon d’un auteur latin ? Il n’est pas rare alors que je corrige mon texte source en le traduisant. Le « there is » par lequel je traduis « il y a » me suggère de le remplacer par « il est ». Naturellement, on hésite parfois à prendre trop de libertés avec le texte d’un autre.

Il y a là une virtualité du texte, quelle que puisse être son actualisation ; une puissance qui a bien quelque-chose de magique. Il n’est pas si difficile alors d’imaginer ce que le numérique peut encore ajouter au textuel.

Il ne me semble pas si difficile de comprendre que ce que la numérisation apporte ici au texte est bien plus essentiel que les ressources qu’il offre, certes plus visiblement, au calcul, et plus trivialement encore au son. Précisément, le texte est à la jonction de l’écriture mathématique et de la musique, comme j’ai tenté de le montrer le plus rigoureusement que j’ai pu dans mes Remarques provisoires.

La part de l’ombre

L’ouvrage de Georges Bataille, la Part maudite, n’a jamais retenu l’attention qu’il méritait. J’entends par là que personne ne paraît avoir jugé bon de s’en servir, d’en tirer parti et d’en prolonger ainsi les prémisses. L’idée de ramener l’une à l’autre l’aliénation économique et celle religieuse du sacré était des plus lumineuses. Les conclusions de l’ouvrage sont pourtant décevantes, et même consternantes en regard de ce qui les précède. Comment Bataille peut-il trouver cette part maudite du monde contemporain dans la course à l’armement nucléaire, alors qu’il serait évident, même pour un enfant, qu’elle est dans le spectacle.

La Part maudite de Bataille s’éclaire et devient bien plus lumineuse à la lumière de la Société du spectacle de Debord, et réciproquement. Et à ces lumières conjuguées, les écrits tardifs d’Antonin Artaud, Pour en finir avec le jugement de Dieu, semblent nettement moins inspirés par la pathologie.

Mais enfin, je comprends qu’on puisse préférer se laisser séduire par l’obscurité même de ces textes, un peu comme dans ma jeunesse, on préférait écouter des chansons en anglais qu’on ne comprenait pas ou mal. On peut reconnaître là aussi cette fascination des mots dont témoignait en d’autres temps le goût pour les formules magiques. Quand la lumière est basse, les ombres sont plus grandes et paraissent fantastiques.






Chapitre trente-deux - Plus tard au centre de l’univers

Ici-haut

Le ciel est en train de se dégager en dévoilant la pleine lune au sommet du ciel, tandis que de longues lames respirent lentement sur l’étendue de l’océan. À gauche, à l’est, sur la ligne de l’équateur, exactement à mi-distance de la rouge Betelgeuse et de Rigel la bleue, je distingue nettement les trois étoiles parfaitement alignées à la verticale, qui marquent la ceinture d’Orion, tel qu’il était dessiné sur les figures antiques des constellations.

Il existe plusieurs façons de voir le ciel. Il peut être une voûte, un grand manteau jeté sur la lumière éternelle qui le transperce par des milliers de trous. Si l’on adopte cette vision, on devra admettre qu’il existe alors sept cieux qui se devinent par les orbes de planètes et leurs mouvements erratiques. Cette vision fut partagée par la plupart des grandes civilisations.

Il en est une plus moderne que l’on peut faire remonter à Galilée, mais qui est en réalité plus ancienne, qui était déjà probablement celle des pythagoriciens, et sans doute aussi celle des civilisations védiques. Elle consiste à ne pas mettre la terre au centre, mais le soleil. Or, si le soleil est au centre, il n’y a pas un seul centre. Chaque étoile est aussi un soleil autour duquel tournent probablement d’autres planètes. Dans ce cas, le ciel nous montre un monde qui n’a ni centre ni bord.

La première façon de voir le monde lui donne un centre : là où je suis ; et une limite : la sphère des étoiles fixes au-delà de laquelle est la lumière éternelle. Elle suppose même une relation particulière entre moi ici et maintenant, et cette lumière. Je ne renoncerai jamais à reconnaître dans une telle vision une part de vérité profonde, j’entends surtout dans cette vision l’intuition d’une relation intime entre l’existence déterminée particulière et la lumière éternelle, quelque-chose de l’ordre de l’incarnation et de la transsubstantiation.

