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Voyages à Bolgobol

AUTOUR DE BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris
© 2005

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Cahier XI
Autour d'Algarod

 

 

 

 

 

Le 15 mai

Ziddhâ

Tout ce qui a jamais été dit à propos de la soumission d'un sexe à l'autre, est miné par cette évidence qu'on est d'abord soumis à son propre désir.

Les fraîches beautés de vingt ans sont rarement savantes en ce mystère, au point d'en inspirer plus souvent à l'homme sage la fuite que le désir. Elles sont si peu modestes envers celui qu'elles éveillent, qu'elles en deviennent plus exigeantes et jalouses que le Dieu des Prophètes. Leur ignorance est d'ailleurs aussi bien un défaut de candeur.

Malgré ses vingt-deux ans, ses yeux en amandes et son corps de princesse des Mille et une nuits, Ziddhâ s'entend très bien à me soumettre à mon désir. C'est pourtant presque toujours elle qui s'arrange pour se trouver en ma présence.


Ziddha

Ziddhâ revient avec le printemps

Ziddhâ reconduit en voiture Iskanda à Algarod. Elle veut m'inviter quelques jours dans la vallée de l'Oumrouat, comme il y a deux ans. J'y retournerais volontiers avec elle. Je préférerais cependant explorer quelques régions que je ne connais pas encore. Dinkha nous offre son hospitalité si nous voulons prendre le temps de nous décider. Ziddhâ est venue avec son ordinateur et nous ne sommes donc pas pressés.

Nous avons passé la journée tous les quatre à Algarod. Demain Iskanda reprend son car pour Dargo Pal.


En quelques jours, les arbres de la place des Darlabats qui paraissaient dépouillés se sont couverts de feuilles. Par un imperceptible saut qualitatif, nous sommes passés du moment où notre esprit faisait abstraction du rare feuillage pour voir à travers lui le lointain, à celui où il reste accroché sur les feuilles.

C'est comme si le feuillage avait poussé dans la nuit, tout entier, d'un jour à l'autre.

Le 16 mai

Un lundi à la campagne

Je suis parti de bon matin avec Ziddhâ en voiture. Nous avons remonté la vallée d'Ar Roula. Le contraste est complet entre la ville nouvelle, en bas, étirée le long de la vallée d'Af Fawoura, et la vieille, qui lui tourne le dos, orientée en face de la vallée supérieure.

À la sortie de la ville, on a concentré une grande école communale, un collège, deux lycées, un centre de recherche et deux cliniques, qui font transition entre l'espace urbain, la petite plaine et la forêt. On se retrouve ensuite dans une vallée sauvage.


Plutôt que de suivre la route de Bolgobol en grimpant vers le sud en direction du col du Gargon, nous avons tourné vers l'ouest dans une vallée adjacente.

Après le pont en bois du village d'Ikthal, qui craque horriblement quand on le traverse, la route n'est plus goudronnée. Elle grimpe en lacets à travers une forêt de conifères.


Un phare en forêt

Nous avons roulé longtemps jusqu'à une vallée étroite qui serpente entre des parois presque abruptes par endroits. Il n'y a plus de champs ici, des herbes rases et de la mousse que le soleil de mai commence à dessécher, des éboulis, de gros blocs rocheux que cernent des taillis de bouleaux, et des noisetiers où demeurent encore quelques fleurs.

Le torrent écumant fait un bruit sourd qu'étouffe à peine le moteur. La vallée se resserre encore, et ses pentes se couvrent de feuillus jusqu'à former une forêt dense dont les branches recouvrent la route comme une tonnelle. Une ouverture entre les feuillages se dégage parfois, d'où l'on voit, tout en bas d'une pente ravinée, couler le cours d'eau de plus en plus lointain.

Un bloc hiératique de la taille d'un immeuble d'un ou deux étages est penché au-dessus de la route, là où un torrent la traverse. Il n'y a pas de pont. L'eau passe au-dessus de la chaussée sur une vingtaine de mètres. On roule lentement et prudemment, et c'est à ce moment-là qu'on aperçoit à quelques centaines de mètres, émergeant d'un chaos minéral et végétal, perché sur un verrou qui domine le torrent invisible, un phare.


Un phare en pleine forêt, au cœur de la montagne, quel voyageur peut-il guider ? J'imagine un convoi exténué de lourds chariots de bois, tel qu'il en a circulé pendant longtemps sur ces routes de terre, ou encore un marcheur, rentrant chez lui après un long voyage, regardant le ciel noir, craignant que le vent de l'orage le gagne de vitesse.

