Cahier XXIII
Où il est question de communautés virtuelles
Le 4 janvier
L'intelligence collective
Olivier Auber est l'un des principaux acteurs du projet Anoptique. De quoi s'agit-il ? Voici ce qu'en dit la première page du site (http://anoptique.org/Anoptique) : « ANOPTIQUE développe et accompagne la mise en contexte coopérative de logiciels libres favorisant les pratiques de l'Intelligence Collective, en particulier dans le domaine de la visualisation d'information. »
Le terme d'intelligence collective ne va pas de soi à mes yeux. Voici ce que nous nous écrivions à ce propos il y a à peu près un an sur une liste :
[...]
Moi : Moi aussi j'aurais aimé mieux comprendre, car l'intelligence collective, moi, ne me fait pas sauter, ni même sursauter, seulement un peu tiquer.
Olivier Auber : Moi aussi à vrai dire, c'est un terme fourre-tout. Mais à défaut de quelque chose de plus clair, il est employé sur Anoptique, en attendant mieux.
Moi : Pour dire vite, la seule chose qui me semble susceptible d'être collective dans l'intelligence, c'est le langage qu'elle utilise. Je ne suis pas le seul à ne pas croire en la possibilité d'un langage privé. D'un autre côté, l'utilisation à part-entière d'un langage, par définition collectif, ne saurait être que personnelle.
Olivier Auber : D'accord.
Moi : Il me semble que l'internet hisse cette vérité jusqu'à une évidence encore jamais atteinte. D'abord parce qu'on ne peut rien faire de l'internet sans un PC, c'est-à-dire un ordinateur 'personnel', et que tout nous y identifie comme utilisateurs personnels. Qu'on s'y camoufle souvent sous des pseudo ou des "personnes morales" n'y change rien au fond.
Olivier Auber : Oui encore.
Moi : Si le principe du libre est bien basé sur la coopération, on ne peut ignorer qu'il implique aussi d'assurer la possibilité de remonter des chaînes d'auteurs successifs, alors que les pratiques commerciales commençaient à gommer proprement de telles généalogies, et mettre des 'entreprises' à la place des personnes.
Olivier Auber : Réaliser de telle généalogie serait l'une des applications de l'un des projets en cours sur Anoptique, à savoir l'@rbre.
Moi : D'ailleurs, observez : comme l'a déjà fait remarquer quelqu'un sur cette liste, pas d'applaudissements, aucun sifflet pour faire écho à nos courriels. Ils susciteront des points-de-vue personnels ou le silence.
Olivier Auber : J'imagine que ces points-de-vue personnels contribueront le moment venu à préciser ce que l'on entend par Intelligence Collective ou à proposer d'autres termes. Pour nourrir ces réflexions, j'ai tenté d'apporter quelques précisions théoriques ici : http://anoptique.com/PourquoiAnoptique
Au plaisir de vous lire ici, ou sur le wiki.
La page que je critiquais a été modifiée et s'appelle aujourd'hui « Concept ». Nous n'avons pas continué à échanger, si ce n'est dans d'autres réseaux et sur d'autres questions.
L'intelligence collective en acte
ANOPTIQUE, c'est l'intelligence collective en actes, lit-on en en-tête de la page d'accueil. « En acte » est peut-être une référence aux travaux du regretté Francisco Varela. Les textes de notre ami Barrett John Erickson (http://www.magneticfields.org/), que Pierre Petiot et moi-même avons traduit dans le numéro 14 d'À Travers Champs (http://jdepetris.free.fr/pages/atc.html), montrent qu'il existe bien là un point nodal de complicité collaborative.
La notion d'intelligence collective n'a pas cessé de me paraître lourdement trompeuse. Les conditions de son développement telles qu'elles sont précisées dans les lignes qui suivent en constituent pourtant la meilleure remise en question. Qu'on en juge :
* Chaque individu a accès à au moins une forme de représentation de l'activité du groupe,
* Chacun peut se situer dans cette représentation, et en conséquence faire varier sa situation par l'action,
* Cette représentation est considérée comme légitime par tout un chacun.
* Ces représentations collectives évoluent selon l'activité du groupe. Elles en constituent des cartes dynamiques, établies selon certains points-de-vue. La condition de légitimité ne peut être remplie que dans le cas où chacun a conscience du caractère réducteur des cartes et de l'arbitraire des points-de-vue qui y président. Enfin chacun doit pouvoir agir sur les règles de constitution des cartes, voire sur leurs points-de-vue mêmes.
Je vois se dessiner là une forme d'organisation humaine, ou plutôt de relation collaborative entre chacun, qui demeurait jusqu'à aujourd'hui aussi bien impensée qu'impensable. Elle le demeure sans doute a quiconque n'a encore fait aucun pas en ce sens, fût-ce à son insu.
Je vois là quelque chose qui dépasse radicalement toute idée de société, de communauté, de collectivité, et donc d'individu comme élément de celle-ci. Il n'est au fond de communauté que mise en acte par chacun et pour lui seul. Hors de ce « chacun » l'ensemble des individus ne forme qu'une communauté virtuelle, une croyance, une simple possibilité de partage, de collaboration, d'entraide... qui attend sa mise en acte.
