CHAPITRE II
I. La causalité efficiente selon Hume
Ce travail soutient la thèse que le symbolisme humain a son origine dans linteraction symbolique entre deux modes distincts de perception directe du monde extérieur. Il y a en ce sens deux sources dinformation sur le monde extérieur, étroitement associées mais distinctes. Ces modes ne se répètent pas lun lautre ; et il y a une réelle diversité dinformation. Où lun est vague, lautre est précis ; où lun est décisif lautre est sans valeur. Mais les deux schèmes de présentation ont en commun des éléments structurels qui permettent de les identifier comme des schèmes de présentation dun même monde. Il y a cependant des ruptures dans la détermination des correspondances entre les deux morphologies. Les schèmes ne se recoupent que partiellement, et leur véritable fusion reste indéterminée. La référence symbolique conduit à un transfert démotion, dintention et de croyance, qui ne peut être justifié par une comparaison intellectuelle des informations directes dérivées des deux schèmes (31) et de leurs éléments en intersection. La justification, ou ce qui en tient lieu, doit être cherchée dans un recours pragmatique au futur. De cette manière la critique intellectuelle fondée sur lexpérience qui suit peut élargir et épurer le transfert symbolique naïf et originel.
Jai appelé lun des modes de perception « immédiateté de présentation », et lautre « causalité efficiente ». Dans la conférence précédente le mode de limmédiateté de présentation a été suffisamment étudié. La présente conférence devra commencer par lexamen de la « causalité efficiente ». Il vous paraîtra évident que je critique ici la plus chère tradition de la philosophie moderne, partagée aussi bien par lécole des empiristes, issue de Hume, que par celle des idéalistes transcendantaux, issue de Kant. Il nest pas nécessaire dentrer dans de longues justifications sur ce que ce résumé emprunte à la tradition de la philosophie moderne. Mais quelques citations résumeront clairement ce qui est partagé par les deux types de pensées avec lesquelles je diverge. Hume1 écrit : « Quand les objets et les relations qui les unissent sont à la fois présents aux sens, nous appelons ceci perception plutôt que raisonnement, ce qui nest pas (32) le cas de certains exercices de la pensée, ni de certains actes à proprement parler, mais de la simple réception passive des impressions à travers les organes des sens. En accord avec cette façon de penser, nous ne devrions admettre comme un raisonnement aucune des observations que nous pouvons faire concernant lidentité et la relation du temps et du lieu ; puisque lesprit ne peut pour aucune delles aller plus loin que ce qui est immédiatement présent pour les sens, ni découvrir lexistence réelle ou les relations des objets. »
Toute la force de ce passage dépend de la présupposition tacite de « lesprit » comme une substance passivement réceptive, et de son « impression » comme formatrice de son monde daccidents privés. Ne reste alors que limmédiateté de ses attributs privés, avec leurs relations privées qui sont aussi des attributs de lesprit. Hume réfute explicitement cette vision substantialiste de lesprit.
Mais alors, quelle est la force de la dernière proposition de la dernière phrase, « puisque
objets » ? La seule raison de refuser que les « impressions » aient la moindre force démonstrative par rapport à « lexistence réelle ou [aux] relations aux objets », est la notion implicite que de telles impressions sont tout simplement des attributs privés de lesprit. Le livre de Santayana, Scepticism and Animal Faith, auquel je me suis (33) déjà référé, dans ses premiers chapitres insiste avec vigueur et pénétration, par toute sorte de belles illustrations, sur le fait quavec les prémisses de Hume il ny a aucun moyen déchapper à ce rejet de lidentité, du temps et du lieu dans toute référence à un monde réel. Ne reste que ce que Santayana appelle « solipsisme de linstant présent ». Même la mémoire passe : car une impression mnémonique nest pas une impression de la mémoire. Elle nest quune autre impression immédiate privée.
