Jean-Pierre Depétris

DE L'ECRITURE COMME GESTE A LA PENSEE COMME MOUVEMENT


 

Deuxième partie
Ebauche d'une mécanique

 

 

1

Etonnement et langage

 

Présentation de Apprendre... entendre, Un atelier d'écriture au collège du Roy d'Espagne.

 

 

1

 

La vie intellectuelle dépend de l'étonnement : Tiens ? Tiens donc ?

Or l'étonnement peut nous conduire dans deux directions. Il y a d'abord celle des questions et des réponses ; disons des explications. On veut comprendre, on veut savoir, et l'on s'élève dans l'abstraction.

On croit trop souvent que cette voie est la seule, la vraie, la voie royale de la raison. Mais pour s'élever, il faut des prises solides. On peut être convaincu par la démonstration mais ne plus voir ce qu'elle veut dire en s'éloignant du sensible et du particulier.

L'esprit ne se satisfait pas à seulement savoir, il veut voir ; à seulement comprendre, ou apprendre, il veut prendre, sentir, toucher. C'est l'autre voie.

Bien sûr ces deux voix sont moins concurrentes qu'elles ne sont complémentaires.

 

 

2

 

L'idée abstraite et la chose concrète : combien l'une entraîne l'autre!

La poésie est d'abord l'étonnement des choses concrètes.

Voir les choses concrètes, ici et maintenant, c'est sur quoi porte mon effort quand j'entreprends d'encorder un groupe pour l'aventure de la langue.

C'est pourquoi la plupart de ces textes portent fortement l'empreinte des lieux où ils ont été écrits : Provence, Marseille, quartier de Marseilleveyre, collège du Roy d'Espagne.

Ce n'est pas l'imaginaire qui nous manque, nous en sommes envahis. Nous manque la sensation des choses concrètes, la conscience d'être là, maintenant ; cette conscience énigmatique que le marché des rêves de pacotille tente de recouvrir.

Nulle peine, nulle difficulté pour s'arrêter et voir, et se laisser surprendre ; notre corps, notre esprit est fait pour ça. Mais les choses simples sont si dures à apprendre.

 

 

3

 

Notre corps et notre esprit sont faits pour ça. Pourtant, combien notre intelligence est limitée ! Mais si notre intelligence était sans limite, comment pourrions-nous nous étonner ? Et si « intelligence illimitée » était une contradiction dans les termes ?

M'étonne personnellement que chacun des dix auteurs soit capable du pire et du meilleur, ait pu dire et écrire de consternantes stupidités aussi bien que l'inverse.

La stupidité s'écrit mal. Le texte idiot n'a ni vocabulaire ni syntaxe. La bêtise laisse sans voix. Littéralement : elle ne se laisse pas lire, pas dire, et cette absence d'ossature sonore lui donne une mollesse, la laisse si flasque qu'on ne saurait bien l'écrire, qu'on ne saurait même la corriger.

Dès qu'un auteur entre dans sa peau, son style s'en ressent. Dès qu'il cesse d'imaginer mais devient sensible au monde qui l'entoure, dès qu'il accepte d'être ce qu'il est, là où il est, sa langue s'améliore, sa parole devient possible, vraisemblable, et de là, juste.

 

 

4

 

Il n'y a pas que les choses, il y a aussi les mots.

Les mots, on les perçoit difficilement, on les oublie pour ce qu'ils montrent : les choses. Mais les mots sont aussi des choses, et tout autant dignes de notre étonnement.

Serait-ce cela l'imagination : se préoccuper des mots, à la manière dont Raymond Roussel écrivit certains de ses livres ? — Je crois bien que c'est à quoi correspond le terme, mais il est mal choisi. C'est ainsi du moins que d'autres textes furent bâtis.

Le terme d'imagination est des plus trompeurs. Les textes de ce cahier auxquels on l'appliquerait le plus volontiers sont nés de jeux formels sur le langage. Cependant, dans « imagination » il y a « image ». Qui dit image dit vision, sensation, dit réel, impression réelle ; ce qui semble le contraire de l'imaginaire.

Le très beau texte de Frédéric Ruth qui clôt le recueil et qui n'est qu'image — fût-elle l'image d'une profonde méditation sur le temps et l'espace vécus —, ou de Mélanie Béraud, comment alors les nommer ?

 

Le temps et l'espace

Sur le continent, la plage avec le sable, avant que l'eau ne se retire peut-être définitivement.

Une vallée déserte, plaine de sable. Sera-t-elle ainsi plus tard ?

Des graines. Laquelle d'entre elles sera-t-elle un arbre ?

Une falaise avec des taches noires, comme si l'on y avait jeté de l'encre.

Des champs de lavande à perte de vue, reposant sur une vallée caillouteuse.

 

Un jour

Des oisillons passaient au-dessus des tours, devant les collines. Le vent, frais et humide, empêchait les oiseaux de voler. Ils s'arrêtaient sur les cyprès.

Devant les pins, je regardai longtemps des belles pignes, accrochées sur les branches.

Sur des murets de pierres, montaient des escargots, laissant leurs traces mouillées.

