Cahier II
À Dargo Pal
Le 23 avril
Iskanda wa’l
Aryyâ
« Âna
Iskanda Wa’l Aryyâ. » La voix est belle, et je
quitte lentement des yeux l’écran de mon Powerbook pour
les tourner dans sa direction, tout en essayant d’interpréter
cette suite de phonèmes.
Mes yeux en
rencontrent deux autres, à peine discernables dans l’ombre
d’un ample foulard noir rabattu sur le visage.
« Je
suis Iskanda Wa’l Aryyâ. »
— Glad
to see you Iskanda, I’m Jean-Pierre, dis-je en tendant la main
après l’avoir rapidement portée à mon
cœur, ma bouche et mon front. Toute vêtue de noir, la
silhouette a tiré la chaise d’une main svelte et s’est
assise en face de moi en me gratifiant d’un large sourire.
Je ne sais comment
je peux le percevoir alors que je distingue à peine le regard.
Je ne sais non plus comment je vois qu’Iskanda est belle. Le
timbre de sa voix, son regard, donnent à son corps voilé
de noir une présence troublante.
J’étais
loin de me douter qu’Iskanda était une femme. L’internet
réserve souvent de telles surprises quand on ne place pas de
photos sur son site, surtout avec la langue anglaise qui est
laconique sur le sexe du locuteur.
— Ma
photo avec un voile ? Répond-elle à ma remarque en
plaisantant. — Au moins les yeux, ajouté-je avec un
sourire.
Nous nous sommes
rencontrés à l’hôtel où est l’arrêt
des cars et où j’ai pris une chambre. Depuis hier, j’ai
utilisé plusieurs fois l’extraordinaire funiculaire
jusqu’à la citadelle, et me suis arrêté à
différentes stations pour visiter la ville. Il m’attire
comme un enfant.
Dargo Pal et le
moine Gandyya
Jusqu’au
huitième siècle, Dargo Pal n’était qu’un
village, un tout petit village en pied de pente, bien au dessous de
la falaise. Au milieu de celle-ci était une grotte. C’est
là que s’installa le moine Gandyya.
Les peuples
tasgards et asgods étaient des communautés guerrières
sédentarisées dans les régions montagneuses au
cœur du continent, à l’époque où le
Bouddhisme se répandit très haut vers le Nord au-dessus
de l’Inde, et s’insinua entre les peuples mongols et
l’empire Tsin. Ils furent ensuite fortement marqués par
l’influence de l’empire d’Alexandre (Iskandel)
auquel succéda l’empire scythique des Shaka, dont ils
occupaient, au nord, une zone tampon avec les peuples de la steppe.
Cette situation
géographique permit à la région d’échapper
aux invasions, participant pourtant à toutes en fournissant de
forts contingents de guerriers, plus ou moins mercenaires, plus ou
moins francs-tireurs. Cette même situation en marge des grandes
civilisations et de leurs routes commerciales, associée au
relief qui rend son accès difficile, et à son absence
de richesse naturelle, en fit une zone de refuge privilégiée.
Chaque époque connut ses migrations de savants, d’ingénieurs,
de mystiques, de poètes, d’architectes ou de
réformateurs. Gandyya était l’un de ceux-là.
Avant de s’appeler
Gandyya, il était un docker du Qatar. Il éleva ses huit
enfants dans la voie du Prophète jusqu’à ce que
son aîné fut devenu un homme. Il avait cru longtemps que
cette voie se résumait à la pureté du cœur
et la droiture des actes. Ses lectures et sa fréquentation des
Soufis le conduisirent à penser autrement.
« Le
Livre est le monde lui-même, » aurait-il dit à
ses fils, « et le Trône Divin est le corps de
l’homme du berceau à sa tombe. »
« C’est
donc dans la main de l’homme que Dieu, glorifié soit-Il,
tient le calame. »
Comment Hammad
Bin Sihr devint Gandyya
Hammad Bin Sihr,
avant de s’appeler Gandyya, partit donc vers l’Asie,
comme l’y incitaient les paroles avérées du
Prophète : Allez chercher la science jusqu’en
Chine
.
