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Voyages à Bolgobol

AUTOUR DE BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris
© 2006

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Cahier II
À Dargo Pal

 

 

 

 

 

Le 23 avril

Iskanda wa’l Aryyâ

« Âna Iskanda Wa’l Aryyâ. » La voix est belle, et je quitte lentement des yeux l’écran de mon Powerbook pour les tourner dans sa direction, tout en essayant d’interpréter cette suite de phonèmes.

Mes yeux en rencontrent deux autres, à peine discernables dans l’ombre d’un ample foulard noir rabattu sur le visage.


« Je suis Iskanda Wa’l Aryyâ. »

— Glad to see you Iskanda, I’m Jean-Pierre, dis-je en tendant la main après l’avoir rapidement portée à mon cœur, ma bouche et mon front. Toute vêtue de noir, la silhouette a tiré la chaise d’une main svelte et s’est assise en face de moi en me gratifiant d’un large sourire.

Je ne sais comment je peux le percevoir alors que je distingue à peine le regard. Je ne sais non plus comment je vois qu’Iskanda est belle. Le timbre de sa voix, son regard, donnent à son corps voilé de noir une présence troublante.

J’étais loin de me douter qu’Iskanda était une femme. L’internet réserve souvent de telles surprises quand on ne place pas de photos sur son site, surtout avec la langue anglaise qui est laconique sur le sexe du locuteur.

— Ma photo avec un voile ? Répond-elle à ma remarque en plaisantant. — Au moins les yeux, ajouté-je avec un sourire.

Nous nous sommes rencontrés à l’hôtel où est l’arrêt des cars et où j’ai pris une chambre. Depuis hier, j’ai utilisé plusieurs fois l’extraordinaire funiculaire jusqu’à la citadelle, et me suis arrêté à différentes stations pour visiter la ville. Il m’attire comme un enfant.


Dargo Pal et le moine Gandyya

Jusqu’au huitième siècle, Dargo Pal n’était qu’un village, un tout petit village en pied de pente, bien au dessous de la falaise. Au milieu de celle-ci était une grotte. C’est là que s’installa le moine Gandyya.

Les peuples tasgards et asgods étaient des communautés guerrières sédentarisées dans les régions montagneuses au cœur du continent, à l’époque où le Bouddhisme se répandit très haut vers le Nord au-dessus de l’Inde, et s’insinua entre les peuples mongols et l’empire Tsin. Ils furent ensuite fortement marqués par l’influence de l’empire d’Alexandre (Iskandel) auquel succéda l’empire scythique des Shaka, dont ils occupaient, au nord, une zone tampon avec les peuples de la steppe.

Cette situation géographique permit à la région d’échapper aux invasions, participant pourtant à toutes en fournissant de forts contingents de guerriers, plus ou moins mercenaires, plus ou moins francs-tireurs. Cette même situation en marge des grandes civilisations et de leurs routes commerciales, associée au relief qui rend son accès difficile, et à son absence de richesse naturelle, en fit une zone de refuge privilégiée. Chaque époque connut ses migrations de savants, d’ingénieurs, de mystiques, de poètes, d’architectes ou de réformateurs. Gandyya était l’un de ceux-là.


Avant de s’appeler Gandyya, il était un docker du Qatar. Il éleva ses huit enfants dans la voie du Prophète jusqu’à ce que son aîné fut devenu un homme. Il avait cru longtemps que cette voie se résumait à la pureté du cœur et la droiture des actes. Ses lectures et sa fréquentation des Soufis le conduisirent à penser autrement.

« Le Livre est le monde lui-même, » aurait-il dit à ses fils, « et le Trône Divin est le corps de l’homme du berceau à sa tombe. »

« C’est donc dans la main de l’homme que Dieu, glorifié soit-Il, tient le calame. »


Comment Hammad Bin Sihr devint Gandyya

Hammad Bin Sihr, avant de s’appeler Gandyya, partit donc vers l’Asie, comme l’y incitaient les paroles avérées du Prophète : Allez chercher la science jusqu’en Chine .

Il n’alla pas si loin. Il s’arrêta à Alexandrie Eskartê, devenue Khodjent, puis Leninabad au siècle dernier après la révolution soviétique, ville fondée par Alexandre sur la route de la soie, au Tadjikistan actuel, sur les rives du fleuve Loxarte, le Syr Daria d’aujourd’hui. Alexandre le Grand a donné son nom à plus d’une demi-douzaine de villes de la Méditerranée à l’Asie Centrale.

Hammad Bin Sihr s’initia au Bouddhisme et devint bonze sous le nom de Gandyya, sans renoncer à sa foi musulmane — ce que personne ne lui demanda.


Gandyya reçut l’illumination par deux fois. Il la reçut d’abord du maître Gandodouya. « Maître, dis-moi ce qu’est le Bouddha, » lui avait-il demandé. « C’est Dionysos qui vient te demander du vin, » répondit le maître.

