Jean-Pierre Depétris

DE L'ECRITURE COMME GESTE A LA PENSEE COMME MOUVEMENT


 

première partie

 

Enseignement et poésie

 

 

1

La voile qui remonte le vent

 

Préface à Variations. recueil de textes écrits par des élèves de cinquième du Lycée Victor Gélu, avec leur professeur Gérard Crespo.

 

Qu'apprend-on dans un cours de Français ? D'abord le vocabulaire et la grammaire — Sans doute. Mais encore ? — La littérature. — Sommes-nous dans une « discipline artistique » ?

Longtemps on a appris « la belle langue ».

 

La poétique, ou le poétique. L'ambiguïté, que marque le changement de genre, ne s'est pas effacée lorsque la poésie du vingtième siècle a délibérément tourné la page de « la belle langue » pour « le fonctionnement réel de la pensée ». (André Breton, Le Manifeste du Surréalisme.)

Le faussé entre « langage ornemental » et « langage instrumental » ne s'est pas davantage comblé. Aujourd'hui nous dirions entre fonction d'expression et fonction de communication.

 

On suppose bien sûr qu'un atelier d'écriture va répondre à la première fonction. J'espère seulement qu'à l'usage on découvre qu'il y a aussi une relation entre écriture et cheminement de la pensée.

Les signes ont, pour la pensée, la même importance qu'eut pour la navigation, l'idée d'utiliser le vent afin d'aller contre le vent, écrivait le mathématicien Frege à l'aube de ce siècle qui finit. (Gottlob Frege, mathématicien et philosophe allemand (1848-1925), in Ecrits logiques et philosophique. L'ordre philosophique, Au Seuil 1971.)

 

Qui dit pensée ne dit pas nécessairement logique ; à plus forte raison logique déductive. Pour pouvoir déduire encore doit-on induire, et même produire. Cette production est fait poétique par excellence.

 

Il est intéressant d'observer comment le déficit en ce domaine se gère au fil des pages de ce recueil : un contenu mystico-cosmique vient combler les vides ; vient se donner pour (le) poétique.

Ou plutôt vient-il nommer ce vide, peut-être le creuser davantage. Littéralement : le désigner. Peut-être est-ce déjà beaucoup.

 

À mes yeux ce ne saurait être pourtant qu'un premier pas, à partir duquel il serait souhaitable de ne plus se satisfaire de « l'effet de poésie » pour s'attacher à la production de sens ; à l'effet de génération spontanée de sens.

Ni expression, ni communication : inférence.

 

C'est là quelque chose qu'on a du mal à comprendre. Plutôt dirais-je : qu'on n'ose comprendre. Qui se laisse davantage concevoir à travers la jouissance qu'on y trouve.

Le plaisir de l'inférence n'est ni celui de l'expression (d'on ne sait quoi qui lui préexisterait, ou n'aurait en tout cas pas besoin de cette « expression » ; de cet « apparaître » pour être) ; ni celui de la communication (avec qui en l'occurrence ?) ; ni même celui de la déduction (à partir de données ; qu'un ordinateur accomplira toujours mieux qu'un cerveau humain). Non, il est la jouissance de l'esprit qui se trace son propre chemin.

C'est pourquoi j'ai été avant tout attentif à laisser le rôle moteur au plaisir.

 

 


 

 

2

Expression ou inférence

 

Préface du recueil ABC L'école de la Major, publié par le CIPM, juin 1993.

 

Pas évident, un atelier d'écriture avec des enfants en temps scolaire. D'autant que les seuls mots d'atelier et d'écriture (le dernier, surtout, pour des enfants) sont fortement chargés de connotations laborieuses.

Pourtant si ces connotations étaient trompeuses on aurait choisi d'autres mots. Atelier de poésie, c'est ainsi qu'à l'école on a préféré l'appeler. Mais la racine grecque de poésie renvoie aussi au travail. On n'y échappera pas. Si l'on doit trouver le plaisir, on devra le trouver là.

 

Bref, il s'agit d'apprendre à mieux maîtriser le Français ; mieux l'écrire. (L'atelier se déroulant en temps scolaire, il était pour moi impératif que les enfants y acquièrent au moins autant qu'à suivre des cours).

Écrire c'est transcrire des signes sonores en signes graphiques. Cette transcription fait passer du temps (celui de la parole) à l'espace (celui de la feuille). Or chacun sait que l'espace, contrairement au temps peut se parcourir dans tous les sens.

Précisément ce mot sens est synonyme à la fois de direction et de signification. Lire dans toutes les directions, c'est aussi jouer de toutes les significations.

 

J'ai pu observer qu'être bon en calcul rend parfois habile à ce jeu-là, quel que soit par ailleurs le niveau en Français. Le calcul n'est jamais que l'inférence à partir du signe « posé », c'est à dire écrit.

