Home
Voyages à Bolgobol

ENTRE TANGAAR ET BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris
© 2006

»

Cahier XXIV
Derniers jours au Farghestan

 

 

 

 

 

Le 6 janvier

La neige tombe sur Rhages

La neige tombe sur Rhages, et nous allons bientôt repartir. Nous avons invité à déjeuner les connaissances que nous avons faites depuis que nous sommes ici : Agha Waraf, Youssouf, le jeune correspondant de Ziddhâ, et Gibran.

Il y a bien longtemps que je ne m'étais plus retrouvé dans une habitation aussi confortable que celle que Gibran nous a prêtée. Vieille maison de pierre à un étage, elle donne d'un côté dans une minuscule ruelle, et de l'autre sur des jardins en pente dans la direction de la mer, toujours ensoleillés.

Balcons étroits devant les fenêtres trilobées, terrasse, bout de jardin jusqu'à un mur au-delà duquel on ne voit que la mer et le ciel, avec quelques toits au milieu des branchages : on en oublie complètement la ville, dont le centre n'est pourtant pas bien loin à pieds. Nous devons être rentrés le 8. L'Université rouvre ses portes, Kouka reprend son poste à Bolgobol, les propriétaires rentrent de pèlerinage.

Par des escaliers tortueux, nous descendons au bord de mer — moi, généralement avant le jour, où je peux voir la lune, pleine ces temps-ci, se coucher sur la mer, juste à l'ouverture de la rade, dans la nuit encore noire ; et souvent tous les deux en fin d'après-midi, où le soleil la remplace.

Il y a tout en bas dans une anse, un petit port de pêcheurs et un bout de plage. C'est là que nous sommes souvent allés prendre le thé.

 

Youssouf est un jeune homme à la tête bien faite. Sa conversation n'est pas immature parmi nous autres qui avons passé l'âge d'être son père, et même, pour Gibran, son grand-père. Il est vrai que Ziddhâ est aussi jeune que lui. Ils paraissent s'entendre bien tous les deux. Ils se sont vus plusieurs fois depuis que nous sommes là.

— C'est vrai, dit-il alors que nous parlons du travail que j'ai donné à mes étudiants, et dont j'ai résumé le texte à mes hôtes, le Saint Empire semble avoir figé pendant des siècles ce qui a éclaté dans la communauté musulmane au cours de la seule génération qui a succédé au Prophète : conflits entre la religion positive et l'expérience spirituelle, entre l'interprétation de celle-ci dans la littéralité de la tradition, et sa déconstruction rationnelle ou poétique.

— Il n'y a cependant jamais eu de choc frontal, reprend Agha, ni entre une positivité de la religion et l'expérience spirituelle, ni entre des traditions littérales et les développements mystiques, métaphysiques, philosophiques ou scientifiques.

 

— Il y a bien eu la rupture entre les Chiites et les Sunnites, intervient Ziddhâ qui croit peut-être devoir voler à mon secours.

— Quelle rupture ? Interroge Gibran. Les Chiites se flagellent encore tous les ans pour n'y avoir pas suivi Hussein, auquel leurs ancêtres avaient pourtant fait appel. Et les Sunnites sont plutôt les successeurs de ceux qui ont proposé une voie médiane. Et il n'y a de toute façon jamais eu de tradition unique ni d'orthodoxie. Il n'y a d'ailleurs jamais eu de frontière bien nette entre les diverses sensibilités de l'Islam et les autres traditions du livre, pas plus qu'entre ces dernières et celles qui puisent à d'autres sources.

 

Conversation dans le jardin au crépuscule

« Je ne suis pas sûr de bien comprendre », dit Youssouf un peu plus tard dans le jardin, où il m'a accompagné pour voir le crépuscule cuivrer un ciel de neige sur la mer. « Je ne connais pas assez l'histoire de l'Occident pour comprendre les quatre conceptions de Dieu que tu décris. Plus précisément, je cherche trop à les comprendre à travers ma connaissance de l'Islam. Et puis, et c'est ce dont tu me fais prendre la mesure, je n'arrive pas à me figurer un empire théocratique. »

 

Rhages


La rade de Rhages est entourée de forts. La ville avec les années s'est étendue tout autour d'eux. Du jardin, on aperçoit une tour du fort Jibril à l'entrée du vieux port, et l'on en voit deux autres de chaque côté de la rade.