Le Christianisme a voulu limiter cette relation à celle d’un Dieu et d’un seul homme. La tradition abrahamique y voyait celle entre un Créateur et chaque homme, mais à l’exception de toute autre forme de vie. À ce propos, la critique ne s’est pas assez demandé pourquoi Nietzsche avait fait parler Zarathoustra ; Zarathoustra et pas un autre.

La seconde façon de voir possède cependant, si j’ose dire, un supplément de vérité. De nos jours où les hommes ont commencé quelques petits vols d’essai au-delà de la stratosphère, elle est même la seule représentation qui résiste à notre expérience. Pour autant, de tels suppléments de vérité ne valent pas bien lourd à mes yeux. Si nos expériences et nos inférences ont pu substituer cette seconde vision du monde à l’ancienne, pourquoi ne finiraient-elles pas par nous en proposer une troisième, puis une quatrième, et toujours de nouvelles venant démonter la précédente ?

La seconde façon de voir devrait à mon sens plutôt être saisie comme une façon de tirer le voile, ôter ce manteau mité qui masquait la lumière éternelle, voir enfin de l’autre côté, pénétrer de plein pied dans ce septième ciel pour découvrir ce qu’il cachait.

Il ne cachait rien. Car dans le fond, de l’autre côté, de l’autre côté du firmament, il n’y a rien – ou plutôt, il y a toujours la même chose ; toujours la même chose qui n’est jamais la même chose : la diversité illimitée et rayonnante du réel. En cela, cette nouvelle vision du monde calomnie bien moins la première qu’elle n’en révèle la vérité, et au fond qu’elle ne la confirme. Ce qui est en haut est comme ce qui est en bas. Il n’y a à vrai dire ni ici-bas ni au-delà ; seulement un ici-haut. Je pense honnêtement qu’à toute époque les sages l’ont su ; et les braves aussi, sinon ils ne l’auraient pas été. Le plafond devient une profondeur.

Comme je le disais l’autre jour, c’est moins une question de représentation que de présenciation. Je vogue tranquillement sur des courants qui se déplacent, à la surface d’une planète qui m’entraîne à mille six-cents kilomètres-heure à sa surface, et à cent-huit mille kilomètres-heure autour du soleil, qui tourne plus vite encore autour du centre de la voie lactée qui l’entraîne aussi et qui se déplace et s’étend elle-même plus vite encore, etc. Et je sens battre mon cœur, ma poitrine respirer, et je sais que ma main est ma main, que mon pied est mon pied sans avoir besoin de preuve, et je vois aussi loin que ces nuages d’étoiles au-dessus de la mer, et je sais que tout cela est réel. Et je vogue tranquillement parmi la longue respiration des lames.

Paroles dans la nuit

« Si l’on adopte la conception galiléenne, ou même pythagoricienne telle que nous la connaissons à travers Aristote qui la réfutait, on a ipso facto la théorie de la relativité. Ou plutôt, on a la relativité sans la loi d’équivalence de la masse et de l’énergie, c’est-à-dire qu’on n’en a pas grand-chose. On pourrait bien cependant imaginer encore cette équivalence, mais pas la quantifier. Pourtant tout était là. Il ne manquait que l’ingéniosité et la folie des conquérants. »

Je parle dans l’obscurité de la passerelle, et je ne distingue pas mes interlocuteurs qui se tiennent d’ailleurs derrière moi, près de la table. Parler ainsi dans l’obscurité donne une certaine impression de monologuer. On ne prend que trop appui la plupart du temps sur l’expression de nos interlocuteurs. Rien de tel alors. Je demeure seul en face de mes paroles, et même de mes silences.