 

 

5

 

Écrire, c'est encore corriger, et ce n'est pas un mince problème.

Corriger un texte, ce pourrait être se rapprocher de la perfection qu'il contient ; se rapprocher encore du texte lui-même.

Comment aider un enfant à le faire ? Comment ne pas le faire à sa place ? Et d'ailleurs, comment parvenir à le faire à sa place ? Comment lire le texte caché dans le texte à corriger ? Comment l'aider à le lire ?

Peut-être s'étonnera-t-on de la bonne tenue de certains textes pour des élèves de cinquième, ou encore d'une trop grande liberté de style chez quelques autres malgré la présence d'un écrivain et d'un professeur de Français. Moi-même, je m'en étonne encore.

J'ai tenu du moins à conserver aux textes leur côté expérimental, leur côté « en œuvre ». J'aimerais qu'on y sente le travail.

 

 

6

 

« Travail », encore un mot trompeur. « Ne travaillez jamais », disait Isidore Isou. J'entends bien et ne dirai pas qu'il avait tort, mais je parle d'un tout autre travail.

La mécanique offre sa définition rigoureuse et sans ambiguïté du travail : Le travail est le produit de la force et du déplacement. On observera que force et déplacement ont immédiatement un sens quand on les applique à la langue et à la pensée.

Un même travail peut être vif, bref, ou bien lent, tâtonnant et laborieux — le laborieux tâtonnement, c'est peut-être ce qu'Isou nomme « travail ». La mécanique appelle puissance le produit du travail et du temps.

Si l'on se souvient de ces définitions en parcourant l'œuvre de Henri Poincaré, on pourra observer qu'il applique — sciemment ou non — les concepts de la mécanique au raisonnement logique et mathématique.

Il associe puissance à fécondité et l'oppose à stérilité : comment sortir l'inférence logique du cercle stérile de la tautologie ?

 

 

7

 

On pourrait faire l'expérience amusante de lire successivement la première partie de La Science et l'hypothèse de Poincaré et Nord-Sud de Pierre Reverdy. On observerait alors que le même type d'approche est déplacé de l'induction logico-mathématique à la poésie : « Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l'image sera forte — Plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique... »

Les textes de ce cahier sont des travaux d'approche, des ébauches à partir desquelles une véritable création serait possible. Bref, ils offrent plus à la lecture le travail même de l'esprit qu'un véritable produit de ce travail ; un travail vivant plutôt qu'un travail mort, fini (parfait ?).

 

 

8

 

Jusqu'à une période récente, j'ai été convaincu qu'à partir du moment où l'on sait lire et écrire, tout n'est plus qu'une question de maturité.

La différence entre le travail qu'accomplissent les groupes d'adultes avec lesquels j'écris et celui des enfants dans des établissements scolaires, je l'attribuais à une maturité d'esprit, certainement pas à une maîtrise de la langue, d'un système linguistique.

Je découvre aujourd'hui que l'intelligence des enfants est bien plus solide et pénétrante que je ne m'en souvenais — car je fus enfant moi-même —, mais que la maîtrise des jeux de langage est plus complexe aussi, et plus long leur apprentissage. Je découvre que l'esprit de l'enfant n'est pas si enfantin que je ne l'aurais crû, mais que le demeure plus longtemps que je ne le pensais son langage.

Le problème de l'apprentissage des jeux de langage n'est pas celui du vocabulaire ni de la grammaire — ni même celui des autres matières.

 

 

9

 

Tout ceci est bien subtil ; qu'est-ce que les jeunes auteurs en retiennent ? Comment interprètent-ils le travail accompli ?

Voilà une question abyssale à laquelle l'âge ne change rien. Que comprend-on de ce qu'on écrit, de ce qu'on dit, de ce qu'on fait ?

Que signifie précisément comprendre ? — La plupart du temps, simplement être en mesure de continuer.

On croit souvent que c'est être en mesure d'expliquer, mais on peut expliquer sans pouvoir continuer, et inversement.

Mais que signifie encore continuer ? Serait-ce seulement répéter, comme on dessinerait une frise, ou plutôt, une fois un point atteint, avoir assez de prise pour prolonger son mouvement ?

On en dit toujours plus qu'on n'en comprend, et l'on ne voit pas comment on pourrait aller plus loin sans comprendre ce qu'on a déjà dit.

 

 

10

 

Très souvent, quand nous écrivons, nous avons quelque chose à dire, et nous nous arrangeons pour le dire le mieux possible. Mais toujours jaillissent et se tissent des pensées neuves à notre insu. Ce n'est pas ce que nous voulions dire, et cela vient brouiller le message, nous égarer peut-être.

Nous fournissons souvent un gros effort pour ne pas en dire plus que nous ne pensons. Nous croirions même, parfois, que bien s'exprimer reviendrait à savoir censurer ce surtravail de l'insu.

Il arrive aussi que nous écrivions moins pour dire quelque chose que pour penser avec notre plume.

Comment savons-nous ce que nous dirons avant de le dire ? Ce que nous pensons avant de le penser ? Nous ne le savons pas. C'est pourquoi j'emploie le terme insu plutôt qu'inconscient, qui supposerait un su censuré : la censure de ce qui se dit à notre insu.

