PRÉFACE
On ne cesse de s'entendre rabâcher que le
numérique va tout changer. Mais qui rabâche
cela ? on ne saurait dire : tout le monde et
personne, la rumeur.
Cette forte rumeur rend troublant le silence, l'absence
de tout propos théorique, technique,
énonçant quelques idées
cohérentes, et surtout personnelles. La publicité
surtout parle de numérique, elle en parle si fort qu'on
n'entend plus rien d'autre. Sa rumeur finit par masquer ce dont elle
prétend convaincre. Qui, en effet, ne voit pas que le
numérique a déjà provoqué
bien davantage qu'une révolution de la communication et du
commerce ? À mes yeux, l'invention du
numérique est bien plus importante que celle même
de l'imprimerie. Je ne la comparerais qu'à celle de
l'écriture. Elle est en fait la réinvention de
l'écriture.
Ce que dit la rumeur est sans
intérêt, sans importance ; elle ne chante
que son propre glas. Elle est d'un autre monde que ce dont elle nous
parle.
Je me demande si la publicité faite aux
nouvelles technologies n'a pas un effet tout contraire de celui qu'elle
vise. Elle retarde leur introduction, elle repousse plus qu'elle ne
tente.
Elle déguise difficilement qui se cache
derrière : une galaxie d'affairistes
prétendant vendre ce qu'ils n'ont pas fait, n'est pas
à eux, et qu'ils ni ne maîtrisent ni ne
comprennent. La seule chose qu'elle déguise bien, ce sont
les utiles informations techniques sur les ordinateurs, les
périphériques, la connectique et la connexion.
Pas question d'attendre de la rumeur des données
consistantes à ce propos.
Elle parvient aussi à étouffer
tout discours intelligent sur le numérique, et cela d'une
manière aussi intéressante qu'efficace :
quand nous parlons les uns avec les autres, nous avons l'impression que
ces rumeurs émanent de nous-autres. Nous
répondons alors à la rumeur en
répondant à notre interlocuteur, qui agit de
même, et ce faisant, nous la reprenons bien à
notre compte.
Je n'irai donc pas dans cette voie. Avant tout, je
l'observe, je suis toujours en demande d'informations
pratiques ; comment faire cela ? comment s'y prend-on
pour...? Les réponses se trouvent, par la lecture ou les
relations directes. J'observe aussi qu'en les trouvant, elles me font
déboucher sur d'autres questions, d'autant moins techniques
qu'elles sont plus troublantes.
Il est là comme un vide. Au-delà
de ce vide, il y a peut-être une philosophie :
philosophie analytique, cognitiviste, philosophie des sciences... Mais
entre le manuel et la philosophie, il y a un vide, un vide silencieux.
Ces remarques sont une tentative de m'avancer dans le
vide.
J-P Depétris -Août 2000
REMARQUES PROVISOIRES
SUR LE NUMÉRIQUE
1.1. De l'ignorance actuelle du concept de
numérique
On ne comprendra rien à l'époque
contemporaine tant qu'on n'aura pas compris ce que signifie le concept
de numérique. Tant qu'on considérera le
numérique comme une sorte d'évolution purement
quantitative et technologique de l'électronique, une
amélioration de l'électronique comme a pu
l'être, par exemple, le transistor.
Le son numérique est-il meilleur que le son
analogique ? Ça reste à voir. En tout
cas, la numérisation seule n'a aucune raison
d'améliorer le son. Le son analogique peut, à ce
compte être amélioré à
l'infini. Et l'image numérique, n'est-elle pas moins bonne
que l'image argentique ?
Quant au texte numérique, il est
naturellement possible de corriger indéfiniment, et de
retrouver dans l'écriture la souplesse d'une certaine
oralité, celle qui permet à l'orateur
d'améliorer son discours à chaque
répétition.
Les données numériques offrent
aussi d'étonnantes possibilités de classement et
de recherche. Tout ceci ne dit cependant rien de ce qu'est la
numérisation.
1.2. La notion d'informatique masque celle de
numérique.
On dit plus volontiers informatique que
numérique. Et le choix des mots met naturellement plus ou
moins en valeur certains caractères d'une même
choses. Informatique, contraction de information automatique,
désigne un dispositif matériel destiné
à effectuer des opérations cognitives
à notre place. Dans ce cas, on peut bien faire remonter
l'informatique à la machine à calculer de Pascal,
ou même, pourquoi pas, à l'abaque ; mais
on réserve plutôt le terme pour des dispositifs
électroniques, et, parmi eux, pour des dispositifs
numériques plutôt qu'analogiques, bien qu'on ait,
crois-je savoir, commencé à parler d'informatique
avant le numérique.
