CHAPITRE I
I. Les genres de symbolisme
Le moindre examen des différentes époques de la civilisation fait apparaître de grandes différences dans leurs attitudes envers le symbolisme. Par exemple, pendant le moyen âge en Europe, le symbolisme semblait dominer les imaginations. Larchitecture était symbolique, le cérémonial était symbolique, lhéraldique était symbolique. Avec la Réforme, une réaction sinstaura. On essaya de se passer des symboles comme « billevesées, inventées en vain », et lon se concentra sur lappréhension directe des faits ultimes.
Mais un tel symbolisme est en marge de la vie. Il a dans sa constitution un élément inessentiel. Le seul fait quil puisse être acquis dans une époque et abandonné dans une autre témoigne de sa nature superficielle.
(2) Il est des types de symbolisme plus profonds, artificiels en un sens, et pourtant tels que nous ne pouvons avancer sans eux. La langue, écrite ou parlée, est un tel symbolisme. Le simple son dun mot, ou sa forme sur le papier, est indifférent. Le mot est un symbole, et sa signification est constituée par les idées, les images et les émotions quil fait naître dans lesprit de lauditeur.
Il existe aussi une autre sorte de langage, un langage purement écrit, constitué par les symboles mathématiques de la science de lalgèbre. En un certain sens ces symboles sont différents de ceux du langage ordinaire, car la manipulation des symboles algébriques effectue le raisonnement à votre place, du moment que vous vous conformez aux règles de lalgèbre. Ce nest pas le cas avec le langage ordinaire. Vous ne pouvez jamais oublier la signification du langage et vous fier à la seule syntaxe pour vous guider. En tout cas, la langue et lalgèbre semblent témoigner de types plus fondamentaux du symbolisme que les cathédrales de lEurope médiévale.
2. Le symbolisme et la perception
Il est encore un autre symbolisme plus fondamental que les précédents. Nous levons les yeux et voyons devant nous une forme colorée, et (3) nous disons, il y a là une chaise. Mais nous navons vu que la forme colorée. Un artiste naurait peut-être pas sauté jusquà la notion dune chaise. Il aurait pu sarrêter à la seule contemplation dune belle couleur et dune belle forme. Mais ceux dentre nous qui ne sont pas des artistes sont fortement enclins, surtout sils sont fatigués, à passer directement de la perception de la forme colorée aux agréments de la chaise, par quelque forme dusage, démotion ou de pensée. Nous pouvons aisément expliquer ce passage par une chaîne dinférences logiques complexes avec laquelle, à travers nos précédentes expériences de formes et de couleurs diverses, nous tirons la conclusion que nous sommes probablement en présence dune chaise. Je suis très sceptique au sujet dun haut niveau quaurait dû atteindre lesprit pour passer de la forme colorée à la chaise. Une des raisons de ce scepticisme est que mon ami le peintre, qui sarrête à la contemplation de la couleur, de la forme et de la position, est un homme très entraîné, et qui a acquis cette aisance à ignorer la chaise au prix dun grand travail. On na nul besoin dentraînement poussé pour simplement éviter de sembarquer dans dinextricables enchaînements dinférences. Il nest que trop facile de sen passer. Un autre motif de scepticisme est (4) que si lon avait été accompagné dun petit chien, outre lartiste, le chien aurait opté immédiatement pour lhypothèse dune chaise et y aurait bondi pour lutiliser en tant que telle. Dailleurs, si le chien sétait dispensé dun tel acte, cest parce quil aurait été un chien bien dressé. Le passage dune forme colorée à la notion dun objet qui puisse être utilisé à toute sorte de fins nayant rien à voir avec sa couleur semble donc être très naturel, et il nous faut hommes et chiots un apprentissage attentif pour nous abstenir dagir selon lui.
