La présente traduction par J.P. Depétris du
Symbolisme d'A.N. Whitehead succède à celles d'Aventures
d'idées par A. Parmentier et J.M. Breuvart (Cerf, 1993), de La
science et le monde moderne par P. Couturiau (Ed. du Rocher, 1994), à
la traduction collective de Procès et réalité (Gallimard,
1995) ainsi qu'à celle du Concept de Nature par J. Douchement
(Vrin, 1998) ; le corpus whiteheadien est donc progressivement
mis à la disposition du lecteur de langue française.
A. N. Whitehead (1861-1947) a vécu et enseigné
à Cambridge et à Londres, puis à Harvard, où il
a développé la cosmologie spéculative de Process and
Reality. Il sest d'abord fait connaître par sa contribution
aux Principia Mathematica (1910-1913) écrits en collaboration
avec B. Russell, et il a publié d'autres travaux sur les principes des
mathématiques. Mais il a également témoigné d'un
vif intérêt pour les problèmes de la physique, et plus largement
pour ceux de la philosophie de la nature, en particulier dans The Concept
of Nature (Cambridge, 1920), où il entend « poser les
bases d'une philosophie de la nature, qui est la présupposition nécessaire
d'une physique théorique réorganisée ». Dans
cet ouvrage, il prend acte de la « bifurcation de la nature »
(qu'il désire éviter), entre une nature qualitative, perçue
(« ce que nous percevons au moyen de nos sens »), et une
nature « conçue », abstraite, mathématisée.
Il n'est pas le seul à le faire, puisque B. Russell estime, lui aussi,
dans L'analyse de la matière (trad. Payot, 1965), que « le
monde physique est, à première vue, si différent du monde
sensible qu'il est difficile de voir comment l'un peut procurer de l'information
sur l'autre ». Nombreux sont les physiciens et les philosophes qui
parviennent à la même conclusion. Parmi les premiers, E. Schrödinger
écrit, dans L'Esprit et la Matière : « on
croit aisément que les théories rendent compte des qualités
sensibles ; ce qu'elles ne font bien sûr jamais » (Seuil,
1990, p. 240). Et du côté des philosophes, Husserl affirme dans
ses Idées directrices pour une phénoménologie
(II), que « le géométrique appartient à la nature
en soi de la physique, mais non pas les qualités sensibles qui relèvent
entièrement de la nature apparaissante » (P.U.F., 1982, p.17).
Mais Whitehead soutient dans The Concept of Nature que la science ne
saurait être réduite à une fiction. Si « la pensée
de la Nature diffère de la perception sensorielle de la Nature »,
les lois de la science sont pourtant vraies ; les molécules et les
électrons sont donc de réels facteurs de la nature, et non de
simples abstractions.
Whitehead succède à F. H. Bradley, auteur d'Apparence
et réalité (1893), pour qui « toutes les choses
qui tombent sous les catégories du sens commun appartiennent à
l'apparence » (D. Holdcroft, article Bradley dans l'Encyclopédie
universelle, III, P.U.F., p. 2282), et à S. Alexander, qui soutient,
dans Espace, temps et déité que la « déité »
est « la caractéristique vers laquelle le monde tend quand
ses possibilités émergentes deviennent manifestes »
(L. Armour, id. p. 2204). Whitehead, quant à lui, aboutit à la
conception de la nature « primordiale » et de la nature
« conséquente » de Dieu, exposées dans Procès
et réalité : « Dieu est primordialement un,
à savoir l'unité primordiale de compossibilité de la pluralité
des formes potentielles », et « la nature conséquente
de Dieu est composée dune multiplicité déléments
se réalisant individuellement ». Le monde est passage, « avancée
créatrice » et « dépérir »
des « occasions actuelles », seules réelles, qui
passent dans leur « immortalité objective » ;
ses éléments permanents sont les « objets éternels »,
qui font leur ingression dans le flux temporel (une couleur est « éternelle » ;
elle demeure identique à elle-même, bien quelle fasse son
ingression en des moments différents du temps). Whitehead sen prend
à la substance aristotélicienne : s'il n'y a pas de
substance, support dattributs, la réalité est faite dévénements,
et il ny a pas délément du monde qui puisse subsister
sans relation aux autres facteurs du procès universel. Les « préhensions »,
les sentirs, assurent la continuité du procès, et cela,
dès les « sentirs physiques simples », qui garantissent
la « conformation du présent immédiat au passé » ;
chaque entité nouvelle reproduit, en se constituant, les entités
plurielles du passé. Dans la « Processphilosophy »
de Whitehead, l' « être » dune entité
actuelle (cest-à-dire des sujets réels) est constitué
par son devenir. C'est là le principe même du procès par
lequel les entités se constituent : « une entité
actuelle est à la fois le sujet qui fait lexpérience et
le superject de ses expériences » ; elle tend
à sa satisfaction, cest-à-dire à l « unique
sentir complexe pleinement déterminé qui constitue la phase achevée
du procès ». Comme on sait, on a rapproché le procès
whiteheadien de la mobilité et de la durée bergsoniennes. On songe
évidemment à l « évolution créatrice »
et à l « élan vital » de Bergson.