J’entends enfin la voix de Singh qui poursuit dans mon dos. « Toute la physique moderne repose sur un paradoxe : la vitesse de la lumière. Comment cette vitesse peut-elle être absolue dans un monde où tout est relatif ? Une vitesse est nécessairement relative à un point considéré comme fixe, comme on l’apprend avec des problèmes de trains dans les écoles élémentaires. Comment la vitesse de la lumière peut-elle être constante quel que soit le point d’où on la mesure ? Comment la vitesse qui va dans la direction de la terre peut-elle avoir la même vitesse que celle qui vient à son encontre ? Voilà qui défie l’arithmétique la plus élémentaire. Et comment définir la direction et la vitesse de la terre sans point fixe ? On peut toujours arguer que la plupart des mouvements ont des vitesses négligeables en comparaison de celle de la lumière, mais à ce compte, tout calcul relativiste se fait sur des quantités négligeables qui dans la plupart des cas ne donnent pas des résultats différents de la mécanique classique. »

« Le mouvement des galaxies ne se fait déjà plus à des vitesses négligeables », remarqué-je. « Même si la terre tourne plutôt lentement autour du soleil, elle n’en est pas moins entraînée dans le mouvement de la Voie lactée tout entière. Je ne connais pas la vitesse de celle-ci, mais elle se mesure déjà en kilomètres-secondes. »

« C’est un point qui me rappelle la démonstration mathématique que tu avais faite sur l’île de Tarporo », reprend Yashima en s’adressant à moi. « Tu casses un crayon, et tu en obtiens deux. Voilà bien une façon de définir l’essence rationnelle des nombres ; c’est-à-dire les nombres comme des fractions. Et en effet, tout système numérique a une base : décimale, binaire, hexadécimale, duodécimale, etc. Tu définis donc une unité qui a la figure : 2/2 ; 10/10 ; 12/12 ; 16/16 ; etc. Or le monde que nous découvrons nous prive d’unités. »

« Je ne te suis pas », dis-je sans quitter des yeux l’écran que j’ai mis en mode nuit pour ne pas m’éblouir. « Je ne saisis pas le rapport. »

« La base peut bien être arbitraire, mais, de même que l’unité est toujours conçue comme rationnelle, c’est-à-dire fractionnelle, le nombre s’entend toujours en regard d’une totalité unique, même inconnaissable, du moins tant que tu restes dans une perspective aristotélicienne », poursuit-elle d’une voix à peine plus forte qu’un murmure, et à laquelle son accent donne comme une impression de léger clapotis, en contraste avec le long souffle des vagues, mais avec malgré tout quelque-chose de liquide et de calme en commun. « Tu peux concevoir un infini, mais infini seulement en regard de tes capacités de le connaître. Cet infini n’en demeure pas moins une totalité finie à un moment donné. C’est précisément ce que nous n’avons plus. Même un infini qui pourrait être plus modeste en regard de la finitude de nos moyens de le connaître, n’est à aucun moment fini, car il est en cours, et ne peut pas offrir un point fixe pour la pensée. »

« Je crois te comprendre », poursuit la voix tranquille de Singh dans mon dos. « Je pense à l’image dont se servait Georg Cantor pour expliquer le transfini, d’un hôtel qui aurait un nombre de chambres infini, et auquel on ajouterait une chambre entre chacune. Dans les deux moments où nous avons un hôtel infini et celui où des chambres lui ont été ajoutées, nous avons des infinis stables, et pour tout dire finis. Or dans un monde non aristotélicien, nous avons plutôt à faire à des infinis moins imposants qu’un hôtel infini, mais dont le nombre de chambres ne serait jamais stable et donc jamais connaissable, même par une intelligence aux capacités illimitées. Mais je ne vois pas non plus la relations qu’il y aurait avec le paradoxe de l’absence de point fixe qui t’y fait penser. »

« Elle me semble évidente », dis-je comme pour moi-même, car parler dans la nuit sans se voir donne une impression de s’adresser à soi-même d’abord, et rapproche la parole de l’écriture. « Pour autant, cette évidence s’ouvre sur des profondeurs abyssales. »

La conquête du réel

Je comprends le point de vue de Singh qui voit dans l’absence de point fixe la faiblesse de la physique contemporaine et la principale cause de sa complexité. Cette complexité s’accommode fort bien de la technique, et ne lui fait pas peur. Elle participe même très bien de la complexité technologique, mais elle ne fait pas le jeu de la science et de la philosophie. Celles-ci marquent le pas devant la vitalité de l’innovation technique, et cette vitalité même n’est pas dépourvue d’une certaine stérilité, se cantonnant à d’infinis, et parfois dérisoires enrichissements de ce qu’on connaît déjà. Singh pense donc que dépasser le paradoxe du point fixe est la clé de la conquête spatiale.

