Petit traité d’écriture numérique

Jean-Pierre Depetris, le 24 avril 2013

Littérature et bureautique

On peut bien chercher, mais le rapport entre les lettres et le travail de bureau est loin d’être évident. On doit pourtant bien se contenter pour écrire, de suites bureautiques. Ce choix du vocabulaire nous prévient que ces outils ne sont pas adaptés à l’écriture et à la pensée. Ils sont inadaptés même à tirer tout le profit que le numérique peut apporter à ces deux activités.

Les outils bureautiques, module de traitement de texte accompagné de celui de présentation ou de constitution de cartes mentales, reposent sur des activités cognitives assez grossières : simples enchaînements logiques, hiérarchie des idées, linéarité du récit, etc. Non seulement, ils ne tirent pas partie de la puissance spécifique du numérique, mais ils se placent même en amont de celle du simple signe écrit.

Disons que la pensée reste en deux dimensions, ou tout au plus en trois.

Un espace à n dimensions

La première dimension, ce sera la suite linéaire d’un raisonnement ou d’un récit. Elle correspond tout simplement à la numérotation des pages, des chapitres, voire des lignes.

La deuxième est celle des divisions possibles de cet enchaînement, disons des chapitres et des sous-chapitres. Nous ne suivons plus alors une ligne, mais nous naviguons dans ce qui peut être figuré par une surface (une table, un arbre). C’est ce que nous offre tout traitement de texte.

Il y a cependant aussi des cheminements transversaux, des idées qui se recoupent, des circulations entre des points distants. Ils peuvent être marqués par des index, des liens internes, des notes. La plupart des traitements de texte offrent des outils pour cela.

La quatrième dimension est le temps. Elle peut devenir la première dans le cas d’un journal, où la succession des dates devient la principale articulation du texte. Elle peut ne pas exister dans le cas où l’articulation logique en tient lieu. Elle peut aussi sérieusement se compliquer si se croisent dans le texte plusieurs suites temporelles (on y reviendra). On peut déjà évoquer le temps du récit, dans lequel la suite chronologique des événements n’est pas nécessairement celle de leur énoncé, qui n’est peut-être pas non plus celle de leur rédaction.

Cette simple description des quatre dimensions laisse imaginer combien chacune peut être découplée, décuplée, et combien dans leur interrelation elles peuvent s’accroître géométriquement. L’outil numérique qui nous permettrait de gérer une telle complexité serait une base de donnée plus qu’un traitement de texte. Pour autant, ce genre de programme ne nous est d’aucune utilité pour écrire.

D’autant plus que bien d’autres dimensions sont encore possibles. Je serais tenté de considérer comme une dimension tout ce à quoi le texte fait référence sans le contenir. Tout ce qui n’est pas proprement dans l’espace du texte mais fonctionne comme une dimension de celui-ci. On pourrait dire aussi : tout ce que le lecteur est supposé savoir et qui n’est pas contenu dans le texte.

Cette dimension suppose des liens externes. Ceux-ci peuvent être explicites, et même marqués comme des références bibliographiques, voire des liens actifs, mais aussi bien demeurer implicites, voire non pensés.

Des limites et de la puissance des traitements de texte

Je suis un peu injuste envers les traitements de texte quand je dis qu’ils ne sont pas adaptés à de telles complexités. Ils disposent en réalité de fonctions très puissantes : feuilles de styles, tables des matières, index, navigateur, gestionnaire de liens internes et externes, notes de bas de page et de fin de documents, repères de texte, historique, sauvegardes multiples, commentaires, etc. La vérité est que ces outils existent et qu’ils apportent une puissance impressionnante à l’écriture et à la pensée, mais de tels usages sont généralement négligés. On conçoit plutôt leur utilisation en amont du procès d’écriture, comme des outils de mise en forme et d’édition.

Or, le caractère principal de la révolution numérique est justement de faire sauter la stricte divisions de ces moments : écriture, édition, publication, lecture. L’imprimerie avait figé cette succession en quatre moments bien distincts qui n’étaient plus du tout réversibles. Aujourd’hui ce ne sont même plus des moments distinct. À chaque instant, le texte peut être réécrit, réédité, publié, et lu dans de parfaites conditions, au prix d’un travail négligeable. À vrai dire, tous ces moments se sont résorbés dans le procès d’écriture lui-même.

On pourrait dire que le numérique restitue à l’écriture la puissance de la parole sans qu’elle ne perde rien de celle du signe écrit. La parole, en effet, ne distingue pas le processus de la pensée, de l’énonciation et de la communication. L’écriture numérique non plus, mais elle ne retombe pas pour autant dans le caractère fugace et linéaire de l’oralité. On revient sur le texte ; on le relit, le réécrit, le réédite et republie, dans un même mouvement.

On peut difficilement reprocher au manuel d’un traitement de texte de ne pas être aussi une méthode raisonnée d’écriture, ou plus encore un traité de philosophe cognitive.

Les traitements de texte offrent des moyens impressionnants d’écrire, mais de tels moyens, lorsqu’on n’a pas d’abord appris à les maîtriser, risquent d’avoir des effets catastrophiques et stérilisants. On a dans un premier temps intérêt à les limiter soi-même au minimum. J’ai personnellement vu beaucoup de gens qui cessaient de pratiquer l’écriture dès qu’ils avaient acheté un ordinateur, souvent même dans le seul but d’écrire. Écrire doit en effet, sous certains points de vue, demeurer une activité aussi simple qu’inscrire un mot devant l’autre et recommencer.

Les paradoxes du numérique

Que doit-on exactement comprendre par « numérique » ? Inutile de chercher ce qui est compliqué : il s’agit d’avoir immédiatement accès à une valeur numérique là où l’on aurait pu se contenter d’une représentation graphique. Par exemple, cette page a des marges que l’on voit parfaitement à l’écran ou imprimées sur du papier. Je pourrais d’ailleurs aisément prendre une règle et les mesurer en centimètres, en pouces, en picas, etc.

Quand j’écris à la plume, je laisse aussi des marges (ou pas) et c’est le cadet de mes soucis de les mesurer ; aussi, un traitement de texte ne m’offre d’abord qu’un souci bien inutile d’entrer des valeurs numériques là où j’aurais pu ne me poser aucune question. Il me propose d’ailleurs d’intervenir sur bien d’autres valeurs que celles des marges : l’espace entre les lignes, la taille des caractères, les retraits, etc.

