Je ne connaissais pas autrement Whitehead que par des notes et des références chez dautres auteurs, quand jai ouvert ce court livre quest Symbolism. Javais trouvé les deux premiers chapitres de la première partie dune rare limpidité, et je me faisais un plaisir de lire un ouvrage de philosophie dune telle brièveté qui semblait sélever par paliers dans un sujet pourtant si évanescent.
Mais cette impression fut très vite estompée, dabord par des expressions dont lexacte compréhension se faisait de plus en plus problématique au fil de la lecture, et par un changement de style, rendant le sujet abrupt, aride, dès les dix premières pages. Mais le paragraphe suivant revenait au style du début, clair, illustré dexemples simples et vivants. Puis cela recommençait ; comme si ce livre avait été écrit à tour de rôle par deux auteurs bien différents.
Cette observation mincita à chercher dans la forme de lécriture même une illustration de la pensée de lauteur. Le philosophe crée son jeu de concepts, sa boîte à outils symboliques avec lesquels il construit son système qui, tel un système optique, fait surgir des aspects des choses que nous naurions pas perçus autrement. Le risque est grand alors de jargonner, cest à dire de se fier exagérément à la syntaxe, pour reprendre les mots de Whitehead du début du livre, et aussi à la précision des concepts, pour guider notre pensée et en oublier les réalités auxquelles ils font allusion. Cest là où Whitehead éprouve le besoin den revenir à lexemple évident et vécu, en faisant un usage beaucoup plus littéraire de la langue.
Ce qui mincita à traduire fut moins le contenu que cet aspect formel, qui impose au lecteur une gymnastique très salubre pour éviter toute raideur doctrinale sans renoncer aux exigences de la rigueur, et qui devient acrobatique pour le traducteur. Celui-ci doit éviter de se fixer une fois pour toutes sur une traduction élégante et littéraire, qui va émousser tous les passages à arrêtes vives. À linverse, une traduction trop littérale risque dannihiler bien des effets des passages de ton plus libre. La possibilité dalterner nest pas si évidente, car les deux styles sinterpénètrent plus quil ny paraît ; surtout à cause de la possibilité de jeux sur les morphologies du vocabulaire et de la fausse proximité des deux langues.
Jai tenu dautre part à ne pas méloigner de la traduction de Procès et réalité, quoique les deux livres ne soient pas de même nature : trois conférences consécutives ne peuvent se traduire comme un volumineux ouvrage, avec lequel nous avons tout le temps, en cours de lecture, dassimiler le lexique spécifique.
Je ne men écarte quà quelques exceptions : (1) Jai traduit mind comme mentality par « esprit » plutôt que par « vie de lesprit », « vie mentale », comme dans Procès et réalité, car le sens est rendu suffisamment clair par le contexte, et (2) feeling par « sensation » plutôt que par « sentir », substantivé. (3) Je ne perçois pas lutilité de traduire data, datum, sense-data, sense-datum (sense-data est traduit par « données sensibles » dans Procès et réalité, et datum par « le donné »). (4) Jai choisi de traduire les néologismes en ess que forme Whitehead par des néologismes en ité ou tude (en respectant les tirets quand ils y sont en Anglais) : « donnéité », plutôt que « être-donné » dans Procès et réalité. (5) Jai donc préféré ma traduction de misplaced concreteness par « concrétude mal placée », à « localisation fallacieuse du concret », dune part pour la raison précédente, et surtout pour me laisser la possibilité de traduire « the fallacy of misplaced concreteness ».
Bien des termes que jai repris de la traduction de Procès et réalité me paraissent pourtant entachés du péché danglicisme. Rendre lAnglais presentation par son jumeau français « présentation » me coûte. To present na pas en Anglais un usage équivalent au Français « présenter » ; bien souvent il signifie plutôt « représenter », (appliqué à un tableau, par exemple1 ). Mais comment traduire autrement ? Whitehead disposait aussi du verbe to represent, que lon trouve dans un emploi très proche sous la plume de Locke, ou de Hume.
Il me coûte aussi de traduire actual par « actuel », qui nont pas les mêmes acceptions dans les deux langues ; de même « occasion », ou encore contemporary et « contemporain », et jai vainement cherché dautres possibilités.
Sans doute Whitehead crée-t-il son propre vocabulaire, mais il me semble bien que la traduction de son livre en Français lui donne une étrangeté quil na pas dans sa langue dorigine. Peut-être cette étrangeté est-elle inhérente au fait même quun texte ait été écrit, et pensé, dans une langue étrangère, et vouloir trop la proscrire reviendrait à ne plus seulement traduire la langue mais aussi la pensée.
Jean-Pierre Depétris
1 Aussi jai fait exception à la règle page 26 : « nous voyons limage dune chaise colorée qui représente pour nous »