1.3. Ce qu'est le numérique
Ce qu'on appelle numérique est pourtant
quelque chose d'assez simple en soi. C'est d'abord l'idée,
très pythagoricienne dans le fond, que tout est
interprétable dans des rapports numériques.
Plus précisément, c'est
l'idée de stocker des données sous formes de
paquets de huit en système binaire.
Cette petite figure, on la retrouve presque en
l'état dans La Logique sans peine de
Lewis Carroll sous le nom de diagramme bi-littéral.
«Un livre peut-être anglais(0), y
est-il dit, ou étranger(1), relié(0) ou
broché(1), neuf(0) ou ancien(1), traduit(0) ou
original(1).»
Un tel système ; je ne sais dans
quel sens on peut l'appeler technique ; offre une
étonnante souplesse et une infinie polyvalence.
À peu près tout peut
être ramené à un tel stockage
numérique, d'autant que la capacité combinatoire
est à peu près illimitée.
1.4. De l'intime fusion entre numérique,
logique et sémantique
L'essence du numérique tient à ce
simple petit diagramme, auquel, naturellement, quelques
ingrédients devaient encore être
ajoutés. D'abord il fallait le transposer sur un dispositif
matériel, comme le système décimal sur
les roues dentées de Pascal. Là prend toute son
importance la miniaturisation des transistors puis des puces de silice.
Ensuite, et c'est le plus important, il fallait faire
opérer au dispositif lui-même le travail de
numérisation.
Ainsi donc, le système numérique
ne comporte non pas une interface, mais des couches d'interfaces. En un
sens, il n'y a même rien d'autre que des interfaces, des
couches d'interfaces, qui sont autant de langages, jusqu'au
système binaire qui se confond avec la
matérialité du disque.
Le plus intéressant, et sans doute le plus
complexe, dans ce système, est comment se conjuguent
à tous les niveaux le numérique et le
sémantique.
1.5. L'interface entre utilisateur et
système fait oublier qu'il n'est que d'autres interfaces
sous cette première
L'instrument numérique est donc fait de
couches successives. En principe, il permet de s'en servir en restant
à la surface, ou le plus proche possible de la surface. Les
verbes surfer ou naviguer
l'illustrent très bien. Dans la pratique, on ne peut pas
faire grand chose à cette surface : obtenir des
informations, satisfaire sa contemplation, jouer, communiquer
sommairement. Faire plus nécessite de plonger plus ou moins
profondément sous cette première couche.
Il me semble qu'il est naturel d'être
attiré par les profondeurs, même si l'on sait
qu'on ne trouvera que de nouvelles couches sous les
premières, qu'il n'y a pas à proprement parler
des profondeurs, mais toujours des surfaces. On y est toujours plus ou
moins forcé malgré soi, de par
l'instabilité inhérente aux systèmes
informatiques, tout en préférant les interfaces
les plus intuitives qui permettent d'accomplir son travail sans se
soucier d'autre chose, par exemple, saisir sa page HTML sans se soucier
du code brut. Bref, la première chose qu'on demande au
numérique est de se faire oublier. Et pourtant, mal
gré qu'on en ait, on est attiré par la
plongée, et nos problèmes techniques sont moins
étrangers qu'on ne voudrait l'admettre au plaisir souvent
excessif qu'on prend à utiliser un ordinateur. On se
surprend parfois, malgré soi, à se chercher des
raisons de compliquer son travail.
S'il est un noyau, un vrai noyau (kernel),
un trésor caché, un continent perdu, il ne
saurait pourtant être que le principe lui-même, et
ce besoin de l'esprit d'en tirer tout le parti et toutes les
conséquences.
2.1. Qu'est-ce qu'un nombre?
Il faut bien à un moment aborder une telle
question. Essayons d'abord de ne pas la rendre abyssale.
Prenons un nombre, quatre, par exemple.
J'écris "4" en chiffre arabe, mais je pourrais aussi
écrire "IV" en chiffre romain, ou "iv" à
l'anglaise, ou encore utiliser des chiffres indiens. Serait-ce alors
toujours le même nombre ? Pourquoi pas ?
mais si j'écris "100" en système binaire, est-ce
bien le même nombre que "4" décimal ?
Cela dépend, dirais-je, de ce que je compte,
de l'usage que j'en fais.
En quoi le nombre, cependant, dépendrait-il
de cet usage, ou si l'on veut, en quoi le nombre pourrait-il
dépendre de ce que je compte ? Je ne peux pas non
plus le faire dépendre des signes dont je me sers pour le
manipuler.
En fait, le nombre est introuvable, que nous le
cherchions du côté du signe ou de celui du
référent. Alors où est-il ?
Peut-être est-il entre,
définitivement entre : un rapport.