Le fort Idris, sur une éminence derrière nous, qui protégeait le flanc est de la ville, est caché par la maison. Il n'est pas très éloigné, et on le voit parfaitement des fenêtres du premier étage qui donnent dans la ruelle. Ces forteresses sont toujours en service et servent de dépôts aux milices populaires. On voit flotter sur la tour du fort Jibril le drapeau noir du Farghestan avec un sabre d'or et un croissant de lune dans le coin supérieur du côté de la hampe.

 

« Je peux reconnaître dans le Mota'zilisme des premiers siècles de l'Hégire quelque chose qui ressemble au Dieu des philosophes dont tu parles » continue Yousef. « J'identifie bien aussi dans le Wahhabisme moderne quelques ressemblances avec l'Église Romaine. Mais ce sont là des aspects locaux et ponctuels. Le Mota'zilisme est lié à la forte prégnance de l'Hellénisme à Damas, et à celles de penseurs sceptiques comme Lucien. Le Wahhabisme, lui, a des liens étroits avec la monarchie saoudienne et les relations troubles qu'elle a toujours entretenues avec les puissances coloniales. En dehors de cela, je ne retrouve pas tes catégories que je ne comprends de toute façon pas bien. » 

 

Il ne fait toujours pas froid malgré la neige qui a tenu jusqu'au soir, et nous pouvons continuer notre conversation dans la pénombre qui s'installe.

Moi : Ne t'en étonne pas, puisque je dis moi-même que cette partition est plus subtile dans les autres civilisations.

Youssouf : Soit, alors peux-tu me la faire mieux comprendre ?

Moi : C'est assez simple en somme. Il s'agit d'une double partition. Je suppose qu'il n'est pas très difficile de distinguer deux postures de l'esprit : l'une interprète son expérience dans les paradigmes d'une tradition. Elle s'en sert pour décrire ses expériences ; et de ses expériences, pour affiner ses paradigmes.

Youssouf : Oui, mais je ne vois pas quel autre choix aurait l'esprit humain, et donc quelle autre attitude tu peux lui opposer. Comment pourrais-je interpréter autrement mes expériences qu'à travers les paradigmes et les jeux de langage dont j'ai hérité.

Moi : Je te l'accorde, mais ces interprétations finissent à leur tour par modifier ces paradigmes. Tu peux alors bien imaginer une posture qui s'interdit d'y toucher, et une autre qui soit prête à tous les révoquer en doute à partir de l'intuition, de l'expérience et de l'inférence.

Youssouf : Je comprends, mais c'est un peu comme si tu me proposais de sauter sur une jambe plutôt que de me servir de mes deux pieds pour avancer. Quand un enfant apprend à parler et qu'on lui enseigne des contes, des chansons et des légendes, il est évident qu'il s'en servira pour énoncer et pour interpréter ses propres expériences. Est-il préférable qu'il devienne autiste sous prétextes qu'ils les surdétermineraient ? Ou ne vaut-il pas mieux qu'il apprenne à s'en servir, les affiner et se les approprier ?

 

Entre le crépuscule et la nuit complète, une curieuse couleur mauve semble sourdre de la nébulosité et de la neige. Parfois, l'extrémité incandescente de la cigarette sur laquelle tire Youssouf illumine son visage.

Moi : Ton intelligence est subtile, Youssouf, mais puisque tu les compares aux deux jambes qui nous servent à marcher, je peux conclure que tu as compris les deux postures que je distingue.

Youssouf : Soit, et quelles sont les deux autres ?

Moi : L'une pose que l'expérience personnelle est à la source de toute mise en commun, et qu'il n'y a aucune possibilité que deux hommes s'entendent, même sur des règles et des définitions, si chacun ne les interprète pas à partir de son expérience privée. Et l'autre affirme la primauté de l'appartenance et de l'éducation sur toute expérience personnelle.

