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Voyages à Bolgobol

ENTRE TANGAAR ET BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris
© 2006

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Cahier XXII
Passage à la nouvelle année

 

 

 

 

 

Le 28 décembre

Devant la rade

Le ciel de Rhages est toujours peuplé d'oiseaux de mer qui attirent mon regard.

« Tu parais toujours lointain, » me dit Ziddhâ.

Nous prenons le thé devant la rade. De longs nuages gris roulent sur une mer de perle. Aucun vent n'agite les branches dénudées sur l'enchevêtrement des murs.

Depuis qu'on est ici, elle a adopté ce voile brodé que portent devant leur visage les élégantes de Rhages. Il ne laisse voir que les yeux, bien qu'une légère transparence permette de deviner le visage. D'une fine soie noire, il la rend singulièrement attirante.

— Lointain ? dis-je.

— Étranger, peut-être. Tu parais être d'ailleurs, et toujours prêt à y repartir.

— Mais je suis étranger.

— C'est exact, admet-elle, sans que son voile me permette de saisir si elle plaisante ou est sérieuse.

 

En vérité, cette incertitude sur son sérieux concerne plutôt ma difficulté à qualifier le ton. Aurais-je vu qu'elle souriait ou non, qu'est-ce que cela aurait signifié ? La plupart du temps, un sourire est un signe pour atténuer ce qui serait trop dire, comme un smiley dans un courriel.

Le voile de Ziddhâ me fait vérifier au contraire que les yeux mentent moins que les lèvres — pas seulement les yeux, la voix également.

 

« Je te connais assez pour savoir que tu dois être le même partout, » finit-elle par ajouter.

La puissance expressive des yeux est étonnante alors qu'on ne saurait expliquer comment on s'y prend pour modifier son regard. Elle est plus forte que celle du visage entier, qui ne cherche la plupart du temps qu'à l'atténuer, sinon à la contredire. Je ne sais pas si j'oserais me voiler le visage en public en ne montrant que mes yeux. J'en sentirais comme une impudeur. Si je voulais vraiment me cacher, je porterais un loup, ou simplement des lunettes de soleil. Rien n'est plus agaçant que de s'adresser à un interlocuteur qui porte de verres fumés.

— Tu regardes étrangement le monde, dit-elle.

— Oui ?

— Comme si ton regard effaçait toutes les questions que tu es si habile à suggérer, pour ne plus en laisser subsister qu'une : « où suis-je ? »

— C'est une bonne question, non ? Celle qu'on se pose au réveil.

 

Les murs de pierre, les jardins, un vol de colombes dans la lumière d'un gris très doux, l'enchevêtrement des branches devant l'horizon blanc, accompagnent la saveur âcre du thé.

Il y a ici dans l'usage de cette boisson, quelque chose qui me rappelle celui du vin chez moi. On goûte le thé, on le déguste et le reconnaît, on apprend à y lire tout ce qu'il emporte des saveurs de l'existence. Ce qui tient lieu de bars en offre les infinies variétés de tous les coins de l'Asie. Ce liquide brun est pourtant très différent du vif rubis de chez nous, et combien ses effets sont opposés.

 

L'idée m'est venue dans le désert d'y demeurer avec Ziddhâ, et d'y élever des chameaux. Elle n'aurait jamais dit oui. Peut-être aurait-elle aimé que je le lui demande quand même, mais comme j'aurais su son refus, je ne l'aurais fait que pour lui plaire. C'est ainsi que la sincérité devient mensonge dès qu'on parle, quand le regard, lui, ne trompe pas. Le ciel de perle et le brun du thé me le lui ont pourtant fait dire.

 

L'atmosphère particulière de Rhages a dû nous inspirer cette conversation qui n'est pas dans nos habitudes, et moins encore dans nos tempéraments. Nous comprenons suffisamment le langage, elle et moi, pour laisser d'habitude au silence l'accomplissement d'un travail qui n'a pas de place dans la parole.

 

 

Le 29 décembre

Chez Gibran

Gibran ironise sur le lancement effectué ces jours-ci à Baïkonour de la sonde Corot. L'Union Européenne et la Fédération de Russie se sont mises ensemble pour rassembler la somme dérisoire de 170 millions d'euros, et envoyer un module en orbite à 900 kilomètres à peine de la Terre qui tentera de découvrir de nouvelles planètes hors du système solaire.

