CHAPITRE III
Fonctions du Symbolisme
Lattitude de lhumanité envers le symbolisme exprime un mélange instable dattraction et de répulsion. Lintelligence pratique, le désir théorique de percer le fait ultime, et linclination à lironie et à la critique ont été les principaux motifs de la répulsion à légard du symbolisme. Les esprits forts veulent des faits, pas des symboles. Une intelligence théorique claire, avec son enthousiasme généreux pour lexacte vérité, à tout prix et à tout risque, rejette les symboles comme des allégations voilant et déformant le sanctuaire intérieur de la simple vérité, que la raison proclame sien. Les critiques ironiques des folies de lhumanité ont rendu un service notable en éclaircissant le fatras de cérémonies inutiles symbolisant les fantaisies régressives dun passé sauvage. La répulsion à légard du symbolisme se distingue comme un élément caractéristique dans la culture historique des peuples civilisés. Il ny a pas lieu de douter que cette critique (61) continuelle ait rendu un service nécessaire à la constitution dune civilisation saine, dans le sens de lefficacité pratique de la société organisée, comme dans celui dune orientation solide de la pensée.
Aucune description des fonctions du symbolisme nest complète si l'on ne reconnaît pas que les éléments symboliques de la vie ont une tendance à retourner à létat sauvage, comme la végétation dune forêt tropicale. La vie de lhumanité peut facilement être submergée par ses accessoires symboliques. Un processus continu délagage et dadaptation à un futur qui demande toujours de nouvelles formes dexpression, est une fonction nécessaire dans chaque société. Ladaptation réussie des vieux symboles aux changements de la structure sociale est le signe achevé de la sagesse chez le politique. Aussi une révolution dans le symbolisme est quelquefois nécessaire.
Il y a pourtant un proverbe latin dont, dans notre jeunesse, quelques-uns dentre nous ont été amenés à rédiger des thèmes. En Français il se lit ainsi : Chassez le naturel, il revient au galop1 . Ce proverbe est illustré par lhistoire du symbolisme. De quelque manière que vous vous efforciez de le chasser, toujours il revient. Le symbolisme nest pas seulement fantaisie creuse ou régression perverse : il est inhérent à la (62) texture même de la vie humaine. Le langage lui-même est du symbolisme. Et, comme autre exemple, de quelque façon que vous réduisiez les fonctions de votre gouvernement à leur plus stricte simplicité, le symbolisme demeure toujours. Il peut être le cérémonial le plus sain et le plus viril, suggérant les notions les plus fines. Mais il est encore du symbolisme. Vous abolissez létiquette de la cour royale, avec ce quelle suggère de subordination personnelle ; aux réceptions officielles vous serrez pourtant cérémonieusement la main du gouverneur de votre État. De même que la doctrine féodale de la subordination des classes, qui sélèvent jusquà lultime suzerain, nécessite son symbolisme, de même la doctrine de légalité humaine acquiert le sien. Lhumanité, semble-t-il, doit trouver un symbole pour sexprimer. En effet : l « expression » est « symbolisme ».
Quand le cérémonial public de lÉtat a été réduit a sa plus simple expression, les clubs privés et les associations ont commencé à reconstituer des actions symboliques. Cest comme si le genre humain devait toujours être grimé. Cette pulsion impérative suggère que la notion dune mascarade inutile est la mauvaise façon de penser les éléments symboliques de la vie. Le fonctionnement de ces éléments doit être précis, maniable, reproductible, et aussi être chargé de (63) leur propre force émotionnelle : le transfert symbolique investit leurs significations corrélatives avec la totalité ou une partie de ces attributs des symboles, et de là, élève les significations à un degré de netteté suffisamment efficace en tant quéléments de connaissance, démotion, de but , efficacité que les significations peuvent, ou non, mériter en propre. Lobjet du symbolisme est daccentuer limportance de ce qui est symbolisé.
Quand on discute des exemples de symbolisme, notre première difficulté consiste à découvrir exactement ce qui est symbolisé. Les symboles sont suffisamment spécifiques, mais il est souvent extrêmement difficile danalyser ce qui se trouve au-delà deux, quoique soit bien sûr fortement évoqué ce qui est au-delà des simples actes cérémonieux.