Je comprends finalement la relation plus intuitive que logique, que Yashima tentait de dessiner. Un ensemble sans limite n’a évidemment aucun point fixe, un point immobile d’où l’on pourrait par exemple mesurer un mouvement. Nous savons pourtant très bien contourner une telle difficulté. Il nous suffit de prendre n’importe quel point et de dire : « Voilà, ce point est fixe, immobile et central. Voilà, tout commence ici. » Il nous suffit de tracer à partir de ce point la ligne des abscisses et celle des ordonnées. Et rien ne nous contraint à tracer seulement deux axes, car rien ne nous convainc qu’on ne puisse tracer qu’une seule perpendiculaire à partir d’un seul point ; ni même trois axes pour un système à seulement trois dimensions.

Rien ne m’interdit d’affirmer : « Voilà, le centre de l’univers est ici, précisément, sur la passerelle de l’Anabasix. Sous ce centre, la mer glisse d’un long flot continu, et au-dessus de lui, tournent l’univers entier et ses cieux successifs. »

Du point de vue relativiste, rien ne m’interdit de le dire, et de revenir alors paradoxalement jusqu’à l’antique conception aristotélicienne. Aristote avait déjà bien compris que la supériorité de son système tenait à ce qu’il y plaçait l’observateur en son centre, mais il ne pouvait pas aller jusqu’à dire que tout point choisi arbitrairement pouvait en être un. Naturellement, à partir de chacun de ces points, l’univers a un ordre. Il a donc une infinité d’ordres, d’ordres virtuels mais bien réels pourtant, et actualisables à tout instant.

« Lorsque je regarde une photographie, je peux observer l’ordre complexe dans lequel l’espace est représenté. Je peux déplacer cette photo devant mes yeux, et il arrivera un moment où je n’y distinguerai plus rien ; mais je peux aussi me déplacer dans l’espace réel à partir du point où la photo a été prise. Je pourrai vérifier alors que l’espace tout entier se réorganisera à partir de mon mouvement. » Dis-je en me rendant à peine compte que je parle.

« Oui, ces dernières décennies, beaucoup d’expériences ont été réalisées sur les comportements magnétiques des particules. » Répond Singh comme s’il prolongeait sa propre pensée. « Mais elles se heurtent à l’extrême lourdeur des dispositifs technologiques d’une part, et de l’autre, à des problèmes philosophiques indécidables. La science n’y trouvera plus son compte. Colomb n’a pas conquis le nouveau monde avec des expériences de laboratoire. Tôt ou tard, nous devrons nous déplacer dans des espaces immenses pour vérifier empiriquement le comportement des règles et des horloges en mouvement. Ta formule est parfaite : “Se déplacer dans l’espace réel à partir du point où la photo a été prise.” »

« Les gouvernements ne feront rien, n’étant plus contraints par la situation comme pendant la Guerre froide, ou comme lorsque l’Occident chrétien était confiné par les nations Musulmanes », poursuit-il après un moment de silence pendant lequel il a peut-être comme moi entendu une légère différence du bruit de l’eau contre la coque après que de petits nuages soient passés devant la lune. « Les puissantes corporations publiques ou transnationales qui les contrôlent, non plus, car leurs intérêts ne vont pas dans le sens du progrès dont elles ne se réclament plus, mais de la domination. La réalisation, comme toujours, est entre les mains d’hommes libres, avec des moyens libres et ouverts. »









© Jean-Pierre Depétris, mars 2014

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Adresse de l'original : http://jdepetris.free.fr/Livres/anabasix/




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