Travailler l'écriture est donc bien travailler la pensée ; et poésie n'est peut-être jamais qu'un mot grec pour désigner ce qu'on appellerait en bon Français « travail de l'esprit ».

 

C'est un peu raide pour des enfants de CM2. Aller jusque là supposerait acquis vocabulaire, orthographe, conjugaison, syntaxe... et même diction. Nous en sommes encore très loin. Mais enfin, on n'a pas à comprendre le vélo avant d'apprendre à en faire.

J'ai parlé d'inférence. Aucun enfant ne comprend le concept d'inférence. Les adultes le comprendraient-ils mieux ?

On lui substitue celui d' expression. Et les enfants du même coup comprennent le concept d'expression. Or ce n'est pas la même chose.

 

Alors le groupe se divise très vite en deux. Il y a ceux qui pratiquent l'inférence comme Monsieur Jourdan faisait de la prose, et qui s'éclatent. Pour eux les consignes et les contraintes sont vite des brides superflues. Et ceux qui se croient obligés de « s'exprimer ».

Vouloir s'exprimer est l'expérience la plus dramatique que puisse connaître l'humain. Nous saisit la peur d'en révéler trop ; de se dépoiler. Tout de suite démentie par l'invisibilité totale dans laquelle nous tombons. Nul ne perçoit ce qu'on exprime.

C'est l'oignon qui voudrait enlever ses peaux, croyant être sous elles une perle ou un fruit. (j'avais lu une petite histoire comme ça quand j'étais moi-même écolier).

 

En résulta très vite des tensions entre ces deux tendances, qui m'ont laissé, je dois dire, bien perplexe au début.

Comme je travaillais déjà en demi-classe, j'ai donc refait les groupes selon ces différentes postures, laissant les premiers s'éclater, et conduisant les seconds sur d'autres pistes, ouvertes à partir de quelques détours du livre de grammaire : les familles de mots autour des radicaux, préfixation, suffixation, et ce qu'il en résulte dans les fonctions de verbe, de substantif, d'adjectif et d'adverbe ; les vingt-six lettres de l'alphabet et les trente-six phonèmes, ce qui s'y joue dans la diction et les liaisons, etc...

 

Oublié le souci d'expression, comme celui de « faire beau » (qui me dira un jour ce que ça veut dire ?), le travail se fait jeu, le jeu se fait recherche : qui inventera le plus de mots qui n'existent pas encore mais que l'on peut comprendre ?

 

Toutefois l'expérience est ingrate. Peut-être d'abord à cause du poids bien encombrant du terme de « poésie ».

Qu'est-ce que ça peut bien être la poésie ? Denis Roche a raison : « la poésie est inadmissible, d'ailleurs elle n'existe pas ». Ça ne nous empêche en rien d'employer le terme quotidiennement et de très bien nous comprendre : la poésie et la prose, un lieu plein de poésie, le rayon poésie... À quoi bon des définitions ?

En tout cas les enfants en ont une : c'est le vers. À partir de là, allez chercher à faire autre chose !

 

Et pourtant, c'est curieux comme déjà tout enfant l'intelligence est vive, comme la sensibilité et la pénétration peuvent se faire profondes, par instant, par instants brefs, impalpables, qu'on doit saisir avec la même vivacité — presque subliminale.

Bien réelle, quoique si brève pourtant, cette intelligence — comme on dit « être en intelligence » — et qui se signale toujours par le rire qui vient aux lèvres.

Tout est là : l'outil comme l'objet du travail. Rien d'autre.

 

 

Juin 1993

 

 


 

 

3

Poésie et Grammaire

 

Intervention au colloque Enseignement et Poésie Vieille Charité 10 12 1993 : Les poètes dans la classe.

 

 

1. Avant d'entrer dans le vif du sujet, je voudrais m'arrêter à l'intitulé de ces rencontres : Enseignement et Poésie.

Dans enseignement, je lis signe. Enseigner pourrait être faire apprendre des signes.

À signe correspond le verbe signer. Et il faut un préfixe pour faire désigner, ou un suffixe pour faire signifier.

 

Qu'on m'excuse cette entrée en matière aride, j'ai besoin de donner d'abord la parole au langage, et d'interroger les mots pour retrouver le chemin qu'y auront tracé nos conceptions collectives, et les voies où elles auront refusé d'avancer.

Par exemple, on a forgé le mot de signature, mais on n'a jamais osé les mots d'enseignature ou d'enseignation.

 

C'est bien sûr le concept de signe que j'interroge, et qui ici fait pont avec poésie.

L'étymologie de poésie en ferait un équivalent d'œuvre. On aura à remarquer ici que l'œuvre suppose d'être signée.