Un rapport, par exemple, entre ceci et cela "2", ou chacun peut
aussi bien
être signe pour l'autre, comme ils pourraient
l'être aussi bien pour "10" en système binaire.
Selon l'usage que je voudrais faire de cette
numération, l'un ou l'autre signe sera plus pertinent.
Je peux dire signe, mais ne pourrais pas dire
représentation. Il n'y a pas à proprement parler
de représentation, puisqu'il n'y a même pas de
véritable signifié. Le signifiant est-il
plutôt signe d'une signification.
On imagine le berger préhistorique comptant
ses moutons en taillant des encoches sur un bâton, mais
comment alors compte-t-il ses encoches ?
2.2. Le numérique et les limites de la
représentation
"4" est à la fois beaucoup trop un nombre
pour n'en être qu'une représentation, et ne l'est
en même temps pas assez.
Pratiquement, cela veut dire que je peux m'abandonner au
système de signes que constitue un langage
mathématique, qui fera en quelque sorte le raisonnement
à ma place, sans que je ne me soucie à aucun
moment de ce que les nombres dénombrent ou seulement s'ils
dénombrent quelque chose.
Je peux même me décharger de cette
tache sur une machine qui, bien sûr, sera incapable de toute
intuition du numérique, mais fera simplement tourner un
système.
Dire que l'expression algébrique ou
arithmétique est déjà trop le nombre
pour n'en être qu'une représentation, c'est dire
comme Frege ou Hilbert (ce qu'on appelle le formalisme). Dire qu'elles
ne le sont pas, c'est dire comme Gödel (ce qu'on appelle
l'intuitionnisme). Or la question est tranchée, pour autant
que quoi que ce soit de définitif puisse être
avancé en un tel domaine, notamment par le double
théorème d'incomplétude de
Gödel. Ce double théorème à
déstabilisé le formalisme, et à
conduit le principal élève de Hilbert, Von
Neumann, à se déplacer vers une
mathématique empirique, expérimentale, et
à créer l'ordinateur. Par cela, l'ordinateur est
la contradiction dépassée, et en oeuvre, du
formalisme et de l'intuitionnisme ; il est la
synthèse de ce qui est le plus consistant dans les deux
théories opposées.
2.3. Les nombres sont le pont entre la rigueur
analytique et l'intuition sensible
L'homme contemporain a peur des nombres, et il semble
que l'enseignement soit plus soucieux d'entretenir cette peur que
d'apprendre réellement à s'en servir. Cela, je
suppose, tient au principal usage qui en est fait :
décourager plutôt que stimuler l'esprit critique,
notamment en noyant de chiffres des raisonnements qui sinon auraient pu
paraître oiseux.
On ne comprendra rien au monde contemporain, et
peut-être à l'histoire des civilisations, tant
qu'on ne percevra pas comme une évidence que les nombres,
loin d'être ce qu'il y a de plus abscons dans les sciences
dures, sont au contraire le pont entre la connaissance analytique, et
l'intuition synthétique.
Il est assez probable que les mathématiques
soient nées (pré)historiquement de la musique.
Dans la Grèce antique, les deux disciplines ne se
distinguent pas encore.
L'expérience la plus immédiate du
nombre est la musique, et non pas le son, moins encore le signe sonore,
dont elle peut aussi bien se passer.
Il est d'ailleurs symptomatique que cette peur du nombre
aille avec une identification de la musique et du son, et
même finissent par remplacer l'une par l'autre,
entraînant les musiciens à être plus
préoccupés de (nouvelles) sonorités
que de (nouvelle) musique.
2.4. De la disparition des frontières entre
sémantique et numérique
Le numérique fait voler en éclats
les frontières entre texte, image et son. Il fait plus que
cela, il fait voler en éclats sa propre frontière
avec le sémantique. Il ne peut faire l'un qu'en faisant
l'autre.
Là est la spécificité
d'un nouveau concept du numérique : la
numérisation du sémantique. Le principe en est
simple : « Un livre est soit
broché (0), soit relié
(1)... » ; la combinatoire, complexe.
Qu'est-ce que cette révolution
numérique doit à l'outil informatique, ce qu'on
appelle le
« hardware » ?
À priori rien, puisque celle-ci a commencé un bon
siècle avant l'apparition de l'ordinateur. Plutôt
ce dernier lui apporte-t-il ce qu'il est : un outil, son
outil.
Cette révolution, si révolution il
y a, s'est menée de façon convergente, et quasi
coordonnée, à partir des mathématiques
et de la logique, de la linguistique, de la littérature, des
arts et de la musique, de la critique de l'économie
politique... On ne trouvera peut-être pas
d'état-major qui ait eu une vue
générale du théâtre des
opérations, mais la nature même d'une telle
révolution rendait un tel état-major inutile.