À la main, j’écris avec mon écriture, sans me poser de questions. Je pourrais agir de même avec un traitement de texte, et me contenter des réglages par défauts, si ce n’est qu’ils ne me satisfont pas. J’ai généralement une police de type Helvetica corps 12, des marges de deux centimètres, un alignement à gauche sans alinéa, des espaces entre les paragraphes, etc. ; bref, on doit n’avoir aucun sens de la typographie et de la mise en page pour s’en contenter.

Bien sûr, on peut modifier à l’œil nu, sans entrer le moindre chiffre, les marges, la police, son corps, les alignements, etc. Quand on aura trouvé la présentation convenable, on aura intérêt à la conserver (en enregistrant un modèle, par exemple), et à entrer cette fois des mesures précises.

C’est aussi simple que ça, mais ça a des conséquences importantes : c’est au fond ce qui libère le texte de son support, de toute sorte de support, et ce qui le rend perpétuellement éditable. On a donc intérêt à accorder un soin particulier à ces réglages, car c’est aussi en cela que l’écriture et l’édition ne sont plus dissociables. En effet, il ne s’agit pas de penser à la présentation d’un texte déjà écrit, mais d’optimiser les conditions de son écriture.

Numérique et analogique ont un sens bien précis pour définir la manière dont un objet est reproduit. Pour autant, dans la mesure où cet objet est perçu, il l’est toujours sous forme analogique. Une image sur un écran, un son qui sort d’une enceinte, sont toujours analogiques, même s’ils sont produits à partir de fichiers numériques. Cela peut se résumer ainsi : le fichier numérique demeure identique à lui-même, mais l’image sur l’écran dépend des qualités de l’écran ; le son, de l’enceinte ; les qualités du texte imprimé dépendent de l’imprimante, de l’encre et du papier, etc. Bref, l’analogique est toujours au terme du numérique.

Pour la plus grande commodité de l’écriture

Lorsque nous définissons les feuilles de style d’un texte, certaines valeurs peuvent être essentielles, et d’autres non. Certaines valeurs sont à concevoir selon un usage prévu. Par exemple, un texte destiné à l’impression suppose des valeurs absolues : centimètres, pouces, picas… Des valeurs relatives sont plus appropriées à l’affichage à l’écran : nombre de caractères par ligne, marges en pourcentages, etc. Certaines de ces valeurs peuvent devenir contradictoires : le corps, le nombre de caractères par ligne et le pourcentage des marges entreront probablement en conflit.

Définir un choix de polices à chasse fixe peut permettre des présentations en tableau sans faire de tableau, ou certains effets typographiques.

Il n’y a rien de particulièrement nouveau en cela pour ce qui concerne le travail du typographe. Ce qui est nouveau, c’est que le procès d’écriture est maintenant lui-même concerné. Avec l’imprimerie, lorsqu’on pensait l’édition, c’était pour la plus grande commodité du lecteur final, quand le livre était définitivement écrit et imprimé ; maintenant, c’est pour la plus grande commodité de l’écriture. C’est précisément à cela que les traitements de texte ne sont pas particulièrement adaptés, certains moins que d’autres, et à l’usage de quoi les manuels ne sont pas assez attentifs.

Dans la mesure où nous utilisons un traitement de texte pour faire ce que l’on appelle de la saisie au kilomètre, ils ne sont pas particulièrement adaptés à l’écriture. Il est alors bien moins commode d’écrire immédiatement au clavier que d’utiliser la plume. Au mieux, le traitement de texte servira à faire une première mise au propre, avant des corrections manuscrites, comme l’on faisait avec les machines à écrire. Envers un tel usage, le seul avantage de l’ordinateur sur ces anciennes machines, est qu’on n’a pas à recommencer la saisie pour obtenir toujours des copies propres.

On a observé qu’il était souvent plus rapide d’écrire à la plume et de saisir ensuite, en corrigeant éventuellement, qu’écrire immédiatement avec un traitement de texte. Écrire du texte n’est donc pas exactement la même chose que traiter du texte (supposé déjà écrit). Les traitements de texte ne seraient alors pas si immédiatement conçus pour écrire, alors qu’ils disposent pourtant pour cela de très puissants outils.

Intuition et spontanéité

Écrire doit demeurer une activité simple, comme mettre un mot devant l’autre et recommencer. Écrire doit peut-être demeurer une activité cognitive très complexe quant à tout ce qui se passe à l’insu de l’auteur, mais elle doit demeurer aussi simple sur le clavier qu’elle l’est à la plume pour celui qui est habitué à écrire,

Pour autant, tout ce complexe travail cognitif que fait l’auteur à son insu ne doit pas être fait maintenant, même partiellement, par le programme. L’homme doit garder la main, ou au besoin la reprendre.

On doit considérer la langue comme une prothèse ; et le signe écrit comme un prolongement particulier de celle-ci, qui accroît ses possibilités. On doit considérer de la même façon l’écriture numérique. Une prothèse, cela signifie que ce n’est pas moi, que ce n’est pas quelque-chose qui vit et qui croît avec mon corps. Ce n’est pas non plus quelque-chose qui me reste étranger. C’est comme une paire de lunettes, une fausse dent ; c’est quelque chose dont je finis par ne plus ressentir la présence et que j’ai appris à percevoir comme un prolongement de moi-même.

Quand j’utilise un langage, quand je parle, par exemple, ou quand j’utilise des signes écrits, il se passe en réalité des processus bien plus complexes que ceux auxquels je suis capable de prêter attention. Par exemple, j’applique des règles de grammaire à propos desquelles, si l’on m’interrogeait à brûle-pourpoint, je pourrais être embarrassé pour donner des explications. Je serais du moins obligé d’y réfléchir, me prouvant par là que mon attention se portait bien ailleurs.

Ce sont des choses que je fais machinalement, pour reprendre la terminologie de William James, ou automatiquement. À l’inverse, pendant que je consacre mon attention à la construction grammaticale de ma phrase, des idées plus nettes peuvent en surgir, comme si la langue elle-même pensait à ma place.

Ce sont des opérations tellement automatiques qu’une machine, un programme du moins, pourrait les accomplir à ma place. Un correcteur grammatical peut souligner des mots que je viens d’écrire, sans qu’ils soient toujours par ailleurs fautifs. Il peut suffire que je reconstruise ma phrase pour que ce soulignement disparaisse, et je lui donne alors une forme plus limpide à laquelle je n’aurais pas songé à la plume.