Youssouf : J'ai bien peur de te faire la même réponse que tout à l'heure. Ton expérience personnelle risque d'être bien limitée sans les outils cognitifs, forcément communs, que d'autres ont partagé avec toi. D'un autre côté, ta capacité de les acquérir et d'en faire usage le sera aussi, si tu n'en fais pas d'abord des outils de ta propre expérience.

Moi : J'observe donc encore une fois que tu perçois très bien les distinctions que je propose.

Youssouf : Je l'admets.

Moi : Alors admets avec moi qu'il en est malgré tout qui veulent nous faire sauter sur une jambe plutôt que de nous voir marcher.

Youssouf : Il me semble pourtant que tu privilégies une jambe sur l'autre.

Moi : Tu as raison. Il faut bien qu'une jambe la première propulse le poids du corps. Pour moi, c'est l'expérience personnelle.

Youssouf : Pourquoi ?

Moi : Tu comprends « deux et deux font quatre », n'est-ce pas ? Il peut toujours y avoir un problème de langue de conventions ou de signes pour l'énoncer, mais ce que signifie « deux et deux font quatre », tu n'as besoin de personne pour t'en convaincre. Il se pourrait qu'on te dise que deux et deux font cinq, ou qu'on te contraigne à le dire, mais tu ne pourras pas le croire, ou alors tu ne le comprendras pas. « Deux et deux font quatre » ne suppose aucun accord préalable. Chacun est bien capable de s'en convaincre seul, et s'il n'y parvient pas, on ne voit pas ce qui pourrait le faire. À partir de là seulement, des hommes peuvent commencer à s'entendre. Maintenant, je te l'accorde, tu peux t'en apercevoir parce que d'abord quelqu'un te le fait remarquer, mais tu ne pourras pas te contenter de le croire, ni seulement de l'apprendre.

 

Nous avons gardé nos invités à dîner

La silhouette de Ziddhâ s'est dessinée à contre jour dans la porte-fenêtre au rez-de-chaussée.

— Gibran et Agha restent à dîner, nous crie-t-elle. Tu restes aussi Youssouf ? Agha vous raccompagnera en voiture.

— Bien sûr qu'il reste avec nous. Renvoié-je en le voyant faire mine d'hésiter.

 

J'avais déjà été frappé lors de ma première arrivée à Bolgobol par la mise des habitants. Ils sont, comme on dit, bien mis. Le plus curieux et que je ne saurais pas dire exactement pourquoi. Leurs vêtements ne sont pas particulièrement riches ni neufs. Ils ne sont même pas vraiment beaux, surtout ici où leurs longs manteaux ressemblent plutôt à des robes de chambre, mais ils leur donnent une prestance. Il y a toujours une touche de recherche, dans les couleurs, les formes ou la texture.

Ils ont une dignité et une politesse qui ne s'embarrasse pourtant pas de manières. Disons qu'ils ont de la tenue sans la retenue. Ils rient volontiers, ne sont pas figés dans leurs gestes, touchent facilement votre bras ou vous prennent par l'épaule, mais je me rends compte que je n'ai encore entendu aucune plaisanterie déplacée depuis que je suis ici.

 

Quand nos amis sont partis, un froid glacial était tombé sur la ville avec une pluie fine.

 

 

Le 7 janvier

Un monde de cristal

Il aura fait beau jusqu'au moment où nous aurons dû prendre la route. Nous circulons depuis ce matin dans un monde de cristal. Tout est verglacé : les rues des agglomérations, les champs, les forêts, et surtout la route. Le pare-brise et même le tableau de bord se couvrent d'une couche de glace sous l'effet de la condensation.

Le chauffage de la camionnette est très insuffisant, mais elle est heureusement bien équipée. Quelques minutes nous ont suffi pour remplacer nos pneus par quatre bien cloutés. Ils étaient derrière sous un contre-plaqué, et j'ai regretté que nous ne les ayons pas vus avant de passer le col du Gargon le mois dernier.

