Cahier III
Préparatifs de rentrée
Tangaar, le 26 septembre
En dépannant un voisin
Beaucoup d'habitants du quartier vivent de la pêche, dont ils vendent le produit au marché. Devant les maisons, la plage est toujours encombrée de barques échouées. Quelques-uns les tirent jusqu'au seuil de leur maison à l'aide d'un treuil et d'un petit chariot qu'ils glissent sous la coque. C'est là qu'ils les entretiennent et les repeignent. Souvent, la même peinture a servi pour la porte et les volets, ou encore pour les murs que le sel dévore.
« Je ne comprends pas pourquoi vous êtes si pauvres ici, » demandé-je au marin pêcheur du voisinage auquel je donne un coup de main pour réparer le moteur de sa barque. « Parce que nous sommes des cons, » me répond-il.
On vient de changer le piston d'un cylindre, récupéré dans une casse au sud du quartier. C'est un moteur de voiture qui fait avancer son bateau.
« Tu comprends, continue-t-il, il n'y a pas de réelle raison pour que des gens soient plus riches ou plus pauvres que d'autres. C'est seulement une affaire de conviction. »
Je ne lui réponds rien car je sue à grosses gouttes en tirant sur le manche de ma clé-à-molette. « Il suffit de convaincre tout le monde que tu vaux beaucoup, et tu obtiendras richesses et honneurs. Mais pour cela, tu dois d'abord en être convaincu. »
« Puisque tu le sais, Al Ghadî, pourquoi ne l'es-tu pas, toi et tes collègues ? le questionné-je dans un effort final. Parce qu'on est des cons, je te dis. »
« On s'en fout complètement, insiste-t-il, on regarde le ciel, on sent la mer, on piste le poisson, on est heureux, et on se fout du reste. Alors pourquoi les autres se demanderaient à notre place si nous avons de quoi manger et payer l'essence ? Moi, je crois plutôt que tu y penses trop, aux autres, » dis-je en essuyant les verres de mes lunettes où des gouttes de sueur sont tombées.
« La seule chose qui convaincrait les autres que ton travail à plus de valeur est le plaisir que tu y prends », ajouté-je. Puis je réponds à son regard interrogateur : « Ce n'est pas parce que tu es riche qu'on t'envie, c'est parce qu'on t'envie que tu deviens riche. »
« Tu crois qu'on devrait trouver plus de plaisir pour être mieux payé ? » Me demande-t-il candidement. « Tu as raison, lui renvoié-je en riant, vous êtes trop cons. »
« Je dis seulement que ce n'est pas en se lamentant et en se faisant plaindre qu'on obtient quoi que ce soit. C'est en n'acceptant pas facilement des compromis avec son désir. » Al Ghadî éclate de rire aussi, et il me répond quelque chose d'assez complexe où il joue avec les consonances de sahada et shahida, et qui pourrait se traduire par l'idée stoïcienne d'aller avec fermeté dans sa voie.
En fait, je n'avais jamais perçu la proximité morphologique de sahada (bonheur, félicité, grâce) et shahida (martyr). Nous bavardons en anglo-arabe tout en nous servant abondamment de nos mains comme des Italiens.
Qu'est-ce que maîtriser une langue
Il est curieux qu'on puisse énoncer des pensées assez fines dans des langues mal maîtrisées, et être embarrassé pour en dire d'autres dans celles que l'on possède bien. On peut avoir l'impression que quelqu'un maîtrise bien une langue tant que nous n'avons rien de bien précis à dire. À l'inverse, qui a de la peine à parler couramment peut parvenir à des énoncés subtils quand la nécessité s'en fait sentir.
Naturellement, je sais bien faire la différence entre la maîtrise d'une langue et l'aptitude à communiquer. Ce dont je parle est très différent.
Ce que nous attendons d'un énoncé, c'est de la précision et de l'intuitivité. Dans une langue naturelle, celles-ci dépendent de bien autre chose que la consistance interne d'un système combinatoire. C'est pourquoi une suite d'énoncés grammaticalement grossiers peut être d'une efficacité et d'une précision plus qu'acceptables. Inversement, des constructions plus subtiles peuvent n'engendrer qu'une langue de bois.
Les mathématiques, la logique et la programmation nous ont appris beaucoup sur les langues naturelles depuis Boole. Ces connaissances ont été éprouvées empiriquement par des programmes de correction grammaticale ou de synthèse vocale. Les limites de ces outils ne sont pas moins instructives quand elles buttent sur ce qu'on connaît depuis l'Antiquité sous les noms de rhétorique et de poétique.
À l'évidence, maîtriser une langue ne se limite pas à réaliser sans faute des constructions complexes, mais à la dompter, la dresser comme une monture pour sa pensée.
