Home
Voyages à Bolgobol

ENTRE TANGAAR ET BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris
© 2006

»

PREMIÈRE PARTIE
RETOUR VERS LE MARMAT

Cahier I
À TANGAAR

 

 

 

 

 

Le 11 septembre

Tangaar en septembre

À chacun de mes passages à Tangaar, j'y ai découvert une ville différente. Il y fait encore très doux en septembre. Les vents soufflent continuellement du sud, et la mer d'Argod diffuse la chaleur qu'elle a accumulée.

C'est différent à Bolgobol. Tout est déjà couvert de givre au matin, m'a écrit Ziddâh, et il a neigé dans la vallée de l'Oumrouat au-dessus de deux mille mètres. Je n'y suis pas encore allé.

J'ai trouvé à loger près de la mer, chez une amie de Daria.

 

Il fait encore très chaud à Tangaar. Nous sommes en fait autour du quarante-cinquième parallèle, celui du Languedoc, et au niveau de la mer. Sa situation au centre de l'Asie nous le fait oublier.

C'est de me savoir au cœur du continent, si loin des côtes du Golfe Persique et de l'Océan Indien, qui me donne cette impression d'être bien plus au nord.


l'Asie

 

 

Le 12 septembre

Retour vers le Marmat

Je ne pensais pas revenir de sitôt dans le Marmat, ni pour si longtemps. Manzi m'a proposé un poste à l'Université de Bolgobol, et un autre à celle de Tangaar.

Ce n'est pas sans mal qu'il est parvenu à vaincre toutes mes réticences. « Je te le demande comme un service personnel, m'a-t-il écrit. Je t'assure en retour que c'est un autre service personnel que je te rends : je t'offre un champ d'expérimentation incomparable pour tes propres recherches. » Depuis qu'il me connaît, il a bien compris comment m'appâter.

 

Manzi, la seule personne que je connaissais avant mon premier voyage en 2003, est professeur d'arabe à l'Université de Bolgobol et traducteur. C'est un robuste quadragénaire à la peau mate, aux lèvres épaisses et à la mâchoire carrée qui lui donnent des airs afro-américains, et que contredisent des yeux bridés et un regard à la fois ironique, rêveur et lointain.

C'est un double poste d'enseignant de français qu'il me propose. Pourquoi moi ? Me suis-je demandé avant même de l'interroger davantage. Il ne manque pas de véritables enseignants de français, et dont quelques-uns ont peut-être l'atout supplémentaire de connaître le palanzi, langue parlée par tous à Bolgobol comme à Tangaar.

« À cause de tes travaux, bien sûr, m'a répondu Manzi. On a besoin d'un bon francophone qui ait une connaissance intime des lettres, et les pratique. On apprécie aussi ta pénétration des langues naturelles et de toutes les autres formes de langage. Ton essai, Remarques provisoires sur le numérique ( jdepetris.free.fr/load/pc_fe/numerique/num_tab.html), que j'ai moi-même traduit, a fait tomber ici toutes les réticences. »

Mais les miennes étaient nombreuses. La plus grande était encore le climat. Sans doute profite-t-on l'été dans les montagnes du Marmat d'une agréable fraîcheur, mais je redoute les hivers continentaux de Bolgobol.

 

 

Le 13 septembre

Daria

Daria parle très bien le français, comme si c'était sa langue maternelle. C'est pourtant insuffisant pour que ne la trahissent pas à l'écrit quelques tournures étranges. Elle est responsable de l'enseignement des langues à l'Université de Tangaar, et elle est très consciente de la nécessité de faire appel à des étrangers totalement habités par la leur.

 

« Manzi est très persuasif, m'a-t-elle écrit en juillet. Il m'a convaincue de vous inviter, en quelque sorte pour défendre ses propres positions dans mon département. »

« Ne vous méprenez pas : je l'estime beaucoup et je ne suis pas sans sympathie pour son anticonformisme, mais nos points-de-vue divergent à plusieurs titres, à commencer pour sa défense intransigeante de la langue classique. Ne concevez-vous pas qu'il est naturel que les langues évoluent dans le temps, et qu'il n'appartient pas aux grammairiens, aux enseignants et aux linguistes de dire quoi elles doivent être, mais à tous ceux qui les emploient ? Pourquoi devrait-on apprendre une langue littéraire telle qu'elle s'écrivait il y a des siècles et dont nul ne sait plus seulement comment elle se prononçait ? »

 

Je ne pense pas être discourtois en reproduisant sa lettre sans retouche. Mon propre correcteur grammatical n'a d'ailleurs même pas réagi au « quoi » de l'avant-dernière phrase. Ce fut là notre premier échange, dont voici ma réponse :

 

Salut Daria,

Je te propose de passer tout de suite au tutoiement, et surtout de considérer ce que je dis comme une amicale confrontation de points-de-vue.