2.5. Du numérique, de la musique et du son
C'est une banalité que de dire que la
littérature, la poésie, soient des arts
sémantiques. Il est peut-être moins banal
d'avancer que la musique soit un art numérique. Que
serait-elle pourtant d'autre ?
Qu'est-ce que je perçois dans la musique, si
ce n'est des proportions et des mesures ? On pourra me dire,
des sons. Pour le moins, des sons ne suffisent pas à faire
de la musique ; et celle-ci peut aussi bien s'en passer.
À ce compte, je peux, dans le texte, percevoir des sons,
comme je peux lire une partition. Or, justement, lorsque je lis une
partition, je ne vois rien d'autre que des proportions et des mesures.
Jusqu'à quel point le son est-il essentiel
à la musique ? Son importance est, dans le fond,
celle qu'on lui donne.
Le son, pourrait-on dire, rend audible la musique,
comme, aussi bien, le son de la voix rend audible le texte. Il est
alors, proprement, un média.
Le son peut, dans certains cas, revêtir une
importance plus grande, plus autonome, au point de ne laisser plus
à la musique que le rôle d'un faire-valoir. La
techno, par exemple, se sert de la musique pour présenter le
son.
Comment distinguer le son de la musique ?
Justement, la musique n'est rien d'autre qu'une telle discrimination,
ou plutôt, une série de discriminations entre
rythme, harmonie, mélodie...
On dit « oreille
musicale », mais je ne sais si la fine distinction
de variations chromatiques, rythmiques, harmoniques,
mélodiques, se limite à une seule fonction
organique de l'ouïe ; pas plus que
reconnaître un vin n'est qu'une question de papilles, ou un
parfum. Percevoir un accord n'est pas
étranger à sa conception.
Il y a là beaucoup plus qu'une seule
acuité sensorielle, nécessaire bien
sûr, mais certainement pas suffisante.
Il en va de même pour ce qui est de la
perception des couleurs et des formes.
3.1. Qu'est-ce qu'un média?
La dénomination de multimédia
n'est pas heureuse. Qu'est-ce qu'un média ? Un
média est une chose qui prend place entre deux autres pour
assurer leur relation, leur passage, leur transcriptibilité,
leur conversion... Ainsi, l'encre et le papier sont un média
entre le texte tel qu'il est écrit et le texte tel qu'il est
lu.
L'instrument de musique, ou encore le disque et son
lecteur, et l'air qui vibre (disons le son, puisque le son n'est rien
d'autre que l'ébranlement du milieu) sont le
média de la musique. Et la lumière et sa source
sont le média de l'image.
Une observation plus fine fait ressortir une
différence qualitative entre le premier média
(l'encre et le papier) et les deux suivants qui se ramènent
à des propriétés mécaniques
de la matière.
L'encre et le papier recouvrent en fait les autres
médias : le texte écrit est
véhiculé par la lumière (du moins s'il
n'est pas en Braille) et le texte prononcé l'est par la
vibration du milieu. Bref, le texte est tantôt son,
tantôt image, et toujours les deux (et toujours autre (ou
entre) encore). Il n'y a donc en définitive que deux
médias : les ondes sonores et les ondes lumineuses.
Cependant, si le texte est toujours son et image, il ne
s'y réduit jamais. Il est signe d'abord, signe sonore ou
signe graphique : lettres, éventuellement
idéogrammes, et phonèmes.
L'encre et le papier ne sont donc pas plus essentiels au
texte que la pierre, l'argile, la cire ou le clavier et
l'écran, pas plus que n'est essentiel qu'il soit dit ou
écrit.
3.2. Percept et signe
Une observation plus fine encore suggère une
autre remarque concernant la musique et le son.
Je viens de dire que le son est le média de
la musique. Le son est un ébranlement périodique
du milieu, distinct du bruit qui, lui, n'est pas périodique.
Est-ce à dire, que tout son serait musical de par son seul
caractère périodique ? Sinon qu'est-ce
qui ferait du son de la musique ?
Je crois qu'il ne faut pas plus chercher là
des explications mécaniques que dans ce qui peut faire de
sons et de graphies un texte. C'est encore ici la fonction de signe qui
est déterminante.
Cela veut dire que ce ne sont pas des
propriétés objectives qui font d'un son une
musique, pas plus qu'ils n'en feraient une parole, un discours. Comme
la parole, la musique n'est musique que pour quelqu'un qui
l'interprète. Il n'est de signe que pour quelqu'un (vivant)
qui interprète le signe.
De fait, la musique est transcriptible dans un
système graphique, bien qu'il soit manifeste que la musique
ait existé avant l'écriture musicale.