De l’automatisme

Ceci ne va pas sans poser d’étonnantes questions. Je peux me demander si c’est bien moi qui pense en manipulant des signes, ou si ce n’est pas plutôt l’exécution de commandes à partir des seules règles du langage. Je pourrais encore me demander, avec plus de raisons, si, pour penser, j’ai réellement besoin de savoir que je pense, et plus encore, comment je m’y prends.

Attention, je ne dis pas que ces dernières questions ne seraient pas intéressantes, et qu’on ne doive pas finir tôt ou tard par les poser. Je dis seulement qu’il n’est pas nécessaire pour que je pense, et pour que cette pensée soit bien la mienne, que je la construise sciemment.

Je dirais même finalement plus encore : pour que ma pensée soit bien la mienne, elle doit peut être d’abord être en mesure d’échapper au contrôle de ma raison et de mon attention : elle doit m’échapper.

Pourquoi ? Parce qu’il est peu probable, dans le cas contraire, que je sois capable d’avoir contrôle sur tous les processus complexes qui sont en jeu dans le moindre énoncé. Plus je croirai tout contrôler, et plus mes énoncés se confineront à du convenu, moins je penserai, dans le sens où penser consiste à provoquer un mouvement de l’esprit, un déplacement ; et plus, disons, je ressasserai de l’idéologie, ou de la tautologie.

Naturellement, on peut se souvenir ici des théories surréalistes et des expériences d’écriture automatique, mais ce serait une erreur de croire que ce propos se confinerait à la littérature et à la poésie. Il apparaît avec peut être plus d’évidence encore pour ce qui concerne les mathématiques. Avant le Manifeste, les travaux de Poincaré ont montré cette nécessité de « lâcher prise » pour dépasser la tautologie.1

Les traitements de texte interviennent de multiples façons sur les automatismes de l’écriture. Ils viennent y ajouter les leurs. Ce qui est le plus à craindre alors, ce n’est pas comme on aurait pu naïvement le croire, que le programme me prive de mes décisions, qu’il en prenne à ma place, ou, pour le moins, influence les miennes – ce qui peut parfois arriver. Le plus à craindre est plutôt qu’il fasse appel à ma décision réfléchie, là où la plume aurait laissé libre cours à mes automatismes.

Apprendre à écrire avec un traitement de texte consiste donc dans une large mesure à apprendre à ne pas laisser perturber ses propres automatismes par le programme.

Traitement de texte et langue littéraire

Les traitements de texte sont d’abord adaptés à un usage minimal de l’écriture ; nous dirons « bureautique ». Ils nous invitent à diviser spontanément le texte en trois ou quatre parties, et celles-ci, de même, en sous-chapitres. Ils nous invitent à faire des listes à puces ou numérotées.

La pensée, et plus précisément le procès d’écriture, ne fonctionnent certainement pas ainsi. Avec ces méthodes bureautiques, nous cherchons tout au plus à reconstruire une pensée déjà faite et bien connue, à la reconstruire sous cette forme simplifiée et sériée, pour mieux la cerner, la transmettre, la mémoriser. Avant d’être simplifiée, la pensée doit toutefois être produite, sinon, on ne pourra que se contenter d’idées très simples ou déjà fortement ressassées. De quoi parlons-nous ici ? De lettres de motivation, de dossiers de presses, de dissertations, etc.

Nous savons que l’écriture donne une puissance considérable à la pensée, si on la compare à la parole, la parole orale. Elle la lui donne en lui permettant de remonter son cours, de la naviguer en tous sens. Encore une fois, une telle remarque est bien plus évidente quand on considère les mathématiques, quand on compare le calcul mental avec les possibilités qu’offre le signe écrit2. La question est, ici : Comment le numérique peut-il encore accroître cette puissance.

Bref, nous souhaiterions qu’un traitement de texte nous permette de mieux penser, donne à notre faculté de penser une plus grande portée, et du moins qu’il ne se fasse pas pour elle un obstacle, qu’il n’en accroisse pas la difficulté. Ce ne sont pas ici les services que pourrait rendre un programme de carte heuristique que nous attendons, mais plutôt le contraire.

La langue, celle que l’on parle, et qui est aussi bien celle qu’on écrit dès que le texte a un minimum de tenue littéraire, est sans doute le meilleur outil de la pensée. Ce que nous chercherons donc dans un traitement de texte est un outil qui nous permette de produire le plus naturellement du monde cette langue littéraire.

Cette langue littéraire est extrêmement complexe dans le sens où elle met en œuvre les processus cognitifs les plus variés, avec des déplacements multidimensionnels, comme on a commencé par l’évoquer, où peuvent se croiser des ordres logiques et chronologiques multiples, où la métrique, la mélodie et des structures proprement musicales se mêlent à d’autres encore bien différentes, au point qu’ils ne sauraient être tous accessibles à une attention consciente.

Travail et plaisir

On ne devrait pas dénigrer, à partir de ce qui précède, tout travail de simplification et de structuration de pensées déjà construites, puisque ce travail est encore celui de l’esprit, qui consiste à produire une pensée plus ou moins neuve, ou, en tout cas, renouvelée. À travers de tels ressassements, aussi, les idées évoluent.

Rares sont ceux qui n’auront jamais expérimenté, en reprenant leurs propres écrits pour les présenter ou les résumer, la découverte de quelques idées neuves, ou des relations entre des idées qui leur avait échappées ; ou encore qui ne percevront pas alors sous forme d’idées claires des intuitions qui leur avaient d’abord parues confuses, etc. Lorsque nous écrivons aussi sur d’autres auteurs, il nous arrive parfois de nous demander s’ils avaient bien clairement pensé ce qu’ils ont écrit.

Or justement, pour qu’un travail de l’esprit ait bien lieu, il doit y avoir travail. J’entends ici « travail » dans le sens précis que lui donne la mécanique, c’est-à-dire d’abord de déplacement. (Le travail est le produit de l'intensité de la force par le déplacement.)

Il s’agit donc de déplacer des idées, c’est-à-dire des suites de signes écrits. Le rapport que ce paradigme entretient avec les autres de la mécanique (force, puissance, distance) devient alors évident. Observons combien la conception de Reverdy que reprend le Manifeste du Surréalisme repose sur les paradigmes de la mécanique : « L'image est une création pure de l'esprit. Elle ne peut naître d'une comparaison mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées. Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l'image sera forte – Plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique... etc. »3

Nous avons un critère sûr pour savoir si nous travaillons effectivement : le plaisir. Le plaisir est toujours la conséquence de l’exercice de notre puissance ; celle de l’esprit en l’occurrence. Nous percevons clairement à travers cette manipulation plutôt austère de signes écrits à travers les touches d’un clavier, si nous ressentons un profond plaisir, ou de l’ennui ; la ronronnante hébétude du « travail de bureau ». Il s’agit donc de transformer l’outil bureautique qu’est le traitement de texte en celui du déplacement de l’esprit.