Ainsi les formes colorées semblent être les symboles dautres éléments de notre expérience, et quand nous voyons des formes colorées nous adaptons nos actes à ces autres éléments. Ce symbolisme qui va de nos sens aux corps symbolisés est souvent erroné. Un ingénieux arrangement de lampes et de miroirs peut complètement nous tromper ; et lorsque nous ne sommes pas trompés, cest au prix dun effort. Le symbolisme qui va de la présentation sensible aux corps physiques est le plus naturel et le plus largement répandu de tous les modes symboliques. Ce nest pas un simple tropisme, ou une impulsion automatique de se diriger vers quelque chose, car les hommes et les chiots dédaignent souvent les chaises quand ils les voient. (5) Aussi une tulipe qui se tourne vers la lumière a-t-elle probablement une très infime présentation sensible. Je soutiendrai dabord lhypothèse selon laquelle la perception sensible est principalement une caractéristique des organismes les plus évolués, tandis que tous les organismes font lexpérience de la causalité efficiente par laquelle leur fonctionnement est conditionné par leur milieu.
3. Sur la méthodologie
En fait le symbolisme a dans une très large part pour objet lemploi de simples perceptions sensibles sous la forme de symboles pour des éléments plus primitifs de nos expériences. En conséquence, puisque les perceptions sensibles, de quelque importance quelles soient, sont caractéristiques des organismes évolués, je limiterai avant tout cette étude du symbolisme à son influence sur la vie humaine. En vertu dun principe général, on étudie mieux dabord les caractéristiques les plus primitives dans leur relation avec les organismes primitifs qui leur correspondent, et chez lesquels ces caractéristiques ne sont pas obscurcies par des types de fonctionnement plus élaborés. Réciproquement, les caractères évolués doivent dabord être étudiés en relation avec les organismes dans lesquels ils atteignent leur pleine perfection.
Bien sûr, dans une seconde approximation, pour mettre en lumière toute létendue des caractères particuliers, on veut (6) connaître le stade embryonnaire du caractère de niveau supérieur, et savoir de quelles façons les caractères de niveau inférieur peuvent contribuer à des fonctionnements dun type plus évolué.
Le dix-neuvième siècle a exagéré le pouvoir de la méthode historique, et considéré comme allant de soi que chaque caractère devait être étudié seulement dans son stade embryonnaire. Ainsi, par exemple, on a étudié « lamour » chez les sauvages et plus tard chez les idiots.
4. Faillibilité du symbolisme
Il y a une grande différence entre symbolisme et connaissance directe. Lexpérience directe est infaillible. Ce que vous avez expérimenté, vous lavez expérimenté. Mais le symbolisme est très faillible, en ce quil peut induire des actes, des sensations, des émotions et des croyances à propos de choses qui ne sont que des notions qui ne se traduisent par aucune de ces formes dexistence dans le monde que le symbolisme nous conduit à présupposer. Je développerai la thèse que le symbolisme est un facteur essentiel dans la façon dont nous agissons en tant que nous sommes le produit de notre connaissance directe. La réussite des organismes de niveau supérieur nest possible quà la condition que leurs fonctionnements symboliques soient constamment corrigés dans la mesure où des conséquences décisives sont en question. Mais les (7) erreurs de lhumanité surgissent également du symbolisme. Cest la tâche de la raison de comprendre et dépurer les symboles dont lhumanité dépend.
Une description correcte de lesprit humain exige une explication de (1) comment nous pouvons véritablement savoir, (2) comment nous pouvons nous tromper, et (3) comment nous pouvons distinguer de façon critique la vérité de lerreur. Une telle explication exige de distinguer ce type de fonctionnement mental, qui par sa nature donne une connaissance immédiate des faits, davec celui qui nest digne de confiance que parce quil satisfait à certains critères fournis par le premier type de fonctionnement.
Je soutiendrai que le premier type de fonctionnement doit être appelé proprement « reconnaissance directe », et le second « référence symbolique ». Je mefforcerai aussi dillustrer la doctrine que tout le symbolisme humain, aussi superficiel quil puisse paraître, doit être en définitive ramené aux enchaînements de cette référence symbolique fondamentale, enchaînements qui en dernière instance raccordent les percepts dans des modes alternatifs de reconnaissance directe.
5. Définition du symbolisme.
Après ces explications préliminaires, nous devons commencer par une définition formelle du symbolisme : (8) lesprit humain fonctionne symboliquement quand des éléments de son expérience font surgir la conscience, les croyances, les émotions et les usages, en relation avec dautres éléments de son expérience. Le premier ensemble de ces éléments est constitué par les « symboles », et le dernier par la « signification » des symboles. Le fonctionnement organique par lequel il y a transition du symbole à la signification sera appelé « référence symbolique ».