Ici je laisserai quelques questions ouvertes, faute de
connaissance et de pratique. Quelle est la nature exacte du lien qui
unit la musique à sa notation ? Quelles autres
formes d'écritures musicales existe-t-il ?
Jusqu'à quel point peut-on ou ne peut-on pas tout (?)
écrire ?
4.1. Écritures musicale et
mathématiques
Ces dernières questions ont quelques airs de
famille avec celles du formalisme et de l'intuitionnisme
mathématique. Elles leur sont même très
exactement symétriques.
Si l'on compare une notation musicale avec une formule
mathématique ou logique, on observe que les deux langages
ont des propriétés diamétralement
opposées.
Dans la première, les signes
écrits n'ont aucune signification intrinsèque et
dénotent seulement leurs équivalents sonores.
Dans la seconde, la prononciation des signes est purement contingente,
et il n'y a même pas de façon bien
précise de les prononcer. Plutôt les traduit-on en
langue naturelle, et leur signification ne varie pas d'un iota en
quelque langue qu'on les dise.
4.2. Signe et percept
La façon dont on écrit les langues
naturelles constitue une sorte de point médian entre
l'écriture musicale et l'écriture
mathématique. Les signes écrits y ont
à la fois une valeur sémantique et une valeur
sonore ; l'une étant plus ou moins
privilégiée d'une langue à l'autre,
d'une écriture à l'autre (latine, arabe,
idéogrammes chinois...).
On doit se méfier de cette distinction entre
sémantique et sonore qui peut devenir trompeuse.
J'admets qu'il soit possible de comprendre quelques mots
écrits sans ne rien entendre, mais, dans l'ensemble,
l'intelligibilité de mots écrits passe par la
capacité, au moins virtuelle, de les vocaliser.
Il m'est arrivé de voir le titre d'un roman
« Am See » que je n'avais pas
identifié comme de l'Allemand, et que je
prononçai mentalement à l'anglaise
« Am si », sans naturellement en
comprendre le sens. Dès qu'on me fit remarquer que
c'était de l'Allemand, j'identifiai parfaitement le sens des
phonèmes « am
zé », « à
la mer ».
Les langues naturelles sont ainsi bien plus des
systèmes de signes sonores que l'on peut ou non toujours
noter dans un système de signes graphiques (pour les
conserver ou, principalement, pour le manipuler plus finement).
On peut d'ailleurs à tout instant faire
l'expérience que des écrits paraissant complexes
à une lecture silencieuse s'éclairent
dès qu'on se donne la peine de les lire à haute
voix, et tout particulièrement s'ils sont
« bien écrits ». Dans
le cas contraire, leur prononciation fait sauter aux yeux
(si ! plus qu'à l'oreille) en quoi ils sont mal
écrits.
4.3. L'écriture mathématique
Cette même distinction mérite aussi
quelques remarques plus fines en ce qui concerne l'écriture
musicale et l'écriture mathématique.
L'écriture mathématique est de
nature essentiellement sémantique. Le signe "4" peut bien
être prononcé
« quatre »,
« vier »,
« four » ou
« 'arbacat »,
sans que rien ne soit changé à sa signification.
Le signe écrit a un sens entièrement autonome, et
il n'a aucune prononciation intrinsèque.
Le signe mathématique n'est en rien une
représentation intuitive d'une quantité, comme
pourrait le faire, entre autres, un petit carré, ou des
barres verticales. Rien d'autre qu'une convention arbitraire ne nous
fait reconnaître une valeur quantitative dans "4", distincte
de "3", ou de "5".
L'histoire de l'écriture
mathématique montre d'ailleurs qu'on n'en est pas
arrivé là du jour au lendemain.
Les signes mathématiques montrent des
quantités sous une forme qualitative, si je puis dire. La
pratique des mathématiques en tout cas entraîne
à voir dans chaque nombre des
propriétés qui en font un véritable
être qualitatif.
4.4. L'écriture musicale
À l'inverse, l'écriture musicale
offre bien plus l'intuition de relations quantitatives qu'une intuition
d'effets sonores. Entendre mentalement la musique à la seule
lecture d'une partition n'est pas à la portée de
tout le monde, même d'un très bon musicien. Elle
se révèle bien moins intuitive que la lecture
d'un texte à haute voix, à entraînement
égal.
Tout est relation quantitative dans
l'écriture musicale. La portée, la mesure, les
notes, les silences, les altérations...
Les relations numériques y sont
même d'une extrême complexité,
entrecroisant des relations arithmétiques (rythme) et
logarithmiques (harmonie), dont la retranscription dans une
écriture mathématique serait vite inextricable.