Il n’alla
pas si loin. Il s’arrêta à Alexandrie Eskartê,
devenue Khodjent, puis Leninabad au siècle dernier après
la révolution soviétique, ville fondée par
Alexandre sur la route de la soie, au Tadjikistan actuel, sur les
rives du fleuve Loxarte, le Syr Daria d’aujourd’hui.
Alexandre le Grand a donné son nom à plus d’une
demi-douzaine de villes de la Méditerranée à
l’Asie Centrale.
Hammad Bin Sihr
s’initia au Bouddhisme et devint bonze sous le nom de Gandyya,
sans renoncer à sa foi musulmane — ce que personne
ne lui demanda.
Gandyya reçut
l’illumination par deux fois. Il la reçut d’abord
du maître Gandodouya. « Maître, dis-moi ce
qu’est le Bouddha, » lui avait-il demandé.
« C’est Dionysos qui vient te demander du vin, »
répondit le maître.
Plus tard, il
rencontra le maître Bolinda, qui lui demanda comment la lumière
lui fut transmise, et il répéta ces paroles. « De
la bouche de Gandodouya coule l’eau de la vie, dit Bolinda,
mais je me demande ce que tu as pu comprendre. »
« J’ai
compris que tous les hommes avaient en eux la nature de Bouddha, »
répondit Gandyya. « C’est bien ce que je
craignais, dit Bolinda, tu n’es qu’un âne. »
Gandyya n’était
pas homme à se laisser traiter de la sorte. Il tourna les
talons et partit en maugréant. Il connaissait assez ces vieux
moines idiots qui se prennent pour les portiers de la sagesse, comme
il ne connaissait que trop ces oulémas théologiens et
juristes, qui s’entendent à faire croire aux hommes
qu’ils ne portent pas déjà en eux le Dépôt
Divin et la Lumière de l’Éveil. Qu’est-ce
que ce vieux fou croyait qu’il n’avait pas compris ?
Justement, sa
colère tombant, il voyait de moins en moins ce qu’il
aurait pu ne pas comprendre. Il revint donc sur ses pas, toujours
convaincu que Bolinda n’était pas plus malin que lui. Il
se planta en face du vieux moine et lui lança :
« qu’est-ce que le Bouddha ? »
Bolinda se tourna
pour prendre une jarre avec deux gobelets d’argent en disant :
« C’est Dionysos qui vient te demander à
boire. »
« Allah
est grand et généreux, » dit Gandyya en
s’asseyant et en retrouvant l’illumination.
Une partie de la
citadelle est occupée par un musée que j’ai
visité hier après mon arrivée. C’est là
que j’ai appris tout ce que je sais de Gandyya. Nous en avons
reparlé ce matin, Iskanda et moi.
Iskanda
J’ai proposé
à Iskanda de déjeuner dans les hauts quartiers où
j’ai remarqué hier un restaurant d’où la
vue est magnifique, me donnant la nouvelle occasion d’un voyage
en ascenseur.
Je crois bien
qu’il n’en existe plus un seul de semblable dans le
monde. Les deux lourdes nacelles sont en acier riveté. La
cabine se prolonge d’une passerelle qu’une rampe protège
du vide. C’est là que se tient le pilote, droit devant
un volant et un levier à l’aide desquels il vidange le
réservoir, contrôle la poussée et la vitesse de
la roue dentée.
Vu d’en bas,
quand la cabine s’approche, on distingue bien la grosse roue
centrale sur laquelle tout le compartiment repose, et le gros tuyau
courbé par lequel l’eau se vide bruyamment au fond d’un
bassin de pierre dans lequel la machine vient se nicher.