Poésie renvoie à poème. Un poème, c'est une pièce écrite, relativement courte, de façon à pouvoir être dite ou lue en une seule fois. Donc une pièce écrite qui vise essentiellement la mise en voix, ou tout au moins la mise en situation. Qu'elle soit ou non rimée.

Mais toute poésie n'est pas poème, comme tout ce que le chimiste appelle sel n'est pas le sel de table.

Poésie renvoie aussi à poétique. Et l'on sait bien ce que veut dire poétique, puisqu'on en a des manuels et des traités depuis la plus lointaine antiquité.

La poétique est l'art d'utiliser la langue. L'art de créer avec elle. Si j'osais dire : l'art de passer du signe à la signature.

 

2. On pourrait opposer poétique et grammaire : La grammaire nous apprend des expressions comme "les dents du requin", mais pas des expressions comme "les dents de la mer". "Les dents du requin" se comprend par la relation que les définitions entretiennent entre elles. De ce seul point de vue "les dents de la mer" ne veut rien dire. Pour comprendre, on doit penser aux relations que les choses entretiennent entre elles.

 

Grammaire et poétique s'opposent bien en fait. Le terme chemin de fer perd toute sa valeur poétique dès que lui est assignée sa définition.

Mais cette opposition fait en somme comme les deux jambes sur lesquelles la langue marche. Si l'on avait un usage purement grammatical de la langue, on ne pourrait rien dire. Tout au plus communiquer et transmettre, comme le font les animaux avec leur langage, mais certainement pas penser et s'exprimer. Et si l'on n'en avait qu'un usage poétique, elle finirait par perdre toute intelligibilité.

 

3. Si l'on comprend ne serait-ce qu'intuitivement cela, on conclura que l'approche poétique suppose une maîtrise préalable de la grammaire. Ce qui est loin d'être acquis avec une classe de CM2. C'est un peu comme si l'on apprenait l'algèbre avant de connaître les rudiments du calcul.

Je ne dirai pas que c'est une bonne idée, je regretterai même que la poétique et la rhétorique aient disparu de l'enseignement secondaire depuis le début du siècle. Cependant ce n'est peut-être pas impossible, ni si absurde que ça le paraît d'abord.

Ce n'est peut-être pas non plus inefficace.

 

Il est essentiel que ce soit efficace. Les enfants avec lesquels j'ai travaillé l'an dernier, et ceux avec lesquels je continue de le faire, ont de réelles difficultés avec la langue française. Les uns parce qu'elle n'est pas leur langue maternelle, les autres pour des raisons qui m'échappent. Il est urgent, d'une part d'y remédier, et d'abord de trouver comment.

C'est difficile. Nous ne disposons ni d'une théorie ni d'une pratique toute faite. Et je n'apprendrai à personne que les enfants n'ont aucune indulgence envers les erreurs et les tâtonnements des adultes.

 

Mes premières erreurs ont été d'ordre psychologique. Je n'avais pas mesuré la peur que peut inspirer l'écriture à qui ne maîtrise pas la grammaire, et le sait — est désigné pour ça.

D'autre part, et ce n'est pas propre aux enfants, on craint toujours de se dévoiler dans le langage.

 

L'esprit des enfants est curieux. Je sens toujours chez eux un vif désir d'apprendre. Le malheur c'est qu'ils ne paraissent pas du tout voir spontanément dans la poésie la quelconque matière d'un apprentissage. Ils n'y voient au mieux que matière à s'exprimer ; se dévoiler.

Quiconque a la moindre pratique littéraire sait bien que le langage ne dévoile rien, mais habille plutôt. La simple difficulté de nous exprimer avec des mots, que nous rencontrons quotidiennement lorsque nous le souhaitons, là où le regard, le geste, l'acte, ou aussi bien le ton, sont autrement efficaces, devraient nous rassurer complètement.

Y parvenir représente le fruit d'un long travail, de grands efforts, ou pour le moins d'un certain talent.

C'est cependant ce qu'ils redoutent.

 

4. Cette difficulté doit attirer notre attention sur le fait que l'atelier d'écriture n'a peut-être pas par nature une vocation pédagogique. Sans doute est-il didactique, mais didactique n'est pas entièrement synonyme de pédagogique.

Je m'explique : le principe sur lequel fonctionne un atelier suppose que les participants aient choisi librement de jouer ensemble la chose écrite. Outre cette liberté, il suppose une certaine licence, acceptée par tous, sur le contenu de l'énonciation, afin de se consacrer à la forme.

Cette double condition cesse d'être remplie dès qu'un atelier se fait en temps scolaire et, par le fait, devient obligatoire. Il y a contradiction à contraindre des êtres à s'exprimer librement.

Sans doute y a-t-il toujours certaines gênes et certains malaises au départ d'un atelier, mais elles s'estompent du seul fait que la porte reste ouverte, et que chacun le sait. Verrouillez la porte, et le malaise ne s'échappera plus.