Il semble probable que dans beaucoup de rituels qui se sont perpétués sur plusieurs époques, linterprétation symbolique, si tant est que lon puisse lobtenir, varie beaucoup plus rapidement que ne le fait le cérémonial véritable. Aussi, au cours de son existence, un symbole aura différentes significations pour différents peuples. Dans chaque époque des gens ont létat desprit qui a dominé le passé, dautres le présent, dautres encore celui du futur, et dautres des nombreux futurs problématiques qui nécloront jamais. Pour ces divers (64) groupes un ancien symbolisme présentera différents dégradés de significations plus ou moins floues.
Afin dapprécier la nécessaire fonction du symbolisme dans la vie de toute société constituée dêtres humains, nous devons faire une estimation des forces dunion et de rupture en uvre. Il y a plusieurs variétés de société humaine, qui chacune requiert sa propre investigation particulière pour ce qui touche aux détails. Nous allons fixer notre attention sur les nations qui occupent des territoires définis. Ainsi lunité géographique en est déjà présupposée. Les communautés qui ont une unité géographique constituent le principal type de communautés que nous trouvons dans le monde. En effet, aussi bas que nous allions dans léchelle de lêtre, lunité géographique est la plus nécessaire à linteraction étroite des individus qui constituent la société. Les sociétés danimaux les plus évolués, dinsectes, de molécules, possèdent toutes des unités géographiques. Un rocher nest rien dautre quune société de molécules qui permet les différentes espèces dactivité propres aux molécules. Jattire lattention sur cette forme la plus inférieure de société pour chasser cette idée que la vie sociale serait une particularité des organismes les plus évolués. Cest le contraire. En ce qui concerne les valeurs de survie, un morceau de rocher, avec son histoire vieille de quelque huit cents millions dannées, dépasse de loin la courte (65) durée atteinte par nimporte quelle nation. On comprend mieux lémergence de la vie comme une surenchère des organismes pour leur liberté ; une surenchère pour une certaine indépendance de lindividualité, avec ses intérêts et ses activités propres qui nont pas à être traduits purement en termes dobligation envers le milieu. Leffet immédiat de cette émergence de lindividualité sensitive a été de réduire la durée de vie des sociétés de centaines de millions dannées à des centaines dannées, ou même des vingtaines dannées.
On ne peut imputer lapparition des êtres vivants aux valeurs supérieures de survie des individus ni de leurs sociétés. La vie dune nation doit affronter les éléments de rupture introduits par les revendications extrêmes des idiosyncrasies individuelles. Nous avons à la fois besoin des avantages de la protection sociale, et du stimulus contraire de lhétérogénéité qui découle de la liberté. La société évolue paisiblement si elle admet les divergences de ses individus. Il y a révolte du simple fait des obligations causales transmises aux individus par le caractère social du milieu. Cette révolte prend dabord la forme dune pulsion émotionnelle aveugle ; et plus tard, dans les sociétés civilisées, ces impulsions sont critiquées et infléchies par la raison. En tout cas il y a des élans individuels à laction qui échappent aux (66) contraintes de la conformité sociale. Pour remplacer la sûre réponse instinctive qui sestompait, des formes compliquées et variables dexpression symbolique ont été introduites pour les diverses fins de la vie sociale. La réponse au symbole est presque automatique mais pas entièrement ; la référence à la signification est là, pour faire un support émotionnel supplémentaire, ou pour renforcer la pensée critique. Mais la référence nest pas assez claire pour être impérative. La conformation impérative et instinctive à linfluence du milieu a été modifiée. Quelque chose la remplacée, qui, par son caractère superficiel, invite à la critique, et qui, par son usage habituel, lui échappe généralement. Un tel symbolisme rend possible la connexion de la pensée en lexprimant, alors quen même temps elle dirige automatiquement laction. À la place de la force de linstinct qui supprime lindividualité, la société a gagné lefficience des symboles, à la fois protectrice des biens publics et des points de vue individuels.