Il nest pas nécessaire de citer Hume sur la causalité ; car la citation précédente porte avec elle toute sa position sceptique. Mais une citation2 sur la substance est nécessaire pour expliquer le fondement de sa doctrine explicite - c' est à dire distincte de présuppositions implicites sporadiques sur ce point : « Je demanderais volontiers à ces philosophes, qui ont fondé tant de leurs raisonnements sur la distinction de la substance et de laccident, et simaginent que nous avons des idées claires de chacun, si lidée de substance est dérivée des impressions de la sensation ou de la réflexion ? Si elle nous est apportée par nos sens, je demande lesquels parmi eux, et de quelle manière ? Si elle est perçue par les yeux, elle doit être une couleur ; si cest par les oreilles, un son ; si cest par le palais, un goût ; et ainsi des autres sens. Mais (34) je crois quaucun naffirmera que la substance soit une couleur, ou un son, ou un goût. Lidée de substance doit, alors, être dérivée dune impression de la réflexion, si elle existe vraiment. Mais les impressions de la réflexion se ramènent à nos passions et nos émotions ; aucune dentre elles ne peut absolument représenter une substance. Nous navons, ce faisant, aucune idée de la substance distincte dune collection de qualités particulières, ni navons aucune autre pensée quand nous parlons ou raisonnons à son sujet. »
Ce passage concerne la notion de « substance », que je ne reprends pas à mon compte. Ainsi ne contredit-il quindirectement ma position. Je le cite parce quil est le plus clair exemple de laffirmation initiale de Hume que (1) limmédiateté de présentation et les relations entre les entités immédiatement présentées constituent le seul type de lexpérience de la perception, et que (2) limmédiateté de présentation ne comporte aucun facteur concluant qui révélerait un monde contemporain de choses étendues et actuelles.
Il discute plus tard de cette question dans son Traité sous le chapitre de la notion de « corps » ; et en arrive à des conclusions sceptiques analogues. Ces conclusions reposent sur une conception extraordinairement naïve du temps comme pure succession. Cette conception (35) est naïve, car cest la chose la plus naturelle à dire ; elle est naturelle car elle omet ce caractère du temps si intimement tissé en lui quil est naturel de loublier.
Le temps nous est connu comme la succession de nos actes dexpérience et, à partir de là, comme la succession dévénements objectivement perçus dans ces actes. Mais cette succession nest pas une pure succession : cest la dérivation détat à état, dont le dernier montre sa conformité avec les précédents. Le temps dans le concret est la conformation détat à état, du dernier au premier ; et la succession pure est une abstraction de la relation irréversible des passés établis au présent dérivé. La notion de la succession pure est analogue à celle de la couleur. Il ny a pas une pure couleur, mais toujours des couleurs particulières comme le rouge ou le bleu : de même il ny a pas de succession pure, mais toujours des relations particulières correspondant aux termes qui se succèdent. Les nombres entiers se succèdent dune certaine façon, et les événements se succèdent dune autre ; et, quand nous faisons abstraction de ces formes de succession, nous trouvons que la succession pure est une abstraction du second degré, une abstraction générique qui omet le caractère temporel du temps et la relation numérique des entiers. (36) Le passé est constitué de la communauté des actes établis qui, à travers leurs objectivations dans lacte présent, fondent les conditions auxquelles cet acte doit se conformer.
Aristote concevait la « matière » comme étant la potentialité pure attendant lintroduction de la forme pour devenir actuelle. Par conséquent, en employant les notions dAristote, nous pourrions dire que la limitation de la pure potentialité, instaurée par les « objectivations » du passé établi, exprime cette « potentialité naturelle » ou potentialité dans la nature qui est la « matière », avec pour base cette forme initiale réalisée, présupposée comme la première phase dans lauto-création de loccasion présente. La notion de « potentialité pure » remplace ici la « matière » dAristote, et la « potentialité naturelle » est la « matière », avec cette imposition de forme donnée, doù chaque chose actuelle naît. Toutes les composantes qui sont données pour lexpérience doivent être trouvées dans lanalyse de la potentialité naturelle. Ainsi le présent immédiat doit se conformer à ce que le passé est pour lui, et le simple intervalle de temps est une abstraction à partir de la relation plus concrète de « conformation ». Le caractère « substantiel » des choses actuelles nest pas principalement concerné par la prédication des qualités. Il exprime le fait têtu que tout ce qui est (37) établi et actuel doit dans une mesure impérative sy conformer par lactivité auto-créatrice. Lexpression « fait têtu » exprime exactement le sentiment populaire de cette caractéristique. Sa phase préliminaire, dont chaque chose actuelle naît, est le fait têtu qui sous-tend son existence. Selon Hume il ny a pas de faits têtus. La doctrine de Hume est peut-être une bonne philosophie, mais elles nest certainement pas du bon sens. En dautres termes, elle se dérobe avant le test ultime de la vérification par lévidence.
2. Kant et la causalité efficiente
Lécole des idéalistes transcendantaux, issue de Kant, admet que la causalité efficiente est un facteur dans le monde phénoménal, mais soutient quelle nappartient pas aux purs data présupposés dans la perception. Elle appartient à nos façons de penser les data. Notre conscience du monde perçu nous donne un système objectif qui est un mélange des simples data et des façons de penser ces data.