 

Quand je fais, par exemple, un atelier avec des adultes, je me garde bien d'énoncer des jugements. Quelqu'un par exemple va lire un texte qu'il veut drôle ; il verra bien si les autres rient. Je n'ai pas à dire s'il réussit ou non. Tout au plus j'essaierai de faire mieux percevoir ce qui fonctionne ou pas. Bref, la réaction objective du groupe tient lieu de jugement. (Mon rôle tient surtout à maintenir le respect de la singularité qui s'exprime.)

Mais ça veut dire que celui qui présente le texte a accepté de prendre le risque de le confronter à la lecture des autres. Risque qu'il peut à chaque instant refuser.

Je ne peux imposer de le prendre à quiconque. Je peux seulement, comme n'importe quel instituteur ou professeur imposer l'application d'une règle ou d'une consigne, et juger si elle a bien été appliquée ou comprise.

Et l'élève serait tout à fait en droit de refuser un autre contrat.

 

La grammaire justement m'a servi à dépasser l'obstacle. Par exemple, j'ai fait travailler sur les racines, les suffixes, les préfixes. C'est très bon pour l'orthographe. Si l'on sait orthographier la racine, on sait orthographier presque tous les mots de la famille.

Cela nous a servi à mettre le langage à plat ; à en faire l'objet d'un travail, et donc une médiation. Le langage devenait quelque chose d'objectif entre nous.

 

5. J'ai pu voir le dossier scolaire de chacun, et, comme je l'écris dans la préface du cahier, j'ai observé que les enfants qui fonctionnaient le mieux étaient surtout les meilleurs en calcul, plutôt qu'en Français.

J'ai observé aussi que les plus mauvais en Français n'étaient pas nécessairement d'origine étrangère.

Alors, plutôt que de m'interroger sur les raisons des difficultés, je me suis demandé les raisons des facilités. C'est plutôt la facilité avec laquelle un esprit sait passer d'un système signifiant à un autre qui me semble dure à expliquer.

 

Demandons-nous comment nous avons appris à parler. Et pensons aux difficultés plus tard lorsqu'il s'agit d'apprendre une langue étrangère. Invoquer une aptitude de l'enfant à apprendre les langues est peut-être une constatation, mais certainement pas une explication.

Toute méthode pédagogique suppose un élève qui sache déjà parler. Mais comment fait-on pour apprendre à parler ?

 

J'essaie de faire saisir qu'il y a quelque chose d'irréductible quelque part.

Pour apprendre à parler, on doit parler. Pour maîtriser un système signifiant, on doit utiliser des signifiants. Comme pour apprendre à faire du vélo, on doit y monter et en faire.

Il y a toujours un moment où le pouvoir de l'initiateur s'arrête. Où l'autre doit affronter seul sa propre initiation.

Comme pour apprendre à nager. On doit sentir l'eau nous porter. Avec le langage aussi : on doit sentir à un moment que le sens nous porte. Que notre esprit émerge comme une tête de l'eau.

On ne peut pas le vivre à la place d'un autre.

 

6. Ce que je pointe là concerne autre chose que la simple acquisition d'un système signifiant — ce qui est effectivement en jeu dans l'enseignement. Il s'agit plutôt du rapport avec tout système signifiant en tant que tel.

C'est pourquoi les bons en calcul fonctionnaient bien. L'algèbre n'est pas moins un système sémiotique qu'une langue.

je dis ici que si l'on déplace la poétique d'un aval de la grammaire pour la placer en amont, elle devient tout aussi bien et en même temps un amont des mathématiques et de la logique.

 

Pourquoi un enfant est-il bon en calcul ? Parce qu'il n'a pas peur de se jeter dans le système des signes pour effectuer des inférences.

Intelligence ? Même pas. Une calculette sait compter sans être intelligente. Peut-être de l'audace ; une sécurité intérieure... Ce n'est pas plus une question d'intelligence que la peur de l'eau. L'intelligence vient derrière, ou ne vient pas. C'est une autre histoire. Nous ne nous occupons que des outils de l'intelligence.

 

Qu'est-ce qui nous prouve qu'un et un font deux ? Rien. C'est une évidence.

Mais pourquoi un et un ne feraient-ils pas dix ? comme dans l'algèbre de Boole. Pourquoi pas en effet ?

Si un et un font dix, ça nous attire seulement dans d'autres directions. L'important est de voir que l'esprit tient là-dessus.

Une fois qu'on tient sur l'eau, on n'a plus qu'à nager. Le reste est une question d'entraînement et d'accoutumance.

Donc, en fait, de plaisir, car seul le plaisir nous incite à répéter suffisamment des expériences. (En acte, mais aussi en pensée.)