Parmi les genres particuliers de symbolisme qui servent à cette fin, nous devons placer la langue. Je ne veux pas dire le langage dans sa fonction dune indication nue didées abstraites, ou de choses actuelles particulières, mais la langue, revêtue de sa complète influence pour la nation en question. (67) Outre la simple indication de sens, les mots et les locutions comportent une capacité de suggestion et une force émotionnelle. Cette fonction de la langue dépend de la façon dont elle a été utilisée, de la familiarité relative des expressions particulières, et de lhistoire des émotions associées à leur signification puis transférées aux expressions elles-mêmes. Si deux nations parlent la même langue, cette puissance émotionnelle des mots et des expressions différera en général pour chacune. Ce qui est familier dans une nation sera curieux pour lautre ; ce qui est chargé dassociations intimes pour lune est relativement vide pour lautre. Par exemple si deux nations sont plutôt éloignées, et ont une faune et une flore différentes, la poésie de la nature de lune laissera complètement insensible lautre nation. Comparez les mots de Walt Whitman :
« Le large décor inconscient de mon pays »
pour un Américain, avec, celle de Shakespeare :
«
ce petit monde,
Cette pierre précieuse dans la mer dargent, »
pour un Anglais. Bien sûr chacun, Américain ou Anglais, doté du moindre sens de lhistoire et des affinités, ou de la moindre imagination (68) sympathique, peut pénétrer les impressions véhiculées par chacune de ces deux locutions. Mais lintuition directe et de première main, issue des premiers souvenirs denfance, est pour la première nation celle de limmensité du continent, et pour lautre celle du monde de la petite île. Or, lamour pour les purs aspects géographiques dun pays, ses collines, ses montagnes et ses plaines, pour ses arbres, ses fleurs, ses oiseaux, et pour toute la vie de sa nature, nest pas un élément négligeable dans cette force unificatrice qui fait une nation. Cest la fonction de la langue, travaillant à travers la littérature et à travers les expressions habituelles des débuts de la vie, de favoriser cette impression diffuse de posséder en commun un trésor infiniment précieux.
Je ne dois pas être mal compris en laissant entendre que cet exemple ait une importance singulière. Ce nest quun exemple de ce quon peut illustrer dune centaine de façons. Aussi la langue nest-elle pas le seul symbolisme utile à cette fin. Mais la langue lie, dune manière particulière, une nation par des émotions communes quelle met à jour, et elle est encore linstrument par lequel la liberté de la pensée et de la critique individuelle trouve son expression.
Ma thèse principale est quun système social est maintenu uni par la force aveugle dactions instinctives (69) et démotions instinctives cristallisées autour de coutumes et de préjugés. Il nest par conséquent pas vrai que toute progression dans la culture tende inévitablement à la conservation de la société. À tout prendre, le contraire est plus fréquent, et une observation de la nature confirme cette conclusion. Un nouvel élément dans la vie rend de plusieurs manières laction des anciens instincts impropre. Mais des instincts inexprimés ne sont pas analysés et sont ressentis aveuglément. Des forces de rupture, introduites par un plus haut niveau dexistence, combattent alors dans lobscurité contre un ennemi invisible. Il ny a aucun point dappui pour lintervention de la « considération rationnelle » pour utiliser lexpression admirable de Henry Osborn Taylor. Lexpression symbolique des forces instinctives les traîne au grand jour : elle les différencie et les circonscrit. La raison peut alors effectuer, avec une relative rapidité, ce qui autrement devra être laissé à la lente opération des siècles, avec ses ruines et ses reconstructions. Lhumanité manque ses occasions favorables, et ses insuffisances font une belle cible pour la critique ironique. Mais le fait que la raison trop souvent échoue ne justifie pas la conclusion hystérique quelle ne réussit jamais. La raison peut être comparée à la force de gravitation, la plus faible de toutes les forces naturelles, (70) mais en définitive la créatrice de soleils et de systèmes stellaires ces grandes sociétés de lUnivers. Lexpression symbolique préserve dabord la société en ajoutant lémotion à linstinct, et deuxièmement elle offre un point dappui à la raison en circonscrivant linstinct particulier quelle exprime. Cette doctrine de la tendance à la rupture due aux nouveautés, même à celles qui entraînent lémergence à des niveaux plus raffinés, est illustrée par leffet de la Chrétienté sur la stabilité de lEmpire Romain. Elle est aussi illustrée par les trois révolutions qui assurèrent la liberté et légalité au monde : la période révolutionnaire anglaise du dix-septième siècle, la Révolution Américaine, et la Révolution Française. LAngleterre échappa à peine à la désagrégation de son système social ; lAmérique ne courut jamais un tel danger, et la France, là où lirruption du mouvement fut la plus intense, fit pour un temps lexpérience de cet effondrement. Edmond Burke, lhomme dÉtat Whig du dix-huitième siècle, fut le philosophe qui se fit le prophète zélateur des deux premières révolutions et le prophète accusateur