 

 

11

 

On part promener dans les collines de Marseilleveyre. Arrivé dans un lieu propice, je demande d'imaginer des scénarios que le lieu inspire : une grotte au pied d'une falaise, le caractère sauvage, évoquent la préhistoire ; des murs cassés, une maison en ruine : la seconde guerre mondiale. On pense aussi aux romans et aux films de Pagnol, de Giono...

On observe comment l'évocation de chacun de ces imaginaires change absolument tout, sans que rien ne soit proprement changé. Je donne alors la consigne de décrire ce que l'on voit ainsi. Il est bien précisé qu'on ne décrit rien d'autre que ce qui s'offre à la vue autour de soi, sans ne rien dire de ces imaginaires.

 

 

12

 

Un autre atelier : on cherche dans des livres comment un texte débute. On juge, on commente. Chacun est invité à rédiger la première phrase d'un texte. On en discute, on justifie, on critique. On commence ensuite à rédiger ce texte.

On fait deux copies de chacun de ces débuts, on les donne à chacun des deux voisins de celui qui les a écrits en leur demandant de les poursuive. Chaque auteur devra donc écrire trois fragments de textes qui n'auront en principe rien à voir entre eux. Il est cependant probable qu'il y aura dans les fragments de chacun une certaine suite involontaire dans les idées qu'il découvrira après coup.

De l'application des consignes on peut observer que plus la suite d'idée est ferme et manifeste, plus elle s'est faite à l'insu de son auteur qui la découvre avec étonnement en relisant.

On peut encore observer que moins l'unité formelle de l'ensemble des textes est forte, plus il y a de suite dans les idées.

 

 


 

 

2

Histoire de dire

 

 

 

(Préface à Cette année là il a neigé sur Marseille... : cahier écrit par des élèves du collège du Vieux-Port, et publié par le CIPM en juillet 1995.)

 

Les textes de ce cahier ont été écrits par deux groupes de dix et quatorze élèves de sixième, au cours de séances qui n'excédaient pas trois quarts d'heure. J'étais seul avec eux.

Pour écrire dans de telles conditions, mieux valait abandonner tout de suite l'idée de commencer par éveiller une quelconque réceptivité, et diriger immédiatement la débordante vivacité des enfants sur l'écriture.

Voilà l'idée : ne pas chercher à remplir — pas le temps de toute façon — mais ouvrir la voie à ce qui sortait, aider à frayer la route en donnant comme outils des consignes formelles.

 

 

 

« Pour que vous aimiez quelque chose, il faut que vous l'ayez vu et entendu depuis longtemps, tas d'idiots », pouvait-on lire sur une pancarte qu'arborait André Breton lors d'une des premières manifestations Dada à Paris.

Même sans le ton polémique et provocateur, la question demeure bien posée.

 

On suppose qu'avant de faire de belles choses, il faut savoir les reconnaître et les apprécier. Mais comment apprendre à apprécier avant d'apprendre à faire ? Cela s'appelle « former le goût », et former le goût n'est jamais sans rapport avec l'accoutumance.

Nous soupçonnons une tautologie : si former le goût est apprendre à aimer les belles choses, les belles choses risquent d'être celles qu'on s'est accoutumé à goûter.

 

On peut étendre ce raisonnement du beau au vrai. Former la raison à la vérité : en quoi le vrai se distinguerait de ce qu'on se sera accoutumé à croire ?

À force de nous accoutumer à des raisonnements, ceux-ci nous paraîtront évidents, au point que nous pourrons faire l'économie du raisonnement pour arriver à l'évidence.

 

On peut considérer que l'acquisition de goûts, de croyances et de façons de penser est un atout réel pour la réussite des personnes aussi bien qu'un lien pour la société.

On a pourtant du mal à s'en convaincre : c'est que cela est en contradiction complète avec le contenu même de ces goûts et de ces conceptions qu'il s'agit d'acquérir, fondés sue le doute et l'esprit critique.

 

Si nous voulons apprendre la géométrie à un enfant, comme Socrate l'apprend à un esclave dans Ménon, ne devons-nous pas, comme Socrate avec son interlocuteur, considérer qu'il la connaît déjà, et que nous n'aurions aucune chance d'y parvenir s'il n'était capable de reconnaître par lui-même les égalités sur lesquelles nous ne faisons qu'attirer son attention ?

 

Doit-on proscrire tout conditionnement, toute répétition machinale, tout « dressage »... ? La question n'est peut-être pas là. La dextérité n'est pas sans rapport avec le machinal, mais ils tendent à s'imposer ensemble et d'eux-mêmes par l'usage.

Bref, il ne faudrait pas confondre l'apprentissage avec ses effets, parfois pervers : l'accoutumance.

 

La réussite des personnes et le lien social — c'est à dire, au fond, la sélection — est une chose ; mais ce n'est peut-être pas une chose essentielle, ni pour la vie des individus, ni pour celle des groupes. Le croire revient à ignorer ce détail qu'il existe un monde réel.