S'il est vrai qu'il est dur d'entendre la musique
à la seule lecture d'une partition, il est
fréquent cependant que nous souhaitions lire sur une
portée la musique que nous entendons. Et pourquoi
donc ?
Cela ne remet-il pas un peu en cause mon affirmation
précédente que l'écriture musicale n'a
d'autre fonction que de donner des indications sonores ? Il
doit bien y avoir quelque chose qui peut manquer à la seule
interprétation sonore puisque j'ai besoin d'aller chercher
sur la portée ; quelque chose dont le son ne serait
justement que le média : une pure relation
numérique.
Ainsi donc, la musique, qui n'est ni
entièrement sur la portée, ni
entièrement dans l'ébranlement
mécanique du milieu, ni proprement ailleurs, comme la parole
n'est ni dans le texte ni dans la voix, serait la forme la plus
intuitive du nombre.
5.1. Le numérique et l'internet
L'importance du numérique est
masquée par la quantité des applications
auxquelles il se prête, aussi bien que par les techniques et
les découvertes annexes dont il se sert, qui ne lui sont
jamais étrangères dans le principe, sans lui
être nécessairement consubstantielles. Il y a
là un grand tout que l'on appelle
« informatique » ou
« nouvelles technologies », et
dont on parle d'autant plus mal qu'on en parle beaucoup, faute de
savoir y sérier.
L'internet est une application du numérique,
et même plus, une conséquence.
Qu'est-ce que l'internet ? En
Français, l'interréseaux, et non l'intertoile, ni
non plus le réseau des réseaux.
Alors, qu'est-ce qu'un réseau ? Dans
l'acception qui nous concerne, c'est un groupe de collaborateurs. On
sait bien que très vite l'ordinateur a favorisé
le travail en réseau, c'est-à-dire la
collaboration.
Naturellement, l'humanité n'a pas attendu
l'informatique pour cela, et des successions d'inventions au cours des
âges en ont favorisé l'usage :
l'écriture, le papier, etc...
L'électronique, en tant que
matériel, et le numérique, en tant que principe
de traitement des données, ont offert des
possibilités qui restent encore difficilement imaginables.
L'une d'elles a été justement d'ouvrir le passage
entre tous les réseaux : l'internet.
5.2. Le principe du réseau
Il est assez naturel qu'une
société fondée sur la communication de
masse se retrouve devant une telle possibilité comme un
canard qui a trouvé des bretelles.
Si l'on lit la correspondance de Descartes (ou de qui
l'on veut) on a une idée précise de ce qu'est un
réseau. Il n'est pas nécessairement
fermé. Par exemple, Hobbes, le duc de Luynes et Christine de
Suède, correspondaient avec Descartes sans correspondre
nécessairement entre eux (pour ce que j'en sache).
On peut dire que la correspondance de Descartes
témoigne d'un réseau qui reliait entre eux les
principaux acteurs du monde moderne. L'ensemble de ces correspondances
constitueraient ainsi une trame (web) qui recoupait les principales
initiatives intellectuelles du temps et associait leurs efforts. On
peut dire aussi que chaque correspondant possédait son
propre réseau, et que cette trame globale n'était
que l'ensemble de ces réseaux réels.
La correspondance de Descartes montre aussi qu'on est
très loin d'une institution, ou même d'une
organisation, ou encore d'une association, fût-elle
très lâche et informelle.
5.3. La connexion des réseaux
On imagine que l'internet aurait apporté
à un tel réseau toutes les commodités
imaginables, ne serait-ce qu'en économisant de
coûteuses copies manuscrites, mais il n'y aurait rien
changé de fondamental.
Précisément, l'internet permet que
le réseau ne soit pas fermé, que chacun n'ait pas
le choix binaire de communiquer avec tous ou avec aucun ; ou
que chacun, si l'on veut, soit le centre de son propre
réseau.
Les publicités Macintosh ont d'ailleurs
toujours joué sur le contenu
« politique » que le
procédé supposait : placer l'individu
— non pas le particulier, la personne
privée, mais le centre réel de tout
réseau réel — à
armes égales avec toute institution, administration,
association, organisation, fermée et hiérarchique
ne serait-ce que par simple nécessité
fonctionnelle.
6.1. Qu'est-ce que la technique?
Rien n'est moins clair que ce qu'on appelle technique.
À priori, technique désigne un
procédé opératoire. Il y a, par
exemple, une technique pour dessiner la perspective.
On trace un horizon. On y trace un ou plusieurs points
de fuite.
On trace des diagonales à ces points.
On dessine les objets à l'aide de ces
diagonales.
Voilà ce qu'on peut appeler une technique.
Ce travail peut aussi bien être
abandonné à la nature. Il suffit d'une surface
optique et d'une chambre noire.