 

L'air tiède et humide qui stagnait depuis si longtemps au-dessus de la mer d'Argod, et qui en se refroidissant avait commencé à produire de la neige, a été dans la nuit soulevé par des masses d'air glacé descendus des hauts plateaux. Poussé par un front polaire, l'air froid s'est glissé sous les nuages, et les particules d'eau n'ont plus eu le temps de se transformer en cristaux. Une pluie verglaçante s'est mise à tomber sur tout le sud du Marmat, et la température s'est effondrée.

 

Les Marmaty sont heureusement habitués à un climat rude et capricieux. La vie est bien sûr ralentie, mais la situation est sous contrôle. Les voitures accidentées ou abandonnées sont très rares sur la route.

Nous devons rouler dans ces conditions jusqu'à la plaine du Gandar. Après, la neige remplacera le verglas, et Ziddhâ m'assure que ce sera plus facile. Je n'en suis pas si sûr car la météo annonce une tempête. Notre arrivée le 8 me paraît compromise.

 

Dans nos bottes, les pieds se refroidissent très vite en conduisant. Nous nous les réchauffons à tour de rôle, assis en lotus sur la banquette, avec des couvertures sur les jambes.

« Vous devriez avoir honte, dis-je en tentant une pointe à quarante-cinq dans une ligne droite, d'entraîner un homme de mon âge dans de telles aventures. »

« De ton âge ? » Elle me donne en riant un coup de poing à l'épaule. « Tu es solide comme un roc. »

 

Nous avons longé la côte jusqu'à la frontière du Farghestan, à l'embouchure du Gandar. C'était un petit détour par rapport à notre trajet à l'allée, mais nous craignions l'état des routes en nous éloignant dans les terres.

Quand nous y sommes arrivés, le jour déclinait déjà. Nous avons jugé plus prudent de ne pas remonter la vallée du Gandar avec un avis de tempête pour la nuit. Il n'était de toute façon plus possible d'arriver à temps à Bolgobol. Nous avons préféré continuer par le bord de mer jusqu'à Tangaar, qu'il nous restait une petite chance d'atteindre dans la nuit.

 

Le collier offert à Ziddhâ

Le bijou que j'ai offert à Ziddhâ est un large collier d'argent incrusté de pierres, sur lequel sont gravées des lionnes plantant griffes et crocs dans le dos de rennes. Je pense plutôt maintenant qu'il s'agit des deux mêmes bêtes à quatre moments différents. La scène doit se lire de droite à gauche : la lionne bondit sur le dos du renne, puis elle s'y ramasse entièrement dans la seconde gravure, les deux animaux roulent ensuite l'un sur l'autre, et enfin le fauve brise la nuque de sa proie dans la dernière.

C'est exactement l'image que je me fais de la pensée concernant les décisions pratiques et les choses concrètes. Qu'elle écrase sa proie ou qu'elle roule dessous entraînée par leur élan, elle ne desserre pas son étreinte. Proprement, il n'y a ni haut ni bas, ni général ni particulier, seulement la capacité de décomposer la complexité, ou de la recomposer à partir du simple.

Jamais la pensée abstraite ne doit perdre la prise concrète, ni l'inverse. Cette image sauvage est en réalité d'une profonde sagesse. J'ai acheté ce collier le 16 décembre à Arath Zan pour Ziddhâ, et je ne comprends qu'aujourd'hui pourquoi je l'ai choisi.

 

— Il n'y a pas de lions en Asie, me dit Ziddhâ.

— Il a bien dû y en avoir, dis-je me rappelant mes lectures de l'Iliade et de Gilgamesh.

— Jamais aussi haut que le Marmat, insiste-t-elle. Ce sont des tigres des neiges.

— Il n'y a de toute façon jamais eu de rennes non plus si au sud. Ce sont des cerfs.

— Ça, je n'en suis pas sûre.

Moi non plus, mais ça ne va pas me gêner pour l'affirmer, sinon, autant ne plus écrire.

 

 

»