De l'apprentissage linguistique
Je suis bien certain que de telles remarques remettent en question le préjugé tenace qui voudrait qu'il soit de plus en plus dur avec l'âge d'apprendre une langue nouvelle. Je crois au contraire que plus, et mieux, on en connaît, et plus il est facile d'en apprendre, quel que soit son âge.
Il suffit seulement de ne pas chercher à l'inscrire dans l'esprit comme un nouveau système qui devrait écraser l'ancien, ou comme sur une nouvelle partition vierge. C'est plutôt un nouveau programme qui doit fonctionner avec les autres.
Il est bien évident qu'une langue nouvelle cesse très vite avec l'âge de s'inscrire comme dans la mémoire vierge d'un petit enfant. Elle se coule au contraire dans les parcours familier de nos cheminements d'idées.
Tout ceci mériterait que j'y revienne
Tangaar, le 27 septembre
Le Dragon Bleu
Le vent s'est levé du nord-est cette semaine, il souffle de petits nuages effilochés qui font des taches grises sur la mer agitée. L'eau a refroidi. Et il devient surtout très dangereux d'y entrer à partir des rochers sous la maison. La fenêtre que je dois laisser fermée se recouvre du sel des embruns.
Ce vent du nord-est s'appelle ici le Dragon Bleu ; celui du sud, le Phénix Vert.
De petits nuages semblables à ceux qui courent en ce moment dans le ciel, à peine stylisés, décorent souvent les peintures bouddhiques de la région. Leur base est plane, étendue, et leurs crêtes déchiquetées par les vents. Ils semblent ainsi solidement posés dans le vide, inébranlables et pourtant en train de s'y fondre.
On en trouve aussi sur des enluminures ou des tapisseries d'inspiration islamique.
Les arts plastiques d'Asie Centrale sont déictiques
En mesurant la distance qui sépare ces nuages réels de leur figuration dans la peinture, on comprend mieux comment cette dernière fonctionne. Elle est peu soucieuse de la mimesis (l'imitation). Elle est déictique.
Qu'est-ce que cela veut dire ? Ça veut dire qu'elle montre, qu'elle désigne seulement ce qu'on doit voir, et qu'elle ne prétend pas le figurer exactement. Une proposition déictique pourrait commencer par l'impératif « regarde », et sinon elle le sous-entend.
L'image invite celui qui la regarde à retrouver le souvenir de ce qu'il a vu réellement. Inutile de parfaire au pinceau ce que l'esprit est invité à aller retrouver dans la mémoire de ses sensations. Ce serait en somme une forme intermédiaire entre la peinture et l'écriture. Elle suppose donc qu'on sache la lire, c'est à dire trouver le désigné à travers le signe.
C'est pourquoi de telles images ne paraissent pas immédiatement très belles, ni seulement intéressantes, au regard occidental, à la fois trop et pas assez figuratives. On doit chercher en soi ce qui les fera vivre ; ou plutôt, on doit chercher soi-même, dans le monde réel.
Première rencontre avec mes élèves de Tangaar
J'ai pour la première fois rencontré mes élèves de Tangaar. J'aurai finalement deux groupes ici : une douzaine de débutants pour le premier, et une quinzaine de niveaux très inégaux pour l'autre. J'ai passé ce matin une heure avec chacun.
Heureusement, dans le premier, chacun parle un peu anglais. C'est de la folie que d'aller enseigner le français dans un pays dont on ne connaît même pas la langue. Et je ne suis pas près de l'apprendre, car je ne rencontre jamais l'occasion de la parler. « L'important, c'est que tu connaisses le français », me répond-on toujours. Certes.
À propos des outils linguistiques
Daria me montre le matériel audiovisuel dont je peux disposer : magnétophone, magnétoscope, projecteur de diapos. « Ça n'a pas l'air de t'intéresser beaucoup, » remarque-t-elle. « Tu sais, l'audiovisuel, ça a été le grand machin de la seconde partie du siècle dernier. À défaut de savoir quoi en faire, on lui a donné le nouveau nom de multimédia sans le renouveler davantage... » Pour ne pas la laisser sur une impression négative, je m'empresse de lui demander ce qu'elle a comme logiciels.
Elle me présente à l'écran une série de petits programmes dont certains sont ingénieux et amusants. « Ils peuvent être utiles à introduire un agréable divertissement au milieu d'un cours trop aride », dis-je en souhaitant qu'on n'y passe pas le reste de la matinée. « Au moins n'aura-t-on pas à les chercher sur l'internet et à les installer, » continué-je, « et qu'as-tu comme correcteurs grammaticaux et synthèses vocales du français ? »
Elle me répond que le projet de correcteur sur lequel travaille Manzi n'est pas encore finalisé, et je ne sais plus quoi sur le portage de la synthèse vocale de l'Université de Louvain. Comme je croyais déjà le savoir, on ne trouve rien d'utilisable en source libre, et les produits commerciaux ne fonctionnent pas sur le système de l'université.