Le problème n'est pas ici de savoir comment organiser le travail et les connaissances pour affronter efficacement ce monde mais, plus modestement, comment je peux prendre appui sur une expérience réelle pour transmettre quelque chose du langage.

 

Pendant des siècles, nos ancêtres ont étranglé leurs chevaux avec des harnais à collier, avant de les remplacer par des harnais de poitrail qui multipliaient la puissance de traction par trois. Et pourtant, s'ils avaient utilisé une matière élastique, le harnais à collier aurait tout seul, sous la pression, pris la forme et la place d'un harnachement de poitrail.

 

Que signifie mon exemple aux allures de petite fable ? D'une part qu'il est vain de se creuser la tête, ou de se la remplir, si l'on n'appuie pas la pensée sur l'action qui lui correspond ; d'autre part qu'une certaine souplesse permettrait généralement aux jeux de forces de trouver d'eux-mêmes leurs dispositions.

 

J'ai toujours considéré le langage et la pensée comme des jeux de forces, pas si étrangers dans le fond à ceux du travail mécanique.

Certainement les textes de ce cahier sont beaux, mais la recherche de la beauté ne m'intéresse guère plus que celle de la vérité. Au-delà de ces deux faces, je préfère rechercher la force — et ces textes n'en manquent pas.

 

« Le plus grand sculpteur est celui qui donne le moins de coups de ciseaux », disent les taoïstes. La force encore doit-elle s'associer à la rapidité. En mécanique, cela s'appelle puissance.

Le monde est immense et la vie est brève. Tout acte n'a de sens que s'il s'effectue dans un temps raisonnablement court. Les enfants le savent bien, qui sont si impatients.

 

 


 

 

3

De l'écriture comme geste à la pensée comme mouvement

 

 

Ecrit pour Action Poétique en été 1995.

 

 

Les ateliers d'écriture jouissent d'un succès grandissant. Mieux, ils suscitent des polémiques, et il n'est plus grand chose qui en suscite encore. Il me semble pourtant qu'on évite toujours la seule question importante : qu'en est-il de l'écriture ? Quelle conception de l'écriture présupposent-ils ?

 

 

Les poètes grecs composaient des hymnes aux vainqueurs olympiques, les Japonais se réunissaient pour composer des suites de tercets, l'Europe moderne a ouvert des salons... L'écriture (la littérature, les lettres), dans toutes les époques et toutes les civilisations, s'inscrit dans des pratiques sociales bien spécifiques.

 

 

Et aussi dans des techniques : l'imprimerie a donné à la chose écrite, à la lecture visuelle, une importance prépondérante, mais à d'autres périodes l'écoute fut essentielle, ou la mise en situation (on dirait aujourd'hui « la performance »), à d'autres encore, l'acte de composer : de dire, ou d'écrire.

Toutes ces infrastructures, ces pratiques, ces habitudes, sont inséparables des conceptions littéraires.

 

 

Être écrivain ou poète n'est pas la même chose aujourd'hui que ce put l'être il y a cent ans, ou mille ans, ou vingt ans. Et pourtant chacun admet que les œuvres ont un caractère intemporel. Comment faire de l'intemporel dans le temps, dans l'actualité ?

 

 

Comment cristalliser dans le présent ce qui doit échapper au temps ? Ce serait presque une définition de l'écriture. La parole n'est jamais qu'un souffle fugace, inséparable de la situation où elle est prononcée. L'écrire c'est la faire durer après que la situation ait évolué, mais encore doit-elle tenir dans l'actuel.

 

 

Cette pensée m'a été suggérée par un traité de poétique de Bâshô.

Toutes les époques ont cru savoir ce qu'était écrire ; ont théorisé des savoirs : les Arabes ont divisé la poésie en seize rythmes possibles ; la poétique des Japonais est visuelle autant que celle des Arabes est sonore ; l'Occident a construit une théorie des tropes tout aussi originale. Si partout et toujours des hommes ont su, ont cru savoir ce qu'était écrire, ils n'en ont pas dit, ni su les mêmes choses.

 

 

Aujourd'hui, on croit n'en rien savoir. Nous n'avons aucune rhétorique, aucune poétique. Nous appelons ainsi des théories de l'analyse du texte littéraire, pas de la composition.

Ducrot, Barthes, Derrida, Goodman... remplacent une théorie de l'écriture par une théorie de la lecture. On étudie comment un texte se lit, s'interprète (déconstruction, reconstruction), mais comment il s'écrit renvoie aux mystères de la conception.

Nous abordons les ateliers d'écriture avec cette absence de savoir.

 

 

Conduire un atelier d'écriture suppose de savoir écrire, mais savoir écrire n'est pas posséder un savoir. Ou encore, savoir écrire n'est pas savoir comment on écrit — même si c'en est une condition nécessaire. Comment peut-on alors faire écrire d'autres ?

 

 

Notre époque possède beaucoup de « savoirs » sur l'écriture, de matières théoriques qui s'appliquent à la chose écrite : linguistique, sémiologie, communication... et même logique, si l'on considère que la logique est la science des propositions. Mais on perçoit bien que toutes ces connaissances ne permettent en rien de savoir écrire ; moins encore de savoir comment on fait.