Cette référence symbolique est lélément synthétique actif auquel collabore la nature de celui qui perçoit. Elle doit être établie sur un fondement commun à la nature du symbole et à celui de la signification. Mais un tel élément commun aux deux natures nexige pas par lui-même de référence symbolique, et il ne décide pas non plus quel sera le symbole et quelle sera la signification, et il nassure pas davantage que la référence symbolique ne sera pas susceptible de produire des erreurs et des désastres pour celui qui perçoit. Nous devons concevoir la perception à la lumière dune phase préliminaire dans lauto-production dune occasion dexistence actuelle.
À lappui de cette notion dauto-production provenant dune phase préalablement donnée, je rappellerai que, sans elle, il ny aurait pas de responsabilité morale. Le potier, et non le pot, (9) est responsable de la forme du pot. Une occasion actuelle survient comme la réunion dans un contexte réel de perceptions, de sensations, dintentions diverses, et dautres activités diverses survenant de ces premières perceptions. Ici, activité est un autre nom pour auto-production.
6. Lexpérience en tant quactivité.
En ce sens, nous attribuons au sujet percevant, une activité dans la production de sa propre expérience, bien que ce moment de lexpérience, dans son caractère à être cette occasion même, ne soit autre que le sujet percevant. Ainsi, pour celui qui perçoit du moins, la perception est une relation interne entre lui-même et les choses perçues.
À lanalyse, toute lactivité engagée dans la perception de la référence symbolique doit être renvoyée au sujet percevant. Cette référence symbolique nécessite quelque chose de commun entre symbole et signification, qui puisse être exprimé sans référence au sujet percevant achevé ; mais elle nécessite aussi une activité du sujet qui perçoit, qui puisse être considérée sans recourir au symbole particulier ni à sa signification particulière. Considérés en eux-mêmes, le symbole et sa signification ne nécessitent ni quil y ait une référence symbolique (10) entre les deux, ni que la référence symbolique entre les membres du couple se fasse dans un sens plutôt que dans lautre. La nature de leur relation ne détermine pas par elle-même lequel est le symbole et lequel est la signification. Il ny a aucun élément de lexpérience qui ne soit que symbole ou que signification. La référence symbolique la plus courante va de lélément le moins originel pris comme symbole au plus originel pris comme signification.
Cette affirmation est le fondement dun réalisme radical. Il écarte tout élément mystérieux dans notre expérience qui ne serait que pensé, et se tiendrait donc derrière le voile de la perception directe. Il proclame le principe que la référence symbolique a lieu entre deux éléments dans une expérience complexe, donc chacun des deux éléments est intrinsèquement susceptible de reconnaissance directe. Toute lacune de cette reconnaissance analytique consciente est le fait dun défaut dans lesprit dun sujet percevant de niveau relativement inférieur.
7. Le langage.
Pour donner un exemple de linversion du symbole et de la signification, considérons le langage et les choses qui sont signifiées par le langage. Un mot est un symbole. Mais un mot peut aussi bien être écrit que dit. Or dans certaines occasions (11) un mot écrit peut suggérer le mot prononcé correspondant, et le son peut suggérer une signification.
Dans ce cas, le mot écrit est un symbole et sa signification est le mot prononcé ; et le mot prononcé est lui-même un symbole, dont la signification est la définition du dictionnaire, quil soit dit ou écrit.
Mais souvent le mot écrit atteint son but sans lintervention du mot prononcé. Alors le mot écrit symbolise directement le sens du dictionnaire. Mais lexpérience humaine est si fluctuante et si complexe quen général aucun de ces cas ne la décrit dans le net découpage qui vient dêtre fait. Souvent le mot écrit suggère à la fois le mot prononcé et son sens, et la référence symbolique est rendue plus claire et se définit mieux par la référence supplémentaire au mot prononcé avec le même sens. Parallèlement, on peut partir du mot prononcé qui peut faire apparaître une perception visuelle du mot écrit.
De plus, pourquoi disons-nous que le mot « arbre » prononcé ou écrit est pour nous un symbole des arbres ? Le mot aussi bien que les arbres entrent chacun dans nos expériences en termes égaux ; et il serait (12) parfaitement sensé, en considérant la question abstraitement, que les arbres symbolisent le mot « arbre » aussi bien que linverse.