On perce bien ici un étrange et subtil équilibre entre peur et clarté d'esprit. Et surtout comment les deux s'articulent sur une certaine assurance ontologique.

 

7. J'ai vite discerné dans le groupe deux types de réactions. Certains se jetaient à l'eau — si j'ose dire. D'autres résistaient beaucoup.

Cela n'aurait été rien s'il n'en était résulté de fortes agressivités. Agressivités qui ne s'orientaient pas principalement contre moi par ailleurs. Elles éclataient entre les enfants ; démesurées, et somme toute incompréhensibles.

En définitive, elle venait de ceux et de celles qui sentaient leur personnalité plutôt exhibée par le langage et qui réagissaient à ce qui leur semblait venir des autres comme une agression ou une impudeur.

 

J'ai donc constitué deux groupes. Laissant autant qu'ils le désiraient jouer du signe ceux qui n'avaient pas tant besoin de règles et de contraintes, et entraînant plutôt les autres à s'attaquer aux curiosités techniques de la langue.

Les deux groupes étaient assez équilibrés du point de vue scolaire. Le second groupe était composé d'esprits tout aussi vivaces, mais peut être plus secrets, pas nécessairement plus instables, au contraire.

 

8. J'ai essayé de beaucoup travailler sur le signe écrit et le signe sonore. C'est un aspect très important auquel on ne pense jamais assez.

La langue est d'abord un système de sons : de phonèmes. Écrire, c'est noter des sons. Pas l'inverse : parler, ce n'est pas nécessairement vocaliser des lettres.

On sait parler bien avant de comprendre ce qu'est seulement écrire. Et toute la cohérence de la langue est déjà dans son oralité.

Seulement la grammaire ne prend pas en compte la langue orale — vocale — elle ne s'occupe que de l'écriture.

 

Prenons un exemple. On met un "s" à la première personne du conditionnel. On la distingue ainsi du futur. À l'écrit, soit. Mais comment fait-on à l'oral ?

Au sens, dira-t-on. Pourquoi dans ce cas un signe complètement inutile à l'écrit ?

Ce n'est d'ailleurs pas toujours vrai. Le signe nous est souvent utile à l'écrit. Qu'est-ce qui le remplace alors à l'oral ? En fait, on reconnaît souvent le sens à l'intonation de la phrase. Il n'est qu'à essayer de lire à haute voix un texte mal orthographié.

On se rend compte alors que toutes les subtilités orthographiques qui n'ont aucune incidence sur la prononciation en ont une très grande sur l'intonation. Ce ne sont pas des signaux purement graphiques, mais aussi sonores.

À la grammaire écrite correspond une grammaire orale, mais qui est purement intuitive. Et l'on comprendra sans peine que celui qui maîtrise cette grammaire orale la retrouvera facilement dans l'écrit, alors que pour celui qui ne la maîtrise pas, la grammaire écrite sera toujours un casse-tête inextricable et insaisissable.

Cet aspect est particulièrement délicat à négocier.

 

9. Au cours de la même année, des enfants de la classe ont été invités au Japon et ont eu une petite initiation au Japonais. J'en ai profité pour établir des parallèles entre différentes langues, tant sur le plan scriptural que phonétique.

En particulier entre le Japonais, où les lettres sont syllabiques, quand elles ne sont pas des idéogrammes. L'Arabe, dont les lettres sont les consonnes, et dont les voyelles ne sont marquées que par des accents, quand elles le sont. Et le Français, dont l'orthographe et la prononciation semblent parfois n'avoir plus aucun rapport.

 

Quelques enfants d'immigration récente étaient en réalité encore bien étrangers à l'esprit de la langue française. Ils conservaient en quelque sorte la matrice de leur langue maternelle sur laquelle ils essayaient de recomposer les éléments de Français qu'ils intégraient.

Les lettres latines ne sont pas les correspondants des lettres arabes dans la langue. Ce sont les phonèmes qui le sont, et il y en a trente-six, ce qui fait quand même beaucoup. À l'inverse les lettres nippones sont des composés de phonèmes, ainsi le Japonais contient-il plus de lettres que de phonèmes.

 

Évidemment, il ne s'agit pas d'expliquer cela à des enfants, comme je le fais ici. Je ne vais tout de même pas leur faire des cours de linguistique générale.

Le problème est de le leur faire intégrer.

 

10. De ce point de vue, l'apprentissage par cœur de poèmes, rimés, et aux vers réguliers, n'est certainement pas à proscrire. Il fournit des matrices de phrases parfaitement balancées.

Il n'est pas moins utile d'apprendre à écrire en vers réguliers. Compter les syllabes, c'est apprendre à prononcer exactement la langue, maîtriser la valeur des "e" muets et des liaisons. Pourquoi une faute de liaison serait-elle moins grave qu'une faute d'orthographe ? Elle l'est au moins autant si l'on y réfléchit.