Je pense aux camions de bois que l'on croise si souvent sur ces routes de montagne, et dont on suit parfois les phares la nuit au loin dans la forêt. J'imagine le chauffeur fatigué, égaré dans l'obscurité sans lune, et percevant soudain la lueur qui le guide. Je pense encore aux bergers, cherchant dans la nuit une bête perdue, ou au trappeur, car on chasse encore beaucoup les bêtes à fourrure dans les environs.

Il est troublant qu'on ait pensé ainsi aux hommes perdus dans la nuit, qu'on leur ait proposé comme une main tendue un signe pour leur faire savoir qu'ils ne sont pas seuls. Ce n'est qu'un simple signe, car le phare planté ici n'a pas l'utilité de ceux qui préviennent les marins des récifs et des hauts fonds. Il est un peu comme un clocher qu'on voit de loin, ou comme un minaret... Oui, ce doit être un minaret.


Un village de trappeurs et de bûcherons

Nous arrivons en effet à l'entrée d'un village. Il est bâti tout autour d'un rocher avec lequel une mosquée fait corps, comme une grande porte rectangulaire qui conduirait au sein de la terre. Elle domine la place. Des escaliers descendent de part et d'autre de son parvis autour d'un bassin couvert en contrebas.

Des hommes sont assis sur des tapis posés à même la terre battue, au soleil. Ils forment une seule ligne perpendiculaire à l'édifice, face au côté où débouche la route : une quinzaine de vieillards silencieux sous leurs grands turbans noirs, devant des narguilés et des services de thé. La fatigue de la route et la soif ont eu raison de mon hésitation à nous arrêter sous ces regards indifférents et pourtant attentifs.

Nous saluons et je fais un pas vers la fontaine. Des langues alors se délient et des gestes nous montrent les tapis et les tasses. Ziddhâ me traduit, bien inutilement, qu'ils nous invitent à prendre le thé.


Tous parlent un peu l'arabe, et quand ils découvrent que moi aussi, Ziddhâ peut cesser son rôle d'interprète. C'est un arabe à la fois fruste et classique, où viennent se glisser des termes en dari.

De quoi peuvent-ils bien vivre ici ? Je ne vois ni terre cultivable, ni fabrique.

« Ne sens-tu pas ? » me demande l'un d'eux en humant l'air. Il est en effet saturé d'essences végétales, dans lesquelles domine la résine. Des morceaux d'écorces traînent par terre ; de l'autre côté de la place, nous avons marché sur de larges traces de pneus.

— Du bois ? Demandé-je.

— Oui, et aussi des herbes.

— De l'élevage et des fourrures aussi, ajoute un autre.

— C'est pourquoi il ne reste plus au village que les vieux, dit un troisième en souriant. Les jeunes sont dans la montagne, et les plus jeunes encore sont à l'école à Algarod. Ils ne reviennent que le vendredi.


« Et les femmes ? » demande Ziddhâ. « Les plus jeunes travaillent aussi. » Ajoute-t-il. « Les nôtres font comme nous. Elles ont dû se retrouver dans la maison commune. »

« Les femmes craignent le soleil. » Ajoute un autre en riant, et il lui montre le chemin. « Je vais les saluer, » répond Ziddhâ en se levant.

Voilà une façon très polie de se débarrasser d'elle. J'en profite pour installer le tapis que l'un est allé me chercher et m'asseoir sur la même ligne. « Tu n'as pas de fusil ? » me demande-t-il. Je suppose qu'il a déjà vérifié en passant près de la voiture quand je lui tournais le dos. Il faudra que je trouve un prétexte d'ouvrir le coffre devant leurs yeux pour les convaincre que je ne braconne pas. Je les vexerais certainement si je les mettais dans la situation de me le demander.


Le village et ses environs

Le village se révèle plus grand et plus peuplé qu'il ne le paraissait en arrivant du bas de la vallée, quand on le parcourt. Ses maisons sont enfoncées dans le terrain et éparpillées parmi les arbres, reliées par de simples sentiers, des escaliers faits de rondins qui retiennent la terre. Elles descendent presque jusqu'au fond de la gorge creusée par le torrent.

On y trouve un moulin, laissé à l'abandon, le toit défoncé et les murs éventrés par les racines et les branches. Quelques centaines de mètres plus haut, est le petit barrage qui alimente le village en électricité.

Des maisons éparses s'étendent encore le long de la route, parmi des champs étroits et quelques jardins quand on remonte la vallée. Plus loin encore, là où la route redescend à niveau de la rivière, un hangar de tôle poussiéreux et un tracteur attendent que des camions viennent chercher des graviers que l'eau a polis.


En amont du village, le cours d'eau s'est partagé en plusieurs bras, et un affluent le rejoint à partir d'une faille d'où il dégringole en cascades. Les hommes semblent avoir renoncé, sur ce terrain instable, à prendre parti dans le combat que se livrent les éléments, les mélèzes de la forêt, les plages de cailloutis, les bois morts où s'accroche la terre puis des taillis touffus, les marécages.

