Cahier II
Premier passage À Bolgobol
Le 20 septembre
De la province de Teuduch, de Gog et Magog, et de la ville des Cianiganiens
En sortant de la province d'Égrigaia et allant vers l'orient, le chemin conduit à la province de Teuduch, qui contient beaucoup de villes et de châteaux, et où ce grand roi, renommé par toute la terre sous le nom vulgaire de Prêtre-Jean, faisait autrefois sa résidence ; mais à présent cette province paye tribut au Grand Khan ; elle a un roi qui est de la race du grand Prêtre-Jean.
Au reste, tous les Grands Khans, depuis la mort de celui qui fut tué dans le combat qu'il donna contre Cinchis, ont toujours donné leurs filles en mariage à ces rois-là. Et quoiqu'il y ait dans le pays quelques idolâtres et quelques mahométans, cependant la plus grande partie des habitants de la province sont chrétiens, et les chrétiens tiennent le premier rang dans la province, surtout parmi une certaine nation nommée Argon, qui surpasse les autres peuples en capacité et en excellence. Il y a aussi deux cantons nommés Gog et Magog.
Journal de voyage de Marco Polo, Cahier I, Troisième partie, LXIV.
Je continue à lire le journal de Marco Polo dans le train qui me conduit à Bolgobol. Je l'ai
imprimé sur l'encyclopédie en ligne de l'Agora.
(
http://agora.qc.ca/encyclopedie/recherche.nsf/Recherche/)
Ce n'est pas la première fois que j'entends parler de ce Prêtre Jean, ce roi chrétien plus ou moins mythique avec lequel le Saint Empire d'Occident rêvait de faire la jonction contre les infidèles. Marco Polo en parle plus abondamment dans les chapitres antérieurs, et dit qu'il s'appelait en réalité Uncham et était un Tatar nestorien.
Je découvre dans son journal d'autres détails intéressants sur les mœurs de la région au quatorzième siècle. « Quand les hommes veulent se marier, ils cherchent plutôt la beauté que la noblesse ou la richesse ; d'où il arrive souvent qu'un grand seigneur épousera une pauvre fille, mais qui sera belle... » s'étonne notre auteur.
Il note également ceci un peu plus haut : « Les habitants de ce pays-là révèrent Mahomet, et sont fort adonnés aux arts et au trafic ; ils ont de la soie en abondance, de même que toutes les choses nécessaires à la vie. C'est une coutume dans cette province que quand un homme marié est obligé pour quelque affaire d'aller en voyage et qu'il demeure vingt jours dehors, il est permis à la femme de prendre un autre mari, et le mari peut à son retour épouser une autre femme, sans que cela fasse aucune difficulté. »
Et encore, du royaume de Taican : « Passé ces montagnes, et allant entre l'orient et le septentrion, après avoir fait trois journées, vous arrivez à une ville nommée Kechem. Tous les habitants de ce pays sont mahométans ; ils boivent cependant du vin, car le terroir en fournit en abondance aussi bien que du froment et toutes sortes de fruits. Leur principale occupation est de vider les pots et les verres tout le jour ; leur vin est bien cuit et excellent ; mais les gens sont très méchants et bons chasseurs, car le pays est abondant en bêtes sauvages. Les hommes et les femmes vont la tête nue, excepté que les hommes se ceignent le front d'une espèce de bandelette, longue de dix paumes. »
J'ai lu aussi un peu plus loin une description très intéressante des communautés bouddhistes, et qui m'aide à comprendre comment l'Islam a fini par si bien triompher :
De quelques moines idolâtres.