Ceci est certainement vrai, et la nature humaine travaille parfois dans ce sens. Par exemple, si vous êtes poète et désirez écrire des vers sur des arbres, vous allez marcher dans la forêt afin que les arbres vous suggèrent les mots appropriés. Aussi, pour le poète, dans son extase ou peut-être son angoisse de création, les arbres sont les symboles et les mots les significations. Il se concentre sur les arbres afin datteindre les mots.
Mais la plupart dentre nous ne sommes pas des poètes, bien que nous lisions leurs vers avec le respect quon leur doit. Pour nous les mots sont les symboles qui nous permettent de ravir au poète son ravissement dans la forêt. Le poète est quelquun pour qui les images, les sons et les expériences émotionnelles renvoient symboliquement aux mots. Les lecteurs du poète sont des gens pour qui ses mots renvoient symboliquement aux images, aux sons et aux émotions quil veut évoquer. Ainsi, dans lusage de la langue il y a une double référence symbolique : des choses aux mots de la part de celui qui parle, et des mots aux choses de la part de celui qui écoute.
Quand on a une référence symbolique dans (13) un acte de lexpérience humaine, on a en premier lieu deux ensembles de composantes ayant une relation objective entre eux, et cette relation varie largement dans des circonstances différentes. En second lieu, la constitution totale du sujet qui perçoit doit effectuer la référence symbolique dun ensemble des composantes, les symboles, à lautre ensemble des composantes, la signification. En troisième lieu, la question de savoir quel ensemble de composantes forme les symboles et quel ensemble la signification, dépend aussi de la constitution particulière de cet acte dexpérience.
8. Limmédiateté de présentation.
Les exemples les plus fondamentaux du symbolisme ont déjà été évoqués à propos du poète et des circonstances qui font surgir sa poésie. Nous avons là un cas particulier de la référence des mots aux choses. Mais cette relation générale des mots aux choses nest quun exemple particulier dun fait encore plus général. Notre perception du monde extérieur se divise en deux types de contenus : lun est la présentation immédiate et familière du monde contemporain à laide de la projection de nos sensations immédiates, qui détermine pour nous les caractéristiques (14) des entités physiques contemporaines. Ce type est celui de lexpérience du monde immédiat qui nous entoure : un monde dont le décor est fait de sense-data qui dépendent des états immédiats des parties correspondantes de notre corps. La physiologie établit ce fait de façon définitive ; mais les détails physiologiques ne relèvent pas de la présente discussion philosophique et ne peuvent quen rendre les conclusions confuses. « Sense-datum » est un terme moderne : Hume utilise celui d « impression » (impression).
Pour les êtres humains, ce type dexpérience est vivant, et il est particulièrement net dans sa manifestation des régions de lespace et des interrelations à lintérieur du monde contemporain.
Le langage familier que jai utilisé pour parler de la « projection de nos sensations » est très trompeur. Il ny a pas de pure sensation qui soit dabord expérimentée, et ensuite « projetée » dans nos pieds comme leur sensation, ou dans le mur den face comme sa couleur. La projection est une part intégrante de la situation, tout aussi originelle que les sense-data. Il serait tout aussi exact et tout aussi trompeur de parler dune projection sur le mur, qui est alors caractérisé comme telle et telle couleur. Lusage du mot « mur » est également trompeur en ce quil suggère une information dérivée symboliquement dun autre mode de perception. (15) Ce « mur » ainsi nommé, révélé dans le pur mode de limmédiateté de présentation, prend lui-même part à notre expérience sous la seule forme dune extension spatiale, combinée avec une perspective spatiale, et combinée avec les sense-data qui dans ce cas se réduisent à la couleur seule.