 

J'explique aux enfants qu'en versification on appelle les syllabes des "pieds", parce qu'on peut les accompagner en tapant du pied. Et je les fais taper du pied pour compter les pieds.

Il est important de corporaliser la langue. Lorsque nous parlons, nous savons bien que nous ne pouvons pas être attentifs à tout à la fois : à ce que nous voulons dire, à la prononciation, à l'étymologie, à la grammaire, aux accords, aux réactions de nos interlocuteurs... L'essentiel de ce qui se passe dans notre esprit quand nous parlons est sous le registre de l'automatisme.

Au fondement est le rythme, la mélodie, le timbre. Commencez par articuler n'importe quoi en ne vous souciant que de cela, les mots viendront tout seuls, et avec eux le sens, et avec le sens la pensée.

 

Que la pensée soit capable de se soutenir ainsi dans la langue n'est ni plus ni moins mystérieux qu'un oiseau qui se soutient dans l'air.

On peut toujours étudier scientifiquement le langage, comme l'aérodynamique. Mais ce n'est pas en connaissant l'aérodynamique que l'oiseau vole, c'est en battant des ailes.

Nous, nous pensons en battant l'air de notre langue.

 

N'oublions pas que personne n'a jamais inventé ni découvert de langue. les langues se sont faites d'elles-mêmes, en utilisant des sons. Et on les dit d'ailleurs langues naturelles. Ce n'est qu'après que des langues soient parlées, que des grammairiens y découvrent des règles.

D'ailleurs les langues ne tendent qu'à se transformer, à se reproduire par scissiparité, et à s'éloigner à la fois de leur origine et les unes des autres.

Bref, je veux dire que la règle se produit seule. La règle c'est la régularité : le rythme, l'harmonie. C'est à dire qu'elle ne se saisit pas d'abord par l'entendement, mais qu'elle s'intériorise corporellement.

 

À ce sujet, je voudrais clarifier un point important : j'entends souvent opposer langue orale et langue écrite.

Or la langue orale est la langue littéraire ; la langue poétique. C'est la langue qu'on entend en lisant, et qu'on comprend en entendant.

Elle ne s'oppose pas à la langue écrite, mais à la langue de bois. Sinon elle s'oppose aux langages formels de la logique et des mathématiques.

Mais même dans ce cas, on peut voir le plus aride logicien faire soudain retour à l'image poétique, comme si elle était vérification ultime. Comme si elle était la forme adéquate pour vérifier que ce qui est dit correspond à un certain réel ; la forme adéquate et ultime du fonctionnement réel de la pensée.

 

 

 

Cette version est légèrement différente de celle publiée dans Archives 1995, plus fidèle à ce que j'ai dit. Celle-ci est conformes à ce que j'ai écrit.

 

 


 

 

4

Une double posture

 

Présentation de Mosaïque, sous le titre Ecrire. Publié avec le Collège Edgar Quinet et Les Ecrivains Associés, mai 1994.

 

 

Nous apprenons tous à lire et à écrire, et nous apprenons la littérature.

Mais on ne peut toujours étudier les lettres et n'avoir qu'un usage purement instrumental de l'écriture.

On sent bien que là quelque chose manque pour que la boucle se ferme ; pour qu'un élève comprenne ce qu'il apprend vraiment en étudiant les lettres, et surtout, pour qu'il apprenne à faire sa langue à sa main.

Car le divorce est bien souvent trop grand entre la langue que l'on parle — trop relâchée — et celle qu'on écrit — sans vie ni saveur. Plus le divorce est grand, et plus chacune risque d'être pauvre.

L'usage instrumental de l'écrit interdit la fraîcheur de l'oral — interdit surtout que la langue soit habitée, colle et fasse corps avec celui qui l'écrit, comme celle des auteurs que l'on étudie ; que la langue ne se fasse à notre main comme à notre pied (on parle de pieds aussi en versification — car c'est lui qui marque le souffle ; qui fait la personnalité du texte, comme la démarche à laquelle on sait nous reconnaître de loin).

 

C'est pourquoi nous avons préféré présenter ce recueil autour de ses auteurs, plutôt que de regrouper les textes par thèmes ou par formes.

Il en est de quatre sortes : les plus nombreux ont été écrits à partir de consignes formelles (purement formelles, voir dossier) ; d'autres spontanément par les élèves chez eux. Un troisième groupe est constitué de textes commencés en atelier et continués individuellement de façon plus ou moins libre. Un quatrième enfin comprend les textes faits spontanément chez soi, mais en s'appropriant des techniques acquises en atelier.