Comme lesprit est « lancé » à travers
la matière chez Bergson, la conscience ne prend naissance, pour Whitehead,
que « dans les phases supérieures de lintégration ».
Mais il sagit là dune inspiration commune à toutes
les philosophies de la nature. (Un autre auteur de langue anglaise, R. G. Collingwood,
écrivit à son tour sur le sujet, dans The Idea of Nature
(1945), en remarquant que « Whitehead, en suivant sa propre ligne
de pensée, reconstruisit par lui-même la conception aristotélicienne
de Dieu comme moteur immobile, initiant et dirigeant la totalité du procès
cosmique par lamour de Lui »). Ne serait-ce que par sa haute
« technicité », la philosophie de Whitehead se
distingue de celle de Bergson par bien des aspects. « Comparaison
nest pas raison », et lon pourrait dire avec P. Devaux :
« si l'on nous parle encore du bergsonisme de Whitehead, quil
soit entendu que c'est comme quand on nous parle du cartésianisme de
Leibniz ».
Le souci de cohérence, de relationnalité
des éléments entre eux et au tout, se retrouve dans Le Symbolisme,
et d'abord entre deux modes de perception. Comme on peut le constater à
la lecture des Avertissements du traducteur, J-P. Depétris
justifie ses choix de traduction, en particulier quand il sécarte
de ceux effectués lors de la traduction de Process and Reality.
En lisant Le Symbolisme, il ne faut certes pas trop anticiper sur Procès
et réalité ; mais on peut y reconnaître certains
traits fondamentaux de la pensée whiteheadienne. En 1927, Whitehead posait
déjà la distinction essentielle, reprise en 1929 dans Process
and Reality, des deux modes fondamentaux de la perception que sont la « causalité
efficiente » et l « immédiateté de
présentation ». Il estime que la philosophie (celle de Hume
et de Kant en particulier), s'est fourvoyée en accordant la priorité
à l'immédiateté de présentation, dont elle prétendait
dériver la causalité par la répétition de perceptions
« immédiates ». La causalité efficiente
est en réalité première dans lordre de constitution
des « entités actuelles » ; et par elle, nous
recueillons le passé, alors que l'immédiateté de présentation
ne nous éclaire que sur le présent. « Pour trouver
des exemples évidents du mode pur de causalité efficiente »,
écrit Whitehead dans Procès et réalité, « nous
devons recourir au viscéral et au mémoriel
»,
alors que le second mode, propre aux organismes évolués, « se
borne à sauver du flou, au moyen d'un sensible, une région spatiale
contemporaine
» Si le procès se fonde sur les « préhensions »
des entités, l'efficacité causale joue le plus grand rôle,
compte tenu de sa tonalité émotionnelle.
Quant au symbolisme, on peut encore noter « par
anticipation » que le « rapport symbolique »
fait l'objet d'un chapitre de Procès et réalité.
Whitehead y montre qu'il était inévitable que le caractère
premier de l'immédiateté de présentation laissât
croire qu'elle était la seule source d'information. Cela vient, dit-il
dans un précédent chapitre, de ce que « les philosophes
ont dédaigné l'information que leur transmettaient sur l'univers
leurs sensations viscérales, et ont fait porter leur attention sur les
impressions visuelles ». Dans les deux ouvrages, Whitehead dénonce
également la « localisation fallacieuse du concret »
(ou « sophisme du concret mal placé » dans d'autres
traductions) : l'action d'un objet physique s'étend bien au-delà
du lieu restreint que lui assigne la pensée commune, comme le postule
la notion de champ physique.
La lecture de la table des matières du Symbolisme
confirme ce qui vient d'être dit de l'attention portée par Whitehead
à la perception, puisque les rapports du symbolisme à la perception
sont abordés dès le second paragraphe du chapitre I. Cependant,
malgré la primauté qu'il reconnaît à la causalité
efficiente, il envisage d'abord l'immédiateté de présentation
en ce même chapitre, la causalité efficiente n'étant envisagée
qu'au chapitre II. Mais Whitehead y affirme le « caractère
primaire de la causalité efficiente », ce qui confirme que
ce caractère devait être établi contre l'antériorité
habituellement reconnue à l'immédiateté de présentation.
L'exposé de la causalité efficiente débute par son examen
dans les philosophies de Hume et de Kant, qui font également l'objet
d'un examen attentif dans Procès et réalité. Enfin,
le chapitre III étend la théorie whiteheadienne du symbolisme
au langage, à la vie sociale et aux arts.