La robustesse du
mécanisme me fait paraître fragile le corps d’Iskanda,
qui ne l’est pourtant pas particulièrement. Le
dispositif, par sa simplicité même, ne laisse rien
craindre. La cabine ne pourrait se décrocher ; la
déclivité, l’engrenage, la possibilité à
tout instant de vidanger, le centre de gravité nettement
déporté derrière le point d’appui de la
roue, laissent, au pire, imaginer l’immobilisation.
Je ne savais pas
qu’Iskanda était une femme. J’ignorais aussi
qu’elle était historienne. Elle travaille ici à
la citadelle, dont une grande partie abrite aujourd’hui des
départements universitaires. C’est ainsi qu’elle a
connu mon ami Manzi, professeur de grammaire à l'université
de Bolgobol, qui m’a mis en contact avec elle. Il l’a
parfois aidée au cours de ses recherches pour traduire des
textes anciens. Il s’est lui-même servi de ses travaux
dans sa thèse qui fait remonter l’étymologie de
Soufisme (Motasaouf) au Sophisme grec.
En effet, les
travaux d’Iskanda tendent à prouver que les idées,
les connaissances et les techniques de l’hellénisme
tardif venaient d’Orient dès le quatrième siècle
avant l’ère chrétienne, avant que le grec ne
devienne, un siècle plus tard dans l’Empire d’Alexandre,
la principale langue intellectuelle. Aussi, si le mot Motasaouf
est d’origine grecque, son contenu, le sophisme, est asiatique,
ainsi que l’épicurisme ou le matérialisme
atomiste de Démocrite.
Les odeurs de
Dargo Pal
Rien de tel que
l’eau et le soleil pour dégager les arômes — ici
il y en a partout — et ceux de la ville sont très
agréables.
On trouve des
fontaines en quantité, ainsi que de petits bassins, et ces
caniveaux creusés au milieu des rues dans des parpaings de
granite. Il y a une odeur de pierre humide. Elle se mêle à
celle des plantes qui poussent dans de petits sarcophages le long des
murs, celle des herbes séchées dont beaucoup de
boutiques font commerce, celle du bois aussi.
Construites sur du
grès, les maisons sont naturellement faites de la même
roche, avec quelquefois des entablements de granite. Les toits sont
en bois recouverts d’ardoises.
Ce bois, du sapin
venu de la forêt sur le versant qui fait face à la
ville, est teinté de noir. Les balcons et les rampes en sont
faits, contrastant fortement sur les façades claires. Les
devantures des magasins sont souvent prolongées de tréteaux
pour compenser la pente des rues, et leur bois, généralement
lavé de bon matin, dégage aussi sous le soleil une
odeur particulière.
Le restaurant
donne sur une terrasse où nous avons mangé. Elle tombe
en à-pic sur la roche qui surmonte de quelques dizaines de
mètres une petite place, puis les toits s’étendent
en pente raide, jusque dans la vallée.
On voit que la
côte en face est moins régulière qu’on
l’aurait cru d’en bas. D’ici l'on domine un plateau
cultivé, avec un village et des champs. Mes jambes deviennent
cotonneuses quand je m’approche trop du parapet.
« Le
vertige d’ici ? » S’étonne
Iskanda. « Il n’y a guère plus de trente
mètres au-dessus de la place. » Ce ne sont pas ces
trente mètres qui me font cet effet, c’est ce paysage
démesuré qui m’assaille de toute part. Je résiste
fort bien au vertige de l’à-pic, mais j’ai un
impérieux besoin d’horizontalité. Donnez-moi un
vis-à-vis, et je ne me soucie plus de ce qui est sous moi.
Conversations sur
la propriété intellectuelle
« La
façon dont on critique ou défend la propriété
des auteurs ou le libre accès au savoir est absconse, »
m’a confié Iskanda. C’est une question qui nous
tient à cœur, elle et moi, ainsi que nos différents
amis.
