Jean-Pierre Depétris - CARNET DE CROQUIS



ÉCRIRE

 

Été 1993

 

 

 

 

 

 

Le 21 juin

 

Écrire est fatiguant et long.

Comme toute activité, en fait, rien d'étonnant.

 

Pourtant ça étonne. Ça m'étonne toujours.

Un travail : pourtant le geste de la main m'est aussi naturel que celui de la langue.

Le geste n'est pas tout. S'il pouvait voler seul... !

Expliquer, décrire : quel travail.

 

Désagréable ? Non.

Même plaisir que de faucher un champ, raboter une planche, souder deux tôles. Mais fatiguant.

Supprimer le travail, supprimer l'effort, voilà la grande utopie de ces deux derniers siècles... qui met en évidence une curieuse confusion.

 

Deux choses bien distinctes sont saisies dans ces notions de travail et d'effort.

Leur suppression fait naître la même confusion dans ce qui les remplace : l'automatisme.

 

L'effort est une aliénation. Sa suppression en est une autre.

Notre vocabulaire est pauvre à saisir ce qui est en jeu.

« Toi » et « ce qui n'est pas toi », voilà ce qui est en jeu. L'effort implique la résistance de ce qui n'est pas toi. Mais c'est la résistance à ta force, ton travail, à toi.

L'automatisme, en supprimant cette résistance, supprime l'actualisation de ta force ; te supprime.

 

 

Il est troublant d'observer que le monde anglo-américain a été à l'avant-garde de la suppression de l'effort, dans le même temps où la langue anglaise oubliait la forme « Thou ».

Thou, pronom qui n'est plus utilisé que pour s'adresser au... « Créateur ».

 

Intéressant, par ailleurs ce « Thou » ultra-occidental, qui n'est pas l'équivalent du « Anta » sémitique, mais bien plutôt du « Houwa ».

 

Ceux qui rejettent la trinité s'adressent au « Créateur » à la troisième personne — qui, il est vrai, est la première dans leur grammaire.

 

 

L'automatisme du travail de la terre : l'agriculteur ne fait qu'organiser le seul vrai travail agricole, celui de la terre.

L'industrie a renversé les valeurs : l'ouvrier n'y est pas le paysan, mais la terre même.

Maintenant c'est le tertiaire qui fait de l'industrie sa terre. Mais il ne sait pas la travailler : il la ruine et l'épuise.

 

 

Parfois il semble, aujourd'hui, que le seul travail qui demeure, le seul travail réel, est celui de la plume.

Écrire, seul, est travailler. Et ça peut éclairer ce qu'écrire veut dire, et ce que veut dire travailler. Car tous ceux qui tracent des mots n'écrivent pas.

 

On est encore bien loin de comprend la signification de l'évolution de nos moyens de production.

(Quoi d'autre a jamais évolué ?)

(On a inventé l'informatique, pas encore son usage.)

 

 

Je ne comprends pas ces sottes affirmations à propos de l'illisibilité de l'alchimie. D'autant qu'elles viennent de ceux qui se sentiraient capables de parler de l'Éthique de Spinoza ; de parler de Spinoza comme d'un philosophe normal.

« Dieu est quelque chose d'étendu » devrait donc leur sembler une proposition beaucoup plus limpide que « le lion vert mange le soleil rouge ».

C'est d'autant plus étrange que, si tout le monde en tous temps et en tous lieux, peut se faire une idée exacte de l'oxydation du cuivre, on ne pourrait en dire autant du concept d'espace, du concept de Dieu, et a fortiori de leur relation.

Par ailleurs, Dieu, le cuivre, l'espace et l'oxydation, nous n'en avons rien à cirer, si ce n'est qu'en l'occurrence ils font signe dans un discours. De celui de L'Éthique, ou de celui du Rosaire des Philosophes, je ne sais lequel est le plus obscur.

En un sens, aucun ne l'est. Il n'est qu'à suivre leur sens — le sens n'est-il pas ce qui est à suivre ? Et ne pas leur demander de répondre à ce qu'ils ne disent pas.

 

*

 

Le 26 juin

 

Je vois et j'entends une femme parler. À qui ? À son chien ?! Je ne vois personne. Quelle surprise quand j'entends répondre... le petit garçon que cachait le parasol.

 

Le petit garçon va jouer plus loin. Vient roder à la table où j'écris.

Et la femme continue à parler. À parler à son chien.

 

*

 

Le 27 juin

 

Tout ce qui se passe quand on écrit. Le phénomène de l'inférence. Écrire —> calculer.

 

 

Noter des idées. Noter des idées = penser.

 

 

Noter une opération ou compter de tête. L'un, par l'autre, se saisit mieux. Devient palpable.

Quand je pose le stylo, je peux continuer à compter (de tête).

De tête, je continue à inférer avec des signes numériques et logiques. Ces signes sont à peu près indépendants de leur notation graphique. Mais plus flous alors, plus fugaces.

 

 

Qu'en reste-t-il, dépouillés de leur forme graphique ?

Signes sonores, images visuelles ?

 

 

Quelle peut être l'image de deux, lorsqu'on enlève les lettres ? « deux », « 2 », comment le saisit-on ?