Je dis que le mur prend part à sa propre constitution (contributes itself) sous cette forme, plutôt que de dire quil prend part à celle de ces (contributes this) caractères universels en sy associant. Car les caractères sont associés en manifestant une chose dans un monde commun qui nous inclut nous-mêmes : cette chose que jappelle le « mur ». Notre perception nest pas limitée aux caractères universels ; nous ne percevons pas des couleurs désincarnées ni des étendues désincarnées : nous percevons la couleur et létendue « du mur ». Ce fait dexpérience est « la couleur là-bas sur le mur pour nous ». Ainsi la couleur et la perspective spatiale sont des éléments abstraits, qui caractérisent la manière concrète par laquelle le mur entre dans notre expérience. Ils sont donc des éléments de relation entre « celui qui perçoit en cet instant », et cette autre entité également en jeu, ou cet ensemble dentités, que nous appelons le « mur en cet instant ». Mais la simple couleur et la simple perspective spatiale sont des entités très abstraites, car elles ne sont apparues quen se débarrassant (16) de la relation concrète entre le mur-en-cet-instant et celui-qui-perçoit-en-cet-instant. Cette relation concrète est un fait physique qui peut nêtre pas du tout essentiel pour le mur et être tout à fait essentiel pour celui qui perçoit. La relation spatiale est également essentielle aussi bien pour le mur que pour celui qui perçoit ; mais la part de la couleur dans la relation est à cet instant indifférente pour le mur, bien quelle soit une part constitutive pour celui qui perçoit. En ce sens, en étant soumis à leur relation spatiale, les événements contemporains ont lieu de manière indépendante. Jappelle ce genre dexpérience « limmédiateté de présentation ». Elle exprime comment les événements contemporains sont adéquats les uns par rapport aux autres, et conservent pourtant une indépendance mutuelle. Cette adéquation dans lindépendance est le caractère particulier de la contemporanéité. Cette immédiateté de présentation nest significative que dans des organismes évolués, et elle est un fait physique qui peut, ou non, entrer dans la conscience. Cette entrée dépend de lattention et de lactivité de la fonction conceptuelle, par laquelle lexpérience physique et limagination conceptuelle fusionnent dans la connaissance.
9. Lexpérience perceptive
Le mot « expérience » est lun des plus trompeurs en philosophie. Son étude complète (17) pourrait faire lobjet dun traité. Je ne peux quindiquer les éléments qui, dans lanalyse que jen fais, se rapportent au développement du thème présent.
Notre expérience, dans la mesure où elle est dabord concernée par notre reconnaissance directe dun monde solide de choses différentes, qui sont actuelles dans le même sens où nous le sommes, a trois principaux modes indépendants, qui prennent chacun part aux composantes de notre émergence individuelle dans un moment concret de lexpérience humaine. Jappellerai perceptifs deux de ces modes dexpérience, et le troisième, je lappellerai le mode danalyse conceptuelle. En ce qui concerne la perception pure, jappelle lun des deux types concernés le mode de « limmédiateté de présentation », et lautre le mode de la « causalité efficiente ». « Immédiateté de présentation » et « causalité efficiente » introduisent toutes deux dans lexpérience humaine des éléments qui sont encore analysables dans des choses actuelles du monde actuel, et dans des attributs abstraits, des qualités et des relations abstraites qui expriment comment ces autres choses actuelles participent elles-mêmes comme composantes à notre expérience individuelle. Ces abstractions expriment comment les autres actualisations sont pour nous des objets constitutifs. Je dirai donc quils « objectivent » pour nous les choses actuelles dans notre « milieu ». Notre (18) milieu le plus immédiat est constitué des différents organes de notre corps, notre milieu le plus lointain est le monde physique qui lavoisine. Mais le mot « milieu » signifie ces autres choses actuelles, qui sont fortement « objectivées » au point de former les éléments constitutifs de notre expérience individuelle.
10. La référence symbolique dans lexpérience perceptive
Des deux modes distincts de perception, lun « objective » les choses actuelles sous la forme de limmédiateté de présentation, et lautre, dont je nai pas encore parlé, les « objective » sous la forme de la causalité efficiente. Lactivité synthétique par laquelle ces deux modes fusionnent dans une perception est ce que jai appelé « référence symbolique ». Par référence symbolique, les différentes actualisations dévoilées respectivement par les deux modes sont, soit identifiées, soit du moins mises en corrélation comme des éléments en interrelation dans notre milieu. Ainsi le résultat de la référence symbolique est ce que le monde actuel est pour nous, en tant que datum dans notre expérience qui produit des sensations, des émotions, des satisfactions, des actions, et enfin, en tant quobjet de la reconnaissance consciente, quand notre esprit intervient avec son (19) analyse conceptuelle. La « reconnaissance directe » est la reconnaissance consciente dune perception dans un mode pur, dénué de référence symbolique.