La présentation par auteurs ne gênera pas beaucoup le lecteur pour les reconnaître, ni pour distinguer les consignes auxquelles auront obéi ceux de la première catégorie. Elle permettra par contre de distinguer la part de la singularité et celle de la forme ; celle du système et celle de l'expression du sujet.

Chaque auteur joue successivement sur une gamme variée de formes. Comme il existe très peu d'exemples, dans la littérature, d'écrivains qui changent à ce point de techniques littéraires on finit par confondre le style (personnel) et la forme rhétorique (appropriable à chacun).

Nous avons pu observer que certaines personnalités étaient totalement réfractaires à certaines consignes — elles pouvaient à la rigueur les appliquer, mais il n'en sortait rien d'intéressant — alors qu'elles s'épanouissaient dans d'autres. Chacun a eu plusieurs fois, au cours des diverses séquences, l'occasion d'échouer ou de briller (tout à fait indépendamment d'ailleurs des niveaux scolaires).

 

Cela révèle, en jeu dans le langage, ce que nous pourrions appeler une double posture. Une posture envers le monde, et une posture envers la langue ; envers les choses, et envers les signes. Nous avons proposé des variations de la seconde, qui ne sont pas dépourvues d'enseignements sur la première, ni sur leurs rapports.

Évidemment, toute chose peut avoir valeur de signe, et tout signe est quelque chose. C'est bien là que se définit le champ de la poésie : là où la distinction entre (système de) choses et (système de) signes n'est pas encore définitivement accomplie mais où elle se trouve en œuvre. « Les choses sont déjà, autant mots que choses et, réciproquement, les mots, déjà, sont autant choses que mots. » Francis Ponge, La Fabrique du pré, 1971, 23.

Par exemple, comme je le disais au Colloque Enseignement et Poésie, « les dents du requin » sont compréhensibles de par la seule relation que les mots entretiennent entre eux ; « les dents de la mer » ne le sont que par la relation que les choses entretiennent entre elles.

C'est là que la plus grande liberté devient possible à la pensée, mais là aussi, contre toute attente, qu'elle se fait la plus prisonnière des stéréotypes. Tout mon effort consiste à entraîner à faire flèche de tout sens, à faire sens de tout bois.

On sépare trop, et l'on accorde sans doute trop d'importance à cette séparation entre la fonction de communication du langage et sa fonction esthétique et poétique. Les deux sont pourtant éclipsées par une autre, bien plus essentielle, et dont elles sont toutes dépendantes : l'énonciation de la pensée, la perception et la conception la plus claire.

Mon travail n'échappera pas à ce cloisonnement et à ses conséquences puisque, inévitablement, il s'y inscrit.

 

Mai 1994

 

 


 

 

5

Tradition et modernité

 

Ce texte accompagnait la présentation du projet de reconduction d'un atelier d'écriture au Collège Edgar Quinet, avec Gérard Crespo et, cette fois ci, Jean-Luc Payrau. Seuls les & 1, 3, 5 et 8 en seront repris dans la préface de L'Ere des Mots, paru en juin 1995.

 

 

1. On a craint que l'audiovisuel ne détrône l'écrit. À la longue, c'est le danger contraire qui menace la langue : l'écriture est partout.

Imaginons une civilisation qui en vienne à réduire la musique à la seule écriture musicale. On n'écouterait ni ne jouerait plus de la musique, mais on la lirait. On n'apprendrait plus à chanter ou à jouer, mais à écrire des partitions. Les enregistrements ne seraient plus utilisés que pour s'éviter la peine de lire ou d'écrire.

Quelle serait la première conséquence d'une telle pratique ? Vraisemblablement on finirait par ne plus savoir retrouver dans le signe écrit le signe sonore : c'est à dire qu'on en viendrait à ne plus savoir lire.

 

2. Gérard Crespo et moi, en mai 1994, avons préparé les élèves qui avaient écrit Mosaïques avec nous, à la lecture publique qu'ils devaient en faire au CIPM. En une heure nous avons pressenti la possibilité d'un travail beaucoup plus soutenu, au point que, alors que nous venions de décider quelques jours avant de ne plus renouveler nos ateliers au collège, nous avons spontanément convenu de relancer notre travail commun sur cet axe nouveau.

 

3. Les élèves ont souvent le plus grand mal à comprendre pourquoi une construction vaut mieux qu'une autre. Ils n'y cherchent généralement rien de plus qu'une question de règle établie : « c'est comme ça que ça se dit ».

À vrai dire, nous ne le savons bien souvent pas davantage. Il n'est qu'à revenir aux Exercices de style de Queneau, ou seulement à la leçon de Monsieur Jourdain, pour constater qu'il existe des quantités de façons pour dire en apparence la même chose. La meilleure ne dépend ni d'une règle ni même d'un usage établi.