Il faudra deux ans de plus aux États-Unis pour réaliser le projet un peu plus ambitieux de mettre en orbite autour du soleil la sonde Kepler pour moins de 700 millions de dollars. Sultan Bassilief, un Tatar qui était ingénieur en astronautique à l'époque soviétique, ne regrette pas d'être venu travailler à Tenet Tsath.

Gibran me l'a fait connaître chez lui, ainsi que Wou-Zhou, un chercheur chinois, qui y passe aussi de temps-en-temps pour échanger des idées.

— Les nations, dit-il, repoussent le problème pour ne pas le résoudre. Sans doute l'observation plus fine à cette altitude nous permettra de voir quelques nouvelles planètes inconnues autour d'étoiles proches, mais de telles informations risquent de ne pas nous mener très loin. Nous en avons déjà à ne plus savoir qu'en faire sans une conception plus expérimentale de l'espace-temps. Et l'on ne se donne pas les moyens d'avancer dans cette voie.

 

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On ne peut naturellement pas comparer les coûts de Corot et de Kepler avec celui de la sonde lancée par l'UCC. Il est tout à fait impossible d'évaluer un budget de la recherche spatiale à Tenet Tsath. L'essentiel repose sur du travail bénévole ou de la perruque — c'est à dire le détournement de moyens ou de produits industriels hors de toute comptabilité.

Certains travaux doivent cependant être payés. Ils le sont par des dons divers. Quelques conseils de mollah, comme à Algarod ou à Rhages, ont même décidé d'y consacrer 5% de la zakat (l'aumône légale). « S'élever dans le ciel ne peut que rapprocher de Dieu, a dit l'ayatollah Kadr al Farsi, et les minarets semblent depuis si longtemps essayer sans y parvenir. »

 

 

Le 30 décembre

Aïd Al Kabir

Pour fêter l'Aïd, les occupants de l'Irak ont fait assassiner leur complice le plus compromettant. La scène filmée secrètement n'a pu être censurée sur le net.

Il est édifiant de voir un homme sachant mourir.

Voilà deux choses au moins sur lesquelles ses amis comme ses ennemis devront tomber d'accord.

 

 

Le premier janvier

Premier courrier de la nouvelle année

From: ppetiot <ppetiot@xxx.fr> - To: Depetris <jdepetris@silex.fr>

Cc: zazie <zazie@xxx.at>

Date: Mon, 01 Jan 2007 01:25:15 +0100 - Subject: Re: Nouvelles et bonne année.

 

[...]

L'organisation, vivante, n'est pas un mince problème. C'est même LE problème. Tout à l'heure sur ARTE, des lionnes tentaient de chasser des buffles — qui ne se laissaient pas faire — et l'on voyait très bien que leur principal problème était d'avoir toutes ensemble du cœur à l'ouvrage. Les buffles avaient le même problème d'ailleurs...

J'ai vu qu'ils pourchassaient les hyènes, mais ils se contentaient de faire face aux lionnes, sans les poursuivre. J'ai mis un peu de temps à comprendre la raison. Un buffle ne risque rien devant une hyène (devant une meute, ce serait différent) et donc, il peut se permettre de faire face seul.

En revanche, devant une lionne (des lionnes) il ne peut faire face qu'en comptant sur l'appui des autres buffles, ce qui fait qu'il ne s'éloigne pas du troupeau. Il sait que s'il est en difficulté, les autres viendront l'aider (comme je l'ai vu à plusieurs reprises, les buffles ne laissent un copain buffle seul face aux lionnes que quand ils voient que le copain est trop gravement blessé (et même, là, ils insistent parfois alors que tout espoir est clairement perdu).

 

En fait, les lionnes ne peuvent chasser qu'à la périphérie du troupeau de buffles. Elles ne chassent pas d'ailleurs, elles chapardent.

Il est tout à fait impossible, même à 10 lionnes fortement enthousiastes, courageuses et coordonnées, d'attaquer un membre quelconque du troupeau. En fait, elles guettent l'erreur du troupeau, le moment d'indécision collective qui leur permettra d'isoler un court instant un individu hors de la protection très très efficace des cornes des autres. Juste assez pour que les buffles du troupeau jugent qu'il est trop blessé pour que cela vaille la peine de le défendre.

Tout le jeu des lionnes et des buffles repose sur l'équilibre de leurs capacités d'organisation. Il suffirait que les buffles soient un tout petit peu plus efficacement organisés pour que les lionnes crèvent de faim.