Daria s'amuse de mon agacement. « Ne t'inquiète pas, finit-elle par me dire, l'Université est très riche en vieilles machines. Le Marmat les importe d'Europe par conteneurs entiers, où elles sont jugées obsolètes. Là-bas, on a plus de pouvoir d'achat mais l'espace est plus cher qu'ici. On change donc plus souvent son matériel pour de petites améliorations, et l'on ne garde pas deux postes en service quand l'un suffit. Quand un prix tombe trop bas, il ne justifie plus des frais de petites annonces et de transport. Beaucoup de gens gardent de vieilles machines dans leur garage ou leur grenier, et ils seraient prêts à payer pour qu'on les en débarrasse. »
« Il suffit, continue-t-elle, d'y installer des systèmes et des applications qui ne sont plus davantage commercialisées et qui ont souvent plus de puissance et de fonctionnalités que de nouveaux outils. Il est sans doute plus facile de vérifier la grammaire et prononcer du texte en anglais qu'en français, mais on y parvient quand même. »
Daria ne me rassure cependant qu'à moitié. Je ne vois pas comment nous allons gérer l'Unicode.
« Oublie l'UFT, me renvoie-t-elle. On ne peut encoder qu'en ISO. C'est de toute façon plus sûr, et ne pose aucun problème avec les derniers outils. Autant laisser encore finaliser les nouvelles normes... et baisser les prix. »
Demain je monte à Bolgobol pour y faire la même chose. Je compte Manzi lui-même parmi mes élèves. Parallèlement, il m'a associé à son groupe de recherche.
Bolgobol, le 28 septembre
À Bolgobol
C'est une excellente chose que Manzi soit mon propre élève. Il pourra m'apporter des retours utiles. Je suis bien obligé d'improviser ma méthode. Je lui demande donc ce qu'il pense de ma première prestation à l'université de Bolgobol à laquelle il vient d'assister.
Tu veux que je commence par le bon ou par le mauvais ?
À ta guise.
Soit. Parle moins vite et plus distinctement. Fais des phrases plus simples, et dis aussi des choses simples.
Et le bon ?
Tu ne cherches pas à séduire, ni à convaincre, ni à asseoir ton autorité. Tu parais ne pas te soucier de l'assistance et tu es pourtant attentif à chacun. Oui, on pourrait croire que tu parles à chacun en particulier. Comment fais-tu cela ?
Je n'en sais rien Manzi. Je le fais, je m'adresse à chacun en particulier.
Mais comment parviens-tu à avoir de l'attention pour plus d'une quinzaine de personnes à la fois ?
Je n'y parviens pas, justement. C'est peut-être la raison pour laquelle, comme tu sembles me le dire, je ne me fais pas bien comprendre. Je capte seulement quelques signes à peine perceptibles que l'un ou l'autre émet tour à tour. Manzi demeure perplexe.
Mais ce n'est peut-être pas si important d'être bien compris, ajouté-je. On entend d'autant mieux que l'on comprend moins, disait Lacan.
Oui, ce n'est pas faux. Il est bon parfois de noyer un peu l'autre pour le forcer à se débattre. C'est plus efficace que de trop lui faciliter le travail et lui économiser l'effort. Mais c'est dommage. Tu fais parfois des remarques fort intéressantes que l'on ne comprend pas.
Comment fais-tu alors pour savoir qu'elles sont intéressantes ? demandé-je amusé.
Je le devine à ce que tu dis d'autre et à ce que je comprends.
Et ne trouves-tu pas que c'est stimulant pour l'esprit ?
Je ne néglige pourtant pas les remarques de Manzi. Il a bien raison d'attirer mon attention sur ma diction et la clarté de mes énoncés. Je dois y veiller plus encore à Tangaar.
Bolgobol, le 29 septembre
Remarques de Manzi sur l'enseignement
Manzi est très soucieux d'auto-apprentissage. Pour l'essentiel, pense-t-il, l'université n'a pas évolué depuis les temps antiques. L'enseignement est dispensé principalement par des maîtres qui parlent en chaire. C'est trop coûteux pour les chercheurs en temps et en énergie, et pour les étudiants qui pourraient aller beaucoup plus vite.
On dispose aujourd'hui de moyens capables de décupler la vitesse d'apprentissage, je suis bien d'accord avec lui. Ils sont bien plus simples à utiliser qu'on le fait souvent croire, quand on ne s'évertue pas à en compliquer inutilement l'usage.
« Ne crains-tu pas de mettre les profs au chômage ? » Plaisanté-je.
« C'est avec des idées pareilles que les civilisations disparaissent. » Me répond-il sérieux.
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