 

4. Il en est avec la langue comme généralement en musique : si une suite de notes ne nous paraît pas immédiatement et intuitivement meilleure qu'une autre, aucun argument ne pourra nous convaincre davantage. Quelle que soit la place du savoir et de la technique, on doit bien à un moment ou à un autre en revenir, en musique, à l'oreille.

 

5. En fait, l'imprécision dans l'écriture tient à la difficulté d'y déchiffrer l'énonciation. Nous voyons par contre quand les élèves lisent des textes, qu'ils les lisent d'une façon et pas d'une autre, avec telle intonation et pas une autre.

C'est cela qu'il s'agit de faire passer dans l'écriture.

 

6. Nous avons pensé que la mise en voix, la mise en situation pouvaient devenir l'axe central de notre travail. Sans doute avons-nous toujours eu souci de faire lire aux élèves leurs textes, et autant que possible leur faire corriger les épreuves avant publication. Mais nous voulons maintenant renverser l'importance de ce travail par rapport au seul travail d'écriture.

 

7. Nous voulons faire travailler les élèves dans un théâtre, mettre à leur disposition des micros et tout accessoire utile, leur donner les moyens d'enregistrements sonores et vidéo.

Toutefois notre projet ne vise pas l'écriture théâtrale, et nous ne tenons ni à aboutir à un spectacle, ni à un enregistrement.

Comme les précédents, cet atelier devra aboutir à une publication, qui différera principalement des précédentes en ce qu'elle accordera une plus grande part à la composition et à la mise en page, et fera davantage appel à l'aspect visuel et plastique.

 

8. À travers cet atelier nous souhaitons : — d'abord initier les élèves à la poésie la plus moderne : performeurs, spatialistes... dont nous leur ferons découvrir les œuvres publiées et filmées. — Ensuite et surtout les initier à ce qu'il y a de plus universel dans la poésie, et leur montrer que ce qui semble trop novateur et parfois désoriente dans les recherches contemporaines, ne rompt en rien avec les grandes traditions (Chine et Japon, Inde, monde antique, monde arabe, Renaissance...).

Si dans la modernité nous ne leur faisions découvrir que ce qui relève d'une mode, l'expérience serait à peu près inutile, si ce n'est fondée sur un malentendu quant à cette modernité.

 

 

Juillet-août 1994.

 

 


 

 

ANNEXE

 

En matière de ponctuation :
Deux demandes successives de reconduction de projet

 

 

À l'école on apprend à lire et à écrire d'une part, et on apprend la littérature d'autre part. Ce n'est pas la même chose, et ça ne facilite rien que ce ne soit pas la même chose.

Il n'est pas facile d'enseigner la littérature : aller au plus simple consiste à « enseigner les auteurs ». Mais l'auteur ne finit-il pas par oblitérer l'œuvre ? A-t-on besoin de parler des auteurs pour enseigner les mathématiques ou les sciences qui ne se sont pourtant pas faites seules ? Il y aurait comme un point aveugle entre l'apprentissage de la littérature et celle de la lecture et de l'écriture.

À supposer qu'on se concentre sur les œuvres, dans l'esprit d'un Paul Valéry ou d'un Michel Foucault, le point aveugle demeurerait.

 

Depuis trois ans que nous travaillons ensemble avec Gérard Crespo, nous explorons ce qui barre cette route des Indes. Nous découvrons qu'il y a matière à savoir, matière à apprentissage, qui touche à la fois à l'acquisition d'une culture littéraire, certes, comme à celle de la maîtrise de la langue française, mais qui pourtant ne s'y réduit pas. Cette Terra incognita semble plus vaste qu'on ne l'aurait d'abord pensé.

Le 26 mai 1995

 

*

 

Un petit problème philosophique (et de la plus haute actualité) : En quoi concentrer son attention sur des aspects purement formels du langage peut-il se révéler déterminant sur l'intelligence (« Penser, c'est utiliser des signes », C. S. Peirce. ) et peut-être même sur l'éthique (« Il n'est d'éthique que du bien dire. », J. Lacan) ?

Depuis que je fais des ateliers au collège Edgar Quinet, et que j'ai pu suivre l'évolution de certains élèves, dont la plupart pendant trois ans, J'ai été le premier surpris par la finesse et la maturité de jugement que la plupart ont acquises : une réelle habilité à éviter les poncifs, les consensus trop carrés, les jugements trop tranchants... pour laisser place à toutes les nuances de jugement, à une qualité d'écoute et une attention à l'autre dans les mots qu'il nous adresse comme dans ceux qu'on lui destine, et qui sont les signes sûrs d'une vraie intelligence de la langue.

Pourtant, nos publications en témoignent, nous n'avons travaillé que sur des aspects strictement formels des énoncés, laissant autant que possible de côté les quelconques contenus.

 

Juin 1996

 





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