Mais on ne saisit pas « deux » ainsi. Deux reste deux, écrit avec n'importe quel système de signes ou prononcé dans n'importe quelle langue.

Qu'imagine-t-on alors ? Deux bûchettes ? Deux billes ? Deux n'importe quoi ? Ou deux « rien » ?

Au fond, peu importe l'image par laquelle on saisit deux. L'image peut être fugace, glissante : « II », « 10 » ... importe seulement que « 2 » se maintienne.

 

 

Le dessin. L'écriture et le dessin. Pour comprendre là où cesse le travail de marquage.

 

« Écriture », « dessin ». En fait, recouvre deux principes distincts : la chose dessinée, l'acte de dessiner, la chose écrite, l'acte d'écrire.

Le travail de la main : le jeu des muscles et des nerfs, la langue, le palais, la glotte... le mouvement des yeux...

Ce travail n'est pas envisageable sans l'acte de tracer, ni même de prononcer.

 

 

Autour de la corbeille de la bourse, où tous semblent se comprendre avec des signes à peine ébauchés.

 

 

Penser avec le cerveau, car il est le centre nerveux qui coordonne tous les organes.

 

 

Une fois le signe conçu, le signe peut être éludé.

Éludé, le signe est toujours.

C'est encore avec des signes écrits que nous apprenons le calcul mental.

 

 

Mais comment apprenons-nous des signes écrits ?

En répétant des signes sonores. En polissant leur répétition.

 

 

Fait chaîne le processus d'inférence. D'où émane-t-il ?

Pery psyche d'Aristote ; « forme de vie » de Wittgenstein.

 

*

 

Le 29 juin

 

Il circule ici des personnages singuliers. Ils passeraient ailleurs pour des clochards. Ici, ils jouissent de respect : ce sont des personnages. Peau burinée, muscle sec, tête haute.

Mal rasé, chapeau crasseux, presque vêtu de hardes ; mais recherchée, la mise, trouvée du moins, fût-ce dans les poubelles. Fière allure, verbe sûr.

D'où sortent-ils ? Où vivent-ils ? Ils viennent du quartier, et n'ont jamais cessé d'y vivre. Leur activité ? — pêche, apéro, sieste, boules...

 

« Les femmes, maintenant, c'est fini », disait l'un d'eux, quinquagénaire, au bistrot. Nul ne doute qu'il connaissait plus d'une fille du quartier. Il en garde prestige, nul regret.

 

Ce matin, c'en est un autre qui parle au comptoir. Ses paroles sont entrecoupées de silences que nul n'interrompt. Porté par son regard, tout son discours est comme porté par le regard ; relevé — comme un plat est relevé.

Acéré, son regard devient lointain. Épique, prophétique, le récit de la partie de boules, la réflexion sur la pèche matinale, le vent de mer.

 

Un matin, tous les consommateurs commentent les poursuites judiciaires contre l'Olympique de Marseille. On vit un drame ici ; lui dit : « Ce n'est pas ça qui changera ce que nous sommes ».

 

Hier, en plein midi, on entend un grand cri dans la rue. On s'est retourné, levé, quelques-uns sont sortis. Lui s'est levé d'abord, lentement, puis a tourné la tête. Quelqu'un court en hurlant. Vol, agressions ? Il court seul après on ne sait quoi. On ne comprend pas.

Quand cessent les questions, il tourne le regard et dans un geste vague, il laisse tomber : « avec cette chaleur c'est dur de tenir le coup ».

 

Cet hiver, l'Irak a été bombardé. On en parle aussi parfois, quand on ne parle pas du ballon et des affaires. Lui a dit : « on va encore faire pleurer des mamans ».

Et tout à coup, on ne sait pourquoi, on imagine la quantité de patelins qu'il peut y avoir entre Marseille et Bagdad.

 

*

 

Le 30 juin

 

La question « Pourquoi écrit-on ? » (on m'offre d'en débattre) est une fausse question. Elle renvoie sous le même registre une série d'actes qui ne s'enchaînent pas automatiquement.

Écrire, c'est ce que je fais là en cet instant, et rien ne dit que j'irai plus loin. « Pourquoi j'écris » est alors une question à peu près semblable à « pourquoi je pense ». Et on sent bien que cette question-là sonne mal — déjà à l'oreille.

 

Il se peut que je reprenne ce que je suis en train d'écrire, le mette au propre, le corrige et l'affine. Cela est encore écrire. La question pourquoi ? sonne là encore différemment.

Pour le publier ? Pas nécessairement. Pour le faire lire ? Peut-être. Mais pas nécessairement lui donner un tour public.

« Pourquoi j'écris » serait alors une question équivalente à « pourquoi je parle ». Question qui généralement trouve sa réponse dans ce qui est dit.

 

Passer de là à la publication n'est pas un prolongement naturel. Dans les faits, ce passage est complexe et prend des formes diverses. Il arrive souvent que ce soit la publication qui s'impose d'abord. On nous demande de nous exprimer : Pourquoi écrivons-nous ? Pour répondre à la question.

Parfois, c'est le texte qui demande à être publié. Et on mesure alors combien la question n'est pas simple. Quel vecteur peut bien se prêter à la circulation d'un tel message ?

 

La question est double : elle suppose que le média soit adapté à la diffusion, et d'autre part que cette diffusion soit adaptée au message. La rencontre des deux conditions tient à une certaine conjonction de hasards.