Détourner l’usage des traitements de texte

On peut avoir deux attentes distinctes d’un énoncé. On peut attendre un renseignement, une connaissance. C’est généralement pour cela qu’on consulte un manuel ou un guide, ou qu’on interroge un spécialiste ou un préposé. Ce que l’auteur du manuel ou du guide pense personnellement des informations qu’il donne n’intéresse personne, ni qui il est réellement. Des jugements personnels s’entendraient alors un peu comme « mais vous n’êtes pas obligés de me croire ». On ne saurait trop quoi faire de tels commentaires.

On peut aussi attendre d’un énoncé – ce qui est quasiment le contraire – une vision renouvelée de ce qui est connu, voire de ce qui ne l’est pas. Dans la mesure où il s’agirait d’une vision, elle supposerait un point de vue, et donc la subjectivité d’un auteur.

À ce moment-là, l’énoncé n’est plus complètement détachable de la personne de l’énonciateur. Borges a montré cela avec humour dans son Don Quichotte de Ménard. Se tromper sur l’auteur d’un énoncé peut alors induire en erreur sur sa signification.

Dès qu’on a compris la claire netteté de cette distinction, on comprend aussi qu’elle n’est plus si nette entre des énoncés réels, qui tiennent presque tous un peu des deux. La différence nette serait d’abord dans l’attente du lecteur, ou plutôt l’attente à laquelle l’auteur juge devoir répondre : et d’abord à sa propre interrogation ou à celle d’éventuels lecteurs. Il est alors évident que ces deux sortes d’énoncés ne s’écrivent pas tout à fait de la même manière.

Dans le premier cas, celui de l’information précise, le contenu préexiste à son énoncé. Il est censé être connu par l’auteur, et inconnu ou mal connu par le lecteur, ce qui définit une séparation bien nette entre les deux. Dans le second cas, la notion même de contenu est problématique, puisqu’il s’agit surtout de ce que le procès d’énonciation doit faire émerger, et par là, la nette distinction entre auteur et lecteur. Le premier lecteur est l’auteur lui-même, et tout autre lecteur doit d’une certaine façon « se mettre à sa place », c’est-à-dire refaire à son compte le travail de l’esprit.

On constate que les traitements de texte, les divers outils qui les complètent, et leurs documentations, sont surtout conçus pour les premières sortes d’énoncés ; ce qui ne signifie en rien qu’ils ne se prêtent pas à d’autres.

Écriture et saisie

L’apport fondamental du numérique à l’écriture est dans la fonction de l’édition. Elle succédait avant au procès d’écriture ; elle ne commençait que lorsque le texte était produit. Aujourd’hui, elle l’accompagne ; la principale fonction de l’édition est de favoriser le procès d’écriture.

À la fin des années soixante-dix, on a formé beaucoup d’opérateurs de saisie. Il paraissait très logique de saisir au kilomètre des manuscrits, tapuscrits, voir bandes sonores, avant de les relire, les corriger, et ensuite les éditer. C’était utiliser de nouvelles technologies à de vieilles méthodes. Tous ceux qui écrivent ont vite considéré qu’il leur était plus profitable d’utiliser eux-mêmes un traitement de texte.

Pourquoi ? La plupart des auteurs, journalistes, thésards, etc. ne sont certainement pas passés du jour au lendemain de la plume au clavier. Ils continuaient à écrire à la plume, mais ils préféraient saisir eux-mêmes leurs textes. Pourquoi ? Parce qu’en saisissant son texte, on le corrige aussi. On le corrige avec beaucoup de facilité grâce aux outils spécifiques du traitement de texte, au copier-coller, etc. On corrige les fautes, mais aussi le style, et l’on a toujours sous les yeux une copie propre.

Alors pourquoi ne pas écrire directement au clavier ? Parce que la commodité avec laquelle il est possible de modifier le texte paralyse. Mettre un mot devant l’autre et recommencer reste la meilleure façon d’écrire. C’est comme la meilleure façon de marcher : on ne fait pas trois pas en avant puis deux sur le côté et un en arrière. On regarde où l’on va et l’on ne se soucie plus de ce que font les jambes. L’indélébilité de l’encre est aussi un moyen de l’écriture. La page raturée qui conserve les traces des tâtonnements de la pensée est aussi son outil.

Dans la pratique, on s’est vite aperçu qu’il était plus avantageux d’écrire à la plume et de saisir ensuite, du point de vue du temps et du point de vue du style. Même les programmes de reconnaissance de l’écriture manuscrite ou de reconnaissance vocale n’ont pas eu beaucoup de succès. Pourquoi ? Parce qu’au lieu de corriger son texte, son style, l’auteur s’apercevait qu’il corrigeait seulement le programme.

Le traitement de texte est donc devenu très vite un outil de l’écriture. Cet outil intervenait en complément de la plume, mais il n’en était pas moins un outil essentiel qui devait déterminer une modification décisive du procès d’écriture. On peut se demander alors s’il n’est pas voué à remplacer définitivement la plume, c’est-à-dire se demander pourquoi et jusqu’à quel point la plume pourrait demeurer irremplaçable.

Travail et spontanéité

L’usage du traitement de texte paraît nuire d’abord à la spontanéité de l’énoncé. C’est parfois si évident qu’on peut deviner, chez une personne qu’on est habitué à lire, si elle a écrit directement au clavier. Pour reprendre l’image de la marche, le traitement de texte attire trop notre attention vers ce qui se trouve à nos pieds, et la détourne de la direction que nous suivons.

La même observation peut pourtant être faite en ce qui concerne la moindre spontanéité de l’écriture envers la parole. Celui qui n’a pas l’habitude d’écrire ne va pas mettre aussi aisément un mot devant l’autre que lorsqu’il parle. C’est la même chose encore pour celui qui parle dans une langue qui ne lui est pas familière.

