Jean-Pierre Depétris - CARNET DE CROQUIS



NOTÉ AU RÉVEIL

 

 

Printemps

1993

 

 

 

 

 

 

 

Le 16 mars

 

Ce matin encore je ressens l'ivresse de vivre.

La mer, dans la brume ; et déjà le ciel qui se dégage.

Le sol trempé.

L'odeur de la terre.

 

*

 

Écrire, un peu comme chasser. Parti de bon matin. Vérifié que la seconde cartouche est bien en réserve dans le stylo.

Marcher dans les rues du matin. Voir ce qui passe : le sac de plastique trempé, entre les tuiles. Le chat blotti. Où en sont les branches dans leur bourgeonnement ?

Le comptoir du café. Les yeux tristes de la femme qui passe. Le vélo contre le mur.

Les pensées qui se tressent. Les pensées qui, comme un lierre, montent aux sensations.

C'est que, dès qu'enchâssées dans le signe, cette vie-là, dont on ressent l'ivresse, fait pensée, comme le lierre fait ombrage.

Ou la voile fait force.

Il suffit de dire ce canoë passant près de la rive, pour qu'il lève pensée.

Noter ou pas. Comme un chasseur peut regarder passer l'oiseau. Ne tire pas. Tirera demain.

Oui, un chasseur peut faire ça. Rien ne presse. Si vous êtes avec lui, il vous dira avoir été surpris.

 

Le vrai chasseur ne tire pas toujours. Préfère attendre, laisser jouer le temps. Reviendra quand il faut. Sait à l'avance quand. Veut le savoir.

L'innocente cruauté du chat. Sans hâte. Ignorante de l'avidité. Le chat a tout compris de la chasse.

 

*

 

La science tend à nous faire voir dans le nuage qui passe deux phénomènes distincts, et qui ont lieu chacun de part et d'autre de notre iris : l'un relevant de la géophysique, l'autre de la neurologie.

Elle tend à nous faire oublier que cette distinction, cette distinction même entre un monde extérieur et sa perception, est déjà un travail de l'esprit et des corps.

La littérature tend à nous faire voir ce même nuage qui passe dans les signes seuls.

Ces deux attitudes, scientifique et poétique, pour efficaces qu'elles soient, et elles sont très efficaces, s'accommodent très bien d'une parfaite naïveté.

 

Mais jusqu'à quel point ?

 

Autre question :

Jusqu'à quel point ces deux attitudes peuvent-elles s'ignorer l'une l'autre ?

 

*

 

Le 17 mars

 

La voiture débouche de la porte cochère, et vous devez descendre du trottoir.

Comme vous coupez la route au conducteur, vous avez droit à une réflexion.

Alors là vous éclatez : « Mais c'est invraisemblable ! on est sur le trottoir, on doit en descendre... ! »

Le ton est nettement trop agressif. Celui du conducteur l'était déjà. Les femmes réagissent. Celle qui est avec vous vous prend le bras. Dans la voiture aussi, la femme prend le bras de l'homme au chapeau mou : « Ne t'énerve pas... ». Le ton est trop inquiet.

Chacun semble surpris de sa colère. Le conducteur s'excuse.

Bon, l'incident est clos.

 

*

 

Le 31 mars

 

Tout est saisi d'un lourd silence quand se lève le vent. Pliés les arbres. Tout remue, dans le silence.

Un souffle qui tombe, écrase et plaque tout. Tout. Les branches et les sons. Impose le silence.

Un monde excité, agité, voilà ce que les yeux nous montrent. Et la peau, aussi, frappée par l'air frais.

Nos oreilles nous détrompent. Un monde couché ; couché par le vent. Couché et dormant ; sans bruit.

Étouffés, les sons. Emportés. Portés et mêlés.

Une rumeur confuse ? Non. Même en tendant l'oreille. Quelques bruits égarés, emportés.

Le souffle seul.

Curieux mouvement du papier dans les airs.

Lent.

Malgré la peau fouettée.

Et le battement d'ailes de l'oiseau est bien moins vigoureux qu'on ne l'aurait pressenti si l'on ne s'était arrêté pour l'observer.

Mais surtout maladroit. Comme les mouvements du nageur dans les vagues.

 

*

 

Le Premier avril

 

En littérature, je ne peux entièrement accepter cette idée que la forme commande au contenu.

Pourtant il y a quelque chose d'incontestable à la base. Bref, il y a du : « Ça dit ».

La culture contemporaine se plie trop à ça. Oui : à ça.

Ça ne tient pas la route.

Ça posé, car ce serait une erreur que de manquer de le poser, on va plus loin. (On ne peut aller plus loin sans le poser.)

 

Ne pas accepter cette conception du guidage de la forme. Maîtrisée et devenue seconde nature, ne pose plus problème.

Rejoint la question de la perception. Voit-on avec les yeux ? Voit-on la lumière ; les ondes lumineuses ?

Ne voit-on pas aussi des formes et des masses, des odeurs... ne voit-on pas le réel ?

Quand bien même nos cinq sens diffractent ce réel, ne le reconstruisons-nous pas ?