Celle-ci ne sera de toute façon pas sans effet sur l'écrit. Par exemple, les Trois Lettres que j'ai publiées successivement dans Vocatif et dans Poésie des deux Sud, prennent sous les deux formes des significations différentes.

Dans Vocatif, sous le thème de la correspondance, et en résonance avec les textes qui l'accompagnent, une bonne part des accords du mien sont comme effacés. D'autre part, on tend à lire mes Trois Lettres comme si elles avaient été adressées à la revue. Leur seconde publication leur restitue une lisibilité plus proche de mes intentions.

 

Si publier change à ce point la lisibilité, c'est que publier est encore écrire. Dans ce cas la question pourquoi écrivez-vous ? devient encore plus ambiguë.

Je ne crois pas qu'on désire apporter quoi que ce soit à qui que ce soit. On cherche plutôt à obtenir. Quoi ? Notoriété, célébrité ? — Dérisoire. Plutôt un retour. Radioscopie du travail de notre esprit dans la lecture de l'autre ; ce qu'on n'en lirait pas soi-même.

On attend toujours réponse — réponse inattendue. Ce qui lèvera dans l'écriture d'un autre.

Peut-être aussi cherche-t-on à donner le change. On ne peut toujours rester voyeur, liseur, public. Bref, on se sent aussi sommé de répondre. On ne peut sans fin consommer le travail d'autrui sans ne rien en faire ni rendre.

 

Ce dernier point est important. La production littéraire est toujours différée dans le temps. Parfois à l'échelle du siècle.

Le premier venu griffonnera des vers en se référant à Rimbaud, mais ignorera ma génération. On s'arrête selon le cas à Appolinaire ou à Char. En matière d'esprit, on ne peut se contenter d'être toujours client. Pour recevoir on doit donner. Impossible de suivre la vie intellectuelle sans y participer. Alors on écrit aussi, et si l'on n'y parvient pas, on ouvre une édition, une librairie, on fonde association, on prend place dans des appareils... et c'est bien ainsi.

 

*

 

Le 4 juillet

 

1. On connaît toujours très mal l'œuvre d'un auteur vivant : les textes inédits sont la face cachée de l'iceberg ; quand à l'œuvre publiée, elle n'est souvent pas disponible pour l'essentiel.

Il est généralement très dur de saisir une œuvre loin de l'intimité de son auteur.

C'est un problème réel de l'édition, de la distribution, qui échoue au fond à publier (à rendre public), mais diffuse à dose homéopathique et à prix prohibitif.

 

2. Ce qui fait passage entre les êtres pour se comprendre, ce qui est nécessaire ou non comme base commune pour que passe le sens est aussi une question d'écriture, et des plus concrètes.

Qu'utilise-t-on ? Que doit-on utiliser de ce terreau commun pour faire message, pour faire sens ? À moins que ce soit notre propos lui-même qui produise la fermeté de ce qui le supporte sous son propre cheminement (la « figure » de Jésus marchant sur l'eau).

C'est ce qu'on appelle la culture. La culture en tant que sol sur lequel chemine le message. Une question d'écriture, une question technique.

 

3. Qu'est-ce que « la culture » ? « les cultures » ?

Pour que des êtres se comprennent, ils doivent bien à un moment se référer à un acquis commun, à un bien entendu.

C'est cela La Culture. Ce sol commun (cette clef de sol) à partir duquel ce que nous disons devient interprétable.

 

4. Pour qu'une culture fasse son office, elle doit être accessible à suffisamment de gens. Ce n'est pas seulement un problème d'éducation. Il tient aussi au contenu même de cette culture.

Être accessible signifie qu'elle ne soit ni trop vaste ni trop complexe ; qu'elle ait un minimum d'homogénéité. Bref, qu'elle soit assimilable par l'honnête homme.

 

5. Par exemple, on pourrait dire que la question de l'intégration dont on nous rebat les oreilles serait mieux posée si au lieu de se demander comment des étrangers (ou même des autochtones) doivent s'intégrer à une culture, on se demandait plutôt comment cette culture pourrait être intégrable. Ou ce que signifie encore exactement aujourd'hui « notre culture ». À moins qu'elle ne se définisse que par opposition à l'altérité ?

 

6. En fait c'est la question de la Mémoire. L'ennemi de la mémoire n'est pas l'oubli, le trou : c'est la saturation. Tous les informaticiens vous le diront.

À moins de dire comme Montaigne : « la culture est ce qui reste quand on a tout oublié ».

 

Le 5 juillet

 

7. Je me souviens d'avoir demandé à Christian Guez — c'était au début que nous nous connaissions — ce qu'il pensait de l'hérésie éphésienne, qui me paraissait avoir dans son œuvre une singulière résonance.

Il me répondit à peu près qu'il n'en savait rien et qu'il ne s'en portait pas plus mal.

Notons que je n'étais pas obligé de le croire. Mais je suis aussi convaincu qu'il était sincère. Au moment où je lui posais la question, il était sincère et ne voulait rien en savoir. Et sans doute au moment où il avait écrit n'en savait-il rien non plus.