La raison générale invoquée par le kantisme en faveur de cette position est que la perception directe nous fait connaître le fait particulier. Or le fait particulier est ce qui intervient simplement comme datum particulier. Mais nous croyons à des principes universels pour tous les faits particuliers. Une telle connaissance universelle ne peut être tirée daucune sélection (38) de faits particuliers, dont chacun aurait tout simplement eu lieu. Ainsi notre croyance indéracinable sexplique par la seule doctrine que les faits particuliers, en ce quils sont saisis consciemment, sont le mélange des simples data particuliers et de la pensée fonctionnant selon les catégories qui transmettent leur propre universalité dans les data modifiés. Ainsi le monde phénoménal, en ce quil est dans la conscience, est un complexe de jugements cohérents, ajustés aux catégories fixes de la pensée, et dotés dun contenu constitué par des data déjà organisés selon les formes fixes de lintuition.
Cette doctrine kantienne accepte la présupposition naïve de Hume de la « simple occurrence » pour les seuls data. Je lai appelée ailleurs lhypothèse de « localisation simple » en lappliquant à lespace aussi bien quau temps.
Je réfute catégoriquement cette doctrine de la « simple occurrence ». Il nest rien qui « advienne simplement ». Une telle croyance nest que la doctrine sans fondement du temps comme « succession pure ». Lautre doctrine, qui prétend que la pure succession du temps est une simple abstraction à partir de la relation fondamentale de conformation, rejette toute base pour lintervention de la pensée constitutive, ou pour lintuition constitutive, dans la formation du monde directement (39) appréhendé. Luniversalité de la vérité découle de luniversalité de la relativité, par laquelle chaque chose actuelle particulière fait reposer sur lunivers lobligation de sy conformer. Ainsi dans lanalyse dun fait particulier, les vérités universelles peuvent être découvertes ; ces vérités exprimant cette obligation. La donné-ité de lexpérience cest à dire tous ses data pareillement : soit les vérités générales, soit les sensa particuliers, soit les formes présupposées de synthèses exprime le caractère spécifique de la relation temporelle de cet acte dexpérience avec la réalité établie de lunivers qui est la source de toutes les conditions. Lillusion de la « concrétude mal placée » abstrait du temps ce caractère spécifique, et ne lui laisse que le caractère générique de la succession pure.
3 La perception directe de la causalité efficiente
Les disciples de Hume et les disciples de Kant ont certes leurs objections diverses, quoique alliées, à la notion de toute perception directe de la causalité efficiente, dans le sens où la perception directe est antérieure à sa pensée. Les deux Écoles trouvent que la « causalité efficiente » est une introduction, dans les data, dune façon de penser ou de juger à propos des data. Lune de ces Écoles lappelle une habitude de penser ; (40) lautre lappelle une catégorie de la pensée. Aussi pour eux les simples data sont les purs sense-data.
Si, soit Hume, soit Kant, rendait compte correctement des statuts de la causalité efficiente, nous découvririons que notre appréhension consciente de la causalité efficiente devrait dépendre en partie de la netteté de la pensée, ou de la pure discrimination intuitive des sense-data dans linstant en question. Car une appréhension qui serait le produit de la pensée devrait perdre de limportance quand la pensée serait à larrière-plan. Aussi, selon cette explication humo-kantienne, la pensée en question est une pensée portant sur des sense-data immédiats. En conséquence une certaine netteté des sense-data dans limmédiateté de présentation devrait être favorable à la saisie de la causalité efficiente. Selon ces explications, la causalité efficiente ne serait rien dautre quune façon de penser les sense-data, donnés dans la présentation immédiate. Ainsi linhibition de la pensée et limprécision des sense-data seraient extrêmement défavorables à la prééminence de la causalité efficiente comme un élément de lexpérience.
On a montré que les difficultés logiques relatives à la perception directe de la causalité efficiente, dépendent de la pure hypothèse que le temps ne soit que la notion générique de la pure succession. Cest un (41) exemple du caractère fallacieux de la « concrétude mal placée ». Ainsi le chemin est maintenant ouvert pour rechercher empiriquement si en fait notre appréhension de la causalité efficiente dépend de la netteté des sense-data ou de lactivité de la pensée.