Ceux qui n’y sont pas habitués se sentent peu à l’aise s’ils doivent s’expliquer par écrit plutôt qu’oralement, alors que nous savons pourtant que l’écriture donne à la pensée plus de force et de solidité, comme lorsqu’on pose des opérations par écrit plutôt que de compter mentalement. Le texte du premier venu paraîtra moins spontané que sa parole, mais le texte d’un poème ou d’une chanson, qui aura peut être exigé des mois de travail avant d’être au point, paraîtra plus spontané que la parole du premier venu.

Il y aurait donc une autre forme de spontanéité ; une spontanéité qui serait, elle, le fruit d’un travail et d’un long ressassement. Il y aurait alors à construire une telle spontanéité propre au numérique, qui lui serait aussi spécifique que celle de la plume envers la parole.

L’écriture soutenue n’a d’une certaine façon pas besoin de spontanéité, car elle la compense, ou encore, elle est automatiquement spontanée. Qu’est-ce en effet que la spontanéité sinon cette capacité à opérer des connexions qui prennent de vitesse les inférences de la raison ? Elle est toujours présente dans la manipulation de signes écrits, et plus encore dans la réécriture. Une écriture est d’autant plus spontanée qu’elle est relue, corrigée, recomposée et condensée.4

Rien mieux qu’un traitement de texte ne permet de faire et de refaire indéfiniment un tel travail. La principale difficulté est alors que les commodités pour corriger et améliorer perpétuellement les énoncés ne nous distraient du cheminement d’ensemble de la pensée.

Les exigences contradictoires de l’énonciation

Pour bien utiliser un traitement de texte, nous devrions donc d’abord apprendre à écrire en suivant le fil de notre pensée et sans nous laisser en rien perturber par les ressources qui nous permettent de naviguer et de corriger. Nous devrions donc écrire à la diable, sans nous inquiéter, car nous savons que toute modification est à chaque instant facile à apporter. Nous devrions donc nous servir d’abord de ces commodités pour nous convaincre d’écrire sans hésiter, et nous garder d’en faire usage plus qu’il n’est nécessaire.

D’un autre côté, nous n’avons pas intérêt à accumuler trop de texte mal écrit, mal pensé, et susceptible donc d’orienter la suite de nos énoncés en de mauvaises directions d’où nous serions forcés de revenir. Évidemment, ces deux propositions sont contraires, mais cette contradiction est en fait inhérente à tout procès d’énonciation.

En parlant aussi, nous devons nous lancer dans des énoncés en ne sachant pas bien comment nous allons finir par les articuler, nous devons tenter de remonter le cours de notre pensée, de la reprendre, etc. ; et à la plume aussi, où nous avons alors bien plus d’aisance pour nous relire, raturer, et garder toujours présents sous le regard les traces des ratures, des renvois et de tous les tâtonnements de la pensée.

Cependant, pour parler et pour écrire à la plume, nous avons eu toute une vie pour nous entraîner. C’est un peu différent avec un traitement de texte. En 2013, on peut bien être né avec un clavier sous les doigts et avoir commencé à faire ses devoirs à l’écran, la situation n’est pas tout à fait la même : les traitements de texte et les langages numériques sont encore en mutation. L’édition en ligne se cherche toujours, et l’édition sur papier en est aussi modifiée en retour.

Nous sommes là sans passé. Pourtant nous sentons bien que l’écriture numérique doit tous les réconcilier ; notamment celui de la parole et celui des lettres. Elle doit précisément permettre cette fluidité de la parole que le signe écrit avait figée, tout en conservant, et même en accroissant, cette possibilité de naviguer les énoncés et de les modifier que l’écriture avait donnée.

L’illettrisme technologiquement outillé

Les programmes ne cessent d’évoluer, et pas toujours dans la bonne direction. Il y a une quinzaine d’années, j’utilisais Nisus Writer sur Mac OS 8. Il avait un correcteur grammatical en anglais et savait utiliser celui que j’avais acheté pour le français à d’autres développeurs. Nisus était capable de prononcer le texte en français et dans les principales langues européennes. Il pouvait imprimer le texte en livrets, et les exporter en PDF grâce à un autre programme qui m’avait coûté quinze dollars. Il n’utilisait pour cela que très peu de ressource, et occupait un espace négligeable sur le disque. Il avait aussi une double barre d’outils pour l’édition web et exportait dans un code HTML propre.

J’ai pu l’utiliser jusqu’en 2008, et je ne suis parvenu à retrouver toutes ces fonctions que grâce à Linux en 2011, avec incroyablement plus de mémoire et d’espace disque ; mais cette fois, il est vrai, sans bourse délier.

Les programmes et les systèmes évoluent, pour le meilleur et pour le pire, les machines aussi. Des programmes rendent toujours plus commode l’affichage sur des écrans devenus plats. Entre l’ordinateur de bureau et le téléphone mobile, toute une gamme de machines, de l’ordinateur portable dix-sept pouces à la petite tablette, trouvent leur place. Tout ceci est en perpétuelle mutation, et les évolutions sont, pour le moins, erratiques.

Il se trouve que ces outils sont voués à devenir, et sont même déjà devenus, ceux de l’énonciation et de la pensée – et cela bien plus encore que de la communication. Force est de constater alors que s’ils sont déjà les outils obligés de l’écriture, de l’écrit dans son sens le plus fort et le plus complet, celui où il nous sert à penser, à compter, à concevoir… ils sont encore très loin de l’être devenu pour le plus grand nombre. Ils ne le sont même pas pour une quelconque élite identifiable de lettrés hackers.

Quasiment personne, moi compris, n’est parfaitement à l’aise avec ces outils, ni ne sait en utiliser sans peine toutes leurs ressources. Dans ce cas, ils marquent plutôt une récession de la civilisation occidentale devenue mondiale. Dans les pays développés, où l’analphabétisme avait été presque complètement éradiqué, ils renvoient à peu près chacun à l’état d’un nouvel illettrisme.

D’un autre côté, la généralisation de l’Unicode donne un puissant coup de pouce à des systèmes d’écriture qui avaient buté sur les nécessités techniques de l’imprimerie et de la machine-à-écrire. Il est devenu aujourd’hui plus commode d’écrire au clavier en chinois ou en arabe qu’en français, tout en encodant correctement les caractères spéciaux et les espaces insécables, et en respectant toutes les règles typographiques.

Le sonore et le graphique

Avec l’écriture numérique, ce n’est plus seulement le texte qui nous intéresse, même si nous l’étendons au langage mathématique ou au code de programmation. Nous nous intéressons à l’énoncé, c’est-à-dire à une forme bien plus large, qui comprend aussi la forme orale, sonore.