Prétendre que ce n'est pas au professeur de décider de la langue qu'il enseigne me fait penser à une histoire belge : — Quel beau bébé vous avez ! Comment s'appelle-t-il ? — Il ne nous l'a pas dit. Il ne parle pas encore.

Nous parlons les langues telles qu'on nous les apprend.

L'objectivité que tu revendiques revient à prendre parti pour une langue basique, bureaucratique et journalistique qui n'est pas plus spontanée ni naturelle. Elle manque seulement de puissance, de rigueur et d'intuitivité.

À supposer que tu sois convaincue du contraire, il te faudrait encore m'expliquer comment tu imaginerais étudier les littératures.

 

 

Le 14 septembre

Tangaar, perle grise

C'est la couleur qui m'a le plus frappé cette année à Tangaar : grise et lumineuse.

Le mot gris n'est pas commode à employer. Il est trompeur. Des couches de connotations noient sa réelle dénotation.

Le gris serait-il la perte des couleurs ? Que non ! Comment fait-on du gris ? En les mélangeant toutes. C'est ce que fait notre imprimante.

Non, le gris n'est pas du noir pâle, c'est plutôt comme un blanc éclatant. En mêlant les couleurs d'une palette, on obtient un gris dont toutes les autres semblent jaillir.

Oui, c'est la première impression que j'ai eue cette année à Tangaar : un gris éclatant.

 

 

 

Le 16 septembre

Ma première rencontre avec Daria

Ce n'est pas parce que je ne partage pas tous les points-de-vue de Daria que je ne l'apprécierais pas. Elle m'a accueilli très cordialement à mon arrivée la semaine dernière, comme si nous avions depuis longtemps déjà travaillé ensemble.

Je la croyais moins jeune. Du moins le paraît-elle. Elle ne pensait pas non plus que j'étais si vieux. C'est ce qu'elle m'a avoué sans ambages.

 

Elle est tout de blanc vêtue, avec un large pantalon de lin serré aux chevilles, et une tunique brodée, aux manches largement évasées aux poignets. Elle est chaussée de sandales indiennes de cuir. Son foulard ne laisse paraître que son visage. Ses traits fins, son nez légèrement aquilin et ses fortes mâchoires lui donnent un air à la fois rêveur et énergique. Son teint est légèrement bistre et ses yeux à peine bridés. Ils sont d'un bleu presque gris, parfaitement assorti aux tons de la ville en cette saison.

Elle a trouvé à me loger chez une ancienne élève qui me sous-loue son appartement. Apparemment, elle y vit très peu.

 

Majda

Son ancienne élève est très différente de Daria. Elle a quelque chose des antiques peintures crétoises ou mycéniennes. Elle a des yeux et de longs cheveux très noirs. Elle s'habille près du corps et à l'européenne. Elle est grande et svelte.

Elle affiche cependant une timidité maladive. Elle détourne les yeux en rougissant à la moindre parole échangée. Elle n'en prononce d'ailleurs que pour répondre quand on lui parle.

Elle s'appelle Majda (prononcer Majeda, en trois syllabes).

 

 

 

Le 17 septembre

Toujours chez Majda

La mer est juste sous la fenêtre. Elle bat mollement les rochers deux ou trois mètres plus bas.

La maison de Majda est un peu comme celle que j'habite à Marseille : un taudis de rêve, dans ce quartier excentré et pauvre, presque un bidonville, entre la mer et la gare de triage. Elle est une des rares qui soit construite en pierre.

 

En vue de la rentrée

Comme il se doit, je suis venu bien en avance pour préparer la rentrée. Peut-être quelque chose m'échappe-t-il, mais je ne perçois pas bien ce que je prépare exactement. Je suis plutôt absorbé par la lecture du journal de voyage de Marco Polo, passé il y a sept siècles un peu plus au sud.

Le département de linguistique de l'université de Tangaar dispose de nombreuses ressources que je ne manque pas de consulter. J'en trouve plus encore sur l'internet. J'en trouve tant que je ne pourrais jamais seulement en parcourir tous les liens. Les universités des USA sont particulièrement généreuses en documents libres d'accès pour l'apprentissage du français langue étrangère.

À Tangaar, l'université n'est pas comme partout ailleurs un grand ensemble de bâtiments modernes. Elle est éparpillée dans des immeubles les plus divers. Rien que pour le département des langues étrangères, on compte au moins une douzaine d'adresses.

