Cahier XI
Autour d'Algarod
Le 15 mai
Ziddhâ
Tout ce qui a
jamais été dit à propos de la soumission d'un
sexe à l'autre, est miné par cette évidence
qu'on est d'abord soumis à son propre désir.
Les fraîches
beautés de vingt ans sont rarement savantes en ce mystère,
au point d'en inspirer plus souvent à l'homme sage la fuite
que le désir. Elles sont si peu modestes envers celui qu'elles
éveillent, qu'elles en deviennent plus exigeantes et jalouses
que le Dieu des Prophètes. Leur ignorance est d'ailleurs aussi
bien un défaut de candeur.
Malgré ses
vingt-deux ans, ses yeux en amandes et son corps de princesse des
Mille et une nuits, Ziddhâ s'entend très bien à
me soumettre à mon désir. C'est pourtant presque
toujours elle qui s'arrange pour se trouver en ma présence.
Ziddhâ
revient avec le printemps
Ziddhâ
reconduit en voiture Iskanda à Algarod. Elle veut m'inviter
quelques jours dans la vallée de l'Oumrouat, comme il y a deux
ans. J'y retournerais volontiers avec elle. Je préférerais
cependant explorer quelques régions que je ne connais pas
encore. Dinkha nous offre son hospitalité si nous voulons
prendre le temps de nous décider. Ziddhâ est venue avec
son ordinateur et nous ne sommes donc pas pressés.
Nous avons passé
la journée tous les quatre à Algarod. Demain Iskanda
reprend son car pour Dargo Pal.
En quelques jours,
les arbres de la place des Darlabats qui paraissaient dépouillés
se sont couverts de feuilles. Par un imperceptible saut qualitatif,
nous sommes passés du moment où notre esprit faisait
abstraction du rare feuillage pour voir à travers lui le
lointain, à celui où il reste accroché sur les
feuilles.
C'est comme si le
feuillage avait poussé dans la nuit, tout entier, d'un jour à
l'autre.
Le 16 mai
Un lundi à
la campagne
Je suis parti de
bon matin avec Ziddhâ en voiture. Nous avons remonté la
vallée d'Ar Roula. Le contraste est complet entre la ville
nouvelle, en bas, étirée le long de la vallée
d'Af Fawoura, et la vieille, qui lui tourne le dos, orientée
en face de la vallée supérieure.
À la sortie
de la ville, on a concentré une grande école communale,
un collège, deux lycées, un centre de recherche et deux
cliniques, qui font transition entre l'espace urbain, la petite
plaine et la forêt. On se retrouve ensuite dans une vallée
sauvage.
Plutôt que
de suivre la route de Bolgobol en grimpant vers le sud en direction
du col du Gargon, nous avons tourné vers l'ouest dans une
vallée adjacente.
Après le
pont en bois du village d'Ikthal, qui craque horriblement quand on le
traverse, la route n'est plus goudronnée. Elle grimpe en
lacets à travers une forêt de conifères.
Un phare en forêt
Nous avons roulé
longtemps jusqu'à une vallée étroite qui
serpente entre des parois presque abruptes par endroits. Il n'y a
plus de champs ici, des herbes rases et de la mousse que le soleil de
mai commence à dessécher, des éboulis, de gros
blocs rocheux que cernent des taillis de bouleaux, et des noisetiers
où demeurent encore quelques fleurs.
Le torrent écumant
fait un bruit sourd qu'étouffe à peine le moteur. La
vallée se resserre encore, et ses pentes se couvrent de
feuillus jusqu'à former une forêt dense dont les
branches recouvrent la route comme une tonnelle. Une ouverture entre
les feuillages se dégage parfois, d'où l'on voit, tout
en bas d'une pente ravinée, couler le cours d'eau de plus en
plus lointain.
Un bloc hiératique
de la taille d'un immeuble d'un ou deux étages est penché
au-dessus de la route, là où un torrent la traverse. Il
n'y a pas de pont. L'eau passe au-dessus de la chaussée sur
une vingtaine de mètres. On roule lentement et prudemment, et
c'est à ce moment-là qu'on aperçoit à
quelques centaines de mètres, émergeant d'un chaos
minéral et végétal, perché sur un verrou
qui domine le torrent invisible, un phare.
Un phare en pleine
forêt, au cœur de la montagne, quel voyageur peut-il
guider ? J'imagine un convoi exténué de lourds
chariots de bois, tel qu'il en a circulé pendant longtemps sur
ces routes de terre, ou encore un marcheur, rentrant chez lui après
un long voyage, regardant le ciel noir, craignant que le vent de
l'orage le gagne de vitesse.
Je pense aux
camions de bois que l'on croise si souvent sur ces routes de
montagne, et dont on suit parfois les phares la nuit au loin dans la
forêt. J'imagine le chauffeur fatigué, égaré
dans l'obscurité sans lune, et percevant soudain la lueur qui
le guide. Je pense encore aux bergers, cherchant dans la nuit une
bête perdue, ou au trappeur, car on chasse encore beaucoup les
bêtes à fourrure dans les environs.