Il est facile de faire prononcer un texte. Il est un peu plus difficile, mais pas hors de portée, de transcrire des paroles. Cela veut dire que les caractères que nous avons sous les yeux sont déjà virtuellement des phonèmes. Il suffit de sélectionner la bonne langue pour la synthèse vocale, comme le bon jeu de caractères pour le clavier.

Il n’est d’ailleurs pas très difficile non plus de transformer un bon traitement de texte en éditeur de partition musicale, ni non plus de transformer son clavier, celui avec lequel on écrit du texte, en clavier musical, ni impossible d’écrire automatiquement sur une partition les notes que l’on joue sur lui.

Les derniers siècles ont donné beaucoup d’importance à tout ce qui est graphique, c’est-à-dire accessible à l’œil et demeurant relativement immobile dans l’espace, et donc facile à parcourir en tous sens. L’écriture, peut-être pas le roman, mais toutes les autres formes, ont privilégié des présentations très visuelles, et ont négligé les ressources du son. Le vingtième siècle a même vu naître une « poésie sonore », comme si ces mots ne confinaient pas au pléonasme.

Certes il est resté un genre de poésie tout particulièrement sonore sous la forme de la chanson, mais en se donnant alors comme un sous-genre, ou dans le meilleur des cas, l’hommage à une poésie qui ne lui était pas destinée.

Le numérique opère alors un retour aussi certain que discret des lettres à la parole. Certes, cette parole fut longtemps embarrassante pour en travailler le style ; elle s’échappait et s’évanouissait aussitôt que prononcée, et il n’en restait rien. Les quelques tournures rhétoriques qui tentaient de palier à sa fugacité se réduisaient vite à la répétition, la rime, l’allitération. La possibilité de transformer à l’aide d’une simple icône une suite de caractères à une suite de phonème peut cependant tout changer.

La forme graphique du texte, celle d’une suite de caractères, est la plus pratique pour produire et travailler des énoncés, mais peut être pas pour les comprendre. La forme sonore a ici une supériorité : la relation est bien plus directe entre l’intelligence et l’audition, ce que traduit très bien le mot « entendement ».

Le signe écrit permet de construire et de parcourir la pensée, de l’annoter, la déplacer, la condenser ; le signe sonore, lui, de bien l’entendre. Le numérique nous offre des moyens inédits de passer instantanément et perpétuellement de l’un à l’autre.

Encore une contradiction

Le traitement de texte nous rassure en ce qui concerne les possibilités de corriger indéfiniment notre texte. Nous n’avons rien à craindre à laisser courir nos doigts sur le clavier ; nous avons toujours la possibilité de le corriger et de le reprendre sans difficulté. D’un autre côté, le traitement de texte est perturbant dans la mesure où les tracent des successifs tâtonnements de la pensée disparaissent.

On dispose certes de nombreux moyens pour y pallier : l’annulation multiple, l’affichage d’états du texte, les sauvegardes multiples. Cette débauches de moyens rend justement inextricables les possibilités de retour, contrairement au papier raturé, aux renvois et aux paperoles.

La meilleure attitude serait alors de se servir de ces possibilités de corrections infinies comme un funambule se sert d’un filet, c’est-à-dire comme d’une sécurité qui lui donne de l’assurance et l’autorise à prendre des risques, mais dont il fait en sorte de ne pas avoir à se servir, ou à ne se servir qu’en dernière éventualité.

Celui qui se laisse trop prendre au jeu de modifier perpétuellement son texte aura le plus grand mal à construire quelque-chose de solide. Cette affirmation doit cependant être tempérée. Parfois, le cours même de l’énoncé suggère des constructions plus compactes : « Il y avait des platanes qui ombrageaient la place… » corrigé en « Des platanes ombrageaient la place… » par l’effacement de quelques mots. On remarquera toutefois que barrer d’un trait de plume est un acte plus simple, plus spontané que déplacer le curseur, même au clavier.

En règle générale, ce n’est pas une bonne idée de continuer à écrire à partir de phrases mal construites. C’est comme élever une construction sans assurer ses bases. Une telle règle vaut aussi bien au clavier qu’à la plume.

Il y a là encore une de ces contradictions inhérentes au procès d’écriture : relire et corriger, et ne pas se laisser perturber. Une telle contradiction se résout toutefois d’elle-même sitôt qu’on la pose, par l’entraînement et la pratique. Il s’agit d’associer un souci de style au mouvement continu de la pensée, c’est-à-dire d’en faire un même automatisme que celui qui choisit le vocabulaire et applique une syntaxe sans réellement y penser.

Les outils linguistiques qui soulignent les fautes ou les doutes de grammaire et de ponctuation, nous y aident : ils ne nous servent pas seulement à corriger des fautes ou des maladresses, mais à cultiver de tels automatismes. Justement parce qu’ils nous dérangent, ils tendent aussi à fonctionner comme un filet pour un funambule qui lui sert à cultiver la fermeté de ses pas.

Textes manuscrits, tapuscrits et numériques

Entre l’écriture manuscrite et l’écriture numérique, il y a eu, il y a, l’écriture tapuscrite. Un tapuscrit est un texte destiné à être lu et corrigé sur du papier. Le texte peut avoir été d’abord écrit à la plume ou au clavier, et il peut avoir été saisi sur le clavier d’une machine-à-écrire ou d’un ordinateur. Deux choses caractérisent le tapuscrit : il se présente sur papier ; il a été saisi dans un second temps à partir d’un premier jet, et cette saisie a été l’occasion d’un travail sur le style.

Écrire à la plume sur du papier offre des possibilités qu’aucun autre moyen ne remplacera probablement jamais. On ne voit d’ailleurs pas pourquoi le papier et la plume devraient être remplacés, puisqu’au cours des siècles et des millénaires, ils ont atteint une certaine perfection. Ils offrent avant tout la possibilité de conserver, tel un sismographe, les moindres traces des mouvements de l’esprit. Cette force est aussi bien leur faiblesse, car il devient toujours souhaitable de filtrer dans ces traces ce qui compte de ce qu’il n’est pas utile de conserver. Le moment vient nécessairement où les ébauches doivent être effacées.