Moi-même je n'en sais plus rien, et ne sais même plus où j'ai pu en apprendre quelque chose. Je ne saurais dire les points communs que j'avais relevés il y a dix ans entre LA LETTRE SOUS LE MANTEAU et l'hérésie éphésienne..

En tout cas, sa réponse me signifiait qu'il n'était nul besoin de le savoir pour le lire. Nul besoin d'y songer. Sa réponse entendait presque que la question était déplacée.

Et, à vrai dire, c'était peut-être la vraie réponse à ma question. La réponse que j'attendais.

 

8. Ce que j'essaie de saisir à travers cette anecdote, c'est que toute doctrine, tout système, toute idéologie, toute culture peut être avant tout matière — matière à créer ; matière au travail de l'esprit. C'est là une question de fond. Elle est aussi bien une question d'écriture.

 

9. Pourquoi exerçons-nous collectivement les uns envers les autres des contraintes ? Pour entretenir des règles. Et pourquoi avons-nous besoin de règles ? Pour nous entendre.

En est-on bien sûr ?

Il semble bien qu'on en soit sûr. Comment simplement se parler sans connaître les règles de la grammaire ? Comment ne pas connaître les règles des mathématiques, ne pas savoir ce qu'est un mètre, ce qu'est un franc ?

Oui. Mais d'où vient la règle que l'on apprend ? De la tradition ? D'un contrat ? (Lequel ?) De Dieu ? De l'histoire ?... C'est sur quoi quelques-uns s'entendent.

Et si elles nous venaient de l'énonciation même ?

Et si l'énonciation produisait automatiquement ses règles, comme la vie crée son organisme et non l'inverse ?

On m'objectera que nous devons bien quand même apprendre à lire, à écrire et à compter ; que ce n'est pas si automatique que ça.

Je suis de ceux qui ont tenté pendant cinq ans d'apprendre scolairement l'Allemand, sans être capable de commander un menu. J'ai un parent qui n'a jamais appris l'Allemand mais est tombé amoureux d'une Allemande. Il le parlait mieux que moi avant même de déclarer les bans.

 

10. On pourrait d'ailleurs sérieusement s'interroger sur la manière dont on acquiert des règles. Qu'on songe seulement à l'étonnante facilité avec laquelle un enfant apprend à parler. La prétendue aptitude de la petite enfance est une tautologie qui ne vient rien décrire ni expliquer. Chacun peut d'ailleurs très bien observer que l'aptitude de l'enfant à acquérir n'est pas si vive dans la plupart des autres domaines.

 

11. Ces questions, on les retrouve (mal posées) au cœur des grands débats qui traversent la culture contemporaine : la polémique sur la déconstruction, les travaux de Bouveresse, la polémique autour de l'œuvre de Heidegger à travers Habermas ou Meschonnich.

On observera qu'elles ne sont pas non plus étrangères aux conflits politiques et militaires. La politique Onuséenne, les questions nationales, celle de l'Islam en sont entièrement traversées.

On observera aussi qu'elles ont un ancrage technologique ; qu'elles sont fortement enracinées aux techniques de la communication et de l'informatique.

 

12. Or elles sont aussi inséparables de la posture littéraire.

Au fond la question que j'évoque prend celle de la croyance ou de l'incroyance complètement en diagonale. Questions de vocabulaire.

 

13. « Mais réfléchis : je prends souvent les paroles d'un autre comme l'indice de telle ou telle conviction chez lui ; la moindre des choses serait d'en faire autant pour moi. Mais quand, quasi automatiquement, je rends compte de mes observations, ce compte-rendu n'a alors rien à voir avec ma conviction. Je pourrais cependant accorder la même confiance en moi-même, ou à mon « moi » observateur, que celle qu'autrui lui accorde. Je pourrais dire par exemple : « Je dis "il pleut" cela pourrait donc bien être le cas. » Ou : « L'observateur en moi dit "il pleut". Et j'ai tendance à le croire. » — N'en est-il pas ainsi — ou à peu près ainsi — lorsqu'un homme déclare que Dieu lui a parlé, ou a parlé par sa bouche ? »

 

« Ce qu'il importe de comprendre est qu'il existe un jeu de langage dans lequel je transmets automatiquement à quelqu'un d'autre un renseignement qu'il pourra traiter exactement de la même manière qu'un renseignement non-automatique — à ceci près qu'il ne saurait être question ici de « mensonge » — et que moi-même je puis recevoir comme s'il venait d'un tiers. L'énoncé « automatique », l'annonce « automatique », etc., pourraient aussi être appelés « oracles ». Pourvu seulement, faut-il ajouter, que l'oracle n'ait pas besoin d'user de la locution « je crois... ». »

Remarques sur la philosophie de la psychologie (I) (Wittgenstein & 816 - 817, page 173)

 

14. Généralement le croyant est un bavard qui s'adresse à Dieu. Le prend pour témoin silencieux de son discours. Cette écoute peut lui être d'une aide considérable, d'une aide si considérable qu'elle peut lui tenir lieu de réponse.

(Mais c'est au fond exactement la même chose que peut faire un incroyant en s'imaginant un public. En jaugeant son discours intérieur à l'écoute imaginaire d'un public.)