de la Révolution Française. Un homme de génie, et un homme dÉtat, qui a observé directement deux révolutions et a médité profondément sur une troisième, mérite dêtre entendu quand il parle des forces qui lient et (71) brisent les sociétés. Malheureusement les hommes dÉtat sont influencés par les passions du moment, et Burke partageait pleinement ce défaut, jusquà être emporté par la passion réactionnaire soulevée par la Révolution Française. Ainsi, la sagesse de sa conception générale des forces sociales est étouffée par les conclusions extravagantes quil en tira : sa grandeur se voit mieux dans son attitude envers la Révolution Américaine. Ses réflexions les plus générales sont contenues premièrement dans son ouvrage de jeunesse A Vindication of Natural Society, et deuxièmement, dans ses Reflexions on French Revolution. Le premier ouvrage avait des intentions satiriques ; mais comme cest souvent le cas avec les génies, il prophétisait sans le savoir. Cet essai est presque entièrement écrit autour de la thèse que les progrès dans lart de la civilisation peuvent être destructeurs du système social. Burke avait conçu cette conclusion comme une reductio ad absurdum. Mais cest la vérité. Le second ouvrage un ouvrage qui, dans ses effets directs, était peut-être le plus nuisible jamais écrit attire lattention sur limportance du « préjugé » comme force de cohésion sociale. Là encore je soutiens quil avait raison dans ses prémisses et tort dans ses conclusions.
Burke observe le miracle permanent quest (72) lexistence dune société organisée, culminant dans laction tranquille et unifiée dun État. Une telle société peut être constituée de millions dindividus, avec chacun son caractère individuel, ses propres objectifs, et sa propre autonomie. Il se demande ce quest cette force qui mène cette foule dunités séparées à uvrer ensemble au maintien dun État organisé, dans lequel chaque individu a sa part à jouer politique, économique, esthétique. Il oppose la complexité des fonctionnements dune société civilisée avec labsolue diversité de ses citoyens individuels, considérés comme un simple groupement ou une foule. Sa réponse à lénigme est que cette force magnétique est le « préjugé », ou en dautres termes, « les us et coutumes ». Ici il anticipe toute la théorie moderne de la « psychologie de masse » (herd psychology), et en même temps abandonne la doctrine fondamentale du parti Whig, telle quelle fut conçue au dix-septième siècle et approuvée par Locke. Cette doctrine conventionnelle des Whigs était celle dun État trouvant sa source dans un « contrat originel », par lequel la simple foule sorganisait volontairement dans une société. Cette doctrine cherche les origines de lÉtat dans une fiction dépourvue de fondement historique. Burke était bien en avance sur son temps en attirant lattention sur limportance des préséances comme force politique. Hélas, (73) dans lexcitation du moment, Burke conçut le caractère décisif des préséances comme impliquant la négation de toute réforme progressiste.
Or, quand nous examinons comment une société plie ses membres individuels pour quils agissent conformément à ses besoins, nous découvrons que le vaste système symbolique dont nous avons hérité en est un agent actif décisif. Il sy exprime un symbolisme complexe de la langue et de lacte, diffusé dans toute la communauté, et qui évoque la fluctuante appréhension du fondement des buts communs. La directive prescrite à laction individuelle est directement associée aux symboles particuliers, précisément définis, qui lui sont présentés dans linstant. La réponse de laction au symbole peut être assez directe pour couper court à toute référence effective aux choses ultimes qui sont symbolisées. Cette élimination du sens est appelée action réflexe. Quelquefois y intervient bien une référence effective à la signification du symbole. Mais cette signification nest pas rappelée avec la spécificité et la définition qui donneraient un éclairage rationnel quant à laction spécifique nécessaire pour assurer lacte final. Le sens est flou mais insistant. Son insistance tient lieu dhypnotisme pour lindividu, afin dachever laction spécifique (74) associée au symbole. Dans toute la transaction, les seuls éléments qui soient bien tranchés et définis sont les symboles spécifiques et les actions qui découlent des symboles. Mais en eux-mêmes les symboles sont des faits stériles dont la force associative directe est insuffisante pour produire la conformité automatique. Il ny a pas de répétition suffisante, ou de ressemblance suffisante des diverses occasions, pour assurer la pure obéissance automatique. Mais en fait le symbole inspire loyauté envers les notions confusément conçues, essentielles à nos natures spirituelles. Le résultat est que nos natures sont mues pour neutraliser toute impulsion antagonique, de sorte que le symbole fournisse sa réponse nécessaire dans laction. Ainsi le symbolisme social a une double signification. Il prescrit pragmatiquement les directives aux individus pour des actions spécifiques ; et il désigne aussi théoriquement les raisons confuses et ultimes, avec leurs compléments émotionnels, par lesquelles les symboles acquièrent leur pouvoir dorganiser la foule hétérogène dans une communauté évoluant paisiblement.