La référence symbolique peut, à certains égards, être erronée. Par là je veux dire quune « reconnaissance directe » peut ne pas correspondre, dans son rapport au monde actuel, à la reconnaissance consciente du produit synthétique résultant de la référence symbolique. Ainsi lerreur est originellement le produit de la référence symbolique et non de lanalyse conceptuelle. De même la référence symbolique elle-même nest pas non plus originellement le résultat de lanalyse conceptuelle, bien que cette dernière la favorise pour une grande part. Car la référence symbolique est encore dominante dans lexpérience quand cette analyse intellectuelle sestompe. Nous connaissons tous la fable dEsope du chien qui lâcha un morceau de viande pour saisir son reflet dans leau. Nous ne devons pas, toutefois, juger trop sévèrement lerreur. Au stade initial de lévolution de lesprit, lerreur dans la référence symbolique est la pratique qui favorise la liberté imaginative. Le chien dEsope perdit sa viande, mais il avança dun pas sur la route dune imagination libre.
Ainsi doit-on expliquer la référence symbolique avant lanalyse conceptuelle, quoiquil y ait une forte interaction entre les deux, par laquelle elles se favorisent mutuellement. (20)
11. Le mental et le physique
Afin dêtre aussi intelligible que possible nous devrions assigner tacitement la référence symbolique à lactivité mentale, et par là éviter des explications détaillées. Cest par pure convention que nous qualifions de mentaux certains de nos actes dexpérience, et les autres de physiques. Personnellement, je préfère restreindre « mentaux » aux actes dexpérience incluant des concepts en plus des percepts. Mais la plus grande part de notre perception est due à la subtile accentuation découlant dune analyse conceptuelle simultanée. Ainsi ne peut-on pas, en fait, tracer de véritable ligne de partage entre constitution physique et constitution mentale de lexpérience. Mais il ny a pas de connaissance consciente en dehors de lintervention de lesprit sous forme danalyse conceptuelle.
Il sera nécessaire plus loin de faire quelque peu référence à lanalyse conceptuelle, mais à présent je dois tenir compte de la conscience et de son analyse partielle de lexpérience, et retourner aux deux modes de la perception pure. Je veux ici attirer lattention sur la raison pour laquelle les organismes purement physiques de niveau inférieur ne peuvent pas se tromper, qui nest pas dabord leur absence de pensée, mais leur absence dimmédiateté de présentation. Le chien dEsope, qui était un (21) piètre penseur, commit une erreur à cause dune référence symbolique erronée de limmédiateté de présentation vers la causalité efficiente. En bref, la présence dans le monde de la vérité et de lerreur provient de la synthèse : chaque chose actuelle est synthétique ; et la référence symbolique est une forme primitive de lactivité de synthèse par laquelle ce qui est actuel provient de ses phases données.
12. Le rôle des sense-data et de lespace dans limmédiateté de présentation
Par « immédiateté de présentation » jentends ce qui est habituellement appelé « perception sensible ». Mais jutilise le premier terme dans des limites et des extensions qui sont étrangères à lusage habituel du second.
Limmédiateté de présentation est notre perception immédiate du monde extérieur contemporain, qui apparaît comme un élément constitutif de notre propre expérience. Dans cette apparence, le monde se révèle être une communauté de choses actuelles, qui sont actuelles dans le même sens où nous le sommes.