Le moment de la saisie est toujours celui où l’on efface les ébauches, comme un dessin au fusain sur une toile. La saisie est donc toujours plus ou moins destructrice. On ne doit pas oublier que le tapuscrit est d’invention récente ; il date d’un siècle tout au plus. Même après l’introduction des machines-à-écrire, les auteurs préféraient souvent faire appel aux services d’une dactylo. Ce n’est finalement qu’assez tard qu’on a découvert que cette opération de saisie pouvait représenter un travail essentiel sur le style ; un travail, donc, que l’auteur n’avait pas intérêt à confier à un autre. Les traitements de texte sont apparue pour accomplir cette tâche de saisie, et faire des ordinateurs des machines-à-écrire perfectionnées. Il y a tout un art de corriger un tapuscrit, utilisant la mine d’abord, puis l’encre pour les modifications définitives. Les traitements de texte permettent de renouveler de telles opérations ad libidum. Mais ils n’ont pas été conçus précisément pour écrire.

Nous sommes maintenant, en 2013, à une croisée des chemins. Depuis très peu de temps, la lecture et la correction à l’écran commencent à devenir plus commodes que sur le papier, tout à la fois grâce aux améliorations de ces écrans et de l’encodage des polices ; ou du moins cette étape commence à paraître accessible, mais au prix, bien sûr, de la perte du caractère sismographique de l’écriture manuscrite. Quoi qu’il en soit, que l’on tienne à cette étape de l’écriture manuscrite ou qu’on y renonce, un tournant numérique de l’écriture est à notre portée.

Le tournant numérique de l’écriture

En quelques décennies, le procès d’écriture s’est déplacé et il n’a manifestement pas encore fini sa course. Pour bien des écrivains encore, il s’accomplit toujours à la plume et se prolonge à peine de quelques corrections des épreuves. Pour la plupart de ceux qui écrivent, le cœur du procès se situe déjà plutôt au moment même de la saisie.

Ils peuvent bien écrire à la plume d’abord – et ils ont d’excellentes raisons pour cela : l’aisance, le plaisir des matériaux, le caractère sismographique de l’écriture manuscrite, etc. – ; ils peuvent bien apporter encore des corrections sur des épreuves imprimées ; l’essentiel du processus se concentre maintenant sur la saisie au traitement de texte. Nous sommes toujours plus tentés de sauter la première étape, notamment pour le courriel, et nous avons toujours moins besoin d’imprimer pour corriger les copies.

Il y a encore une dizaine d’années, je discernais sur le papier des fautes ou des faiblesses de style qui m’échappaient à l’écran. Aujourd’hui, le rapport s’est inversé. C’est le contraire depuis que je peux modifier l’affichage à la volée sur l’écran panoramique de mon portable (qui n’est maintenant ni plus cher ni moins puissant qu’un ordinateur de bureau). Le système de synthèse vocale de Nisus était correct mais ignorait les liaisons, contrairement à celui de Linux qui rend manifeste toute déclinaison défectueuse.

J’aime écrire à la terrasse des bars, sous les pins, au bord de l’eau, dans la chaleur ou le vent, sous un parasol qui m’abrite plus ou moins bien du soleil ou de la pluie, bref dans des conditions peu favorables aux outils électroniques, et c’est la principale raison pour laquelle je me sers encore d’encre et de papier.

Le texte véritable, l’écrit, le livre, est cependant définitivement devenu le fichier numérique ; sur le papier, il n’est plus que copie, sur laquelle j’ai intérêt à conserver l’adresse du fichier original et la date précise d’impression.

Ce qui est partie intégrante du procès et ce qui ne l’est pas

Pour ce qui concerne les données proprement numériques d’un document, il en est de trois sortes : celles qui comptent, et dont la disparition corromprait le document ; celles qui n’ont aucune importance, et dont l’absence ne ferait qu’alléger le fichier ; celles qui pourraient être modifiées sans conséquences mais qui doivent bien quand même être renseignées.

Par exemple, j’ai divisé cet essai en plusieurs chapitres auxquels j’ai donné des titres. Ceux-ci ont un style différent du reste du texte pour qu’on les distingue. Pour autant, l’important est qu’on les reconnaisse pour leur fonction de titres de paragraphes, et non le style que je leur ai donné. L’important est même qu’un programme les reconnaisse pour tels et me permette de faire une table des matières et des signets de navigation.

Je pourrais donc alléger mon fichier de toute indication de style superflue pour les titres de chapitres, mais il se trouve que je n’aime pas les titres trop marqués qui cassent la suite d’un texte. J’ai donc choisi un corps normal en italiques, un alignement à gauche et des espaces modérés avant et après. Ces indications deviennent alors importantes et leur absence corromprait mon fichier, comme elles perturberaient ma lecture et celle que je propose.

J’ai choisi une police Times car elle est lisible et compacte, très courante ou avec des équivalents pour tous les systèmes et en polices postscrit pour l’impression. Cependant son choix m’est indifférent du moment qu’il s’agit d’une police à empattements5 (Garamond, Bookman, Baskerville…) et qui a donc un aspect plus littéraire. Je suis tenu de préciser le nom de la police pour le feuille de style d’un traitement de texte, mais pour une édition en ligne, l’indication « serif » me suffira.

Pour le web encore, je peux souhaiter aussi définir le nombre de caractères par ligne pour que celles-ci demeurent toujours lisibles quelle que soit la taille d’affichage, et dans ce cas, je devrais laisser libre la taille du corps. Etc.

Il est évident que c’est à moi seul, à l’auteur, qu’il appartient de définir ce qui est important et ce qui ne l’est pas : ce qui, donc, est partie intégrante du travail (la chose numérisée comme le procès), et ce qui n’est qu’accident. Ceci est le point névralgique du tournant numérique de l’écriture, et il ne manquera pas de conséquences à longue portée.

Les parties du discours

On a pris la coutume de diviser le discours en un nombre limité de parties. Trois est un choix fréquent, avec éventuellement une introduction et une conclusions. On évitera de dépasser le nombre de douze ; on préférera des subdivisions dans les divisions. On appelle cela un plan. Le modèle du plan ressemble à peu près à ça :

A … a …

         b …

         c …

B … a …

         …

On peut ajouter des divisions et des subdivisions, et diviser encore les subdivisions. Voilà une façon incontestablement pratique de ranger des idées, mais comment s’y prend-on pour en arriver là ? Dans de nombreux cas, le sujet lui-même est déjà ordonné ainsi. Écrivons un traité de grammaire, l’ordre s’imposera seul : les substantifs, les verbes…

De telles divisions sont évidentes car elles sont déjà prêtes depuis longtemps. Un traité de biologie distinguera végétal et animal, vertébrés et invertébrés, car ces divisions sont déjà faites une fois pour toutes, mais comment Linné, Buffon ou Cuvier en sont-ils arrivés là ?