Selon les deux écoles, limportance de la causalité efficiente, et de laction qui explique sa présupposition, devraient être principalement caractéristiques des organismes évolués, dans leurs instants privilégiés. Alors, si nous limitons notre attention à lidentification à long terme de la cause et de leffet suivant un raisonnement complexe, sans doute de tels esprits évolués et de si précises déterminations des sense-data sont nécessaires. Mais chaque étape dun tel raisonnement repose sur la présupposition originelle que linstant immédiatement présent se conforme au milieu établi du passé immédiat. Nous ne devons pas diriger notre attention des inférences dhier vers celles daujourdhui, ou même des cinq minutes qui ont précédé le présent immédiat. Nous devons considérer le présent immédiat dans ses relations au passé immédiat. La conformation incontournable du fait, dans lacte présent, sur le fait établi antérieur doit être trouvée là.
Mon point de vue est que cette conformation du fait présent au passé immédiat prédomine, à la fois dans (42) le comportement apparent et dans la conscience, quand lorganisme est dun niveau inférieur. Une fleur se tourne vers la lumière dune façon beaucoup plus certaine que ne le fait un être humain, et une pierre se conforme aux conditions imposées par son milieu extérieur dune façon plus certaine quune fleur. Un chien anticipe la conformation du futur immédiat à son activité présente, avec la même certitude que pour un être humain. Quand il est confronté aux calculs et aux inférences à longs termes, le chien échoue. Mais jamais le chien nagit comme si le futur immédiat nétait pas en adéquation avec le présent. Lincertitude dans laction découle de la conscience quun futur éloigné lui est quelque peu en adéquation, associée à lincapacité den évaluer le caractère précis. Si nous nétions pas conscients dune adéquation, pourquoi y aurait-il incertitude dans une crise soudaine ?
De plus, éprouver intensément des sense-data immédiats inhibe considérablement lappréhension de ladéquation au futur. Linstant présent est alors tout dans tout. Dans notre conscience, il se rapproche de la « simple occurrence ».
Certaines émotions, comme la colère ou la terreur, peuvent inhiber lappréhension des sense-data ; mais elles dépendent entièrement dune appréhension nette de ladéquation du passé immédiat au présent, et du présent au futur. De même, une inhibition (43) des sense-data familiers provoque limpression terrifiante de présences floues, agissant pour le meilleur ou pour le pire sur notre destin. La plupart des créatures vivantes habituées à la lumière du jour sont plus nerveuses dans lobscurité, en labsence de sense-data visuels familiers. Mais selon Hume, cest la grande familiarité des sense-data qui est nécessaire pour linférence causale. Ainsi la sensation de présences effectives invisibles dans lobscurité est le contraire de ce qui devrait arriver.
4. Le caractère primaire de la causalité efficiente
La perception dune conformation aux réalités dans le milieu est lélément primitif de notre expérience extérieure. Nous nous conformons à nos organes corporels et au monde flou qui se tient au-delà deux. Notre perception primitive est celle de la « conformation » floue, et des relata encore plus flous de « soi » et « un autre » dans larrière-plan indistinct. Bien sûr, si les relations sont imperceptibles, une telle doctrine doit être exclue pour des raisons théoriques. Mais si nous admettons une telle perception, alors la perception de la conformation a tous les caractères dun élément primitif. Une part de notre expérience est accessible, et définie dans notre conscience ; aussi est-elle facile à reproduire à volonté. Lautre type dexpérience, quoique insistant, est flou, obsédant, immaîtrisable. Le premier type, à cause du chatoiement de ses expériences (44) sensibles, est stérile. Il déploie un monde caché sous un spectacle fortuit, une scène de notre propre production corporelle. Le type suivant est fécond de par le contact avec les choses passées, qui laissent leurs marques sur notre moi immédiat. Ce dernier type, le mode de la causalité efficiente, est lexpérience qui domine les organismes vivants primitifs, qui ont le sens du destin dont ils viennent, et du sort vers lequel ils vont les organismes qui avancent et reculent mais qui différencient à peine toute manifestation immédiate. Cest une expérience primitive féconde. Le premier type, limmédiateté de présentation, est le produit superficiel de la complexité, de la subtilité ; il sarrête au présent, et sabandonne à une jouissance docile tirée de limmédiate apparence des choses. Ces périodes de nos vies quand la perception de la pression dun monde de choses avec les caractères de leur plein droit, caractères qui modèlent mystérieusement notre propre nature, devient le plus fort ces périodes sont le produit dun retour à un état primitif. Un tel retour intervient, soit quand un fonctionnement primitif de lorganisme humain est exceptionnellement accru, soit quand une part considérable de notre perception sensible habituelle est exceptionnellement affaiblie.