 

15. La nouvelle philosophie analytique voudrait faire dire à Wittgenstein ce qu'il ne dit pas à propos de la règle. Elle est jeu : jeu modifiable à l'infini (et la violence, celle des coups de règle du maître, n'est jamais qu'une variante du jeu, et elle me semble plutôt être présentée sous le couvert de l'ironie et de la critique, qu'elle ne serait justifiée par Wittgenstein).

Au sujet de ce que voudrait faire dire à Wittgenstein la nouvelle philosophie analytique à propos de la règle, cette parole de Ibn Arabi : La Loi n'est pas signe pour le Réel, mais le Réel même.

 

16. La prière est à la seconde personne du singulier (forme de politesse ou pas). Aspect particulièrement frappant de la langue anglaise, ou le thou n'a survécu que dans le rite religieux. Il renvoie à une première personne du pluriel : Notre Père. (Toi —> Notre).

Or l'Écriture Révélée (Sainte) est à la troisième personne : Lui.

L'Islam y est très fidèle : Houwâ : Lui — pas Anta : Toi. Troisième personne, qui dans la grammaire arabe est précisément la première.

Un Lui masculin, qui dans la langue de Freud se traduirait plutôt naturellement par un Er, mais qui pourtant appelle irrésistiblement le Es. Es sagt. (L'Arabe n'a pas de neutre). Et que Lacan traduit délibérément pas S.

 

Le 7 juillet

 

17. Les cultures sont aussi des choses très matérielles, et le contenu d'une littérature n'est peut-être pas étranger à sa place dans la citée : à son circuit religieux, commercial, magique...

Publication est de la même famille que publicité. L'un a remplacé l'autre, quand publicité s'est mis à signifier réclame.

La publicité donne une idée assez juste dont notre époque conçoit la force de la parole. Elle ne doute pas de cette force.

 

18. Un poète rencontre un aveugle qui mendie. Il lui demande combien cela lui rapporte, et lui offre de rajouter quelques mots sur sa pancarte. Plus tard, il repasse devant l'aveugle et l'interroge. L'aveugle lui dit qu'on lui donne maintenant dix fois plus et lui demande ce qu'il a écrit. Le poète lui dit : « Bientôt le printemps va venir et je ne verrais pas le soleil ». (Caillois)

 

19. C'est l'idée qui nous est donnée de la force et de l'efficacité du langage. Une force qui serait comme une valeur ajoutée. Elle insiste, renforce. Une force qui serait adaptable à un contenu, et au fond n'en aurait pas.

On croit volontiers cela, et on oublierait que ce contenu est lui-même fait de langage. Comme si l'on distinguait le contenu des mathématiques du système conceptuel qui fait le langage mathématique.

Aussi coule-t-on sa pensée dans le lit d'un langage, oublieux de ce qui aura déjà tracé ce lit, et croit-on que la perfection de la parole et de l'écrit tient au plus parfait moulage de ses plis.

Il ne reste plus qu'à s'émerveiller que des machines soient intelligentes, fût-ce à dire cette intelligence artificielle.

La force du verbe : la force traçante. Tracer, frayer, bahnen.

 

20. La parole qui trace. L'image de Dérida de l'éperon, de l'étrave, est bonne. Plus encore celle du soc ; du soc de fer qui fait résonner tous les sens de la racine du concept inférence. Dans « inférer » j'entends le fer qui ouvre le sillon.

Cette fonction d'étrave met bien en doute l'idée de l'antériorité de la règle, comme de la culture.

Autour de l'étrave d'une barque, les sillages sont bien réguliers. Cette régularité ne fait pas s'ouvrir la mer. Même si les deux phénomènes sont en réalité peu dissociables, le marin, le charpentier de marine, auraient tort d'attendre après eux.

 

*

 

Le 8 juillet

 

21. Comment s'en tenir en amont du savoir ? Tout message est pétri de savoir. Doit-on passer par ce savoir pour l'interpréter, le décrypter ?

Lorsque j'ai écrit des textes comme Le Scorpion de la rouille, j'ai puisé dans des corpus aussi divers que les remarques sur les couleurs de Wittgenstein, des cours d'optique, la physique de la combustion... Les chances pour qu'un lecteur connaisse toutes ces références sont presque nulles. Elles sont très faibles aussi pour qu'il n'en connaisse aucune. Un marin pompier, en lisant le passage sur le point éclair a reconnu ce qu'il avait appris à l'école du feu. Chacun peut y retrouver son savoir, mais il est devenu inutile. Ça fonctionne dans l'ignorance.

 

22. Tout ceci a un côté scandaleux. C'est un blasphème au culte de la mémoire. Laissons la mémoire à l'informatique, ou à la génétique.

C'est croire que le sillage fait avancer la barque ; ou, si l'on préfère, se laisser croire que la rivière suit passivement son cours, sans voir qu'en réalité elle le trace, et que, de temps en temps, ses crues nous rappellent qu'elle est plus proche de la vie que son lit.

 

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juillet

 

Beaucoup de poètes peignent. C'est le signe certain d'une préoccupation philosophique.

Un philosophe note ses idées. Un poète n'a pas spécifiquement besoin d'idées pour noter. Il note d'abord. Aussi est-il souvent mieux à même d'observer ce qui se joue de la langue à la pensée.

C'est dans ce mouvement que la tentation apparaît de sortir du langage.