La différence entre un État et une armée illustre ce principe. Un État est confronté à une situation plus complexe que son armée. En ce sens il est une organisation plus déliée et, en ce qui concerne la plus grande part de sa population, le (75) symbolisme collectif ne peut pas compter, pour être efficace, sur la répétition fréquente de situations presque identiques. Mais un régiment discipliné est entraîné à agir comme un seul être dans un ensemble précis de situations. La plus grande part de la vie humaine échappe à lemprise de cette discipline militaire. Le régiment est entraîné à une tâche spécifique. Le résultat en est une plus grande confiance dans lautomatisme, et une moindre confiance dans linvocation des raisons ultimes. Le soldat entraîné agit automatiquement en entendant lordre. Il répond au son et fait abstraction de lidée : cest une action réflexe. Mais linvocation dun côté plus profond demeure important dans larmée ; bien quil soit satisfait dans un autre ensemble de symboles, comme le drapeau, les commémorations des états de service du régiment, et dautres appels symboliques au patriotisme. Ainsi, dans une armée, on a un ensemble de symboles qui produit une obéissance automatique dans un ensemble limité de circonstances, et on a un autre ensemble de symboles produisant un sentiment général de limportance des devoirs accomplis. Le second ensemble évite à la réflexion hasardeuse de saper la réponse automatique au premier ensemble.
Pour le plus grand nombre des citoyens dun État il ny a en pratique aucune obéissance automatique (76) à un symbole tel quun ordre pour les soldats, à lexception de quelques cas comme la réponse aux signaux de la circulation. Ainsi lÉtat dépend dune façon très particulière de la prééminence des symboles qui associent la directive pour un mode daction bien connu à une référence plus profonde au but de lÉtat. Lauto-organisation de la société dépend des symboles communément diffusés, évoquant des idées communément partagées, et, en même temps, indiquant des actes communément intelligibles. Les formes habituelles de lexpression verbale sont lexemple le plus significatif dun tel symbolisme. Le caractère héroïque de lhistoire du pays est aussi le symbole de sa valeur immédiate.
Quand une révolution a suffisamment détruit ce symbolisme collectif, qui conduit à des actes collectifs pour des fins habituelles, la société ne peut échapper à la dissolution quà laide dun règne de la terreur. Les révolutions qui échappent à un règne de la terreur sont celles qui ont laissé intact lefficace symbolisme fondamental de la société. Par exemple, les révolutions anglaises du dix-septième siècle et la révolution américaine du dix-huitième ont laissé la vie ordinaire de leur communauté respective presque inchangée. Quand George Washington (77) eut remplacé George III, et que le Congrès eut remplacé le Parlement Anglais, les Américains conservèrent un système bien assimilé pour ce qui concernait la structure générale de leur vie sociale. La vie en Virginie ne doit pas avoir connu des formes très différentes de celles quon voyait avant la révolution. Dans la phraséologie de Burke, les préjugés dont dépendait la société virginienne nétaient pas brisés. Les signes ordinaires faisaient toujours signe aux gens pour leurs actes ordinaires et inspiraient les justifications du bon sens ordinaire.
Lune des difficultés pour expliquer ce que je veux dire est que le symbolisme familier effectif est constitué par les différents types dexpression qui imprègnent les sociétés et inspirent la notion dun but en commun. Aucun détail na une plus grande importance. Toute la gamme de lexpression symbolique est mise à contribution. Un héros national, comme George Washington ou Jefferson, est un symbole du but commun qui anime la vie américaine. Cette fonction symbolique des grands hommes rend difficile un jugement historique impartial. On a dun côté la dépréciation hystérique, et on a lhystérie opposée qui déshumanise pour exalter. Il est très difficile de montrer la grandeur sans (78) perdre lhumanité. Cependant nous savons quen définitive nous sommes des êtres humains ; et ce que nous inspirent nos héros est à moitié perdu quand nous oublions quils étaient des êtres humains.