« Elle
est d’abord absconse, approuvé-je, parce que la
propriété des auteurs n’intervient proprement
qu’après qu’ils s’en soient dépossédés. »
« Pas
du tout, tranche-t-elle. La question n’est pas juridique, et
moins encore économique. Elle est pratique, et je dirais même
technique. »
« Lorsque
je publie une thèse d’histoire, » poursuit
Iskanda Wa’l Aryyâ, après que le patron nous ait
servi le fromage, « c’est afin que d’autres
puissent la lire, profiter de mon travail et me faire profiter du
leur. Bien sûr, pour continuer à travailler, je dois
avoir de quoi vivre. Certes, je suis universitaire, et d’autres
ne le sont pas ; dans tous les cas, la vente de publications ne
résout en rien le financement de la recherche, pas plus
qu’elle ne permet de vivre aux auteurs qui ne sont pas payés
pas l’université. Au contraire, la publication a un
coût, que n’épongent généralement
pas les ventes. C’est pourquoi elle est subventionnée
par tout ce qui, ici et là, tient lieu d'institutions
scientifiques ou littéraires, de fondations diverses ou
d’associations. »
« L’idée
que les auteurs vivraient, ou seulement bénéficieraient,
de la vente de leurs écrits, ne se vérifie que sur le
marché d’une musique horrible, de vidéos
racoleuses, de romans de gare, ou de quelques ouvrages de masse faits
par des hommes publics. Tu ne me diras pas le contraire. À
leur propos, les termes « œuvre de l’esprit »
deviennent quelque peu étranges. »
« Ils
les magnifient jusqu’au grotesque, » approuvé-je.
« Non. »
Tranche-t-elle encore. « La question n’est pas là :
le mot esprit prend seulement un sens étrange. »
Qu’est-ce
que l’esprit ?
La notion d’œuvre
de l’esprit a été conçue en opposition à
celle de « support matériel ». Elle
supposait que l’ouvrage ne se résumait pas à
l’objet physique, feuilles imprimées et reliées,
et qu’il en était autonome.
— Oui,
ajoute Iskanda, comme la musique ne se réduit pas plus à
la partition qu’à son exécution. À ce
compte, des suites de bits s’émancipent de leur support
numérique ; seraient-elles par cela même « œuvres
de l’esprit » ?
— C’est
une question complexe, dis-je en dressant l’oreille.
— Non,
c’est une question simple. La suite des bits ne nous intéresse
pas plus que l’encre et la forme des lettres sur le papier. Ils
sont un support matériel comme un autre, comme le même
livre peut changer de support en étant réédité.
C’est simplement plus rapide. Nous pourrions encoder et
recompiler le même ouvrage autrement, de sorte que la suite des
bits ne soit pas la même, sans que ne soit changé ce
qu’on appelle l’ « œuvre de
l’esprit ». À l’inverse, tes propres
paroles, attribuées à un autre dans un autre contexte
et une autre situation, ne sont plus les mêmes. Sinon, autant
dire que tout est esprit.
— Et
alors ?
« Mon
travail, par exemple, reprend Iskanda, certains savent s’en
servir, à supposer qu’ils en aient l’utilité,
d’autres non. Certains pourront y contribuer, d’autres ne
sauront pas. D’un autre côté, il dépend
d’abord de ma compétence qu’il soit utilisable, ou
que je sois capable d’utiliser le travail d’un tiers. »
« Tu
sais aussi bien que moi que des ouvrages qui ne donnent pas leurs
sources, qui offrent des informations tronquées ou erronées,
ou qui s’attribuent la paternité de travaux qui ne sont
pas les leurs, sont tout simplement de mauvais ouvrages, faits par
des auteurs incompétents et qui seraient bien heureux de faire
autrement s’ils en étaient capables. Ce ne sont pas des
lois, des contrats ou des licences qui le leur apprendront. »
« Alors
la question n’est pas de définir dans quel cadre
juridique on aurait le droit de travailler l’esprit, le
diffuser ou l’échanger, mais comment une telle chose est
possible. »
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