(Christian Guez tenait beaucoup à ce qu'on parle de sa peinture. Je dis bien « parler » ; faire parler. Comme lui-même écrivit sur des annonciations de la renaissance. Revenir, à partir d'elles, à la parole.)

 

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Le 9 juillet

 

L'atelier d'écriture fait apparaître des aspects distincts du savoir et du pouvoir écrire.

Le savoir, le savoir pur est ce qui se prête à être transmis et retransmis.

Les règles de conjugaison peuvent se transmettre, et être retransmises par celui qui les a apprises.

Cependant l'atelier d'écriture n'a pas fonction d'enseigner le lexique et la grammaire. Quand bien même peut-il être envisagé de l'employer à en favoriser la maîtrise, il suppose que lexique et grammaire soient connus.

 

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Y aurait-il, au-delà de la grammaire et du lexique, un savoir du même ordre ? Un savoir rhétorique, par exemple ? Rhétorique, communication ? On voudrait dire oui, et l'on voudrait dire non.

On peut très bien écrire sans ne rien connaître de la rhétorique, la communication, la poétique ou la sémantique. On ne peut écrire sans vocabulaire ni grammaire.

 

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Là encore, un doute s'introduit : devons-nous être en mesure de réciter la règle pour être en mesure de l'employer ? Avons-nous, dès le landau, appris des règles pour être capables de parler ?

Serions-nous seulement capables de parler si nous devions penser les règles que nous appliquons ?

De ce point de vue, les règles principales de la rhétorique, de la communication... peuvent être employées même par ceux qui en ignorent l'existence. Mieux : c'est à travers l'usage qu'ils en font qu'il devient possible de discerner des règles.

 

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Il y a là deux formes de savoir : un savoir d'usage, et un autre (d'échange ?), structuré sous forme de lois, pouvant servir à corriger cet usage et à palier à ses travers.

Cette présentation montre bien quel est le sens de l'acquisition. Il va de l'usage à la règle, et non de la règle à l'usage.

D'autre part, on se demande si tout se réduit à un savoir légiférable.

 

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Qu'est-ce que savoir nager, savoir marcher, savoir siffler ? Ces savoirs ne sont-ils pas très proches du savoir parler, ou savoir écrire ?

Le savoir nager n'est certainement pas seulement une « connaissance ». Il n'est pas non plus seulement un « pouvoir » (une aptitude). (Comme digérer ou dormir.)

La connaissance de la digestion ne nous aide pas à digérer (si ce n'est très indirectement : médication, etc...).

Certaines connaissances peuvent cependant nous être utiles à bien nager.

 

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L'action d'un diététicien diffère de celle d'un maître nageur.

« Laisse-toi porter par l'eau. Vois que ta tête surnage. Vois comme il te serait dur de t'enfoncer entièrement. Apprends à ne laisser surnager que ta tête. »

« Écarte bien tes bras en chassant l'eau. Laisse remonter tes jambes sans trop cabrer ton corps... »

 

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Toutes ces choses, on peut supposer que l'élève les découvrirait seul. Question de patience, d'endurance.

Les conseils du maître ici accélèrent le processus. Parfois pointent un défaut que l'autre pourrait ne jamais percevoir. La courbure du corps, par exemple, qui aurait pu devenir sa manière à lui de nager, et l'aurait toujours ralenti.

 

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« Laisse-toi porter par le langage. Laisse seulement affleurer ta pensée. Vois comme il serait dur qu'elle s'y perde entièrement... »

« Ne commence pas tes propositions par « je pense que ». Tu penses, sois en sûr, comme si tu cesses de te cambrer en nageant, l'eau ne te submergera pas... »

 

*

 

À partir de là, qu'est-ce qui va faire la différence ? Un tel cale, un tel progresse tout de suite, puis ne progresse plus. Un tel progresse lentement, mais sans cesse ; un autre atteint spontanément la perfection...

Où en est la cause : aptitudes annexes, pouvoirs innés ?

L'atelier d'écriture y apporte des lumières, mais autant d'ombres. Ce n'est pas son moindre intérêt.

 

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Le 11 juillet

 

Une chose est certaine : tous les conseils, toutes les connaissances qu'apporterait le maître nageur seraient vaines sans eau, sans une piscine ou une plage où l'élève puisse nager. Alors qu'on pourrait très bien se passer de maître et apprendre seul.

On peut savoir nager sans être capable de décrire ce que l'on fait. On peut savoir parfaitement utiliser le mode subjonctif et être incapable d'énoncer les règles de son emploi.

 

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Le 15 juillet

 

En fait la littérature m'intéresse peu. M'intéressent les jeux de langage, en ce qu'ils sont jeux de pensée, jeux de l'esprit.

Le terme de sophiste me plairait plus que celui de poète ou d'écrivain.

la philosophie ne m'intéresse pas davantage. La philo cache trop (se cache trop) que style et inférence ne sont pas séparables. Elle tend à faire l'impasse sur les jeux de langage.

Elle se place du point de vue du vrai et du faux. Ce point de vue n'a aucun sens pour moi.

Pour la philosophie, une prémisse doit être vraie ou fausse ; une hypothèse doit se vérifier, une inférence doit être logique.