 

 

Il y a aussi les pures « connaissances littéraires ». On suppose qu'un écrivain a des « connaissances littéraires », mais enfin on ne soupçonne pas qu'elles seraient essentielles à un savoir écrire ; sinon il suffirait de faire des études de lettres.

 

 

On pourrait à l'inverse supposer que les ateliers d'écriture soient la voie royale pour donner aux différentes sciences du langage l'ancrage scientifique (donc expérimental) qui leur manque ; personne n'y songe, ni n'entrevoit comment s'y prendre. Du moins peut-on donner à l'étude des lettres son champ d'expérience.

 

 

Chaque époque a cru savoir comment écrire ; mais on n'est pas obligé de la croire. On n'est pas non plus obligé de croire la nôtre quand elle prétend l'ignorer, ou encore quand elle prétend savoir lire.

 

 

Introduction à la Méthode de Léonard de Vinci, Tel Quel... Les Fleurs de Tarbes, La Preuve par l'étymologie, Petite préface à toute critique... Les Manifestes du Surréalisme... Méthodes... Les Impostures de la Poésie, Esthétique généralisée, Nécessité d'esprit... En quoi ces ouvrages ne constituent-ils pas un savoir ? Mais ils sont contradictoires et subjectifs, et l'on aime tant croire qu'il n'y a ni contradiction ni subjectivité dans le savoir.

 

 

Il semble qu'un savoir sur l'écriture soit tacitement récusé à l'auteur, au bénéfice du critique ou de l'universitaire. Au mieux lui reconnaît-on un savoir inspiré, orphique, dont le critique ou l'universitaire serait l'interprète, mais qui sinon resterait voilé.

 

Aussi semble-t-il qu'on sacralise les lettres en proportion de ce qu'on dénie le savoir aux auteurs. L'idolâtrie des lettres est le pendant de la croyance au discours vrai ; la croyance en une totale autonomie des idées envers leur expression, leurs moyens d'expression.

On croit au modèle du discours scientifique, du discours objectif, qui s'affranchirait entièrement des effets de langage ; dont la forme serait absolument neutre, et dont nous n'aurions à nous soucier que du seul contenu.

 

 

Pourtant, dans notre expérience quotidienne de l'écriture nous voyons bien que les mots court-circuitent nos idées. Nous ne sommes pas libres de dire ce que nous voulons. Curieusement, c'est quand nous ne cherchons plus à nous fixer sur la pensée, mais sur la langue même, que les mots la servent le mieux.

 

 

L'attraction qu'exercent les ateliers d'écriture est faite de dénégations. On soupçonne un savoir, on voudrait le croire fait de règles pragmatiques : comment faire tenir un dialogue, comment rendre une description vivante... mais l'on soupçonne que cela ne s'apprend pas vraiment, ou n'est pas essentiel. On voudrait croire aussi, contradictoirement, qu'il n'y a pas de savoir, que tout est question de senti, de vécu. Le terme plutôt suspect d'animation, attribué aux ateliers d'écriture en dit long là dessus.

 

 

En même temps on voudrait un savoir qui définisse au moins ce qu'est la littérature, ou la bonne littérature — un savoir qui fonde des valeurs : mais en oubliant soigneusement qu'il serait fondé sur elles, et que des valeurs ne se fondent pas sur un savoir mais s'imposent — de force ou de fait.

 

 

La pratique des ateliers d'écritures s'insinue dans une contradiction profonde de la pensée de ce siècle, dans une zone de confusion et de dénégations ; c'est pourquoi elle est passionnante, et pourquoi aussi on peut la trouver contestable.

 

 

Mais on ne sait pas plus la contester que la défendre. Peut-être est-ce la modestie et l'insignifiance d'une telle pratique qui nous découragent de poser les questions ni modestes ni insignifiantes qu'elle recouvre. Les pratiques les plus intéressantes de toutes les époques n'étaient-elles pas pourtant modestes et insignifiantes ?

 

 

Ou la littérature est une occupation plutôt futile : raconter des histoires, faire chanter des mots... ou bien elle est la critique du fonctionnement réel du langage et de la pensée ; elle en est la critique pragmatique et radicale.

Elle peut être les deux : elle doit l'être. Les ateliers d'écriture se prêtent bien à lui restituer sa futilité ; j'essaye de retrouver et de faire partager la radicalité et le sérieux de sa critique de la langue et du sens.

 

 


 

 

4

La création littéraire et les ateliers d'écriture



Intervention au colloque organisé par la bibliothèque municipale de Marseille au Palais du Pharo le 22 mai 1995.

 

 

Les poètes grecs composaient des hymnes aux vainqueurs olympiques, les Japonais se réunissaient pour composer des suites de tercets, l'Europe moderne a ouvert des salons... Toutes ces pratiques, ces habitudes présupposaient des conceptions littéraires.