Or c'est cette reconstruction qui est en jeu dans l'écriture, et la création en général.

La mimesis ? Oui et non. (Plutôt non.)

 

*

 

Le 4 avril

 

Comme on apprend le dessin.

Quand on apprend le dessin, on ne manque pas de prendre modèle.

Chacun sait qu'il est plus facile d'imiter l'œuvre d'un maître que de dessiner la scène qu'on a sous les yeux. La raison en est évidente, mais il est utile de la préciser : le modèle est déjà ramené à deux dimensions.

Il est plus facile aussi de peindre la scène qu'on a sous les yeux que celle qu'on imagine, ou seulement dont on se souvient.

Celui qui a appris à copier des portraits pourra mettre à disposition ses techniques pour faire alors le portrait in vivo.

(Le modèle est déjà en fait mimesis)

Il pourra encore, comme on construit un portrait-robot, mettre dans telle forme de visage tel regard qu'il aura appris à construire ; tel sourire, telle forme de menton... Il produira, en somme par association libre, une image crée de toute pièce.

Voilà ce qu'on appelle très généralement « créer ». Mais on peut légitimement se demander si l'on doit se contenter de cela.

(Tout au plus pointera-t-on le passage de l'utilitaire à l'ornemental (peindre un portrait ou une scène fut et peut rester utilitaire).)

Or ce qu'on cherche, ce serait plutôt à repousser les limites du concevable.

 

*

 

Le 10 avril

 

« Laissés pour compte ».

Comment croire qu'une société se soucierait de ceux qu'elle a elle-même laissés pour compte ?

Imaginez que cette société, à leur tour, ils la laissent pour compte.

Si tu laissais ta société pour compte, que ferais-tu ?

 

 

 

« Croyance ».

Rien ne m'assure que le monde va continuer d'exister dans la demi-heure qui vient. Que ferais-je sans cette foi ? Suis-je pour autant en train de faire un pari ?

Puis-je cependant affirmer : « je le crois » ? Ou encore que je doute ?

 

 

*

 

Le 12 avril

 

(Lecture de La poésie totale de Spatola.)

Ce n'est pas par cette voie qu'écriture et plastique se rejoignent. Ni comme le montre Butor dans Les mots dans la peinture, ni comme Spatola.

Tout repose d'abord sur le recoupement du sonore et du visuel. C'est un point. L'autre est l'articulation d'un jeu structuré, et la possibilité de son déploiement (logico) sémantique.

Un troisième, mineur, mais dépendant des premiers : la reproductibilité.

 

 

*

 

La jonction du sonore et du visuel.

La langue, comme son nom l'indique, est d'abord faite de signes sonores. Non écrite, la langue se suffit à elle-même et fonctionne très bien. On a pu changer la graphie de certaines langues (le Turc par exemple) sans n'y rien changer d'essentiel.

Rien ne nous dit que l'écriture ait été spontanément la notation de la langue. Prendre seulement l'écriture mathématique pour en juger : les signes : 1 ; x ; π ; ∞ ; Σ ; => ; √... peuvent être vocalisés de façon très différente dans chaque langue, sans cesser de demeurer des signes intelligibles identiques. Cette écriture est tout à fait autonome de sa vocalisation.

Langue et écriture semblent bien être apparues de façon aussi distinctes. Posons que la poésie apparaît lorsqu'elles se rejoignent et se recoupent.

Posons que : elle vise la reconstitution de l'oralité à partir du signe visuel.

Mais aussi bien, et peut-être plus encore, la reconstitution du signe écrit, (c'est à dire l'intelligibilité) à partir de la mémorisation orale.

Ce qui explique la prédominance du vers rimé, en ce qu'il suppose de facilités mnémoniques et surtout de garantie de restitution.

 

 

*

 

Le 16 avril

 

Idée très désagréable : celle que d'autres me survivront.

Celle que, dès maintenant, certains aient une plus longue espérance de vie, encore intacte, devant eux.

Et pourtant cette idée fait aussi mon affaire. Que le monde et les hommes continuent après moi me confère une sorte d'immortalité.

Oui, pour les inconnus (l'homme abstrait). Ceux que je connais, je ne peux m'empêcher de leur en vouloir quand même.

 

Je sais bien avoir causé ce genre d'irritation à mon père sur son lit de mort.

J'étais pourtant plus que quiconque une forme de sa survivance. Et sans doute n'aurait-il même pas souhaité que nous changions de place. Non, même pas ça. Mais il faut bien dire que je ne l'aurais pas souhaité non plus.

 

*

 

Le 17 avril

 

Question de didactisme

Deux grandes difficultés : la première consiste à savoir, à faire savoir, à comprendre, à faire comprendre qu'on ne sait pas, qu'on ne comprend pas, qu'on n'est pas compris.

Combien de fois m'arrive-t-il d'avoir en face de moi des esprits vides, des attentions complètement vacantes faute d'avoir tout simplement perçu qu'ils ne comprennent pas, qu'ils ne savent, qu'ils ne voient (voir, savoir, ça voir) absolument pas de quoi je parle. Et combien de fois ai-je été ainsi devant mon interlocuteur.