« On trouve en ce pays-là plusieurs moines dévoués au service des idoles ; ils ont un grand monastère de la grandeur à peu près d'un village, contenant environ deux mille moines, qui vivent au service des idoles, étant habillés et rasés d'une manière différente des autres. Car ils se rasent la tête et la barbe et portent un habit religieux ; leur occupation est de chanter, ou plutôt de beugler, aux fêtes des idoles ; ils allument plusieurs cierges dans le temple et font plusieurs autres cérémonies ridicules et extravagantes. Il y a en d'autres endroits d'autres moines idolâtres, dont quelques-uns ont plusieurs femmes ; d'autres gardent le célibat à l'honneur de leurs dieux et mènent une vie austère, car ils ne mangent rien que du son bouilli dans l'eau. Ils sont aussi vêtus de bure de couleur obscure ; ils couchent sur des planchers fort froids. Cependant les autres moines, qui mènent une vie plus relâchée, regardent comme hérétiques ceux qui mènent une vie si austère, disant qu'ils n'honorent point Dieu comme il faut. » (LXVI)
Je retrouve Manzi à la gare de Bolgobol
La ville de Bolgobol, accrochée au flanc de sa vallée, est toujours telle que je l'ai découverte ces printemps, si ce n'est que des taches de roux commencent à s'étendre dans les bois alentour. Je les croyais peuplés seulement de conifères.
Les gens de la région vous serrent dans leur bras comme s'ils avaient cru ne plus jamais vous revoir, si vous vous absentez plus d'une semaine. Manzi n'a pas manqué à la coutume après un an que j'ai passé à Marseille. « Il semble que tu aies fait une excellente impression sur Daria, me dit-il. Je n'ai pourtant fait que la contredire. Mais tu sais si bien le faire, plaisante-t-il. »
En réalité, je n'ai pas vraiment de goût pour les querelles d'idées. Il m'est trop souvent arrivé d'entendre des énoncés éclairants et rigoureux qui ne donnaient rien à la pratique, quand des idées débiles marchaient et ouvraient des routes inattendues.
Naturellement, quand une idée débile se révèle malgré tout fructueuse, comme les stupides calculs astrologiques de Copernic par exemple, on finit toujours par l'affiner. Et lorsqu'un jour nouveau sur un sujet ne prend pas de forme pratique, c'est qu'on n'a pas encore trouvé comment s'y prendre. Il n'y a rien en tout cela qui justifie de camper sur des positions. Au contraire, on doit être mobile.
C'est de quoi nous avons parlé en nous dirigeant vers le restaurant de la gare. Manzi n'a pas changé sa veste de cuir élimée.
Au restaurant de la gare
Je dépends directement de l'Université de Bolgobol, même quand je serai à Tangaar. C'est ce que m'apprend Manzi. Il fait aussi des démarches pour que j'obtienne une bourse de recherche.
Je ne parviens pas à bien comprendre mon statut. Si je suis sorti de l'université il y a trente ans, ce n'est pas pour y retourner aujourd'hui. « Tu accordes trop d'importance à ces formalités, » me répond-il distraitement.
Nous dînons au restaurant de la gare. La nuit finit de tomber et produit des effets de lumière intéressants avec l'éclairage des voies, le cours de la rivière Ardor et les reflets des vitres.
Manzi continue : « On ne te demande que d'enseigner le français à ceux qui veulent l'apprendre. Tu sais comme moi que cela demande des qualités personnelles si nombreuses, et fait appel à des disciplines si diverses, qu'on ne saurait en faire l'exhaustion. En fait, nul ne sait comment on doit s'y prendre. Toute la littérature qui prolifère sur ces questions montre à l'évidence que rien de bien consistant n'en ressort. »
Nous sommes au pied de la falaise que surplombent les fortifications. Nous ne les voyons pas d'ici. Dans le prolongement de la vallée, au sud, le ciel est encore bleu sombre. On ne distingue plus que lui derrière la vitre, et l'éclat orange des lampes au sodium, dans le restaurant fortement éclairé.
Bien que Manzi m'ait toujours prouvé que je pouvais lui accorder ma confiance, son discours commence à m'inquiéter : « Tu n'es pas en train de me dire que l'Université de Bolgobol veut faire main basse sur mes travaux ? Je ne suis disposé à céder aucun droit. »
Manzi éclate de rire. « Tu as peur que je t'entraîne dans le marché du savoir patenté, certifié national et privatisable ? Mais les universités du Marmat ne sont pas cotées à cette bourse. Les diplômes obtenus ici ne sont même pas reconnus dans la plupart des pays du monde. Avec un doctorat de l'Université de Bolgobol je trouverais à peine une place de laveur de vitres en France, si seulement on me laisse entrer. »
Il ne fait pas encore très froid à Bolgobol, malgré l'altitude et l'heure tardive. La nuit complètement tombée maintenant, l'air paraît même se réchauffer un peu. Manzi m'a déjà dit qu'il faisait très chaud en milieu de journée.