Les ateliers d'écriture jouissent d'un succès grandissant. Quelles conceptions présupposent-ils ? Est-ce la modestie et l'insignifiance de telles pratiques qui nous découragent de poser les questions ni modestes ni insignifiantes qu'elles recouvrent ?

Dans l'expérience quotidienne de l'écriture nous voyons bien que les mots ne nous obéissent pas. Curieusement, c'est quand nous ne cherchons plus à nous fixer sur la pensée, mais sur la langue, que les mots la servent le mieux.

Ou la littérature est une occupation plutôt futile : raconter des histoires, faire chanter des mots... ou bien elle est une critique du fonctionnement réel du langage et de la pensée. Elle peut être les deux ; doit l'être.

(Présentation de l'intervention sur le thème : Les ateliers d'écriture et les écrivains.)

 

 

 

Pour moi, un atelier d'écriture, c'est faire toucher du doigt ce qui est en jeu dans l'écriture et le langage. Cela n'est possible qu'à la condition que ceux qui le font, quels qu'ils soient, enfants, adultes, adolescents, cultivés ou non, pratiquant couramment l'écriture ou non, produisent des textes qui aient ce que nous pourrons appeler une valeur littéraire.

Sinon, c'est comme si un maître nageur n'apprenait pas à nager ; comme s'il disait : « vous voyez, vous vous débattez dans l'eau, et vous couleriez si je ne vous retenais pas. Si vous saviez nager, vous tiendriez sur l'eau. Maintenant vous ne savez toujours pas nager, mais vous savez ce que c'est que ne pas savoir ».

Comment peut-on faire écrire de bons textes, aussi furtivement et avec autant de fragilité que l'on voudra, à n'importe qui ? On pourra me répondre que c'est impossible. Mais enfin, on y arrive ou pas, et si l'on arrive, ça se démontre ; mieux, ça se montre.

Je crois être parvenu à faire écrire de bons textes à toute sorte de gens. Peut-être pas à tous ceux qui ont écrit avec moi, mais c'est un autre problème. Comme n'est pas non plus le problème celui d'une mesure intrinsèque de la valeur des textes.

Ce qu'il importe de voir, c'est vers quoi une écriture serait spontanément allée, ce qu'aurait écrit un élève, un étudiant, qu'importe... s'il avait écrit comme d'habitude, et ce que certaines inflexions données à son texte ont produit d'autre.

Ces inflexions peuvent intervenir à tout moment de l'écriture : — avant, dans les consignes — en cours de rédaction — après, une fois le texte écrit et qu'il s'agit de le récrire.

 

1 - Une jeune fille avait écrit un sonnet médiocre. Cependant, en le regardant attentivement — je dis bien en le regardant plutôt qu'en le lisant — on pouvait voir un autre poème enchâssé dans le premier. Il suffisait d'effacer tous les mots qui ne s'étaient imposés que pour les besoins de la métrique et de la rime, et qui se distinguaient très bien d'ailleurs par leurs caractères abstraits et redondants. Un autre poème émergeait alors seul de sa gangue, qui s'était inscrit dans ce mauvais sonnet à l'insu de son auteur.

 

11 - ... Inscrit à son insu, justement, et qu'il semble bien que j'étais seul à pouvoir lire. Aussi, on peut se demander si ce poème est bien le sien, ou le mien, écrit par moi en utilisant ses mots, exactement comme si l'on avait demandé à cette élève de reconstruire un texte avec des phrases découpées.

Quel est le véritable auteur d'un texte ? Je crois que ce ne peut être que celui qui en donne le sens ; qui fixe le sens. Qui fait que ce texte veut dire ceci et ne veut pas dire autre chose.

Lisez Le Don Quichotte de Ménard de Borges. Ménard copie mot à mot le Don Quichotte de Cervantès. Quand il signe Pierre Ménard, le texte prend une autre signification en devenant celui d'un auteur contemporain.

Le second texte que je lisais dans le premier avait bien le même auteur, qui avait écrit ces mêmes mots dans le même ordre où je les lisais, et qui d'ailleurs ne disaient rien de différent de ce que disait le sonnet, mais le disait avec limpidité, avec sensualité.

 

12 - Si un bon texte est souvent sous-jacent dans un mauvais, il y est rarement écrit en toutes lettres. Il y est même généralement indiscernable, si ce n'est à l'auteur plume en main. En général, la parole malheureuse ne vient pas s'insérer délicatement entre les mots justes, mais elle vient à leur place. Elle les chasse, et chasse avec eux la pensée juste, la posture juste.

Le bon texte n'est pas un but. Ça n'a pas beaucoup de sens de faire des ateliers pour écrire et publier de bons textes. À travers les mots justes, on cherche la pensée juste, la posture juste, on apprend à la trouver.

 

Je pourrais dire, au passage, que cela revient à dépasser une schize qui veut que nous utilisions le langage soit pour exprimer la vérité, soit pour dire quelque chose de beau. C'est ce qu'André Breton, à la suite de Pierre Reverdy et de Paul Valéry, renvoie dos à dos sous les noms de « pensée discursive » et de « préoccupation esthétique ». Déplacer cette schize entre beau et vrai, pour la force, la puissance, la fécondité.