La seconde consiste à cesser de trouver ça normal. Bien sûr on ne va pas tout comprendre, tout savoir. Mais ne pas « effacer », ne pas « débrancher » ; aller au moins au seuil d'une impression énigmatique.

 

La plus grande difficulté ne tient pas tant à se faire comprendre, mais plutôt à faire comprendre qu'on ne comprend pas, qu'il y a du sens inépuisé. Sortir de cette alternative : je comprends/je ne comprends pas.

Rien n'est plus difficile à affronter que ces esprits qui décrochent faute de sentir que c'est « là où l'on ne comprend plus » qu'il vaut la peine d'aller. Comment les conduire à l'énigmatique, à l'étonnement ? Là où l'esprit enfin travaille, sort du confort de l'explication — de l'explication que l'on n'écoute d'ailleurs plus tant suffit au confort de savoir qu'elle existe.

Quand je fais des ateliers d'écriture avec des enfants, comment, par exemple, en leur passant des bandes-vidéo de poètes contemporains, leur faire percevoir que c'est là où ils « décrochent » qu'ils ont précisément quelque chose à découvrir ; que c'est là justement qu'ils vont commencer à comprendre ; qu'il y a matière au cheminement de l'esprit ?

 

*

 

Le 19 avril

 

La formule : ( a + b ) 2 = a2 + b2 + 2 ab, pour établie qu'elle soit, n'a aucun soucis de reconstituer une quelconque oralité. Elle reste la même, énoncée en toutes langues.

Tout le contraire de ce qui se passe avec : Abolis bibelots d'inanité sonore...

 

Que visait l'apprentissage par cœur des discours de Gautama avant qu'ils ne fussent traduits et écrits en de nombreuses langues ?

Je pointe là que la première des inscriptions est peut-être l'inscription dans la mémoire. (L'informatique vient confirmer ici que l'origine se dévoile dans l'aboutissement.)

 

L'inscription de signes sonores dans la mémoire suppose un autre travail sur le signe que l'inscription de signes visuels sur un matériau plus ou moins durable.

Il est clair que la seconde condense, tandis que la première tend à constituer des harmonies et des mesures, des rythmes, des rimes et des allitérations.

 

E = MC2. Ces cinq signes sont indépendants de leur prononciation.

En Français elle donnerait ceci :

&œlig;ufs, égale aime ces deux.

Ce qui est une façon de le dire, mais pas de le lire : « L'énergie est la masse multipliée par le carré de la célérité. »

La formule qui peut se dire en six ou huit syllabes (et en combien de lettres !) peut se traduire alors par deux alexandrins :

L'énergie égale la masse multipliée

Par la célérité élevée au carré.

Voici en gros les deux extrêmes qui iraient de la versification à la poésie concrète.

 

Dans tous les cas il s'agit d'inscrire, de mémoriser, d'enregistrer, de schématiser, voire de modéliser... moins peut-être pour le conserver, pour le restituer, pour le communiquer... que pour permettre d'opérer des inférences.

Ces premières intentions n'étant de toute façon que les moyens de la seconde.

 

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Le 20 avril

 

Depuis Fouquelin, il n'y a pas une théorie des tropes qui n'ait évolué sans changer profondément la nature même des tropes.

Du Marsais étudie ainsi une langue déjà profondément influencée par les théories antérieures. Et de même pour Fontanier.

L'évolution de Du Marsais à Fontanier serait à mettre en parallèle avec celle de la littérature — mieux, de la façon courante d'écrire. Ce que je n'ai jamais vu faire.

C'est un oubli que l'on peut retrouver dans bien des domaines : à l'expression spontanée, on oppose l'appris, mais on oublie le cheminement perpétuel de l'un à l'autre ; comment les théories génèrent de nouvelles spontanéités, et inversement.

 

Le concept de trope est lui-même intéressant dans son processus d'apparition et de disparitions du seizième au dix-neuvième siècle.

Or quand le concept de trope apparaît et que se développe sa théorie, la « figure » est présente presque obsessionnellement en Occident dans toutes les activités de l'esprit, principalement dans l'alchimie. Lorsqu'elle disparaît, c'est d'abord de l'esprit des derniers auteurs qui en aient été nourris scolairement.

 

*

 

Le 28 avril

 

La nouvelle poétique, celle de Ducrot, de Todorof ou de Barthes, est très différente de l'ancienne, celle de Boileau ou de Pelletier. Au-delà des différences de contenu, il en est une plus importante : celle des intentions. Elle ne vise en rien le « savoir écrire », mais le « savoir critiquer ». Elle est la critique se voulant science.

Jusqu'alors nul ne se serait prétendu poéticien (?) qui n'ait été poète (ou rhétoricien qui n'ait été rhéteur).

En attendant « la » poétique n'en prétend pas moins définir ce qu'il en est aujourd'hui du champ « du » poétique.

Le champ d'étude de l'une est nécessairement le champ d'expérience de l'autre. Or ce champ, une fois posé comme celui de la littérature — de la littérature tout entière et pas seulement d'un genre littéraire que serait « la poésie » — peut même encore s'étendre au-delà : poétique de l'image, poétique de la mode...