Il y a de l'université partout dans la ville, même où l'on s'y attendrait le moins.

 

 

Le 18 septembre

Chez Majda

La chatte regarde le mur, comme d'autres la télé, très longtemps.

 

 

Le 19 septembre

Mon appartement

Mon appartement est complètement indépendant de celui de Majda. Seule la cuisine et les toilettes sont communes.

Ce n'est qu'une grande pièce avec une alcôve, et les toilettes se résument à un cabinet turc qui se transforme en douche en rabattant un croisillon de bois. La cuisine où nous nous rencontrons souvent est spacieuse. Dans ma pièce, la peinture est agréablement défraîchie, et l'on peut laisser courir son imagination sur les taches du mur, où elle ne tarde pas à dessiner des paysages magnifiques.

Je me suis procuré un fusil à harpon. L'eau est poissonneuse sous la fenêtre. Je pourrais aussi bien y installer une ligne quand il fera plus froid. Les poissons ont été un prétexte pour inviter plusieurs fois Majda à manger avec moi dans la cuisine, et une occasion d'échanger quelques recettes.

Elle ne se départit pas de sa réserve. Bien que je l'aie invitée plusieurs fois à me tutoyer, elle revient irrésistiblement au vous. Pourtant elle tutoie Daria, ce qui est la coutume à l'université.

Naturellement, nous parlons en français. Elle m'encourage à la corriger aussi souvent qu'il est possible.

 

Notes de lecture

J'ai cherché à me renseigner sur la formation des enseignants de français aux étrangers telle qu'elle est dispensée en France : master de FLE par télé-enseignement. C'est plutôt consternant. On n'y trouve aucune ressource accessible, même pas des articles ou autres travaux des enseignants qui demeurent de parfaits inconnus. On doit s'acquitter de droits d'inscription en justifiant d'un niveau, et l'on reçoit la documentation au fil de l'année.

Il y a là tous les couverts de l'escroquerie ordinaire, où l'on paye avant de voir ce qu'on achète, et où aucune close ne garantit le remboursement si l'on n'est pas satisfait. On se contente d'un diplôme universellement reconnu, garanti par l'Université et l'État.

J'ai lu le programme : apparemment, aucune unité de valeur n'enseigne ce que j'ignore et voudrais savoir. De toute façon, en deux ans, le programme est bien trop chargé pour offrir autre chose qu'un survol des différentes disciplines linguistiques, des diverses théories, et d'une culture littéraire du français.

Au fond, il est logique que les meilleurs sites pour apprendre le français à des étrangers soient justement étrangers, et les ouvrages aussi.

 

Majda se révèle ma ressource la plus précieuse

Finalement, Majda, entre deux recettes de poisson, se révèle ma ressource la plus précieuse. Je découvre comment elle a surmonté les difficultés, les obstacles sur lesquels elle bute encore.

« Vous me donnez des cours gratuitement, me dit-elle les yeux baissés en rosissant. Je suis honteuse de vous faire payer un loyer. Et en plus vous ramenez du poisson. »

« Mais tu m'enseigne aussi, Majda, ce que tu me dis m'est précieux et j'en fais mon parti. »

Ceci dit, je vois bien que je l'aide à progresser. Les poissons que je ramène constituent aussi une substantielle économie pour elle et moi. Je lui propose donc de faire le ménage de ma chambre une fois par semaine.

 

Majda n'a finalement jamais appris le système phonologique du français. Il semble d'ailleurs que la plupart des universités ne s'en soucient pas, se contentant d'apprendre vaguement à prononcer les phonèmes d'une langue écrite. C'est pourtant le code génétique d'une langue, sa clé. Je lui parle des travaux de Boas, de Sapir, et même d'Al Farabi.

« Vous êtes très savant, » conclut-elle.

J'éclate de rire. « Si tu veux devenir savante toi aussi, voilà comment tu dois t'y prendre : Chaque fois que tu ouvres un livre, plutôt que perdre ton temps à le lire, recherche dans les notes et la bibliographie où son auteur a puisé ses connaissances. Remonte ainsi de livre en livre tant que c'est nécessaire. »

« Jusqu'où ? » m'interroge-t-elle avec autant de candeur que de pertinence. « Jusqu'au monde réel. C'est là que les vrais savants trouvent leurs connaissances, qu'ils découvrent ce que tu aurais pu rencontrer tous les jours sans le voir. En te le montrant, ils te feront immédiatement leur égale. »

 

 

»