Où et comment auraient pu exister des sociétés, des communautés ? ou encore une seule, totale ? Quelle autre forme auraient-elles pu prendre que celle d'une errance à la poursuite de rêves totalitaires, quoique toujours personnels ? Il ne peut rien y avoir de commun, de partageable, qu'entre chacun (chaque un).
Le nom d'anoptique n'est-il pas alors curieux pour un projet qui travaille sur la visibilité ? Voyons ce qu'en dit la page « Concept » :
Le concept d'anoptisme
Comme il peut sembler assez paradoxal d'intituler "Anoptique", du grec "a" (sans) et "optiké" (vision), le projet de rendre visible l'Intelligence Collective, cela appelle sans doute quelque explication...
Le projet d'Anoptique est bien entendu à l'opposé de celui du "panoptique", du
grec "pan" (tout), qui "est un type d'architecture carcérale imaginée par le
philosophe Jeremy Bentham" dont "l'objectif [...] est de permettre à un individu d'observer tous les prisonniers sans que ceux-ci ne puissent savoir s'ils sont observés, créant ainsi un « sentiment d'omniscience invisible » chez les détenus" (1).

Le concept d' "Anoptisme" s'écarte aussi dans une certaine mesure de celui de l'"Holoptisme", du grec "holos" (entier, tout, totalité), qui "consiste en un espace physique ou virtuel dont l'architecture est intentionnellement conçue pour donner à ses acteurs la faculté de voir et percevoir l'ensemble de ce qui s'y déroule" (2). A en juger par l'opposition des racines grecques, on pourrait même croire qu'il y a un antagonisme radical entre Anoptique et Holoptique. Ce n'est pas tout à fait le cas : si l'Anoptisme, comme l'Holoptisme, "visent à fournir à l'individu une représentation modélisée [...] de l'espace dans lequel il évolue" (2), l'Anoptisme fait son deuil de l'idée de "totalité" de cet espace comme de l'"objectivité" de sa représentation, et insiste au contraire sur l'arbitraire et la subjectivité des points-de-vue qui président aux modèles et aux règles qui les déterminent.
Pour l'Anoptisme, les relations humaines ne sont pas réductibles à la mise en place d'une boucle de rétroaction cybernétique entre le groupe et l'individu ; l'essentiel est définitivement invisible à nos yeux. Le deuil de l'objectivité est rendu supportable par le fait que chacun est potentiellement auteur des points-de-vue, et acteur des règles et des codes qu'ils mettent en œuvre. L'Anoptisme entend fonder de cette manière la légitimité d'une "perpective numérique"(3) à mettre en œuvre au sein des systèmes sociaux.
Ces partis-pris se traduisent pratiquement, dans les actions d'Anoptique.
(1) FrWikiPedia:Panoptique (http://fr.wikipedia.org/wiki/Panoptique)
(2) TheTransitionner: Holoptisme (http://www.thetransitioner.org/wfr/tiki-index.php?page=holoptisme)
(3) Poietic Generator: Perspective numérique (http://www.thetransitioner.org/wfr/tiki-index.php?page=holoptisme)
Tout ceci ne fraye pas très loin de l'ouvrage de Pierre Livet, la Communauté Virtuelle
(http://www.lyber-eclat.net/collections/apart.html#livet1, aux éditions de l'Éclat), mais combien tout devient ici plus concret, limpide, pratique et traduisible en actes. Qu'on en juge par les réalisations :
Réalisations
Overcrowded est une plateforme ouverte pour favoriser les échanges et circulations entre acteurs et projets d'innovation sur l'Internet.
(http://overcrowded.anoptique.org/PagePrincipale)
FlickrMixr est un ensemble de scripts PHP qui génèrent des images à partir des dernières photos correspondantes à un tag postées sur flickr. L'image produite est une superposition des 4 dernières images postées pour un tag donné.
(http://anoptique.com/FlickrMixr)
L'Agrégateur Poïétique permet de visualiser le contenu des actualités délivrés sous forme de RSS par divers sites Internet (Wikis, blogs, moteurs de recherche, etc.), par exemple sous la forme de matrices colorées rafraîchies en temps réel.