Il suffirait que les lionnes aient un peu plus de cœur à l'ouvrage collectif et soient un peu plus organisées pour qu'elles soient presque certaines de manger du buffle chaque jour — ce qui n'est pas franchement le cas.

 

Encore une fois, ce qui fait la différence chez les animaux comme chez les hommes, c'est la capacité d'opérer ensemble. Tant que les évangélistes ou de manière plus générale les religieux fanatiques seront plus efficaces dans l'œuvre collective que les alter-mondialistes (et c'est actuellement le cas) le monde sera mené par des Bush ou d'autres abrutis.

Parfois, et cela se voyait clairement avec les lionnes, ce qui manque, c'est juste un peu de cœur à l'ouvrage. Les lionnes chassent en groupe de toutes manières, mais... Si elles sont démoralisées, le groupe ne marche pas, bien que les tactiques de chasse soient connues de toutes.

[...]

 

Le premier courriel de l'année m'a été envoyé par Pierre Petiot. Celui-ci excelle dans ce genre d'écrits.

J'ai décidé d'en faire la matière du premier travail de l'année pour mes étudiants. Je leur demande de le versifier sur le modèle des fables de La Fontaine, dont je leur donne l'URL sur le site de la Fondation Gutenberg.

Le wiki que j'ai installé sur le site de l'Université de Bolgobol a fini par devenir notre principale salle de classe, dans laquelle nous travaillons plus vite et plus efficacement que dans nulle autre.

 

 

Le 2 janvier

À propos de cache-cache

Plusieurs de mes amis m'entraînent en ce moment dans des projets secrets, ou du moins discrets, disons qu'ils souhaitent garder un certain temps confidentiels. Naturellement, je ne peux rien en dire, mais j'en tire l'observation qu'on tient en principe caché jusqu'au dernier moment, ce qu'on cherche finalement à rendre public.

Cette contrainte me place un peu en porte-à-faux. Je n'aime pas tenir séparés l'action, l'énoncé et la pensée. Certes, je ne suis pas partisan de tout dire, mais il y a bien d'autres solutions alors que de tout taire.

Je suppose qu'on gagnerait beaucoup si l'on rompait avec ces vieilles habitudes qui datent de l'ère Gutenberg. Il me semble aujourd'hui que c'est une certaine transparence qui protège le mieux de tout regard indiscret. Pourquoi ? Parce que la surveillance justement doit filtrer et classer ses informations pour qu'elles lui soient utiles. Un flot de données brutes la submerge très vite.

 

C'est de toute évidence la limite du projet de pénitencier panoptique de Bentham, l'un des premiers théoriciens du Libéralisme. « Cette maison de pénitence serait appelée panoptique, pour exprimer d'un seul mot son avantage essentiel, la faculté de voir d'un coup d'œil tout ce qui s'y passe », écrivait-il dans Panoptique (page.13).

En 1798, ceci présageait déjà l'ouvrage de Georges Orwell, 1984, et plus encore le rêve panoptique d'un État Total que poursuit le Patriot Act (Provide Appropriate Tools Required to Intercept and Obstruct Terrorism), mis en place par la Chambre des Représentants après le 11 septembre 2001 aux USA. Cette loi donne au FBI le droit d'installer un logiciel de surveillance chez les fournisseurs d'accès, ou les fournisseurs de noms de domaine. Appelé Carnivore, ce programme permet aux autorités américaines d'épier les messages électroniques et de suivre les traces des internautes suspectés d'entretenir des contacts avec une puissance étrangère.

 

Toute la force du projet panoptique tient au « sentiment d'omniscience invisible » qu'il fait éprouver aux détenus du fait que leurs surveillants peuvent en principe tout voir sans être vus. Les prisonniers se conduisent alors comme s'ils étaient espionnés en permanence, même quand ils ne le sont pas. Les gardiens réels reçoivent ainsi l'aide essentielle de gardiens imaginaires, bien plus efficaces.

Cette force est justement ce qui fait sa faiblesse. L'efficacité des gardiens imaginaires cesse à partir du moment où les détenus commencent à comprendre que celle des surveillants réels leur est bien inférieure, et pour tout dire nulle.

S'ils cessent tous de se conduire comme s'ils étaient surveillés, quand bien même seraient-ils vus, qui pourraient les empêcher d'agir ? Des gardiens fantômes ?

 

Peut-être le voile si érotique de Ziddhâ a-t-il joué un rôle dans cette idée qui m'est venue là.

 

 

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