Cette apparition seffectue par la médiation des qualités, comme les couleurs, les sons, les goûts, etc, qui peuvent avec une égale vérité être décrites comme nos sensations ou comme les qualités des choses actuelles (22) que nous percevons. Ces qualités mettent ainsi en relation le sujet percevant et les choses perçues. On ne peut alors les isoler quen les abstrayant de leur implication dans le schème de la relationnalité (relatedness) spatiale que les choses perçues entretiennent entre elles et avec le sujet qui perçoit. Cette relationnalité de létendue spatiale est un schème complet, rigoureux, entre lobservateur et les choses perçues. Cest le schème de la morphologie des organismes complexes formant la communauté du monde contemporain. La façon dont chaque organisme physique actuel entre dans la composition de ses contemporains doit se conformer à ce schème. Ainsi les sense-data, comme les couleurs, etc, ou les sensations corporelles, introduisent les entités physiques étendues dans notre expérience, selon les perspectives fournies par ce schème spatial. Les relations spatiales sont par elles-mêmes des abstractions génériques, et les sense-data sont des abstractions génériques. Mais les perspectives des sense-data, fournies par les relations spatiales, sont les relations spécifiques par lesquelles les choses contemporaines extérieures sont, sous ce rapport, une partie de notre expérience. Ces organismes contemporains, introduits ainsi dans lexpérience comme « objets », incluent les divers organes de notre corps, et les sense-data sont alors appelés sensations (23) corporelles. Les organes corporels, et ces autres choses externes qui contribuent considérablement à ce mode de notre perception, forment ensemble le milieu contemporain de lorganisme qui perçoit. Les principaux faits qui concernent l'immédiateté de présentation sont : (1) que les sense-data impliqués dépendent de lorganisme qui perçoit et de ses relations spatiales aux organismes perçus ; (2) que le monde contemporain est manifesté comme étendu, et comme un plénum dorganismes ; (3) que limmédiateté de présentation est un facteur important de lexpérience pour quelques organismes évolués seulement, et quil est pour les autres embryonnaire ou complètement négligeable.
Ainsi le dévoilement du monde contemporain par limmédiateté de présentation est achevé avec le dévoilement de la solidarité des choses actuelles, en raison de leur participation à un système rigoureux de létendue spatiale. En outre, la connaissance fournie par la pure immédiateté de présentation est claire, précise, et stérile. Elle est aussi dans une large mesure contrôlable à volonté. Je veux dire quun instant de lexpérience peut prédéterminer dans une part considérable, par des inhibitions, des intensifications, ou par dautres modifications, les caractéristiques de limmédiateté de présentation dans les moments (24) successifs de lexpérience. Ce mode de perception, pris seulement en lui-même, est stérile, car nous ne pouvons rattacher directement les présentations qualitatives des autres choses à aucun des caractères intrinsèques de ces choses. Nous voyons limage dune chaise colorée qui représente pour nous lespace derrière le miroir, cependant nous nobtenons ainsi aucune connaissance concernant des caractères intrinsèques des espaces derrière le miroir. Mais limage vue ainsi dans un bon miroir nest rien de plus quune présentation immédiate de couleurs qualifiant le monde à une certaine distance derrière le miroir, comme lest notre vision directe dune chaise quand nous nous retournons et la regardons. La pure immédiateté de présentation refuse de se laisser découper en illusions et non-illusions. Ce sont les deux ou rien : une présentation immédiate dun monde extérieur contemporain, et spatial de plein droit. Les sense-data impliqués dans l'immédiateté de présentation ont une plus vaste interrelation dans le monde que ces choses contemporaines ne peuvent lexprimer. Abstraction faite de cette vaste interrelation, il ny a aucun moyen de déterminer limportance de la qualification apparente des objets contemporains par les sense-data. Pour cette raison, la locution « apparence pure » suggère la stérilité. Cette plus vaste interrelation des sense-data ne peut être comprise quen examinant (25) lautre mode de perception, le mode de la causalité efficiente. Mais tant que les choses contemporaines sont liées par la seule immédiateté de présentation, elles interviennent en complète indépendance, à lexception de leurs relations spatiales dans linstant. Aussi, pour la plupart des événements, nous présumons que lexpérience intrinsèque de limmédiateté de présentation est trop embryonnaire pour ne pas être négligeable. Ce mode de perception nest important que pour une petite minorité dorganismes élaborés.
13. Lobjectivation
Dans cette explication de limmédiateté de présentation, je me conforme à la distinction qui admet que les choses actuelles sont objectivement dans notre expérience, et formellement existantes dans leur propre complétude. Je soutiens que limmédiateté de présentation est cette façon particulière par laquelle les choses contemporaines se trouvent « objectivement » dans notre expérience, et que, parmi les entités abstraites qui constituent des facteurs dans le mode dintroduction, se trouvent ces abstractions habituellement appelées sense-data par exemple, les couleurs, les sons, les goûts, le toucher et les sensations corporelles.