Le peintre s'introduit dans la chambre noire et peint
l'image qui se reflète sur la toile qu'il aura
accrochée en face de la surface optique. Canaletto employa
cette technique.
On peut encore laisser achever le travail par la nature
en remplaçant la toile par une plaque photosensible.
Daguerre inventa cette technique.
6.2. L'évolution technique
La succession de ces trois techniques suggère
quelques remarques. Canaletto était parfaitement capable de
dessiner une perspective, mais il est possible d'utiliser sa technique
sans ne rien connaître des lois de la perspective, comme il
est possible de se servir d'un appareil photo sans connaître
de telles lois ni davantage savoir peindre.
N'est-ce pas un peu comme si la nouvelle technique
effaçait celle dont elle émane ? Comme
une échelle où il manquerait des barreaux et dont
on devrait se servir de ceux que l'on a dépassés
pour les placer devant soi et monter à nouveau ?
La photographie a d'ailleurs sa propre technique, mais
qu'il est encore possible d'abandonner à la nature. Une
cellule photo-électrique est bien capable
d'opérer tous les réglages à ma
place : ouverture du diaphragme, temps d'exposition, focale.
6.3. Procédé et processus
Si la technique est un procédé
opératoire, toute innovation technique consiste à
abandonner le procédé antérieur
à la nature. On pourrait dire que la technique supprime la
technique.
Que signifie ici abandonner à la
nature ? Cela signifie seulement que le processus s'accomplit
seul, sans intervention de l'opérateur, selon des lois de la
nature, automatiquement.
On peut donc supposer que toute innovation technique va
dans le sens d'une automatisation : remplacer le
procédé par un processus.
Une telle affirmation masque cependant
l'essentiel : que l'automatisation n'est qu'un effet de la
nouvelle technique, non la technique elle-même, qui reste un
procédé.
Identifier la technique à une telle
automatisation, le procédé et le processus,
revient en somme à nier l'essence de la technique,
à occulter le procédé.
Ainsi peut-on en venir à appeler technique ce
qu'on eût pu avec plus de justesse appeler processus
naturel ; le processus naturel que justement la technique (le
procédé) canalise.
7.1. Conception et production
On pourrait dire que la technique produit de la
nature ; produit du moins des processus naturels, de
l'automatisme. Personne, en effet, ne penserait longtemps
sérieusement que l'automation soit surnaturelle.
C'est pourtant ainsi que le commerce et sa
publicité tendent à présenter les
produits de la technique. Ce n'est certes qu'un moyen
rhétorique de magnification, mais auquel l'habitude finit
à la longue par accorder un excessif sérieux.
Dire que la technique abolit de la technique peut
être trompeur, mais se révèle assez
juste en ce qui concerne la production industrielle. La technique, du
moins, y abolit de la qualification technique. C'est un aspect
essentiel de la révolution industrielle.
Appliquer une technique, cela s'appelle travailler,
oeuvrer... et celui qui connaît la technique et l'applique
s'appelle un travailleur ou un ouvrier.
Dans les faits, en général, et
toujours dans les préjugés, la
révolution industrielle a
dépossédé l'ouvrier de ses techniques.
L'ouvrier a été intégré
dans le procès de production comme simple force de travail
dans un cycle automatisé. De la technique, l'ouvrier ne
connaît en principe que celle qui a été
automatisée, et cette connaissance devient inutile. Au
mieux, sait-il réparer, tandis que la technique, le
procédé opératoire, est connue de
l'ingénieur, du technicien, qui a pris la place de
l'ouvrier.
Une telle distribution, qui est en
réalité beaucoup plus problématique
que ne le laisse croire une simple définition statutaire,
est certainement malmenée par le numérique.
7.2. Numérique et technique
Le terme informatique (information automatique) ferait
d'abord supposer qu'il est, encore une fois, occultation de la
technique dans l'automatisme. Évidemment, mais c'est
l'information qui est dite cette fois automatique.
Ici, la confusion vient vite entre les techniques
proprement numériques et celles qu'entraîne la
numérisation dans d'autres activités. Il y a, de
fait, une technique, et même des techniques du
numérique : techniques de calcul, techniques de
programmation..., et il y a aussi des nouvelles techniques dues
à l'emploi de l'informatique dans les activités
les plus diverses, le dessin ou la photo, par exemple.
La confusion se révèle imparable,
car il n'y a aucune distinction nette, aucune frontière
possible, aucune limite entre les deux. Il y a là des
couches, des superpositions de couches qui se recouvrent, se recoupent
et s'enveloppent inextricablement.
Le numérique, plutôt, s'insinue
dans des procédés et des techniques.
7.3. Techniques et numérique
Qu'est-ce que le numérique change aux
différentes techniques qui l'adoptent :
mathématiques, typographie, musique, architecture,
photographie, gestion...?