On remarque que Whitehead recherche d'emblée à
atteindre les « types plus fondamentaux du symbolisme »
dans « la langue et l'algèbre », plutôt que
dans les manifestations d'un symbolisme « superficiel »
à l'époque médiévale. Serait-ce donc là un
témoignage d'un « anti-historicisme » de Whitehead,
puisque pour lui, « le seul fait qu'il puisse être acquis dans
une époque et abandonné dans une autre témoigne de sa nature
superficielle » ? Cela est confirmé par ce qu'il dit
au paragraphe 3, à savoir que « le dix-neuvième siècle
a exagéré le pouvoir de la méthode historique
»
Mais on verra plus loin en quel sens I'histoire intervient dans la philosophie
« cosmologique » de Whitehead : il ne s'agit ni plus
ni moins que d'une histoire de l'univers. Et d'ailleurs, la philosophie de l'histoire
reprend ses droits au chapitre III, portant sur le rôle du symbolisme
dans l'histoire.
La nature du symbolisme tel que l'entend Whitehead apparaît
dès le paragraphe 2. Il y affirme que « le symbolisme qui
va de la présentation sensible aux corps physiques est le plus naturel
et le plus largement répandu de tous les modes symboliques ».
Mais il y pose aussi son hypothèse fondamentale, à savoir que
tous les organismes « font l'expérience de la causalité
efficiente », alors que la perception sensible n'appartient qu'aux
« organismes les plus évolués » ; partant
de ces prémisses (§ 3), il limitera cependant « cette
étude du symbolisme à son influence sur la vie humaine »,
ce qui sera illustré par l'ensemble du chapitre III.
D'autres caractères de la philosophie de Whitehead
sont clairement affirmés dans Le symbolisme, repris dans Procès
et réalité, en particulier son affirmation selon laquelle
la société n'apparaît pas seulement avec les organismes
évolués, mais dès les « sociétés
de molécules » constituant les corps physiques. De même
que la causalité efficiente précède l'immédiateté
de présentation dans l'ordre de la perception, de même les formes
« inférieures » d'organisation annoncent les organismes
« plus évolués ». Ce qui importe, cest
que tous sont des organismes, et que tous ont une « histoire »,
puisqu'ils recueillent les expériences vécues lors de leur « trajet
historique ». Cela ne signifie évidemment pas qu'ils disposent
tous de la perception sensible, « caractéristique des organismes
les plus évolués » (p.10). Il serait possible de relever
encore bien des traits caractéristiques de la philosophie whiteheadienne,
tels que l' « introduction » de « ces abstractions
habituellement appelées sense-data » (Symbolisme, p.
27), et « ingression » d' « objets éternels »
dans Procès et réalité (ingression est déjà
employé p.49 dans Le symbolisme). On pourrait aussi comparer (avec
précaution), ce que Whitehead dit de « la couleur là-bas
sur le mur pour nous » (p. 18), avec l'intentionnalité husserlienne,
surtout dans sa version sartrienne : « vous voyez cet arbre-ci,
soit. Mais vous le voyez à l'endroit même ou il est
connaître,
c'est s'éclater vers
» (Sartre, « Une idée
fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l'intentionnalité,
Situations, I). Mais pour Whitehead, dans la perception l'essentiel demeure
l'opposition entre la conformation certaine du fait présent au passé
immédiat chez les organismes inférieurs (p. 40), et le « vide
stérile du monde qui passe dans la présentation sensible »
(p.46).
Enfin, Whitehead juge de la valeur de la « référence
symbolique », par laquelle I'esprit humain voit surgir dans sa conscience
des croyances, émotions et usages « en relation avec d'autres
éléments de son experience » (p.12). Or, il constate
une faillibilité du symbolisme ; les erreurs de l'humanité
surgissent du symbolisme, de la synthèse : « vérité
et erreur résident dans le monde en raison de la synthèse »
(p.23). La référence symbolique, dans sa relation a l'immédiateté
de présentation, n'est pas pour autant nulle et non avenue, car la « discrimination
précise » dans la perception en dépend.
L'intérêt de cet essai est aussi de faire apparaître
Whitehead comme un philosophe qui reconnaît la valeur de l'émotion,
mais qui affirme en même temps la valeur de la raison lorsqu'il écrit
par exemple, proche en cela de Wittgenstein, que « c'est la tâche
de la raison de comprendre et d'épurer les symboles dont l'humanité
dépend » (p. 11). Il revient sur les méfaits du symbolisme
dès le début du dernier chapitre : « les critiques
ironiques des folies de l'humanité ont rendu un service notable en éclaircissant
le fatras de cérémonies inutiles symbolisant les fantaisies régressives
d'un passé sauvage ». Whitehead est sensible au rôle
de l'émotion dans la transmission sociale et culturelle du passé
historique ; mais, de même qu'il insiste à côté
des aspects permanents du réel sur le changement dans sa philosophie
cosmologique, il est philosophe de la créativité, du renouveau
et de la liberté de l'esprit dans Le Symbolisme, comme en témoignent
les dernières lignes du texte : « les sociétés
qui ne peuvent associer la vénération de leurs symboles à
la liberté de révision doivent finir par régresser, soit
dans l'anarchie, soit dans la lente atrophie d'une vie étouffée
par des fantômes inutiles ».
Maurice ELIE, 1997,
Département de philosophie,
Université de Nice.
(Pour la traduction de J-P Depétris en 1997, revu en
2002)