Je cite de grands Américains car je parle en Amérique. Mais la même vérité vaut exactement pour les grands hommes de tous pays et de toutes les époques.
La doctrine du symbolisme développée dans ces conférences nous permet de distinguer entre la pure action instinctive, laction réflexe, et laction symboliquement conditionnée. Laction purement instinctive est ce fonctionnement dun organisme, entièrement analysable dans les termes de ces conditions accumulées au cours de son développement à partir des faits constitutifs de son milieu extérieur ; conditions qui peuvent être décrites sans aucune référence à son mode perceptif de limmédiateté de présentation. Ce pur instinct est la réponse dun organisme à la pure causalité efficiente.
Conformément à cette définition, le pur instinct est le type de réponse le plus primitif produit par les organismes en réponse à un stimulus de leur milieu. Toute réponse physique dune matière inorganique à son milieu peut ainsi proprement être appelée instinct. Dans le cas dune matière organique, sa première différence avec la nature inorganique (79) est sa plus grande finesse dans le mutuel ajustement interne dinfimes détails et, dans certains cas, son accentuation émotionnelle. Ainsi linstinct, ou cet ajustement immédiat au milieu immédiat, devient plus prééminent dans sa fonction de direction de laction selon les intentions de lorganisme vivant. Le monde est une communauté dorganismes ; ces organismes déterminent dans leur globalité linfluence du milieu sur chacun deux ; il ne peut y avoir communauté persistante dorganismes persistants que si linfluence du milieu, sous la forme de linstinct, est favorable à la survie des individus. Ainsi la communauté, comme milieu, est responsable de la survie des individus distincts qui la composent ; et ces individus distincts sont responsables de leur contribution au milieu. Les électrons et les molécules survivent parce quils satisfont à cette loi élémentaire dun ordre stable de la nature en connexion avec les sociétés dorganismes données.
Laction réflexe est une régression dans un type dinstinct plus complexe de la part des organismes qui jouissent, ou ont joui, des actions symboliquement conditionnées. Ainsi sa discussion doit être reportée. Laction symboliquement conditionnée apparaît chez les organismes supérieurs qui jouissent du mode de perception de limmédiateté de présentation, cest à dire, (80) dune présentation sensible du monde contemporain. Cette présentation sensible renforce symboliquement une analyse de la perception globale de la causalité efficiente. On perçoit ainsi la causalité efficiente, analysée en éléments, avec les localisations dans lespace qui dabord appartiennent à la présentation sensible. Pour les organismes perçus à lextérieur du corps humain, la discrimination spatiale découlant de la perception humaine de leur pure causalité efficiente, est si faible quil ny a pratiquement pas de contrôle de ce transfert symbolique, si ce nest le contrôle indirect des conséquences pragmatiques en dautres termes, soit la valeur de survie, soit lauto-satisfaction, logique et esthétique.
Laction conditionnée symboliquement est laction qui est ainsi conditionnée par lanalyse du mode de perception de la causalité efficiente, effectuée par le transfert symbolique à partir du mode de perception de limmédiateté de présentation. Cette analyse peut être juste ou fausse, selon quelle se conforme, ou non, à la répartition actuelle des corps efficients. Tant quelle est suffisamment correcte, dans des circonstances normales, elle permet à un organisme de conformer ses actes à une analyse lointaine de la situation particulière de son milieu. Tant que ce type daction prévaut, le pur instinct est (81) supplanté. Ce type daction est dans une large mesure favorisé par la pensée, qui utilise des symboles comme références à leurs significations. En aucun sens le pur instinct ne peut être faux. Mais laction conditionnée symboliquement peut être fausse, dans le sens où elle peut provenir dune analyse symbolique fausse de la causalité efficiente.
Laction réflexe est cette fonction organique entièrement dépendante de la présentation sensible, qui nest accompagnée daucune analyse de la causalité efficiente via la référence symbolique. Lanalyse consciente de la perception porte dabord sur lanalyse de la relation symbolique entre les deux modes perceptifs. Ainsi laction réflexe est entravée par la pensée, qui favorise inévitablement la prééminence de la référence symbolique.
Laction réflexe apparaît quand, par lopération du symbolisme, lorganisme a acquis lhabitude dagir en réponse à la perception sensible immédiate, et a débarrassé de laccentuation symbolique la causalité efficiente. Elle représente ainsi une régression de lactivité supérieure de la référence symbolique. Cette régression est pratiquement inévitable en labsence de lattention consciente. Laction réflexe ne peut en aucun sens être dite fausse, bien quelle puisse être malheureuse.