Plus tard, il rencontra le maître Bolinda, qui lui demanda comment la lumière lui fut transmise, et il répéta ces paroles. « De la bouche de Gandodouya coule l’eau de la vie, dit Bolinda, mais je me demande ce que tu as pu comprendre. »

« J’ai compris que tous les hommes avaient en eux la nature de Bouddha, » répondit Gandyya. « C’est bien ce que je craignais, dit Bolinda, tu n’es qu’un âne. »


Gandyya n’était pas homme à se laisser traiter de la sorte. Il tourna les talons et partit en maugréant. Il connaissait assez ces vieux moines idiots qui se prennent pour les portiers de la sagesse, comme il ne connaissait que trop ces oulémas théologiens et juristes, qui s’entendent à faire croire aux hommes qu’ils ne portent pas déjà en eux le Dépôt Divin et la Lumière de l’Éveil. Qu’est-ce que ce vieux fou croyait qu’il n’avait pas compris ?

Justement, sa colère tombant, il voyait de moins en moins ce qu’il aurait pu ne pas comprendre. Il revint donc sur ses pas, toujours convaincu que Bolinda n’était pas plus malin que lui. Il se planta en face du vieux moine et lui lança : « qu’est-ce que le Bouddha ? »

Bolinda se tourna pour prendre une jarre avec deux gobelets d’argent en disant : « C’est Dionysos qui vient te demander à boire. » 

« Allah est grand et généreux, » dit Gandyya en s’asseyant et en retrouvant l’illumination.


Derviches

Une partie de la citadelle est occupée par un musée que j’ai visité hier après mon arrivée. C’est là que j’ai appris tout ce que je sais de Gandyya. Nous en avons reparlé ce matin, Iskanda et moi.


Iskanda

J’ai proposé à Iskanda de déjeuner dans les hauts quartiers où j’ai remarqué hier un restaurant d’où la vue est magnifique, me donnant la nouvelle occasion d’un voyage en ascenseur.

Je crois bien qu’il n’en existe plus un seul de semblable dans le monde. Les deux lourdes nacelles sont en acier riveté. La cabine se prolonge d’une passerelle qu’une rampe protège du vide. C’est là que se tient le pilote, droit devant un volant et un levier à l’aide desquels il vidange le réservoir, contrôle la poussée et la vitesse de la roue dentée.

Vu d’en bas, quand la cabine s’approche, on distingue bien la grosse roue centrale sur laquelle tout le compartiment repose, et le gros tuyau courbé par lequel l’eau se vide bruyamment au fond d’un bassin de pierre dans lequel la machine vient se nicher.

La robustesse du mécanisme me fait paraître fragile le corps d’Iskanda, qui ne l’est pourtant pas particulièrement. Le dispositif, par sa simplicité même, ne laisse rien craindre. La cabine ne pourrait se décrocher ; la déclivité, l’engrenage, la possibilité à tout instant de vidanger, le centre de gravité nettement déporté derrière le point d’appui de la roue, laissent, au pire, imaginer l’immobilisation.


ascenceur

Je ne savais pas qu’Iskanda était une femme. J’ignorais aussi qu’elle était historienne. Elle travaille ici à la citadelle, dont une grande partie abrite aujourd’hui des départements universitaires. C’est ainsi qu’elle a connu mon ami Manzi, professeur de grammaire à l'université de Bolgobol, qui m’a mis en contact avec elle. Il l’a parfois aidée au cours de ses recherches pour traduire des textes anciens. Il s’est lui-même servi de ses travaux dans sa thèse qui fait remonter l’étymologie de Soufisme (Motasaouf) au Sophisme grec.

En effet, les travaux d’Iskanda tendent à prouver que les idées, les connaissances et les techniques de l’hellénisme tardif venaient d’Orient dès le quatrième siècle avant l’ère chrétienne, avant que le grec ne devienne, un siècle plus tard dans l’Empire d’Alexandre, la principale langue intellectuelle. Aussi, si le mot Motasaouf est d’origine grecque, son contenu, le sophisme, est asiatique, ainsi que l’épicurisme ou le matérialisme atomiste de Démocrite.


Les odeurs de Dargo Pal

Rien de tel que l’eau et le soleil pour dégager les arômes — ici il y en a partout — et ceux de la ville sont très agréables.

On trouve des fontaines en quantité, ainsi que de petits bassins, et ces caniveaux creusés au milieu des rues dans des parpaings de granite. Il y a une odeur de pierre humide. Elle se mêle à celle des plantes qui poussent dans de petits sarcophages le long des murs, celle des herbes séchées dont beaucoup de boutiques font commerce, celle du bois aussi.

Construites sur du grès, les maisons sont naturellement faites de la même roche, avec quelquefois des entablements de granite. Les toits sont en bois recouverts d’ardoises.

Ce bois, du sapin venu de la forêt sur le versant qui fait face à la ville, est teinté de noir. Les balcons et les rampes en sont faits, contrastant fortement sur les façades claires. Les devantures des magasins sont souvent prolongées de tréteaux pour compenser la pente des rues, et leur bois, généralement lavé de bon matin, dégage aussi sous le soleil une odeur particulière.