Il est troublant
qu'on ait pensé ainsi aux hommes perdus dans la nuit, qu'on
leur ait proposé comme une main tendue un signe pour leur
faire savoir qu'ils ne sont pas seuls. Ce n'est qu'un simple signe,
car le phare planté ici n'a pas l'utilité de ceux qui
préviennent les marins des récifs et des hauts fonds.
Il est un peu comme un clocher qu'on voit de loin, ou comme un
minaret... Oui, ce doit être un minaret.
Un village de
trappeurs et de bûcherons
Nous arrivons en
effet à l'entrée d'un village. Il est bâti tout
autour d'un rocher avec lequel une mosquée fait corps, comme
une grande porte rectangulaire qui conduirait au sein de la terre.
Elle domine la place. Des escaliers descendent de part et d'autre de
son parvis autour d'un bassin couvert en contrebas.
Des hommes sont
assis sur des tapis posés à même la terre battue,
au soleil. Ils forment une seule ligne perpendiculaire à
l'édifice, face au côté où débouche
la route : une quinzaine de vieillards silencieux sous leurs
grands turbans noirs, devant des narguilés et des services de
thé. La fatigue de la route et la soif ont eu raison de mon
hésitation à nous arrêter sous ces regards
indifférents et pourtant attentifs.
Nous saluons et je
fais un pas vers la fontaine. Des langues alors se délient et
des gestes nous montrent les tapis et les tasses. Ziddhâ me
traduit, bien inutilement, qu'ils nous invitent à prendre le
thé.
Tous parlent un
peu l'arabe, et quand ils découvrent que moi aussi, Ziddhâ
peut cesser son rôle d'interprète. C'est un arabe à
la fois fruste et classique, où viennent se glisser des termes
en dari.
De quoi
peuvent-ils bien vivre ici ? Je ne vois ni terre cultivable, ni
fabrique.
« Ne
sens-tu pas ? » me demande l'un d'eux en humant
l'air. Il est en effet saturé d'essences végétales,
dans lesquelles domine la résine. Des morceaux d'écorces
traînent par terre ; de l'autre côté de la
place, nous avons marché sur de larges traces de pneus.
— Du
bois ? Demandé-je.
— Oui,
et aussi des herbes.
— De
l'élevage et des fourrures aussi, ajoute un autre.
— C'est
pourquoi il ne reste plus au village que les vieux, dit un troisième
en souriant. Les jeunes sont dans la montagne, et les plus jeunes
encore sont à l'école à Algarod. Ils ne
reviennent que le vendredi.
« Et
les femmes ? » demande Ziddhâ. « Les
plus jeunes travaillent aussi. » Ajoute-t-il. « Les
nôtres font comme nous. Elles ont dû se retrouver dans la
maison commune. »
« Les
femmes craignent le soleil. » Ajoute un autre en riant, et
il lui montre le chemin. « Je vais les saluer, »
répond Ziddhâ en se levant.
Voilà une
façon très polie de se débarrasser d'elle. J'en
profite pour installer le tapis que l'un est allé me chercher
et m'asseoir sur la même ligne. « Tu n'as pas de
fusil ? » me demande-t-il. Je suppose qu'il a déjà
vérifié en passant près de la voiture quand je
lui tournais le dos. Il faudra que je trouve un prétexte
d'ouvrir le coffre devant leurs yeux pour les convaincre que je ne
braconne pas. Je les vexerais certainement si je les mettais dans la
situation de me le demander.
Le village et ses
environs
Le village se
révèle plus grand et plus peuplé qu'il ne le
paraissait en arrivant du bas de la vallée, quand on le
parcourt. Ses maisons sont enfoncées dans le terrain et
éparpillées parmi les arbres, reliées par de
simples sentiers, des escaliers faits de rondins qui retiennent la
terre. Elles descendent presque jusqu'au fond de la gorge creusée
par le torrent.
On y trouve un
moulin, laissé à l'abandon, le toit défoncé
et les murs éventrés par les racines et les branches.
Quelques centaines de mètres plus haut, est
le petit barrage qui alimente le village en électricité.
Des maisons
éparses s'étendent encore le long de la route, parmi
des champs étroits et quelques jardins quand on
remonte la vallée. Plus loin encore, là où
la route redescend à niveau de la rivière, un hangar de
tôle poussiéreux et un tracteur attendent que des
camions viennent chercher des graviers que l'eau a polis.
En amont du
village, le cours d'eau s'est partagé en plusieurs bras, et un
affluent le rejoint à partir d'une faille d'où il
dégringole en cascades. Les hommes semblent avoir renoncé,
sur ce terrain instable, à prendre parti dans le combat que se
livrent les éléments, les mélèzes de la
forêt, les plages de cailloutis, les bois morts où
s'accroche la terre puis des taillis touffus, les marécages.