(45) La colère, la haine, la crainte, la terreur, lattirance, lamour, la faim, la passion, la jouissance intense, sont des sentiments et des émotions étroitement entrelacées avec le fonctionnement primitif du « retrait » et de l « avancée » (retreat from and expansion towards). Ils naissent dans lorganisme le plus évolué comme des états dûs à une perception vive quun tel mode primitif de fonctionnement domine lorganisme. Mais « retrait » et « avancée », dépouillés de toute distinction spatiale précise, ne sont que des réactions à la façon dont lextériorité marque en nous son caractère propre. On ne peut pas se retirer de la pure subjectivité, car la subjectivité est ce quon porte avec soi. Normalement, on a toujours des présentations sensibles négligeables de ses organes intérieurs ou de son propre corps.
Ces émotions primitives sont accompagnées par la reconnaissance la plus claire des autres choses actuelles qui réagissent sur nous. Lévidence ordinaire dune telle reconnaissance est équivalente à lévidence ordinaire produite par le fonctionnement de nimporte lequel de nos cinq sens. Quand nous haïssons, cest un homme que nous haïssons et non une collection de sense-data un homme causal et efficient. Cette évidence primitive de la perception de « conformation » est illustrée par linsistance sur laspect pragmatique des occurrences, qui est si prééminente dans la pensée philosophique moderne. (46) Rien ne peut se présenter dutile si nous nadmettons pas le principe de « conformation », par lequel ce qui est déjà fait devient déterminant de ce qui est en train de se faire. Lévidence de laspect pragmatique est simplement lévidence de la perception du fait de conformation.
En pratique nous ne doutons jamais de la conformation du présent au passé immédiat. Il appartient à la texture ultime de lexpérience, avec la même évidence que limmédiateté de présentation. Le fait présent est clairement le produit de son prédécesseur, un quart de seconde avant. Des facteurs insoupçonnés peuvent être intervenus : de la dynamite peut avoir explosé. Mais quoi que ce puisse être, lévénement présent résulte des limitations dont il est chargé par la nature actuelle du passé immédiat. Si de la dynamite explose, alors le fait présent est ce qui résulte du passé qui saccorde à lexplosion de la dynamite. Mieux, nous plaiderons en retour, sans hésiter, pour linférence que lanalyse complète du passé doit révéler en lui ces facteurs qui produisent les conditions du présent. Si la dynamite explose maintenant, alors dans le passé immédiat il y avait une charge de dynamite non explosée.
Le fait que notre conscience soit limitée à (47) une analyse de lexpérience dans le présent nest pas une difficulté. Parce que la théorie de la relativité universelle des choses individuelles actuelles amène la distinction entre linstant présent de lexpérience, qui est lunique datum pour lanalyse consciente, et la perception du monde contemporain, qui est le seul facteur dans ce datum.
Le contraste entre le vide relatif de limmédiateté de présentation et la signification profonde révélée par la causalité efficiente est à la racine du pathos qui hante le monde.
« Pereunt et imputatur »
était-il inscrit sur les vieux cadrans solaires dans les monastères.
« Les heures périssent et sont comptées. »
Ici « pereunt » renvoie au monde révélé par limmédiateté de présentation, avivé dun millier de teintes, et qui passe, intrinsèquement dépourvu de sens. « Imputatur » renvoie au monde révélé dans sa causalité efficiente, où chaque événement contamine les temps à venir, pour le meilleur ou pour le pire, avec sa propre singularité. Presque tout pathos implique une référence à lécoulement du temps.
La strophe finale dEve of St. Agnes de Keats commence par les lignes obsédantes :
(48) « Et ils sen sont allés ; oui, il y a longtemps
Ces amants se sont enfuis dans lorage »
Là, le pathos de lécoulement du temps naît de la fusion quon imagine des deux modes de perception, par lintensité dune émotion. Shakespeare, au printemps du monde moderne, mêle les deux éléments en montrant la contagion de la joyeuse immédiateté :
«
les jonquilles,
Qui viennent avant que lhirondelle nose, et prennent
Les vents de mars avec beauté ;
»
(Le Conte dhiver, IV, iv, 118-120)
Mais parfois les hommes sont trop tendus par lattention sans partage quils prêtent aux éléments de causalité dans la nature des choses. Alors, dans des instants de fatigue, vient une soudaine détente, et le seul côté de la présentation du monde submerge par la sensation de son vide. Alors que William Pitt, le premier ministre anglais, dans la plus sombre période des guerres de la Révolution Française, reposait sur son lit de mort au pire moment de ce combat pour lAngleterre, on lentendit murmurer :
« Ombres, que nous sommes ; ombres ce que nous poursuivons ! »
Son esprit avait soudain perdu le sens de la causalité efficiente, et était illuminé par le souvenir de (49) lintensité de lémotion qui avait enveloppé sa vie, comparée au vide stérile du monde qui passe dans la présentation sensible.