Le restaurant donne sur une terrasse où nous avons mangé. Elle tombe en à-pic sur la roche qui surmonte de quelques dizaines de mètres une petite place, puis les toits s’étendent en pente raide, jusque dans la vallée.

On voit que la côte en face est moins régulière qu’on l’aurait cru d’en bas. D’ici l'on domine un plateau cultivé, avec un village et des champs. Mes jambes deviennent cotonneuses quand je m’approche trop du parapet.

« Le vertige d’ici ? » S’étonne Iskanda. « Il n’y a guère plus de trente mètres au-dessus de la place. » Ce ne sont pas ces trente mètres qui me font cet effet, c’est ce paysage démesuré qui m’assaille de toute part. Je résiste fort bien au vertige de l’à-pic, mais j’ai un impérieux besoin d’horizontalité. Donnez-moi un vis-à-vis, et je ne me soucie plus de ce qui est sous moi.


Conversations sur la propriété intellectuelle

« La façon dont on critique ou défend la propriété des auteurs ou le libre accès au savoir est absconse, » m’a confié Iskanda. C’est une question qui nous tient à cœur, elle et moi, ainsi que nos différents amis.

« Elle est d’abord absconse, approuvé-je, parce que la propriété des auteurs n’intervient proprement qu’après qu’ils s’en soient dépossédés. »

« Pas du tout, tranche-t-elle. La question n’est pas juridique, et moins encore économique. Elle est pratique, et je dirais même technique. »


« Lorsque je publie une thèse d’histoire, » poursuit Iskanda Wa’l Aryyâ, après que le patron nous ait servi le fromage, « c’est afin que d’autres puissent la lire, profiter de mon travail et me faire profiter du leur. Bien sûr, pour continuer à travailler, je dois avoir de quoi vivre. Certes, je suis universitaire, et d’autres ne le sont pas ; dans tous les cas, la vente de publications ne résout en rien le financement de la recherche, pas plus qu’elle ne permet de vivre aux auteurs qui ne sont pas payés pas l’université. Au contraire, la publication a un coût, que n’épongent généralement pas les ventes. C’est pourquoi elle est subventionnée par tout ce qui, ici et là, tient lieu d'institutions scientifiques ou littéraires, de fondations diverses ou d’associations. »

« L’idée que les auteurs vivraient, ou seulement bénéficieraient, de la vente de leurs écrits, ne se vérifie que sur le marché d’une musique horrible, de vidéos racoleuses, de romans de gare, ou de quelques ouvrages de masse faits par des hommes publics. Tu ne me diras pas le contraire. À leur propos, les termes « œuvre de l’esprit » deviennent quelque peu étranges. »

« Ils les magnifient jusqu’au grotesque, » approuvé-je.

« Non. » Tranche-t-elle encore. « La question n’est pas là : le mot esprit prend seulement un sens étrange. »


Qu’est-ce que l’esprit ?

La notion d’œuvre de l’esprit a été conçue en opposition à celle de « support matériel ». Elle supposait que l’ouvrage ne se résumait pas à l’objet physique, feuilles imprimées et reliées, et qu’il en était autonome.

— Oui, ajoute Iskanda, comme la musique ne se réduit pas plus à la partition qu’à son exécution. À ce compte, des suites de bits s’émancipent de leur support numérique ; seraient-elles par cela même « œuvres de l’esprit » ?

— C’est une question complexe, dis-je en dressant l’oreille.

— Non, c’est une question simple. La suite des bits ne nous intéresse pas plus que l’encre et la forme des lettres sur le papier. Ils sont un support matériel comme un autre, comme le même livre peut changer de support en étant réédité. C’est simplement plus rapide. Nous pourrions encoder et recompiler le même ouvrage autrement, de sorte que la suite des bits ne soit pas la même, sans que ne soit changé ce qu’on appelle l’ « œuvre de l’esprit ». À l’inverse, tes propres paroles, attribuées à un autre dans un autre contexte et une autre situation, ne sont plus les mêmes. Sinon, autant dire que tout est esprit.

— Et alors ?


« Mon travail, par exemple, reprend Iskanda, certains savent s’en servir, à supposer qu’ils en aient l’utilité, d’autres non. Certains pourront y contribuer, d’autres ne sauront pas. D’un autre côté, il dépend d’abord de ma compétence qu’il soit utilisable, ou que je sois capable d’utiliser le travail d’un tiers. »

« Tu sais aussi bien que moi que des ouvrages qui ne donnent pas leurs sources, qui offrent des informations tronquées ou erronées, ou qui s’attribuent la paternité de travaux qui ne sont pas les leurs, sont tout simplement de mauvais ouvrages, faits par des auteurs incompétents et qui seraient bien heureux de faire autrement s’ils en étaient capables. Ce ne sont pas des lois, des contrats ou des licences qui le leur apprendront. »

« Alors la question n’est pas de définir dans quel cadre juridique on aurait le droit de travailler l’esprit, le diffuser ou l’échanger, mais comment une telle chose est possible. »

 

 

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