Je pourrais faire remarquer aussi que c'est le pendant de ce que disent Poincaré ou Wittgenstein en ce qui concerne le vrai pour les mathématiques et les sciences, ou encore Nietzsche, en ce qui concerne le bien, pour l'éthique. Mais il s'agit moins de faire comprendre abstraitement que de faire pratiquement.

Quand ils la pressentent, c'est une idée qui intéresse les cancres. Je me demande si le cancre n'est pas celui qui la pressent abstraitement avant de la découvrir dans la pratique. Le cancre ne voit pas la beauté de l'objet d'art qu'on lui montre, il écoute la loi de la transformation des énergies comme il entendrait le dogme de la trinité. Le pire est qu'il n'a pas tout à fait tort, mais que sa posture est alors stérile. Il suffirait de lui montrer le chemin de la fécondité de cette posture.

 

2 - Parvenir à faire écrire de bons textes à peu près à quiconque soulève bon nombre de questions. À commencer par celle de l'auteur ?

On serait parfois tenté de dire qu'il n'y a pas à proprement parler d'auteur, que le texte s'écrit seul. Le texte s'écrit, la langue se parle. C'est pourtant bien l'inverse qui a lieu. Le texte devient intéressant lorsqu'il ne s'écrit pas seul. Lorsqu'il est habité, lorsque la langue est habitée.

Mais cette formulation est, elle aussi, fallacieuse. Elle peut même signifier le contraire de ce qui se passe vraiment.

 

21 - J'essaye en général de briser les enchaînements habituels de la pensée. Je propose par exemple un texte à relais. Chacun rédige les premières lignes d'un texte. On en fait deux copies que l'on confie à ses deux voisins de gauche et de droite qui le terminent, chacun à sa manière.

Ensuite chacun reprend ses trois textes (son début et les deux fins qu'il a écrites pour ses deux voisins) et les relit dans l'ordre de leur rédaction. En général ces textes forment une continuité intéressante.

L'auteur a poursuivi à son insu le texte qu'il avait commencé. S'il avait vraiment voulu prolonger son premier texte et l'achever, il se serait sans doute égaré. Là il a utilisé des éléments apportés par ses voisins, qui ont complètement décalé sa posture. Il a oublié ce qui importait à ses yeux, mais l'essentiel est demeuré, et s'est prolongé à son insu d'un texte à l'autre.

Plus les trois fragments sont différents, plus l'auteur a été attentif à reprendre scrupuleusement ce que contenait le texte de son voisin, et plus, par conséquence, il a oublié le début du sien, plus cette suite d'idée est forte. À l'inverse, moins il s'est plié aux exigences des autres textes, et donc, plus son texte est formellement cohérent moins il y a de suite dans les idées, plus ses idées tournent en rond et moins en définitive il y a d'idée.

 

22 - J'emploie délibérément le terme d'insu plutôt que celui d'inconscient, d'abord parce qu'il est littéralement juste — l'auteur n'est pas inconscient de ce qu'il écrit, il ne le sait tout simplement pas, ce qui n'est pas la même chose —, et surtout pour éviter de laisser recouvrir par un discours tout fait d'inspiration freudienne ce que montre cette expérience. Si le freudisme peut être appelé à la rescousse, ce n'est pas sur le concept d'inconscient mais sur ceux de résistance ou de déplacement.

On peut observer que l'insu n'offre pas de résistance, même pas de déplacement, puisque le déplacement est lui-même donné par la consigne. Le travail de l'insu est à celui de l'inconscient ce qu'en mécanique le travail moteur est au travail résistant.

Ceci éclaire le rôle de la contrainte dans l'écriture. La contrainte se substitue au travail résistant de l'inconscient. C'est pourquoi il n'y a pas à proprement parler expression de l'inconscient dans l'atelier d'écriture.

Ce qui veut bien dire, au passage, que l'atelier d'écriture n'a rien à voir avec quoi que ce soit de psychologique, et que la littérature en général n'est pas affaire d'expression de la personnalité ou quoi que ce soit de ce genre. S'il y est un inconscient à découvrir, il est on ne peut plus collectif : inconscient de la langue naturelle, idéologies sous-jacentes véhiculées par l'usage.

« L'inconscient c'est le discours de l'autre ». Je ne crains pas de détourner cette phrase de Lacan dans ma propre pensée. Il s'agit de soumettre au sien ce discours de l'autre. Cela ne peut se faire qu'à notre insu. L'insu, c'est quand en nous l'autre se tait.

 

23 - Ce que j'évoque là est simple et pourtant très difficile à décrire. Seule l'explication est difficile, et je préfère être mal compris que de laisser croire à quelque chose de compliqué.

Il suffit de s'armer d'une plume pour l'observer. Mais c'est une chose que de l'expérimenter seul une plume à la main, et c'en est une autre que de le mettre en œuvre presque tous les jours et depuis des années avec des dizaines et des dizaines de coéquipiers.

Les forces en travail deviennent alors proprement pondérables. Quand à mon tour je prends la plume, je peux les voir et les toucher.