 

Interprétation. La marque freudienne du concept d'interprétation est ici des plus évidentes. Quoique sa paternité serait plutôt à chercher du côté de chez Peirce ; beaucoup plus philosophique alors.

Au concept d'interprétation se sont profondément attachés « le » poétique aussi bien que « la » poétique.

« Poétique » : ce qui donne prise à l'interprétation, l'appelle.

Quand Wittgenstein écrit que la philosophie devrait s'écrire dans un langage poétique, il dit sans doute quelque chose qui peut s'entendre pour toute poésie au cours de l'histoire des civilisations, mais il dit aussi quelque chose de peut-être plus particulièrement propre à la poésie contemporaine.

 

*

 

Le 8 mai

 

À propos des fictions de déplacement dans le temps.

 

— Personne n'a, semble-t-il, pensé que le déplacement dans le temps est un problème mental et non physique.

 

— Que produit un déplacement en tous sens dans l'espace ? Du désordre. Et un déplacement en tous sens dans le temps produirait un autre désordre.

 

— Le problème du déplacement dans le temps n'est pas celui du déplacement d'un corps ; il est surtout celui d'une mémoire. (Mémoire d'un corps ?)

 

— Pour atteindre l'idée de déplacement temporel, on devrait atteindre celle d'immobilité temporelle : construire, pour la durée, une idée d'éternité et/ou d'instantanéité équivalente à celle qu'est l'espace pour le mouvement (l'espace newtonien).

 

— En cela, la littérature fantastique est plus fine, plus rationnellement et rigoureusement fine, que celle d'anticipation.

 

— Pour que l'être vivant se déplace dans l'espace, il a fallu qu'il se fasse pousser des pattes, des ailes, des nageoires... Et des yeux, des antennes, des oreilles...

 

— Soit, mais déjà la graine, le pollen se déplaçaient ; le glacier, la vague...

Déplacement sur trois dimensions, mais cependant déplacement en un seul sens, comme le temps : celui de la force.

— C'est (encore) autre chose de se déplacer avec une carte Michelin.

 

— Même le cheminement des oiseaux migrateurs a quelque chose d'immobile. Si pour l'oiseau migrateur le point fixe est la place du soleil dans le ciel, alors il ne se déplace pas. C'est la terre sous lui qui se déplace. Inutile d'admirer son sens de l'orientation. Il ne fait que rester dans le même lieu par rapport à l'axe du soleil à la terre.

 

*

 

Le 18 mai

 

Être écrivain aujourd'hui relève-t-il d'un « artisanat traditionnel » ? Ciselage d'une langue (qui a perdu une bonne part de son rayonnement).

Sinon quoi ? « Art » et « création » veulent-ils dire quelque chose ? Qu'entend-on par là ? (Si l'on entend encore quelque chose).

 

*

 

Le 18 mai

 

Pas d'accent tonique en Français ; mais une accentuation liée à la syntaxe. Accentuation qui se lit (lie) dans les variations orthographique non prononcée (é != er ; ai != ais ; e muet, ent ; etc...)

En cela, l'écriture du Français est beaucoup plus musicale qu'on ne l'a, me semble-t-il, jamais dit.

 

Écriture musicale, composition musicale. La grammaire est audible à travers des signes non prononcés, non articulables en tant que tels. On entendra l'accentuation.

L'Anglais privilégiera l'arrangement des mots ; l'Allemand, la flexion, tout à fait prononçable et audible.

Le Français le chantera.

Les liaisons, et l'élasticité du e muet jouent un rôle majeur dans cette grammaire phonétique.

 

Très certainement l'orthographe quelque peu baroque du Français est pétrie d'informations phonétiques de cet ordre.

Les deux f de souffrir n'appellent en rien une prononciation particulière les distinguant du soufre, mais sont une indication pour l'intonation de toute la période.

 

Une quantité de signes (de signaux ?) essentiellement sémantiques donnent des indications toniques, disséminés tout au long d'une période, nous renseignant très précisément sur sa vocalisation, tout en nous laissant une très grande liberté d'interprétation.

Cette fonction de la tonalité favorise grandement l'ellipse.

 

Il serait intéressant d'analyser la part de l'ellipse dans les lettres françaises en comparaison avec d'autres langues.

Le Japonais aussi favorise l'ellipse, mais, semble-t-il, d'une tout autre manière. Joue moins sur le « ton », mais sur la syntaxe. (Moins sur le son, mais sur l'image mentale.)

 

*

 

Le 23 mai

 

Curieux, il me semble qu'il y a plus de vingt ou trente ans on arborait plutôt fièrement un pansement ou un bandage. Le pansement était toujours le signe de quelque activité énergique et virile.

Je parle des hommes, bien sûr. Les femmes, elles, les portaient déjà honteusement : une tache sur la toilette, et qui révélait quelque maladresse ; l'indice d'un manque d'habileté, de l'usure du corps et de la perte de sa bonne maîtrise. Peut-être même un manque d'hygiène ou de vie bien réglée. Toujours un rappel inconvenant du corps.