Un plan précis suppose un sujet déjà bien connu et parcouru plusieurs fois en tous sens. N’est-ce pas un peu comme si en arithmétique, on ne pouvait écrire les opérations que si l’on en connaissait par avance les résultats, alors qu’on les écrit précisément pour les trouver ?

Il ne manquera pas de maîtres pour nous apprendre que nous devons noter d’abord nos idées, puis les classer. Quand cela serait fait, donc, nous écririons ? Ne serait-ce pas précisément plutôt faire cela écrire, noter et tracer des cheminements d’idées ?

Qui dit cheminement dit tracer un chemin, s’ouvrir des passages, tailler des routes. L’ordre est immédiatement celui dans lequel ce cheminement est accompli. Du moins s’agit-il là d’un ordre sous-jasant au procès de l’esprit, et dont tout autre finalement dépend.

Comprendre ce que nous lisons consiste la plupart du temps à parcourir à notre tour un tel cheminement, comme si nous en étions l’auteur. Quelle que soit alors la subtilité du plan proposé, le principal ordre qui vaille est celui du cheminement de la pensée.

De l’articulation

L’ordre dans lequel un texte est rédigé, c’est-à-dire au fond, l’ordre du journal, serait le plus naturel. N’importe quel ordre que nous décidions, le texte aura eu un ordre de rédaction. Un traitement de texte permet de modifier aisément un tel ordre ; il permet aussi de le retrouver sans trop de peine.

Le blog inverse cet ordre. Ces sites minimalistes conçus pour des nouvelles brèves mais éphémères, offrent un ordre de lecture inverse à celui de leur rédaction. Je ne connais cependant aucune tentative d’en exploiter délibérément la ressource. Je ne suis pas sûr non plus qu’un lecteur, même celui qui en est l’auteur, souhaiterait lire un journal à l’envers.

Une telle structure récursive poserait des problèmes de cohérence, de clarté ou de redondances, mais d’un autre côté, elle pourrait ouvrir des perspectives intéressantes. L’incompréhensible intérêt que suscitent les romans policiers repose sur leur structure récursive : un acte criminel dont on remonte aux circonstances, au coupable, aux motivations… C’est une structure assez semblable à celle de la tragédie antique au cours de laquelle la prédestination initiale s’accomplit.

Pour autant, pas plus l’une que l’autre ne s’offre dans un ordre inverse de celui de leur rédaction. On ne sait encore ce qu’un tel travail donnerait. Les blogs se contentent de publier des textes courts et éphémères dont les derniers viennent seulement recouvrir des anciens.

Les sites offrent certainement un ordre bien plus novateur, correspondant plutôt à celui d’un bâtiment. On construit un site comme un espace habitable qui permet la plus libre circulation. On le construit selon une géométrie topologique plus qu’euclidienne. Dans un appartement, on souhaite que les parties communes soient accessibles sans devoir passer par les chambres à coucher, ou que le chemin du salon ne passe pas par la salle de bain.

Il est vrai qu’un site est moins un texte, voire un livre, qu’une bibliothèque. Pour autant, il peut en tenir lieu, quitte à ce que ce soit un site dans un site. (Voir mes Journaux de voyage à Bolgobol.)

Aussi souhaitable que soit la facilité de circulation, un énoncé, et à plus forte raison un ensemble d’énoncés, un grand ensemble, doit avoir un ordre. Il doit proposer un ordre, et même un ordre linéaire (à la rigueur quelques-uns en nombre raisonnable), puisque énoncer consiste justement à enchaîner des suites de signes, d’inférences, d’informations, d’énoncés…

Il est à noter, malgré la simplicité des exemples, qu’une géométrie topologique (in situ)6 est plus complexe qu’une géométrie euclidienne. Le numérique nous introduit à une écriture qui tendra immédiatement à épouser une telle géométrie.

L’écriture assistée par ordinateur

Comme son nom l’évoque, un ordinateur permet de travailler très finement l’ordre des énoncés. On hésite à dire « commodément ». Car ordonner des énoncés, c’est cela le travail de l’esprit : parcourir et réordonner. Dans la mesure où l’ordinateur facilite un tel travail d’ordonnancement, on peut aussi bien dire qu’il complique celui de la pensée ; il permet du moins de le complexifier.

Quel que soit l’entraînement qu’on ait, il est bon de se méfier de la puissance d’un ordinateur, qui peut toujours devenir stérilisante. Mieux vaut s’en tenir à l’idée qu’écrire consiste à mettre un mot devant l’autre et recommencer ; ne pas craindre au besoin de revenir à la plume et d’imprimer. C’est le prix pour aller plus loin.

Il a fallu des dizaines de siècles après l’apparition de l’écriture pour que la majorité des humains commence à comprendre qu’ils devaient apprendre à écrire : écrire la parole et aussi les calculs. Des dizaines de siècles ont été nécessaire pour comprendre que l’écriture était un outil pour penser, et pas seulement pour enregistrer des paroles ou des comptes. Nul ne sait combien de temps sera nécessaire pour un tel passage à l’écriture numérique.

J’ai depuis longtemps observé une évolution inquiétante de mon écriture manuscrite : j’écris toujours plus illisiblement, et je laisse traîner des fautes à la plume à cause justement de cette mauvaise lisibilité. Je ne suis pas le seul. Nous devenons tous plus ou moins incapables d’écrire à la plume correctement, du moins aussi bien que nos grands-parents, au moment même où, ironiquement, la généralisation de la photocopie nous permettrait de reproduire sans peine ce que nous écrivons à la main. Qui ne pourra pas le plus risque fort alors de ne plus pouvoir le moins.




1Poincaré avait écrit à propos des Principia Mathematica de Whitehead et Russell : « Je croyais que la logique était stérile, nous savons maintenant qu’elle engendre des contradictions. »

2Voir Gottlob Frege, Que la science justifie un recours à l'idéographie, 1882.

3Pierre Reverdy – Nord-Sud 1918. Cité par André Breton dans Le Manifeste du Surréalisme. 1924

4Voir À Bolgobol 2003, cahier XXVI, Remarques sur le SMTP. La Belle Inutile Éditions 2008.

5Voir sur Wikipedia l’entrée Empattement (typographie).

6Voir l’entrée Topologie de Wikipédia, et le problème des sept ponts de Königsberg.




© Jean-Pierre Depétris, avril 2013

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