(http://anoptique.com/AgregateurPoietique)
Générateur Poïétique, dispositif expérimental sous licence Art Libre permettant à un grand nombre de personnes d'interagir individuellement en temps réel sur une seule et même image collective. (http://poietic-generator.net/)
Le projet @rbre consiste à développer de manière collaborative un logiciel libre très original permettant aux amateurs et aux chercheurs d'éditer et de visualiser en 3D leurs données généalogiques, puis de les échanger en Pair-à-Pair (P2P) sans l'intermédiaire d'aucun centre. (http://arbre.km2.net/wakka.php?wiki=Racine)
MailReaderest un programme de visualisation d'activité de liste ou groupe de discussion. (http://anoptique.com/MailReader)
Action Carto est un plugin pour wikini qui permet de dessiner des formes simples sur une image de fond. Ces formes peuvent être reliées à des pages du wiki ou des ressources externes. (http://anoptique.com/ActionCarto)
Action Rssgp est un Plugin pour wikini. Le principe est d'afficher des items de flux RSS sous forme de carrés de couleurs en fonction de mots-clés trouvés dans ces items, ceci directement dans une page du wiki. (http://anoptique.com/ActionRssgp)
Le 5 janvier
Des ambiguïtés en matière de religion
Le passage d'un Occident Chrétien théocratique à un Occident Moderne laïque masque par sa brutalité une dynamique subtile et plus complexe. On le comprend mieux en le comparant avec des processus similaires qui ont eu lieu dans d'autres civilisations et sur d'autres bases religieuses. Ils se sont déroulés de façon moins binaire, et la violence de l'Europe les éclaire en retour.
Dans l'Europe catholique, et en France tout particulièrement, l'opposition radicale, celle qu'incarna le Parti Radical, qui ne fut justement radical que sur ce point , entre le papisme et l'athéisme, est trompeuse. La théocratie papiste s'est fissurée dès l'orée du seizième siècle, sans qu'un soupçon d'athéisme y soit pour quelque chose, ni ait joué le moindre rôle dans l'apparition de la Modernité.
Il y a en Occident au moins quatre conceptions de Dieu très distinctes. La première, fondamentale, est biblique et évangélique. Elle est fondée sur l'expérience spirituelle, et articulée naturellement sur les Écritures et l'Histoire « saintes ». C'est le Dieu des prophètes, des saints et des martyrs, qui n'a besoin d'aucune médiation.
La seconde est celle du « Dieu de l'Église », de la religion positive. On croit à ce Dieu, parce qu'on pratique les rites et communie avec l'institution. L'Église, la communauté des fidèles, est l'incarnation, et pour tout dire la réalité, de ce Dieu-là.
L'identification, pour ne pas dire la confusion, entre les deux n'est pas évidente. Il en résulte un mélange instable, dont on retrouve à peu près l'équivalent partout dans le monde. Cependant, dans les deux Empires Romains, un tel mélange fut maintenu par la force bien plus longtemps que n'importe où ailleurs. Pendant des siècles, aucune autre religion, aucune hérésie ne fut admise.
La troisième conception est celle du « Dieu des philosophes ». Il n'est pas plus celui de la religion positive, dont il mine l'autorité des institutions au nom des lumières de la raison, que celui de l'expérience spirituelle articulée sur la tradition des Écritures et de l'Histoire. Il est un Dieu qui fait table rase. Ici encore, le malentendu est fréquent : ce n'est pas avec l'expérience spirituelle que le Dieu des philosophes fait l'impasse, c'est avec la tradition sur laquelle elle s'articulait.
La quatrième conception de Dieu est celle de sa laïcisation totale. L'identification totale de Dieu avec son Église aboutit à l'identification complète de celle-ci à la société. La société civile, l'État-nation, devient la réalisation et l'achèvement de la religion. Dieu, l'Église, se fondent et disparaissent dans la société positive, la société spectaculaire marchande.
Naturellement, on peut voir un point commun entre les deux premières conceptions de Dieu, celle de l'expérience spirituelle et celle de la religion positive. C'est celui de l'attachement à des traditions scripturaires et historiques. On peut aussi trouver comme point commun aux deux autres de s'en passer, d'en faire table rase, pour une sorte de foi épurée et abstraite, dont on retient l'esprit mais dont on ne se bat plus pour la lettre.
Cette observation superficielle en recouvre une autre beaucoup plus pertinente. La religion des philosophes ne serait-elle pas à celle des mystiques, ce que celle de la Société est à l'Église ?
Prochain travail pour la rentrée
J'ai bien envie pour la rentrée d'aborder ce genre de question avec mes étudiants. Je suppose qu'il nous faudrait trouver de la documentation pour en étayer la perspective, ou éventuellement en permettre la critique.
Il faudrait travailler sur des documents de langue française : ceux des Calvinistes et des Huguenots, et aussi de leurs prédécesseurs, Vaudois et Cathares ; ceux des « philosophes » français de la Modernité, de Descartes à Sade ; des acteurs de la Révolution Française, notamment à propos de la question de l'Être Suprême ; on n'ignorera pas non plus la discrète influence de la Roze-Croix et de la Maçonnerie, ni les sources du premier mouvement communiste qui n'en surgissent pas loin. Tout cela devrait être mis en relations avec la période contemporaine, les Surréalistes, les Situationnistes, les idéologies existentialiste, structuraliste, voire post-moderniste.
Il faudrait mettre tout cela en perspective avec les autres traditions : monde indien, successifs empires chinois, civilisation turco-mongole, histoire des Bouddhismes, des Judaïsmes, des autres Christianismes, des Islams.
Il est évident que la réalisation de la religion, où que ce soit, ne s'est pas dirigée unilatéralement vers la même forclusion, mais au contraire vers un dépassement. Il faudrait rechercher également des documents qui en témoignent dans la culture francophone, européenne, et universelle.
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