De prime abord, il n'y change rien d'essentiel. Chaque
« travailleur » peut retrouver
sur l'écran un environnement de travail qui lui est
familier. On peut se servir d'un ordinateur comme d'une machine
à écrire ou comme d'une table de montage sans
trop de mal. Les premiers inévitables tâtonnements
se compensent vite par un plus grand confort de travail. Celui-ci est
principalement dû à la suppression de certaines
tâches répétitives. Bref, les
premières habitudes prises, on constate qu'on travaille plus
vite.
À l'usage, on arrive à de
nouvelles constatations. On remarque d'abord qu'un même
travail demande moins de temps, mais pas nécessairement
moins d'effort. L'outil numérique est loin
d'économiser le travail intellectuel, au contraire. Il ne
supprime que des gestes. Il ne fait certainement pas oublier la
technique qui était nécessaire avant lui, tout au
contraire. Plutôt attire-t-il l'attention sur elle. Il
fournit surtout un surcroît de moyens qui demande un
surcroît de technique.
7.4. La création numérique
Supposons que je veuille faire un dessin en perspective.
Avant, j'avais deux possibilités : je pouvais le
faire à vue, ou tracer des points de fuite. Maintenant, j'ai
au moins trois possibilités, et en
réalité deux fois trois. Je peux dessiner
à main levée, à l'aide d'une tablette
graphique par exemple, je peux encore tracer des lignes de fuite,
affichables et effaçables à volonté,
je peux aussi utiliser un modeleur à trois dimensions.
J'entrerai des mesures, et le logiciel dessinera la perspective
à ma place. Je peux multiplier ces trois
possibilités par deux en utilisant un scanner avec lequel je
peux numériser un dessin à main levée,
un dessin avec des lignes de fuite, ou encore un plan. Je peux aussi,
à chaque instant, passer d'un logiciel à l'autre
et combiner les techniques. De semblables possibilités
s'offrent à peu près en tous les domaines.
Travailler ainsi suppose que l'on possède
déjà une bonne technique de la perspective et, au
moins, nous entraîne à la perfectionner.
L'ordinateur ne sera pas d'un grand secours à celui qui
ignore la technique, cependant, il pourra rendre négligeable
la dextérité. L'ordinateur rend en effet quelque
peu inutile la dextérité, la
virtuosité, le savoir faire qui ne s'acquiert qu'au bout
d'une longue pratique, au bénéfice de la
technique.
Pour utiliser un éditeur de partition il est
nécessaire de connaître le solfège. Il
n'est pas nécessaire de le connaître
très bien pour composer un peu, mais pour une
création intéressante, une parfaite connaissance
est requise. Il n'est pas cependant nécessaire de savoir
jouer de plusieurs instruments, ni même d'avoir
immédiatement l'intuition de ce que donnera une
portée lorsqu'elle sera jouée, puisqu'une simple
touche permet de l'entendre. Dans l'ensemble, l'outil informatique
privilégie la technique (avec ce qu'elle suppose de
connaissance théorique) sur l'entraînement et la
dextérité.
7.5. Numérique et technique
Le numérique est au fond l'essence de toute
technique. La technique de la perspective est, dans un certain sens du
terme, numérique, puisqu'elle repose sur des proportions et
des mesures. De même la chambre noire de Canaletto,
où les proportions et les mesures concernent alors la
composition et la position de la surface optique par rapport au fond de
la chambre noire.
En un sens, aussi, il n'y a pas de technique
numérique, de technique de l'outil
numérique ; il n'y a pas une technique mais des
couches de techniques, qui sont autant de couches
d'interfaces : celle de l'application, de l'éditeur
de ressources, du logiciel de programmations,... jusqu'au
matériel : disque, BUS, processeur..., aux
composants, à l'électromagnétisme et
la chimie moléculaire.
Pas question de tout comprendre ; pas
d'utilité non plus ; mais pas question non plus de
dresser un mur à un moment quelconque. Pas question
même de dresser un mur trop infranchissable entre
différents spécialistes des différents
niveaux. L'essence même de l'outil numérique est
qu'en principe — en principe seulement, mais en
principe tout de même — aucun passage
n'est interdit entre les différents niveaux qui ne sont
d'ailleurs pas autonomes, mais sont des interfaces.
Les surfaces sont interfaces, et ce n'est pas la moindre
originalité de la machine numérique.
La révolution industrielle fut une sorte de
rapt de la technique, qui se traduisit par l'importance des brevets et
des secrets industriels. La technique numérique a bien du
mal à rester secrète, par sa nature
même. Elle ressemble plutôt à une
superposition de casse-tête.
© 2000, Jean-Pierre
Depétris
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