« Ce n'est pas pour rien, continue-t-il, que je trouve perpétuellement dans ma boîte aux lettres des courriels d'universités américaines qui m'offrent des diplômes contre des sommes prohibitives, comme la clé d'accès à un meilleur job et un meilleur salaire. »
« Toi aussi ? m'étonné-je. Tu croyais être le seul ? me renvoie-t-il. C'est une affaire doublement intéressante pour elles. Même si le prix très élevé reste inférieur à ce que rapporterait le cursus complet d'un étudiant, ce diplôme ne leur coûte aucun frais. D'autre part, ils multiplient ainsi de par le monde le nombre de leurs diplômés, parmi des gens qui, savants ou non, se sont quand même montrés capables de disposer de telles sommes, et dont personne ne viendra donc contrôler les connaissances, bref, ce qu'on appelle des élites. »
« Sans frais, elles font entrer de l'argent et valorisent encore leur côte sur le marché du savoir. Elles peuvent alors inviter à travailler chez elles les chercheurs les plus renommés qui ont été formés par d'autres, et accroître encore leurs tarifs. Voilà ce qu'est devenue la recherche universitaire mondiale : la valorisation de prétendues élites qui la valorisent à leur tour. Rassure-toi, ce n'est pas à ce jeu que je t'entraînerai, quand bien même je le voudrais. »
En fait, il n'y a pas de diplôme d'État au Marmat, pas de Recherche Nationale, aucun ministère de tutelle... seulement la remise de sabre à laquelle je suis convié demain.
Manzi m'invite chez lui. Il est seul en ce moment. Douha, sa femme, est avec leurs enfants à Bin Al Azar.
Le 21 septembre
La remise du sabre
Cette nuit d'équinoxe était sans lune. Le ciel était encore complètement noir à mon réveil. Loin de la nébulosité de la mer d'Argod, je n'avais plus vu depuis longtemps scintiller tant d'étoiles dans un ciel sec et glacé. J'ai laissé un mot à Manzi qui dormait encore. J'ai pris mon manteau et j'ai marché jusqu'à la buvette du parc Ibn Rochd qui était en train d'ouvrir, et j'y ai déjeuné.
Je savais déjà que tout ici est occasion de remise de sabre. Je ne pouvais m'empêcher d'imaginer quelque cérémonie d'adoubement, rituel d'initiation, protocole académique. « Comment dois-je m'habiller ? Ai-je demandé à Manzi qui m'avait rejoint. Dois-je préparer quelque chose ? »
Nous sommes repassés chez lui en rentrant pour laisser nos manteaux qui n'étaient plus nécessaires.
Le doyen de l'académie m'a simplement remis mon sabre sans plus de cérémonie. La salle était grande et contenait une bonne trentaine de personnes. Il y avait des assiettes garnies sur une table basse de bois massif. L'assistance était assise sur des tapis, ou debout, bavardant en petits groupes. Personne ne parut me prêter attention quand nous sommes entrés.
Manzi est allé immédiatement me présenter au doyen, un vieil homme à la barbiche grise et aux fines moustaches tombantes, qui participait à une conversation animée avec trois autres personnes plus jeunes.
« Glad to see you, young man, m'a-t-il dit sans façon en me tapotant l'épaule. Come, I've got something for you. »
Malgré sa peau tannée et ses yeux bridés, son chapeau mongol et ses lunettes rondes m'ont fait penser à un professeur Tournesol. Il m'a tendu un sabre enveloppé d'un manchon de soie rouge sombre et, en s'adressant à moi sur un ton plus confidentiel, un chèque : « Nous avons pensé que tu en aurais peut-être besoin tout de suite pour t'installer. »
J'ai sorti l'arme du sac, puis ai tiré la lame de son fourreau damassé d'une soie rouge plus sombre encore. « Tu aimes les armes » m'a-t-il dit d'un ton entre la question et l'observation. « Elle est magnifique » ai-je répondu sans détourner les yeux. Il y avait, gravé sur la lame le soleil à face humaine qui me sert de blason, et inscrite autour comme une devise, une citation de moi : Si la réalité te semble dure, deviens plus réel.