Sans doute les deux sexes ont-ils fini par se rejoindre dans un juste milieu ; mais tirant plutôt sur le comportement féminin.

 

On dit que la médecine progresse. Rien n'est moins sûr. On prétend vivre plus longtemps. Où ? et depuis quand ? En Europe depuis un siècle ? Peut-être. À l'échelle mondiale ce n'est plus vrai. En Provence depuis trois siècles ? C'est faux aussi.

En attendant, la santé c'est aussi un point de vue. Je pense aux pirates qui habitaient mes rêves d'enfance : bandeau sur l'œil, jambe de bois... Handicapés ? J'ai beau faire, je ne peux les voir ainsi. Le corps, le corps est ce qu'il est ; tout est dans l'art de l'habiter.

 

À quoi sert-il de se débarrasser de petites misères si elles sont grossies dans l'esprit ?

 

*

 

À travers l'air chaud et une légère brume, le soleil encore bas diffuse une très belle lumière, douce et ocrée, sur la vieille maison.

Pourquoi m'émeut-elle ?

Je sens l'odeur de l'encre. Du bâtonnet d'encre qui fond dans la pierre noire.

(Je ne vois pas comment je pourrais mieux peindre cette lumière qu'avec cette encre).

 

Et alors, cette odeur qui me revient en mémoire, si forte et juste, je découvre à peine aujourd'hui qu'elle est toute semblable à celle de la pluie qui ruisselait un jour sur les ardoises mouillées de la grange de mon oncle. (Ce toit où je m'amusais à monter, car, du côté de la côte, sa pente rejoignait le sol, et à me laisser glisser sur l'ardoise que l'eau rendait lisse.)

 

*

 

Le 24 mai

 

Un peu d'attention m'a conduit à cette observation sans équivoque : les chiens se prennent pour des humains.

J'en ai maintenant la certitude.

D'ailleurs on entre volontiers dans leur jeu : on leur parle. Et qu'on le veuille ou non, souvent par crainte : ne pas les contrarier !

 

 

***

 

Le 26 mai

 

Il y a la conception de la matière (des particules et de l'énergie) telle que l'expose Kouznetsof, et celle de Barnett. Pour le premier, la matière est le milieu, sorte de réalité ultime où se manifestent masses, mouvements, énergies, sous forme particulaires. Pour l'autre, la matière est un composé de ces particules, qui existent dans le « vide ».

Ces deux conceptions sont construites sur des expériences concrètes et sur des cheminements rigoureux. Comme elles sont construites sur des expériences identiques, on peut s'étonner qu'elles diffèrent à ce point.

On pourrait dire qu'à la base est une différence de choix, d'option philosophique, d'idéologie, de Weltanschaung, de croyance... et s'étonner qu'elle puisse se conserver dans des approches aussi poussées, et qui se révèlent en définitive incapables de trancher de tels problèmes.

Mais on peut y voir surtout des questions de langage.

Poser alors des questions de langage c'est peut-être se demander jusqu'à quel point, jusqu'à quel seuil, nommer un concept « vide », « matière », « éther », ou « ma tante Agathe », n'aurait aucune incidence sur l'usage qui en est fait, et au-delà (ou en deçà) duquel ces incidences commenceraient à produire automatiquement des inférences.

 

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Le 27 mai

 

Ce qui est absolument fascinant dans ce que l'on appelle « société », c'est l'impossibilité d'y intervenir rationnellement. Quoi qu'on fasse, l'effet, la conséquence, n'est pas rationnelle.

Kafka est celui qui a le mieux saisi ce caractère « social ». Quoiqu'à leur façon, Lou Sin et Borges, et antérieurement Voltaire, et aussi Montaigne, en révèlent des aspects intéressants. Michaux aussi, mais seulement en se plaçant d'abord en porte à faux : ailleurs imaginaires ou géographiques, dérèglement des sens.

C'est pourtant bien d'ici, et les sens parfaitement réglés, que cette part folle du réel, qu'on peut reconnaître sous le qualificatif de « social », se révèle délirante.

 

« L'homme est un animal malade ». Où ai-je lu ça ? L'homme est un animal fou. Je n'ai pourtant jamais vu de vrai fou, profondément fou, même parmi ceux qu'on enferme.

Cette folie n'est jamais que ce qui nous englue les uns aux autres. Le fou qu'on enferme n'est jamais que celui qui se laisse un peu plus engluer que les autres. Ce n'est parfois qu'un manque de cynisme. Les cyniques (au sens courant du terme, non au sens historique) deviennent rarement fous et restent plutôt bêtes.

 

On a compris quelque chose d'essentiel dès qu'on perçoit que le concept d'un Dieu Unique est une (tentative de) réponse à cela.

Tous les jeux de langage qui se déclinent à partir du mot Dieu, et les postures qui en découlent sont autant d'essais (transformés ou non) pour échapper tant à l'engluement qu'à un solipsisme stérilisant.

 

Ce qui pose un problème : celui de la religion ; qui n'est jamais que la socialisation de ce jeu (je ?).