(82) Ainsi le facteur décisif de cohésion dans une communauté dinsectes tombe probablement sous la notion de pur instinct, tel quil est défini ici. Car chaque insecte individuel est sans doute un organisme dont les conditions causales quil hérite du passé immédiat sont propres à déterminer les actions sociales. Mais laction réflexe y joue un rôle subordonné. Car les perceptions sensibles des insectes ont, dans certains champs daction, assuré une détermination automatique de leur activité. Laction symboliquement conditionnée intervient plus faiblement encore dans de telles situations, quand la présentation sensible fournit une spécification symboliquement définie de la situation causale. Mais seule lactivité de la pensée peut sauver laction conditionnée symboliquement dune rapide régression dans laction réflexe. Les exemples les plus réussis de vie communautaire se rencontrent quand le pur instinct règne en maître. On ne trouve ces exemples que dans le monde inorganique : parmi les sociétés des molécules actives qui forment les roches, les planètes, les systèmes solaires, les constellations.
Le type le plus évolué de communautés vivantes suppose lémergence réussie de la perception sensible pour délimiter avec succès la causalité efficiente dans le milieu extérieur ; et il nécessite aussi sa régression dans un réflexe approprié à la communauté. Nous (83) obtenons alors les communautés les plus souples desprits inférieurs, ou même de cellules vivantes, possédant un pouvoir dadaptation aux détails aléatoires du milieu éloigné.
Enfin, lhumanité utilise aussi un symbolisme plus artificiel, obtenu principalement en se concentrant sur une certaine sélection de perceptions sensibles, comme les mots par exemple. Dans ce cas il y a une chaîne de dérivation de symbole en symbole, par laquelle finalement les relations locales entre le symbole final et lultime signification sont entièrement perdues. Ainsi ces symboles dérivés, obtenus pour ainsi dire par association arbitraire, sont en réalité les résultats de laction réflexe supprimant la portion intermédiaire de la chaîne. Nous pouvons employer le mot « association » quand a lieu cette suppression de maillons intermédiaires.
Ce symbolisme dérivé, employé par lhumanité, nest pas en général une simple indication de signification, dans laquelle chaque figure commune découpée par le symbole et la signification a été perdue. Dans chaque symbolisme effectif, il y a certains traits esthétiques découpés en commun. La signification reçoit lémotion et limpression, directement excitées par le symbole. Cest toute la base de lart littéraire : ces émotions et impressions directement (84) excitées par les mots intensifieront convenablement nos émotions et nos sensations qui découlent de la contemplation de la signification. De plus, il y a dans la langue une certaine imprécision du symbolisme. Un mot a une association symbolique à sa propre histoire, à ses diverses significations, et à son statut général dans la littérature courante. Ainsi un mot rassemble la signification émotionnelle de son histoire émotionnelle passée ; et celle-ci est transférée symboliquement à sa signification dans lemploi présent.
Le même principe vaut pour toutes les sortes les plus artificielles de symbolisme humain par exemple, pour l'art religieux. La musique est particulièrement adéquate au transfert symbolique des émotions, en raison des fortes émotions quelle engendre pour son propre compte. Ces fortes émotions submergent dabord toute sensation, au point que leurs propres rapports spatiaux perdent toute importance. La disposition dun orchestre na dautre importance que de nous permettre dentendre la musique. Nous nécoutons pas la musique pour obtenir une juste appréciation de la position de lorchestre. Quand nous entendons le vrombissement dun moteur de voiture, cest la situation exactement inverse. Notre seul intérêt pour le vrombissement est de déterminer une localisation précise pour le siège de la causalité efficiente qui détermine le futur.