Ceci est un bon éclairage du lien ténu qui se tresse entre ma propre création et ce que je fais dans des ateliers d'écriture.

 

3 - En général on écrit dans des lieux silencieux et confinés. Je ne sais pourquoi on s'imagine qu'ils prédisposent à l'écriture. Quand on peut sortir, circuler, on le fait. Je demande alors de noter tout ce qui frappe le regard. Le monde ça ne s'invente pas, ça se découvre.

 

31 - Le mot n'est jamais qu'un signe qui met en relation une chose singulière avec un universel. C'est une vérité qu'on ignore parce qu'on la trouve rarement exprimée dans les livres. (Pour les curieux, je citerai Ockam et Peirce.)

Un mot, c'est comme un curseur sur une ligne. Cette ligne pointe d'un côté vers une chose singulière, de l'autre vers un universel abstrait.

Quand j'introduis un mot dans une phrase, son contexte lui fixe un sens qui va plus ou moins dans une des deux directions. S'il va trop loin dans une direction ou une autre, son sens n'est plus communicable, ou plus exactement ce sens perd toute consistance. Il tombe dans l'ineffable de la singularité ou dans l'ineffable de l'universel.

La poésie classique japonaise, par exemple Moritaké, colle au plus près de cet ineffable singulier. À l'extrême opposée, Mallarmé pousse sa langue au seuil de l'ineffable universel. « La chair est triste et j'ai lu tous les livres », dans ce vers les mots les plus concrets ont une valeur d'universel abstraits.

Ce sont là deux limites que le débutant a le plus grand mal à maîtriser : il décrit ce qu'il voit comme si l'on voyait à travers ses yeux. Il énonce sa pensée comme si on pouvait lire dans son esprit.

Pour lui, dans le premier cas, les mots évoquent une image qui a une précision photographique, dans le second, des idées qui ont une précision mathématique. Pour nous elles restent d'un flou indécryptable.

Quant à celui qui écrit, les mots ne lui sont alors d'aucun usage : l'imprécision de ses termes ne l'aide en rien à inférer quoi que ce soit qu'il n'aurait pas encore pensé. Ce qui, il est important de le préciser, est le but pour lequel nous usons du langage.

 

32 - Pour aborder cela, il est important d'avoir le monde réel devant les yeux, dans les oreilles, sous les narines, sous les doigts. Un lieu naturel vaut mieux : il n'induit pas d'imaginaire particulier. Je demande alors d'observer ce lieu et d'imaginer différents scénarios qu'il pourrait susciter.

Dans les collines de Marseilleveyre, les grottes, les hautes falaises calcaires font penser à la préhistoire, le rivage au débarquement allié, le paysage général aux films de Pagnol, etc...

On peut alors se rendre compte que ces différents imaginaires induisent notre vision du monde. Selon qu'on a pensé à l'un plutôt qu'à l'autre, tout autour de nous est changé sans que rien de particulier pourtant ne soit changé.

L'imaginaire ne nous sert souvent qu'à nous cacher le monde alors que nous pourrions l'utiliser à le rendre plus visible, à accroître notre acuité. C'est ce que nous tentons de faire. Je demande de décrire le lieu en se laissant porter par ces divers imaginaires. Décrire le même lieu comme un site archéologique, un paysage provençal pittoresque, un théâtre d'opérations militaires, que sais-je... mais sans le dire.

 

4 - Le but que je poursuis n'est pas d'écrire de bons textes. Si l'on n'y parvient pas, on ne voit rien, on ne peut voir ce qui est en jeu dans le bon texte ; mais ce n'est pas le but.

Le bon texte est plutôt comme notre matière première.

Ceci me rendait très réticent pour publier des textes écrits au cours d'ateliers. Je le demeure encore pour ceux des adultes. Le seul sens qu'il y aurait à publier ces cahiers et ces livres, est d'y retrouver le travail : ce qui a été mis en œuvre dans l'atelier.

Je suis alors tenté de renverser ma proposition : si le bon texte a valeur de matière première, pourquoi ne pas en faire la définition du bon texte ? Le bon texte est celui qui a la plus haute puissance évocatrice, le plus de force pour susciter le travail de l'esprit. Le bon texte est celui qui suscite écriture et posture pour l'écriture.

Gérard Crespo citait dans sa présentation cette phrase de Roger Laporte : « une lecture qui n'appelle pas une autre écriture est pour moi quelque chose d'incompréhensible ». Et c'est vrai dans les deux sens.

Souvent les textes écrits en cours d'atelier me laissent à désirer. On y soulève des proies que chacun est bien incapable d'atteindre, et même de voir. Comme je ne suis pas là pour écrire à la place de quiconque, je les garde pour moi. J'essaye d'aider l'autre à aller aussi loin qu'il peut. Souvent il ne pourra dire mieux qu'il ne dit. Une image, deux mots mis en phase sans comprendre, moi je peux pister ça jusqu'au bout.

Bien sûr je préfère les réussites. Ce n'est pas le texte qui laisse à désirer qui suscite le mieux l'écriture, au contraire. Mais où est la différence : « laisser à désirer » est une expression si ambiguë ?

 





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