Le monde, donné dans la présentation sensible, nest pas lexpérience originelle des organismes inférieurs, avant quelle ne soit sophistiquée par linférence de la causalité efficiente. Cest le contraire qui a lieu. Dabord laspect causal de lexpérience domine, puis la présentation sensible gagne en subtilité. Leur référence symbolique mutuelle est finalement purifiée par la conscience et la raison critique, à laide dun recours pragmatique aux conséquences.
5. Lintersection des modes de perception
Il ne peut y avoir de référence symbolique entre les percepts tirés de lun des modes et ceux tirés de lautre sans que, dune certaine façon, ces percepts ninterfèrent. Par cette « intersection » jentends quune paire de ces percepts doit avoir des éléments de structure en commun, par lesquels ils sont désignés pour laction de la référence symbolique.
Il y a deux éléments de même structure, qui peuvent être partagés à la fois par un percept tiré de la présentation immédiate, et par une autre, tiré de la causalité efficiente. Ces éléments sont (1) les sense-data3 , et (2) la localisation (locality).
(50) Les sense-data sont « donnés » pour limmédiateté de présentation. Cette donné-ité des sense-data, en tant que base de ce mode de perception, est la grande doctrine commune à Hume et à Kant. Mais ce qui est déjà donné pour lexpérience ne peut quêtre tiré de la potentialité naturelle qui constitue une expérience particulière sous la forme de la causalité efficiente. La causalité efficiente est la mainmise du passé établi sur la formation du présent. Les sense-data doivent donc jouer un double rôle dans la perception. Dans le mode de limmédiateté de présentation ils sont projetés pour faire percevoir le monde contemporain dans ses relations spatiales. Dans le mode de la causalité efficiente ils font percevoir presque instantanément les précédents organes corporels tandis quils imposent leurs caractères à lexpérience en question. Nous voyons le tableau, et nous le voyons avec nos yeux ; nous touchons le bois, et nous le touchons avec nos mains ; nous sentons la rose, et nous la sentons avec notre nez ; nous entendons la cloche, et nous lentendons avec nos oreilles ; nous goûtons le sucre, et nous le goûtons avec notre palais. Dans le cas des sensations corporelles les deux localisations sont identiques. Le pied tout à la fois cause la douleur et en est le siège. Hume lui-même approuve tacitement cette double référence dans la seconde des citations données plus haut. Il écrit : « Si on le perçoit par les yeux, ce doit (51) être une couleur ; si cest par les oreilles, un son ; par le palais, un goût ; et ainsi des autres sens ». Ainsi en affirmant le manque de perception de la causalité, il la présuppose implicitement. Car quelle est la signification de « par » dans « par les yeux », « par les oreilles », « par le palais » ? Son raisonnement présuppose que les sense-data, qui agissent dans la présentation immédiate, sont « donnés » parce que « les yeux », « les oreilles », « le palais » fonctionnent dans la causalité efficiente. Sinon son raisonnement est entraîné dans un cercle vicieux. Car il doit reprendre à partir des yeux des oreilles, du palais ; et il doit aussi expliquer la signification de « par » et de « doit » dans un sens qui ne détruise pas son raisonnement.
Cette double référence est la base de toute la doctrine physiologique de la perception. Les détails de cette doctrine ne relèvent pas de cette discussion philosophique. Hume, avec la clarté des génies, démontre ce point fondamental, que les sense-data qui fonctionnent dans un acte de lexpérience, se révèlent donnés par la causalité efficiente des organes corporels actuels. Il renvoie à cette causalité efficiente comme composante de la perception directe. Largument de Hume présuppose dabord tacitement les deux modes de perception, et ensuite suppose tacitement que limmédiateté de présentation est le seul mode. Aussi, les successeurs de Hume, en développant sa doctrine, présupposent (52) que limmédiateté de présentation est primitive et que la causalité efficiente en est le dérivé sophistiqué. Ceci est une complète inversion de lévidence. En ce qui concerne lenseignement propre de Hume, il y a bien sûr une autre alternative : cest que les disciples de Hume aient mal interprété sa position finale. Selon cette hypothèse, son recours final à « la pratique » est dirigé contre lusage alors en vigueur des catégories métaphysiques pour interpréter lexpérience évidente. Cette théorie sur les propres croyances de Hume est à mon avis improbable : mais, indépendamment du propre jugement de Hume sur lachèvement de sa philosophie, cest dans ce sens que nous devons lui rendre hommage comme à lun des plus grands philosophes.