« Inférence logique » est en principe un pléonasme. Pourtant on n'hésite pas à l'employer. Pour moi ce n'en est pas un. Une inférence n'est pas nécessairement logique. Mais elle est grammaticale.

Le vrai ne m'intéresse pas. Il n'intéresse pas non plus la littérature. Mais la littérature, surtout contemporaine, jette le manche après la cognée.

L'intéressent les jeux de langage, mais pas en ce qu'ils sont des jeux de l'esprit.

Ricardou disait quelque chose à quoi je souscris, dans un célèbre article sur la critique : que la littérature n'a pas besoin d'avoir quelque chose à dire. Mais il fait l'impasse sur l'autre versant de la question : on n'écrit pas pour autant pour ne rien dire.

Tout est là : écrire pour dire quelque chose n'est pas le contraire d'écrire pour ne rien dire.

 

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Le 23 juillet

 

L'inférence. Le syllogisme selon Peirce.

Il n'y a pas de fumée sans feu.

Voilà le type même de la prémisse majeure qui rend sensible le caractère fallacieux de la conception traditionnelle de l'inférence.

1 Il n'y a pas de fumée sans feu.

2 Il y a de la fumée.

3 Il y a du feu.

Et s'il n'y a pas de feu ? Ce n'est donc pas de la fumée. C'est de la poussière, de la brume.

La fumée des labours au matin...

L'image serait fausse ? À moins que le feu ne soit celui du soleil que conserve la terre à l'aube glacée.

Le feu peut être celui d'un regard. Le regard peut être brûlant. Les paroles peuvent être fumantes, mais aussi fumeuses.

Un logicien pourrait dire qu'on ne peut plus s'entendre. Pourtant les faits le contredisent. On s'entend très bien.

 

La relation ternaire se maintient, mais se déplace, sans se défaire, selon la valeur donnée à chaque terme.

 

La notion de fumée inclut-elle, intercepte-t-elle, ou exclut-elle celle de nuage ?

Une langue pourrait n'avoir qu'un mot pour dire fumée, nuage, vapeur... une autre pourrait exclure le simple rapprochement entre nuage et fumée.

Question de définition. Il n'y a pas de nuage sans le feu du soleil.

 

Il n'y a pas de théorie logique de l'inférence qui ne doive rencontrer une théorie purement rhétorique des tropes. Et, bien évidemment, l'inverse.

 

C'est pourquoi Peirce passe un peu vite sur l'objection Swiftienne. Les machines à raisonner qu'invente Swift dans son Voyage à Laputa, elles existent aujourd'hui. Comme existaient déjà les machines à calculer. Il est bien sûr que les unes comme les autres ne produisent rien, si ce n'est qu'elles déploient ce qui est déjà établi dans la relation.

Or le problème, qui est plutôt un acte qu'un problème car il est nécessairement tranché avant même d'être posé, est d'établir la relation.

Cette relation est forcément un trope, dont l'établissement est nécessairement une inférence. Bref, logique et poétique sont les deux aspects de la même opération.

 

Il faut bien qu'à un moment l'inférence soit poétique. Et cela veut seulement dire qu'un lien doit nécessairement être établi quelque part entre logique et empirique.

Le trope, littéralement, c'est se tourner vers, braquer ; se tourner vers et montrer : « ceci », « voilà ». Pas d'inférence qui ne repose sur ce « voilà » (« vois là ! »).

Pas question d'aller plus loin, sans trope ni inférence, que ce « voilà ».

 

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Le 24 juillet

 

Il est surprenant d'observer comment les grandes pensées de l'époque contemporaine (dix-neuvième et vingtième siècles) ne règnent pas. Ou plutôt règnent dans les choses, mais pas dans les esprits. Elles habitent la plupart des choses qui n'ont pu être produites qu'avec de telles pensées, quoique elles n'habitent pas l'ensemble, l'ordre des choses.

De même elles n'habitent les esprits qui ne les utilisent que par fragments décousus. Elles ne sont pas pensées à proprement parler.

 

Elles ont un fondement non déployé. On sent bien, mais on cherche en vain, un centre de gravité.

(Plus exactement, il me semble que différentes pensées (et praxis) — Marx, Peirce, Freud, Whitehead, Russel, Wittgenstein, Lacan... — s'articulent sur des bases mal ou pas développées.)

Le centre de gravité de la pensée latine, hellénique, ou même Huan, m'est plus facile à déterminer, et surtout ces centres me semblent avoir été plus démocratiquement partagés en leurs temps. Ce qui est un comble.

 

Il semble d'ailleurs que le monde contemporain ne vive que sur des dénégations de sa propre pensée.

 

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Le 28 juillet

 

Le génie des lettres françaises est qu'elles n'ont jamais voulu admettre une séparation entre la pensée et la littérature. Elles l'ont payé de ce qu'il n'y a pas un seul vrai grand philosophe (philosophe pur) de langue française. Elles y gagnent que les plus grands écrivains de langue française sont aussi de profonds philosophes. Ce qui leur donne une place tout à fait originale dans le monde ; à la fois différente de celle des autres littératures et des autres philosophies dans les autres cultures.

Les lettres françaises ne cautionnent pas la séparation entre bien écrit et bien pensé — entre beauté, efficacité et clarté. Aussi suspectent-elles le vrai plus que toutes les autres. « La vérité » et « la raison ».

