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L’IMAGE POÉTIQUE



    Comme je l’ai déjà souvent fait, j’ai tenté de faire jouer les élèves avec la structure logique de l’image poétique. Ce n’est pas très évident, car il s’agit bien du problème le plus épineux de la philosophie contemporaine du langage. Naturellement, je ne vais pas essayer d’expliquer aux jeunes enfants les subtilités qui ont alimenté la querelle entre Derrida et Searle, mais seulement les faire jouer avec des jeux de langage en m’appuyant sur quelques poèmes de Reverdy et quelques-unes de ses remarques. (Voir Documentation.)

    Mais de quoi s’agit-il exactement ? Prenons comme exemple le célèbre titre de film : Les dents de la mer. Quelqu’un de non prévenu pourrait dire que la mer n’a pas de dents, et ne pas comprendre ce titre. L’affiche rend le texte plus explicite et chacun devine que les dents de la mer se trouvent dans la bouche du requin. (1)
    Quelle différence y a-t-il entre « les dents de la mer » et « les dents du requin » ? Cette dernière phrase se comprend par la seule relation grammaticale que les mots entretiennent entre eux. La première nous oblige à concevoir des relations entre les choses :

dents (-> requin) -> mer.

    Dans un autre contexte, les dents de la mer auraient aussi bien pu être les vagues :

Gourmandes, les vagues croquent la falaise.

    On pourrait expliquer cette image ainsi : les vagues sont à la falaise ce que les dents sont à une gourmandise.

(Vagues/falaise = dents/gourmandise.)

    Le signe ‘=’ ici pourrait signifier « l’un est à l’image de l’autre ». C’est ainsi que l’image doit se comprendre : « Voyez, je fais un rapprochement intéressant. »
    Il se trouve que, dans cette image, les dents ont été éludées, comme le requin dans la précédente. L’image présente un rapport logique entre les choses, mais il en fait (généralement) une condensation, et tous les termes n’en sont pas présentés.
    Par exemple, à partir du rapprochement :

yeux/visage = fenêtre/maison,

     on peut énoncer :

« les yeux de la maison »
ou « les fenêtres du visage ».

    Pierre Reverdy disait que « Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l'image sera forte… »(2) Ceux qui connaissent cette phrase ont généralement bien entendu « lointain », mais beaucoup moins « juste ». Il est évident que l’éloignement ne produirait aucune force s’il était sans justesse. C’est sur ce point qu’on peut dire que l’image poétique a une architecture logique.

    Mais ne nous trompons pas ici sur le rapport entre poétique et logique. On serait tenté de parler de raisonnement analogique, ce qui n’est pas loin d’une contradiction dans les termes. S’il y a bien analogie, elle ne raisonne pas. Elle ne démontre rien, elle montre.(3)
    Prenons un rapport numérique : 1/4=25%.
    Qu’en ferait une image poétique ? Elle dirait quelque chose comme : « 1/4 est un pourcentage », ce qui littéralement est faux. Par exemple : « Le pourcentage d’un quart ».(4)
    Pourquoi faisons-nous de telles choses dans la vie courante, comme assimiler 1/4 à 25% ? En général pour se donner des images intuitives d’un même nombre : 1/4 peut aisément se représenter sous la forme d’un fromage, et 25% peut aisément se comparer à d’autres nombres ramenés aussi à un pourcentage.

    Je dis explicitement ici que l’intuition analogique n’est pas plus étrangère à la construction mathématique que l’architecture logique de cette dernière ne l’est de l’image poétique ; et que celui qui serait dépourvu de l’un ou de l’autre serait certainement un aussi mauvais poète qu’un mauvais mathématicien, mais je n’irai pas jusqu’à affirmer avec Gabrielle Lusser Rico(5) que chacune de ces fonctions correspond à un hémisphère du cerveau, ce qui, à supposer que ce soit vrai, ne nous mènerait pas à grand chose.

    Un mot encore à propos de ceux qui me reprocheraient de faire l’impasse sur l’émotion poétique et autres choses de ce genre. Je soupçonne qu’ils sont ceux dont Mallarmé disait qu’ils ne savent pas lire. Bien des critiques quelque peu herméneutiques sur la poésie ressemblent aux paroles obscures que quelqu’un prononcerait pour cacher qu’il n’a pas compris que les dents de la mer sont dans la bouche du requin.
    Personnellement, je crois que les émotions sont trop personnelles pour qu’elles puissent être transmises par de la poésie ; provoquées, peut-être, mais alors provoquées par une compréhension, une compréhension intuitive.




1 Voir Wittgenstein à propos des dents de la rose dans Remarques philosophiques.

2 Voir J-P Depétris du Juste et du Lointain.

3 Voir mon intervention au colloque Poésie et logique, Marseille 1995.

4 Ce qui est bien une image poétique si on y regarde, mais faible puisque, s’il est fort juste, le rapport est bien peu lointain.

5 Gabrielle Lusser Rico, Writing the Natural Way, L.P. Tarcher, inc. Los Angeles 1983.



©J-P Depétris 2002


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