Le lieu est
pourtant parcouru de sentiers, et de passerelles sommaires faites de
deux ou trois troncs jetés sur un bras du torrent,
certainement laissés par des pêcheurs.
Les habitants
paraissent pratiquer une sorte de semi-élevage. Des marécages
forment de petits bassins fermés par des pierres, où
pullulent des alevins, et j'ai vu de belles truites dans des lames.
Nous avons même
rencontré un pêcheur... ou un chasseur : ils
pêchent à l'arc. La flèche est attachée à
un moulinet fixé à leur poignet. Il est dur d'attraper
un poisson sous l'eau quand on demeure dehors. On doit tenir compte
de la loi de la réfraction de la lumière de Snell, qui
m'émeut tant.
Le 17 mai
Les sortes de
musiques
Il y a quatre
sortes de musiques. La première est celle de l'eau. Elle se
divise en trois genres : les longues périodes des vagues,
les fluidités du ruissellement, la densité de la pluie.
Sseu-ma Ts'ieu, King Fang et Ts'ai Yuang-Ling tentèrent de
leur donner au cours des siècles leurs modèles
mathématiques.
La seconde est la
marche du cheval. Elle se divise entre le pas, le trot et le galop.
Elle fut étudiée par les peuples des déserts et
des steppes.
La troisième
est celle du moteur. Elle est celle de l'explosion, de la respiration
et de l'étendue. Cette musique existait bien avant que l'on
découvrît la vapeur, le moteur à explosion et la
thermodynamique, chez les peuples des régions extrêmes,
dans le grand nord et le sud torride. Bien plus tard,
l'industrialisation l'a fait goûter à tous les peuples.
La
quatrième enfin est la musique électronique. Elle est
aux autres ce que la prose est à la poésie ; elle
est la poésie de la prose. Elle est le bruit, ténu et
chaotique, que fait l'ordinateur quand il travaille.
Le
terme « ordinateur » est peut-être moins
heureux que l'anglais computer.
Si la musique était ordonnée, elle ne serait pas de la
musique, elle serait seulement du son. Si elle ne l'était pas
du tout, elle serait du bruit. La musique désordonne l'ordre
du son. C'est pourquoi le son d'un ordinateur qui travaille est
immédiatement de la musique, du moins pour qui sait
l'entendre, car la musique n'existe pas ailleurs que dans l'audition.
C'est une musique automatique.
L'automatisme
On aurait tort de
sous-estimer, de négliger, ou même de craindre
l'automatisme. Sans automatisme, l'intelligence de l'homme ne serait
pas qualitativement différente de celle du singe.
L'automatisme, c'est faire corps avec la prothèse.
Ce matin, Ziddhâ
m'a demandé comment je m'y prenais avec mon clavier pour faire
une copie d'écran dans le presse-papiers. Pour lui répondre,
j'ai dû poser d'abord mes doigts sur les touches.
Il est difficile
d'expliquer à un autre ce que l'on fait automatiquement. C'est
bien en cela que l'entraide entre les hommes est la plus précieuse.
En activant notre attention, elle extrait le savoir de l'automatisme,
et aussi bien l'y fait rentrer.
En somme, nous
n'avons rien à nous échanger pour nous entraider ;
même pas à nous partager. Nous avons seulement à
nous interroger, car nous avons tout, mais tout nous échappe
autrement, nous échappe dans l'automatisme.
Pour autant cet
automatisme est précieux. Il est vital que l'attention
s'échappe ainsi. Nous ne ferions rien de bon autrement. Notre
esprit régresserait à force de tourner dans des
tautologies.
Par exemple, en ce
moment, je ne sais pas ce que je raconte. Les idées
s'enchaînent au fur et à mesure sans que j'aie réfléchi
à rien à l'avance. Elles ne me viennent pas du ciel,
seulement de bribes de connaissances piochées ici et là,
et articulées à la volée selon une syntaxe qui
fonctionne pour ainsi dire seule. Je ne sais même plus de quoi
je suis parti, convaincu seulement que je peux toujours me relire.
J'étais en
train de dessiner avec un programme vectoriel les paysages vus hier.
« Tu
sais qu'il existe des appareils photographiques ? »
m'a demandé Ziddhâ.
La photo, ce n'est
pas pareil. Je préférerais encore dessiner à la
plume. J'ai pris quelques croquis d'ailleurs hier. Les vectorielles
en trois dimensions sont plus passionnantes que la plume ou le
pinceau.
Pour
autant, l'image produite ne m'intéresse pas vraiment. Je l'ai
mise provisoirement en fond d'écran pour mieux voir ses
qualités et ses faiblesses. C'est plutôt pour l'acuité
que gagne mon regard à de tels exercices, que je m'y livre.
L'art
est ce qui consiste à rendre perceptible ce qui vaut mieux que
l'art.
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