Ainsi, « lobjectivation » elle-même est une abstraction puisque aucune chose réelle nest « objectivée » dans sa complétude « formelle ». (26) Labstraction exprime le mode naturel de linteraction, et nest pas seulement mentale. Quand elle abstrait, la pensée se conforme simplement à la nature ou plutôt, elle se manifeste elle-même comme un élément de la nature. La synthèse et lanalyse ont besoin lune de lautre. Une telle conception est paradoxale si lon persiste à penser le monde actuel comme une collection de substances actuelles passives, avec leurs caractères particuliers ou leurs qualités particulières. Dans ce cas, ce serait un non-sens de se demander comment une telle substance peut constituer un élément dans la composition dune autre substance semblable. Tant que lon sen tient à cette conception, la difficulté nest pas dépassée en appelant chaque substance actuelle événement, ou modèle, ou occasion. La difficulté qui survient dune telle conception est dexpliquer comment les substances peuvent être ensemble actuellement, dans un sens dérivé de ce qui, en chaque substance individuelle, est actuel. Mais la conception du monde adoptée ici est celle dune activité fonctionnelle. Par là jentends que chaque chose actuelle est quelque chose en raison de son activité, par laquelle sa nature consiste dans son adéquation avec les autres choses ; et son individualité consiste dans sa synthèse des autres choses, dans la mesure où elles sont en adéquation avec elle. En nous interrogeant sur chaque individualité, nous devons nous demander comment dautres individualités entrent « objectivement » dans (27) lunité de sa propre expérience. Cette unité de lexpérience propre est cet individu existant formellement. Nous devons aussi nous demander comment elle entre dans lexistence « formelle » des autres choses ; et cette entrée est cet individu existant objectivement, cest à dire existant abstraitement, en nexprimant que quelques éléments de son contenu formel.
Avec cette conception du monde, en parlant de nimporte quel individu actuel, tel quun être humain, nous devons entendre cet homme dans une occasion de son expérience. Une telle occasion, ou acte, est complexe, et par là, propre à être analysée en différentes phases et différents éléments. Cest lentité actuelle la plus concrète, et la vie de lhomme, de la naissance à la mort, est un parcours historique de ces occasions. Ces instants concrets sont liés entre eux au sein dune société par une identité partielle de forme, et par la somme particulière de ses prédécesseurs, que chaque instant de lhistoire de sa vie rassemble en lui-même. Lhomme-en-cet-instant concentre en lui-même la couleur de son propre passé, et il en est laboutissement. « Lhomme dans lhistoire complète de sa vie » est une abstraction comparée à « lhomme en cet instant ». Il y a donc trois significations distinctes pour la notion dun homme particulier Jules César, par exemple. Le mot « César » peut signifier « César à (28) une occasion de son existence » : cest la plus concrète de toutes les significations. Le mot « César » peut signifier « le cheminement historique de la vie de César, de sa naissance césarienne à son assassinat césarien ». Le mot « César » peut signifier « la forme générale, ou modèle, répétée à chaque occasion de la vie de César ». Vous pouvez choisir légitimement chacune de ces significations ; mais quand vous aurez fait votre choix, vous devrez dans ce contexte vous y tenir.
Cette doctrine de la nature de lhistoire de la vie dun organisme persistant demeure valable pour tous les types dorganismes qui ont atteint à lunité de lexpérience ; pour les électrons aussi bien que pour les hommes. Mais lhumanité a gagné la richesse dun contenu dexpérience refusée à lélectron. Chaque fois que le principe du « tout ou rien » demeure, nous avons à faire, dune manière ou dune autre, à une entité actuelle et non à une société de telles entités, ni à lanalyse des éléments constitutifs dune telle entité.
Cette conférence a soutenu la doctrine dune expérience directe du monde extérieur. Il est absolument impossible dargumenter cette thèse sans trop séloigner de mon sujet. Je nai quà vous renvoyer à la première partie du récent livre de Santayana, Scepticism and Animal Faith, pour une preuve (29) concluante du futile « solipsisme de linstant présent » ou, en dautres termes, du parfait scepticisme qui résulte dune dénégation de cette hypothèse. Ma seconde thèse, pour laquelle je ne peux faire appel à lautorité de Santayana, est que, si vous maintenez avec cohérence une telle expérience individuelle directe, vous serez conduits dans votre construction philosophique à concevoir le monde comme une interaction dactivités fonctionnelles, par lesquelles chaque chose individuelle concrète naît de sa relativité déterminée envers le monde établi par les autres individualités concrètes, du moins pour autant que le monde soit passé et établi.