(85) Cette approche du transfert symbolique des émotions soulève une autre question. Dans le cas de la perception sensible, nous pouvons nous demander si lémotion esthétique qui lui est associée en dérive ou lui est simplement concurrente. Par exemple les ondes sonores, par leur causalité efficiente, peuvent produire dans le corps un état démotion esthétique agréable, qui est alors symboliquement transféré à la perception sensible des sons. Dans le cas de la musique, en tenant compte du fait que les sourds ne goûtent pas aux plaisirs de la musique, il semble que lémotion est presque entièrement le produit des sons musicaux. Mais le corps humain est affecté de manière causale par les rayons ultraviolets du spectre solaire dune façon qui ne se traduit par aucune sensation de couleur. Pourtant ces rayons produisent un indéniable effet émotionnel. Ainsi même les sons, à peine inférieurs ou à peine supérieurs à la limite de laudible, semblent ajouter une nuance au volume audible du son. Toute cette question du transfert symbolique de lémotion est à la base de nombreuses théories esthétiques de lart. Par exemple, elle explique limportance dune rigoureuse suppression du détail inadéquat. Car les émotions sinhibent ou sintensifient les unes les autres. Lémotion harmonieuse suppose un complexe démotions sintensifiant (86) mutuellement ; alors que les détails inadéquats donnent des émotions qui, à cause de leur inadéquation, inhibent leffet principal. Chaque petite émotion, surgissant directement dun détail subordonné quelconque, refuse daccepter son statut de fait isolé dans notre conscience. Elle tend à imposer son transfert symbolique à lunité de leffet principal.
Ainsi le symbolisme, incluant le transfert symbolique par lequel il seffectue, nest quun des exemples du fait quune expérience unique provient de la confluence de plusieurs composantes. Cette unité de lexpérience est complexe, assez pour être propre à lanalyse. Les composantes de lexpérience ne sont pas une collection sans structure, assemblée sans discrimination. Chaque composante par sa seule nature est dans un certain schème potentiel de relations aux autres composantes. Cest la transformation de cette potentialité dans une unité réelle qui constitue ce fait concret actuel quest un acte dexpérience. Mais dans la transformation de la potentialité en fait actuel, des inhibitions, des excitations, des concentrations de lattention, des détournements de lattention, des expressions émotionnelles, des buts et dautres éléments de lexpérience peuvent apparaître. De tels éléments sont aussi dauthentiques composantes de lacte dexpérience ; mais ils ne sont pas (87) nécessairement déterminés par les phases primitives de lexpérience doù provient le produit final. Un acte dexpérience est ce à quoi aboutit un organisme complexe, dans son caractère à être une chose. Aussi ses diverses parties, ses molécules et ses cellules vivantes, en se prolongeant dans de nouvelles occasions de leur existence, prennent une nouvelle teinte du fait que, dans leur passé immédiat, elles ont été des éléments collaborant à lunité dominante de lexpérience, qui à son tour réagit sur elles.
Ainsi lhumanité, à laide de son système élaboré de transfert symbolique, peut accomplir des miracles de sensibilité à un milieu lointain et à un futur problématique. Mais elle en paie la rançon, en raison du risque que chaque transfert symbolique puisse conduire à imputer arbitrairement des caractères inappropriés. Il nest pas vrai que les simples activités de la nature dans chaque organisme particulier soient en tout point favorables, soit à lexistence de cet organisme, soit à son bonheur, soit au progrès de la société dans laquelle lorganisme se trouve. Lexpérience de la mélancolie des hommes fait de cette mise en garde une platitude. Aucune communauté élaborée dorganismes élaborés nexisterait sans que son système symbolique ne connaisse un succès général. Codes, règles de conduite, canons (88) de lart, sont des tentatives pour imposer une action systématique qui dans lensemble renforcera toutes les interconnexions symboliques favorables. Dès quune communauté change, toutes ces règles et ces canons doivent être révisés à la lumière de la raison. Lobjet à atteindre a deux aspects : lun est la subordination de la communauté aux individualités qui la composent, et lautres est la subordination des individualités à la communauté. Des hommes libres obéissent aux règles quils ont eux-mêmes instituées. De telles règles sont fondées, en général, pour imposer à la société un comportement qui réponde à un symbolisme lui-même choisi pour répondre aux buts ultimes pour lesquels la société existe.
Cest le premier pas dans la sagesse sociale que de reconnaître que les principaux progrès dans la civilisation sont des processus qui provoquent presque le naufrage des sociétés dans lesquelles ils ont lieu comme une flèche dans les mains dun enfant. Lart des sociétés libres consiste dabord à maintenir le code symbolique ; et deuxièmement à ne pas craindre de le réviser pour assurer que le code serve ces buts qui satisfont à une raison éclairée. Les sociétés qui ne peuvent associer la vénération de leurs symboles à la liberté de révision doivent finir par régresser soit dans lanarchie, soit dans la lente atrophie dune vie étouffée par des fantômes inutiles.
1 In English it reads thus : Nature, expelled with a pitchfork, ever returns. (NDT)