 

*

 

Que les genêts étaient beaux sous le ciel plombé entre Aix et Marseille.

 

En chaque instant notre esprit travaille ; suit plusieurs pistes en même temps ; tisse plusieurs toiles, les abandonne, les oublie. Les oublie tout en les tissant ; les tisse pour l'oubli.

Plutôt que de me souvenir d'avoir pensé sans même m'être rendu compte du trajet, je préfère que restent à ma mémoire seulement les genêts sous le ciel plombé, les toits dans la plaine comme de pâles coquelicots dans l'étendue d'un champ, les nuages sur le clocher d'Aix, le pont sur l'étroite voie ferrée, filant au loin. Tout semblant filer au loin...

Et pourtant, à partir de ces images (pas seulement visuelles, mais sonores aussi, olfactives, et toutes mêlées à la fois), en même temps si précieuse, si chères — comment quitter cela un jour ? — et pourtant sans valeur — j'entends filantes ; qu'on ne chercherait pas à retenir ; belles par cela même — à partir d'elles donc pourtant, on retrouve toute la pensée ; tout le travail de l'esprit, comme si seulement avec elles, justement, il tissait.

 

*

 

Le 29 mai

 

Je découvre à peine aujourd'hui qu'une bonne part du livre que je lis (Remarques sur la philosophie de la psychologie de Wittgenstein) fait réponse à William James. Je ne le comprends qu'à la page 60.

Beaucoup de livres sont des réponses à d'autres livres. Parfois des réponses à l'air du temps. On n'est pas du tout obligé de s'en rendre compte. Cependant la lecture peut en être changée de beaucoup.

Ces derniers temps sont sortis nombre de textes classiques en format de poche, portant sur des parts mineurs de l'œuvre de grands philosophes (Hume, Locke, Aristote) comme la politique et le droit — alors que les pans essentiels (et donc plus complets) de leurs œuvres restent plus difficilement accessibles. Que peut-on lire alors dans ces livres ? Comment lire L'Éthique d'Aristote sans lire L'Analytique ?

Ignorant la charpente temporelle, les fondations dans le terrain de leur actualité ; ignorant à quoi ces livres répondent, que croit-on lire alors ?

 

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Le 29 mai

 

Quelqu'un vient de regarder sa montre. Je lui demande l'heure. Il la regarde à nouveau.

Je dis à quelqu'un qu'il est dix-neuf heures quarante-cinq. Je lui demande s'il m'a bien compris. Il répète. Une fraction d'instant après il comprend qu'il est tard.

Voilà ce que devraient méditer tous ceux qui prétendent se préoccuper de communication.

 

Il est clair que le premier a immédiatement compris le moment dans lequel il se trouvait dans une succession de temps. Qu'a-t-il effectivement lu sur le cadran ? Le second sait dire l'heure. L'a-t-il comprise ?

 

Un autre aurait très bien pu imaginer la hauteur du soleil sur l'horizon. Peut-être de la lune — qui aujourd'hui ne devrait pas être loin du milieu du ciel vers 19H 45. Mais que doit-on imaginer pour dire qu'on a bien compris 19H 45 ?

S'il en est ainsi de l'heure, qu'en serait-il alors pour les Saintes Écritures, La recherche du temps perdu ou la philosophie de Descartes ?

 

*

 

Le 30 mai

 

L'homme est un animal social ?

L'homme est à la société ce que l'animal est à la nature. L'homme trouve sa pitance dans la société comme l'animal dans la nature. En cela, toute association entre les hommes est une association pour tirer pitance de la société. Mais elle fait société, et c'est ce qui est troublant.

Imaginons une justice animale, une police animale, pour décider de qui, qui, qui sera mangé (ohé! ohé!) : appliquer la loi de la nature.

Voilà quelque chose de bien plus monstrueux que la cruelle innocence de l'animal. (Voilà les Fables de La Fontaine.)

 

*

 

Le 2 juin

 

C'est curieux comme, dès qu'on parle de séparation de la religion et de l'état, on se soucie de l'indépendance de l'état envers la religion, et non l'inverse.

Alors que dans tous les cas de religion d'état, c'est bien plutôt la religion qui est soumise à l'état que le contraire. Ce serait en réalité aux fidèles de se faire du souci.

 

En ce qui concerne l'état et l'économie, c'est l'inverse. On se fait du souci pour l'économie, comme si ce n'était pas l'économie qui avait les moyens de se soumettre un état.

Amusant cette façon de penser à l'envers. Qui revient d'ailleurs à renforcer ce qu'on prétend combattre : persécutions religieuses au nom de la laïcité, totalitarisation de l'état par les puissances économiques.

Peut-on plaider l'innocence ?

 

*

 

Le 3 juin

 

Ne pas tenir à la vie.

Je ne souhaite pas y tenir ; m'importe surtout que la vie tienne à moi.

Comme dans l'amour. Il y a la passion, et la séduction, c'est évident. — Que ne ferait-on pas pour l'objet de son amour ? Ça ne rend pas impossible une « stratégie » amoureuse.

Bien sûr qu'il y a de la stratégie ! (Ça donne les histoires d'amour et leur violence.)