Le lieu est pourtant parcouru de sentiers, et de passerelles sommaires faites de deux ou trois troncs jetés sur un bras du torrent, certainement laissés par des pêcheurs.

Les habitants paraissent pratiquer une sorte de semi-élevage. Des marécages forment de petits bassins fermés par des pierres, où pullulent des alevins, et j'ai vu de belles truites dans des lames.


Nous avons même rencontré un pêcheur... ou un chasseur : ils pêchent à l'arc. La flèche est attachée à un moulinet fixé à leur poignet. Il est dur d'attraper un poisson sous l'eau quand on demeure dehors. On doit tenir compte de la loi de la réfraction de la lumière de Snell, qui m'émeut tant.


algarod


Le 17 mai

Les sortes de musiques

Il y a quatre sortes de musiques. La première est celle de l'eau. Elle se divise en trois genres : les longues périodes des vagues, les fluidités du ruissellement, la densité de la pluie. Sseu-ma Ts'ieu, King Fang et Ts'ai Yuang-Ling tentèrent de leur donner au cours des siècles leurs modèles mathématiques.

La seconde est la marche du cheval. Elle se divise entre le pas, le trot et le galop. Elle fut étudiée par les peuples des déserts et des steppes.

La troisième est celle du moteur. Elle est celle de l'explosion, de la respiration et de l'étendue. Cette musique existait bien avant que l'on découvrît la vapeur, le moteur à explosion et la thermodynamique, chez les peuples des régions extrêmes, dans le grand nord et le sud torride. Bien plus tard, l'industrialisation l'a fait goûter à tous les peuples.

La quatrième enfin est la musique électronique. Elle est aux autres ce que la prose est à la poésie ; elle est la poésie de la prose. Elle est le bruit, ténu et chaotique, que fait l'ordinateur quand il travaille.


Le terme « ordinateur » est peut-être moins heureux que l'anglais computer. Si la musique était ordonnée, elle ne serait pas de la musique, elle serait seulement du son. Si elle ne l'était pas du tout, elle serait du bruit. La musique désordonne l'ordre du son. C'est pourquoi le son d'un ordinateur qui travaille est immédiatement de la musique, du moins pour qui sait l'entendre, car la musique n'existe pas ailleurs que dans l'audition. C'est une musique automatique.


L'automatisme

On aurait tort de sous-estimer, de négliger, ou même de craindre l'automatisme. Sans automatisme, l'intelligence de l'homme ne serait pas qualitativement différente de celle du singe. L'automatisme, c'est faire corps avec la prothèse.

Ce matin, Ziddhâ m'a demandé comment je m'y prenais avec mon clavier pour faire une copie d'écran dans le presse-papiers. Pour lui répondre, j'ai dû poser d'abord mes doigts sur les touches.

Il est difficile d'expliquer à un autre ce que l'on fait automatiquement. C'est bien en cela que l'entraide entre les hommes est la plus précieuse. En activant notre attention, elle extrait le savoir de l'automatisme, et aussi bien l'y fait rentrer.

En somme, nous n'avons rien à nous échanger pour nous entraider ; même pas à nous partager. Nous avons seulement à nous interroger, car nous avons tout, mais tout nous échappe autrement, nous échappe dans l'automatisme.


Pour autant cet automatisme est précieux. Il est vital que l'attention s'échappe ainsi. Nous ne ferions rien de bon autrement. Notre esprit régresserait à force de tourner dans des tautologies.

Par exemple, en ce moment, je ne sais pas ce que je raconte. Les idées s'enchaînent au fur et à mesure sans que j'aie réfléchi à rien à l'avance. Elles ne me viennent pas du ciel, seulement de bribes de connaissances piochées ici et là, et articulées à la volée selon une syntaxe qui fonctionne pour ainsi dire seule. Je ne sais même plus de quoi je suis parti, convaincu seulement que je peux toujours me relire.


J'étais en train de dessiner avec un programme vectoriel les paysages vus hier.

« Tu sais qu'il existe des appareils photographiques ? » m'a demandé Ziddhâ.

La photo, ce n'est pas pareil. Je préférerais encore dessiner à la plume. J'ai pris quelques croquis d'ailleurs hier. Les vectorielles en trois dimensions sont plus passionnantes que la plume ou le pinceau.


Pour autant, l'image produite ne m'intéresse pas vraiment. Je l'ai mise provisoirement en fond d'écran pour mieux voir ses qualités et ses faiblesses. C'est plutôt pour l'acuité que gagne mon regard à de tels exercices, que je m'y livre.

L'art est ce qui consiste à rendre perceptible ce qui vaut mieux que l'art.

 

 

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