Aussi esprit est un concept français (qui suppose déjà la critique de heilige, geistige, gehfüll...)

 

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J'aime que l'écriture mette en jeu le réel. J'entends, comme les math*. (Expression réelle — à opposer au décoratif.) La chose réelle — pragma ; res.

S'y refuser me semble paresse. Rien d'autre que paresse. Les « mystiques » sont des paresseux.

Mais il est vrai qu'on ne vainc pas la paresse par un travail de brute. On prend le biais de la technique. La technique, c'est à dire, en partie, un savoir-faire qui demande effort pour l'acquérir mais en économise beaucoup par la suite, et en partie des moyens techniques, organisés une fois pour toute en instruments performants.

 

* Qu'est-ce que je peux bien vouloir dire par là ? Haq, réel, problème réel, tel que l'entendaient les mathématiciens arabes du Moyen-Âge.

 

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Août

 

Bien sûr, pour bien écrire, on doit être dans un certain état. Pour quoi que l'on fasse, en fait. Mais l'état ne fait pas tout. Et l'état vient du pistage. On doit pister. C'est à dire que l'on ne trouve rien de ce que l'on cherche si la recherche même ne produit rien.

Très net dans la chasse : trouver, et encore mettre en joue, tirer, avant même de viser. Annuler toute médiation entre la proie et soi.

Mais on n'atteint cet état qu'en cherchant la proie. Pas en cherchant l'état. Quoique l'on ne trouve pas sans lui.

Se pose dans ce cas précis la question de la durée, de l'attente. Et non de la redite ou du détour.

 

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Le 9 août

 

Peut-être un jour viendra où les hommes sauront penser comme ils se croient capables de le faire.

Seront-ils encore des hommes ? Peut-être seront-ils capables de la pensée pure, telle que nous nous en croyons si volontiers capables.

Pour l'instant il nous faut des mots, des signes, toute sorte de signes ; la voix et le souffle ; la vision, le contexte et la situation — ce qui n'est pas la même chose —, des actes, des pulsions, des impressions... Il nous faut tant de choses qu'on se demande ce qu'est encore penser.

D'autant que par « pensée » on suppose conscience, quoique l'on entende aussi très bien « pensée inconsciente ».

En fait, si l'on est attentif à l'usage des mots, la pensée serait plutôt ce qui se lève de conscience de tous ces cheminements, ces inférences dans les signes, les pulsions, les impressions...

Et la « pensée inconsciente » serait le bord de cette levée ; ce qui est sur le point de lever, ce qui tombe, ce qui est recouvert.

 

Conscient-inconscient ; une topique, une dynamique. Le cheminement de la vague.

L'inconscient est un concept efficace mais trompeur. Paraît oublier que la vague est de l'eau ; que sous la vague, il n'y a pas encore de vague, ni de la sous-vague, mais la mer, et que la vague est toujours de la mer.

 

Esprit. Les mots nous trompent. Spiritus ? Anima ? Psyché ? L'âme, le psychisme, l'esprit... on entend mal ce qu'on désigne là. « Vie » eut été le mot juste, à condition de l'étendre à l'échange chimique et énergétique. Alors la pensée est à la vie ce que la vague est à la mer.

Nul ne peut dire que la vague ne soit pas de la mer. Ni qu'elle ne soit qu'une part de la mer, puisque la vague, en ce qu'elle roule et dure, n'est pas seulement une masse d'eau, mais aussi et surtout ce soulèvement et cet abaissement des parties de la surface.

 

Les hommes aimeraient bien libérer leurs pensées de tout ce qui n'est pas pensé(e). Comme si la vague voulait s'émanciper de la mer — alors qu'elle s'en émancipe, en un sens, en cela même qu'elle est vague, et vague de la mer.

S'en croient capables...

Voudraient ne jamais se tromper ; croient se tromper. Croient se tromper et espèrent venir un jour à bout des erreurs ; souhaiteraient que les vagues cessent de passer.

 

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Le 13 septembre

 

Posons comme loi fondamentale : « Il est interdit de ne pas mentir ».

La loi posée, il devient impossible de ne pas mentir : ne pas mentir en prétendant mentir est mentir.

Alors tout est simple. La loi contraire serait inextricable.

(Mais au fond, « il est interdit de mentir » n'est qu'une façon mensongère d'énoncer la loi : donc la « bonne » façon, et celle qui a cours.)

 

« Il est interdit de ne pas mentir » est la première loi de l'interprétation. (Elle se dit — mensongèrement — « il est interdit de mentir ».)

Non seulement elle permet la parole, mais elle permet aussi son interprétation.

Le vrai s'identifie au réel. Le faux seul initie à l'énonciation.

Cela garantit et la liberté de l'énonciation, et la liberté de l'interprétation.

 

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Imaginons un jeu dont la règle consiste à tricher ; à enfreindre la règle. — Mais quelle règle ?

Précisément, l'infraction produit perpétuellement de nouvelles règles. Tout ce qui était tricherie devient spontanément règles nouvelles, qu'il faut enfreindre.

Mais les premières règles, d'où viennent-elles ? Nul ne s'en souvient. (Elles étaient là.)

 

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