Pareil, la vie. Qu'elle tienne à nous !

Ça veut dire quelque chose de profond alors, la vie. Nous soulève. Comme une vague venue du large.

Elle nous noiera sans doute un jour. Nul n'y peut rien. En attendant, que ce soit elle qui s'accroche !

Qu'elle nous mérite. Nous gagne.

 

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Le 4 juin

 

Il me semble que toute démarche éthique ou politique devrait se fonder sur le principe de plaisir, sur la joie, sur la jouissance. C'est là la grande force d'Aristote. Depuis...

Il y a dans la pensée (?) de Jésus quelque chose de superbe à ce propos. À condition de lire Jésus à la manière de Ibn Arabi : de replacer sa prophétie dans la suite des Verbes Prophétiques.

Le Christianisme oblitère complètement le concept de « joie » à l'invoquer perpétuellement en vain. Le « christianisme » de Reich m'intéresse beaucoup plus.

En attendant, paroles et pensées sur le plaisir, la joie et la jouissance sont pauvres. Un tabou. Remplacés par le « bien », le « beau », le « bon ».

Il n'est pas utile de savoir parler de la joie pour l'éprouver. CQFD. Mais comment alors parler de politique ou de morale ?

Peut-être alors tordre le cou à ces notions : Sade. C'est bien l'opinion que j'ai toujours un peu eue, remplaçant l'attitude politique par l'attitude syndicale.

La société n'étant jamais que la part animale de l'homme : celle de l'instinct ; la part aveugle, naturelle, automatique... n'est vraiment humain que le regroupement d'individus pour en tirer parti, s'en défendre. Regroupement, association moins basés sur un contrat quelconque que sur un mode d'action.

La langue est déjà en soi un tel contrat. Le mythe de Babel en dit long.

 

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Ce n'ont jamais été des lois, ni même des mythes qui ont uni les hommes. Ce sont des techniques, des modes d'emploi, des stratégies... Oui, mais tout cela est fondé sur la joie.

 

Ce matin j'ai vu un homme, bronzé et couvert de poussière, tenant d'une main une perceuse et de l'autre une tringle de fer. Je ne sais pas ce qu'il envisageait d'en faire, mais il y avait dans sa mine un air de profond plaisir.

Ce plaisir est une chose de tout à fait étrange. J'entends le plaisir d'un autre ; quand il est « mon plaisir » il n'a plus rien d'étrange bien sûr.

Tout ce que des hommes peuvent faire ensemble doit bien être basé sur ce plaisir de chacun. Chacun le sien, sur lequel nul autre n'a à se prononcer.

 

Plaisir qu'on ne peut que « reconnaître ». C'est le principe de toute « économie ».

Il est bien évident que l'on ne « paye » que le plaisir. N'importe comment que l'on maquille cette vérité, elle reste reconnaissable.

(On peut bien sûr éprouver des plaisirs qui ne soient pas reconnus, mais la reconnaissance de notre plaisir par d'autres fait qu'ils nous payent.

(Et chacun sait très bien que s'il veut être mieux payé, il n'y parviendra pas en se faisant plaindre, mais au contraire en se « valorisant », c'est à dire en se faisant plutôt envier.))

 

Voilà qui éclaire en partie le rapport entre économie et politique.

Cependant la phénoménologie du plaisir et de la joie reste mal connue ; impensée. On piétine sur ces questions, on en reste au B A BA. Sade, Stirner, Nietsche, Freud, Reich, Lacan, Genet.

Et Bourdieu qui étudie « La Misère du monde ». C'est bien au contraire « la joie du monde » qu'il nous importerait de connaître. (C'est au moins déjà une piste.)

 

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Le 5 juin

 

J'ai toujours été à la fois intrigué et ému par ce qui fait tant rire les noirs d'Afrique du Sud au cours de leurs manifestations souvent violentes. (Je n'assimile quand même pas le plaisir au rire, ni même au sourire.) La « machine désirante » est suspecte aussi. On ne cesse pas d'être animal (social) en devenant machine (à plaisir). Économie libidinale ? Non. C'est moins bête que ça.

 

Le passage étonnant du plaisir à la peine, l'effort jouissif qui devient corvée, ou l'inverse ; ou le repos, la paix qui devient ennui. Ce n'est pas le corps qui donne ici sa loi. C'est l'esprit. (L'esprit dont Hegel fait la phénoménologie (et Marx tire les conclusions politiques).)

Au fond, mon propre plaisir est étrange, même à mes yeux. Pourquoi vient-il, même dans la contrainte, se dissipe-t-il tout à coup, sans raison apparente, en contradiction bien souvent avec ce que je veux exprimer ?

 

Se mesure bien là la distance entre l'être-homme et l'animalité. Ceux qui me parlent de leur guerre avec plaisir, regret ; et même de leur captivité. Le sourire du Kamikaze. Le bagne de Genet. On mesure bien là que le social est du côté du corporel et de l'animal.

Il l'est de plus en plus effrontément : lois sur les stupéfiants, sur l'alcool, et déjà sur le tabac, bientôt le café et le thé, les matières grasses et le sucre...