Quelques personnes de l'assistance s'étaient entre temps approchées de nous, et vinrent me saluer.
La salle est dans une vieille demeure à l'extérieur de l'université. On passe un porche et traverse un jardin. On monte un escalier jusqu'à un étroit balcon à l'étage. Et l'on se déchausse pour entrer dans la grande salle couverte de tapis jusque sur les murs de pierres crues.
Nous y sommes bien restés trois heures, tant que tous ne m'ont pas été présentés ou ne se sont présentés eux-mêmes, et que nous ne nous sommes pas tous échangés nos noms et nos adresses. Pourquoi était-ce ceux-là, et pas d'autres qui étaient présents ? C'est ce que j'ai oublié de demander et que j'apprendrai bien en son temps.
Le 22 septembre
Mes étudiants sont presque tous des mathématiciens
Mes étudiants à Bolgobol sont presque tous des mathématiciens. N'est-ce pas curieux ?
Curieux ? S'étonne Manzi. Gallois, Fourrier, Poincaré... ces noms ne te disent-ils rien ?
Le 23 septembre
Gare de Bolgobol
Pourquoi des gens apprennent-ils le français ? Pour aller en France ? Ou souhaitent-ils aller en France pour apprendre le français ? La France est-elle encore le meilleur endroit sur terre pour cela ?
Ce n'est pas comme l'anglais, qui est devenu une véritable langue mondiale, celle des sciences, des mathématiques et des techniques, celle du commerce et du droit international. Même en France, on est à peu près sûr de se faire comprendre un peu partout en anglais. Alors pourquoi apprendre le français ?
Dans la plupart des pays en principe francophones, on parle aujourd'hui mieux l'anglais que le français.
Comment ai-je moi-même été attiré par des langues étrangères ? Par leur littérature, bien sûr. J'ai commencé par lire des traductions, puis à me référer au texte là où elles étaient problématiques.
Moi, peut-être, mais les autres ? Qu'importe les autres ? On n'est pas dans leur peau. Comment des langues se sont-elles répandues ? Par la conquête ? Les Mongols furent les plus grands conquérants, et qui parle le mongol ? Qui seulement le parlait dans l'empire à son apogée ? On y parlait l'arabe, le chinois, le farsi...
Pourquoi parle-t-on si universellement l'anglais aujourd'hui ? Non, ce n'est pas à cause de l'US Air Force. Essayez en peu d'écrire quelques lignes de programmation, un simple petit script, sans connaître un mot d'anglais.
Non, ce n'est même pas à cause de la domination du marché de l'informatique, qui n'en est qu'une conséquence. C'est à cause de Boole, de Babbage, de Türing... Et ce sont les chiffres (sifr), l'algèbre (al gabar) et la chimie (kimiya) qui ont porté la langue arabe, comme leurs noms en témoignent.
Or la langue anglaise a deux sœurs de lait : l'allemand et le français. Elles ont eu comme mère nourricière le latin. Toute la modernité qui est née avec ces trois langues a d'abord été pensée en latin et traduite.
Ensuite, elles se sont éloignées de leur racine commune, mais toujours avec le même souci de se traduire. La même modernité s'est construite avec ces trois langues, et ce qui était dit dans l'une était immédiatement connu par ceux qui lisaient les deux autres, ou rapidement traduit.
Parmi les Européens cultivés, qui ne parlait pas au moins deux de ces trois langues, celles d'empires qui dominaient le monde ? Mais le français n'est plus aujourd'hui la langue d'un tel empire ; elle n'en est même plus le souvenir, et ce n'est pas en s'accrochant à ce passé qu'elle en conservera quelque chose. Elle demeure pourtant toujours, et pour longtemps, une des trois langues de la modernité.
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