La conclusion de ces raisonnements est que lintervention dun quelconque sense-datum dans le monde actuel ne peut pas être exprimée dune façon aussi simple, comme la seule qualification dune région de lespace, ou sinon, comme la seule qualification dun état de lesprit. Les sense-data nécessaires à la perception sensible immédiate pénètrent dans lexpérience en vertu de lefficience (efficacy) du milieu. Ce milieu inclut les organes corporels. Par exemple, si lon entend un son, les ondes physiques ont pénétré dans loreille, et lagitation des nerfs (53) a excité le cerveau. Le son est alors entendu comme venant dune certaine région du monde extérieur. Ainsi la perception sur le mode de la causalité efficiente montre que les data, dans le mode de la perception sensible, proviennent delle. Cest la raison pour laquelle de tels éléments sont donnés. Tout datum de cette sorte constitue un maillon entre les deux modes de perception. Chacun de ces maillons, ou datum, subit une ingression complexe dans lexpérience, qui nécessite une référence aux deux modes de perception. Ces sense-data peuvent être conçus comme constituant le caractère dune interrelation à plusieurs termes entre les organismes du milieu passé et ceux du monde contemporain.
6. La localisation
La communauté partielle de structure, par laquelle les deux modes de perception donnent la démonstration immédiate dun monde qui leur est commun, vient de ce quils renvoient, à partir des sense-data qui leur sont communs, aux localisations, diverses ou identiques, dans un système spatio-temporel qui leur est commun. Par exemple, la couleur se rapporte à un espace extérieur, et aux yeux comme organes de la vision. Tant que nous avons à faire à lun ou lautre de ces modes purs de perception, cette référence est une démonstration directe ; et, quand (54) on lisole dans lanalyse consciente, un fait ultime contre lequel on ne peut rien. Cette isolation, ou à la rigueur ce qui sen approche, est facile dans le cas de limmédiateté de présentation, mais est très difficile dans le cas de la causalité efficiente. La pureté idéale et complète de lexpérience de la perception, dénuée de toute référence symbolique, est en pratique impossible à obtenir pour chaque mode de perception.
Nos jugements sur la causalité efficiente sont presque inextricablement voilés par lacceptation de la référence symbolique entre les deux modes, comme achèvement de notre connaissance directe. Cette acceptation nest pas simplement dans la pensée, mais aussi dans laction, lémotion, et lintention, qui toutes précèdent la pensée. Cette référence symbolique est un datum pour la pensée dans son analyse de lexpérience. En faisant confiance à ce datum, notre schème conceptuel de lunivers a en général une cohérence logique interne, et correspond aux faits ultimes des modes de perception purs. Mais occasionnellement, soit la cohérence, soit la vérification fait défaut. Nous révisons alors notre schème conceptuel afin de sauvegarder la confiance générale dans la référence symbolique, tandis que nous reléguons des détails précis de cette référence dans la catégorie de lerreur. De telles erreurs sont appelées « apparences (55) trompeuses ». Ces erreurs naissent de lextrême imprécision des perceptions spatiales et temporelles, pour une perception sur le pur mode de la causalité efficiente. Il ny a pas de bonne définition de la localisation, pour ce qui émerge dans la conscience analytique. Le principe de relativité nous conduit à soutenir quavec lanalyse consciente adéquate, ces relations locales perdent leur faible empreinte dans lexpérience. Mais en général une telle analyse de détail excède largement les capacités de la conscience humaine.
Tant quest en jeu la causalité efficiente du monde extérieur au corps humain, a lieu la perception la plus insistante dun monde ambiant, efficient et peuplé dêtres. Mais lexacte discrimination, chose par chose et position par position, est extrêmement floue, presque négligeable. La discrimination précise, quen fait nous faisons bien, provient presque entièrement de la référence symbolique à partir de limmédiateté de présentation. Le cas est différent pour le corps humain. Il y a encore imprécision en comparaison de la définition précise de limmédiateté de présentation ; cependant la localisation des divers organes corporels qui sont utiles dans la régulation des sense-data et des sensations est définie avec une précision suffisante dans le (56) pur mode de perception de la causalité efficiente. Le transfert symbolique bien sûr intensifie la définition. Mais en dehors dun tel transfert, la différenciation a suffisamment de netteté.