 

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Le 9 juin

 

Mon époque a atteint cette curieuse situation — dont je connais peu d'équivalents dans l'histoire (l'empire d'Alexandre, celui de César ou d'Adrien, d'Aroun Al Rachid, de Tamerlan...) — qu'elle n'a plus de culture(s). Ni culture, ni cultures.

Rares furent les époques où un homme pût tout connaître de ce qui était connaissable. Et plus rares encore, dans ces époques, les hommes dans ce cas.

Montaigne prétendait avoir lu tous les livres. L'affirmation n'était pas si énorme, comme le soulignait mon vieux prof de Français. Il était dans l'ordre du concevable d'avoir lu tout ce qui était publié en son temps.

 

La plupart des époques ont délimité des champs du savoir nécessaires à la bonne circulation des idées : ces bases que tout « honnête homme » devait posséder, un peu, beaucoup ou passionnément pour faire sol à ses idées (support, fondation, terreau ou clé de sol) ; pour comprendre les autres et se faire comprendre.

Quel que soit le propos, il lui faut une base : un supposé acquis, connu, admis. Une culture n'est rien d'autre.

 

Une culture européenne exista, disons, du dix-septième siècle au dernier quart du vingtième. Qui tint lieu, par ailleurs, de culture universelle : « La Culture ».

Cette culture était pour l'essentiel française, anglo-saxone et allemande. Ne possédant que ces trois langues, on pouvait en lire l'essentiel dans le texte. Du Latin et du Grec pour les anciens ; dont l'usage était bien généralisé dans l'enseignement supérieur. Puis un peu d'Italien, du Russe, de l'Espagnol... et cela paraissait presque trop.

Tout ce qui ne faisait pas partie de La Culture — car il y a toujours des restes — tombait dans le rebut : exotisme, ésotérisme, occultisme, religion...

 

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Le 11 juin

 

Les conditions de reproductibilité changent les conditions de la pensée.

Rapport de l'esprit à l'objet (et non plus à la matière).

 

Il n'y a pas de rapport de l'esprit à la matière car matière et esprit ne se rencontrent que dans l'objet.

 

Fascinant, d'ailleurs, la densité métaphysique des concepts que le premier imbécile venu manie sans y penser. C'est toujours pour moi une source d'émerveillement, que personne ne se montre incapable d'employer des termes aussi insondables que : « réalité » ; « objet » ; « chose » ; « représentation »... et de les employer, au fond, avec une certaine justesse, fût-ce pour dire des bêtises.

 

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À propos de ceux qui nous offrent de lire La Bible.

« Lisez la Bible », est-il écrit au feutre, ce matin, sur les affiches du quartier.

On peut bien s'interroger sur l'efficacité du remède, mais enfin, ceux qui le préconisent semblent sûrs de leur coup, et ce dont ils prétendent nous sauver est bien réel et sensible.

De quoi pourraient bien nous sauver les appareils d'intégration et de protection sociale ?

 

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Le 13 juin

 

La pire erreur est de faire des lettres matière à célébrité, et matière à hiérarchie, à classements.

Il y a peut-être le sport pour cela.

C'est nier le caractère profondément spongieux de la matière littéraire. C'est nier que la lettre ne s'écrit pas seulement, mais aussi se lit. Or si l'écriture peut être définitive (et encore), la lecture ne l'est pas.

 

D'autre part, le champ littéraire est bien trop vaste pour que quiconque prétende le connaître, bien trop mouvant aussi ; et qu'il y ait quelques repères fixes, des bornes millénaires (l'Iliade, par exemple) ne prouve rien.

Ou plutôt prouve que la valeur littéraire n'est pas autonome de la puissance de peuples, de cultures et de civilisations.

 

Une question se glisse alors, et d'importance : Est-ce les Thermopyles qui ont fait la valeur de L'Iliade ? ou est-ce le contraire : L'Iliade qui a rendu les Thermopyles inévitables ?

On sent que le lien est étroit et complexe. Comme entre Dante et l'Italie, comme entre Hugo et la France laïque, Voltaire et la France des Lumières, Kant et l'Allemagne.

 

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Le 15 juin

 

On élève ensemble filles et garçon.

Pourquoi pas ? Telles mœurs valent bien telles autres. On n'avait jamais vu ça nulle part, nulle peuplade, nulle civilisation n'y avait songé. Pourtant, quand il en fut décidé, nul n'y trouva à redire. Cela ne gêna personne.

À peine seulement les filles et les garçons, qui ne se mélangent jamais et occupent chacun une part bien définie de l'espace de la classe.

 

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Un système mondial de l'échange des richesses. Rien ne lui échappe. Tout est ramené à la circulation mondiale de la valeur.

Toutes les lois y concourent : du plus petit arrêté municipal au droit international.

Tout ce qui ne participe pas à la circulation et à la reproduction de la valeur est en principe interdit. C'est le sens de toute loi.

Et c'est aussi ce qu'aucune loi ne peut affirmer explicitement.

 

C'est ce qui ne peut prendre valeur de loi.

 

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