Ainsi dans lintersection des deux modes, les relations spatiales et temporelles du corps humain appréhendées alors causalement vers le monde extérieur contemporain représenté alors immédiatement offrent un schème suffisamment précis de la référence spatiale et temporelle, par laquelle nous testons lusage symbolique de la projection sensible, pour déterminer la position des corps qui contrôlent le cours de la nature. Finalement, toute observation, scientifique ou vulgaire, consiste à déterminer la relation spatiale des organes corporels de lobservateur à la localisation des sense-data « projetés ».
7. Lopposition entre définition précise et caractère décisif (importance)
La raison pour laquelle les sense-data projetés sont généralement pris pour symboles, est quils sont maniables, précis et dociles. Nous pouvons voir, ou ne pas voir, comme nous voulons ; nous pouvons entendre, ou ne pas entendre. Il y a des limites à cette maniabilité des sense-data, mais ils sont pour une large part des éléments dociles de notre perception du monde. Le sens qui contrôle (57) les présences a le caractère contraire : il est indocile, flou, et mal défini.
Mais à cause de toute leur imprécision, de tout leur manque de définition, ces présences de contrôle, ces sources de pouvoir, ces choses avec une vie interne, avec leurs propres richesses de contenu, ces êtres, avec le destin du monde caché dans leurs natures, sont ce que nous voulons connaître. Quand nous traversons une route pleine de trafic, nous voyons la couleur des voitures, leurs formes, les couleurs vives de leurs occupants ; mais dès linstant où nous sommes absorbés à utiliser cette scène immédiate, nous les prenons comme symboles pour les forces qui déterminent le futur immédiat.
Nous saisissons le symbole, mais nous en pénétrons aussi la signification. Les symboles ne créent pas leur signification : la signification, sous la forme dêtres effectifs et actuels qui réagissent sur nous, existe pour nous de plein droit. Mais les symboles découvrent cette signification pour nous. Ils la découvrent car, dans le long parcours de ladaptation des organismes vivants à leur milieu, la nature4 a enseigné leur usage. Elle nous fait évoluer jusquà ce que nos sensations projetées indiquent en général ces régions qui sont le siège dorganismes décisifs.
(58) Nos relations à ces corps sont précisément nos réactions à leur égard. La projection de nos sensations nest rien dautre que la figuration du monde dans une conformité partielle avec le schème systématique, dans lespace et le temps, auquel ces réactions se conforment.
Les liens de la causalité efficiente surgissent sans nous (arise from without us). Ils dévoilent le caractère du monde dont nous venons, et les conditions incontournables autour desquelles nous nous modelons. Les liens de limmédiateté de présentation surgissent de lintérieur de nous (within us), et sont sujets aux intensifications, aux inhibitions et aux diversions, selon que nous acceptons leur défi ou le rejetons. Les sense-data ne doivent pas être proprement appelés « simples impressions » à moins den faire un terme technique. Ils représentent aussi les conditions qui surgissent de la perception active, qui agit en étant conditionnée par nos propres natures. Mais nos natures doivent se conformer à la causalité efficiente. Ainsi la causalité efficiente est en définitive un facteur qui, du passé, produit notre immédiateté de présentation dans le présent. Le comment de notre expérience présente doit se conformer en nous au quoi du passé.
Notre expérience surgit du passé : elle enrichit de lémotion et de lintention sa présentation du monde contemporain ; et elle lègue son (59) caractère au futur, sous la forme dun élément effectif y ajoutant toujours, ou y soustrayant, la richesse du monde. Pour le pire ou le meilleur.
« Pereunt et Imputatur.»
8. Conclusion
Dans ce chapitre, et dans le précédent, on a examiné le caractère général du symbolisme. Il joue un rôle dominant dans la façon dont tous les organismes supérieurs conduisent leur vie. Il est cause de progrès et cause derreur. Les animaux les plus évolués ont gagné une très puissante faculté, au moyen de laquelle ils peuvent définir avec précision ces formes lointaines dans le monde immédiat, par lesquelles leur vie future sera déterminée. Mais cette faculté nest pas infaillible ; et les risques sont à la mesure de son importance. Cest le but du prochain chapitre dillustrer cette doctrine par une analyse du rôle joué par cette tendance du symbolisme à promouvoir la cohésion, le progrès, et la dissolution des sociétés humaines.
1 Traité,Partie III, Section II.
2 Cf. Traité de Hume, Partie I, Section VI.
3 « Données sensibles » dans Procès et réalité.
4 Cf. Prolegomena to an Idealist Theory of Knowledge, par Norman Kemp Smith, Macmillan and Co., London, 1924. NDA.