Septième Cahier

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A propos d'inconscient et de mot d'esprit. - Où est le sens avant qu'il ne soit compris ? - Ce que je dis et ce que je veux dire. - Conjugaison et physionomie. - De ce que je ne me trouve pas plus sous des couches d'énonciations que je ne trouve un noyau en épluchant un oignon.

 

 

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Le 22 octobre

L'inconscient et ses rapports avec le mot d'esprit.

Une amie chère, passant un jour avec moi devant un jardin où était une de ces toutes petites maisonnettes en bois, de la taille d'une boîte de chaussure, destinées à accueillir des oiseaux, me confia qu'elle avait très fortement désiré, dans son enfance, qu'on lui fabriquât et lui offrit un tel objet.

Pendant qu'elle me contait cela, alors qu'elle n'est pourtant pas d'un naturel puéril, son visage s'animait d'une expression faite d'émerveillement et du désespoir d'un souhait toujours déçu.

Que pouvais-je lui répondre ? - Ceci : « c'est sexuel ».

Je ne m'attendais pas à ce qu'elle prenne ma réponse au sérieux, pas plus que je ne la prenais moi-même, mais le fou rire qui la saisit me surprit.

Elle ne prenait pas à son compte ma désinvolte interprétation, mais ses dénégations la faisaient rire davantage.

L'annectote ne s'arrête pas là. Mon propos l'avait à ce point interloqué, qu'elle le raconta aussitôt à l'une de ses amies : celle ci fut prise du même fou rire. (Elle me le raconta.) Plus tard elle me dit : « Je n'arrivais pas à voir que c'était sexuel ».

 

Était-ce sexuel, ce désir d'une maison d'oiseaux ? J'imagine la petite fille rêvant de la minuscule maisonnette de planche dans le jardin, des oiseaux qui nichent, blottis, le fin duvet, les oeufs et les oisillons que les parents vont nourrir, la déception que la famille ne fasse rien pour assouvir un désir aussi simple.

Cette maison d'oiseau n'est jamais que le modèle réduit d'une maison humaine : on flirte, on s'aime, on se marie, on fait son foyer, on a des petits, on va travailler pour les nourrir. Un modèle réduit : un symbole pour tout cela.

Un symbole particulier : la toute petite maisonnette n'a qu'un trou dans la façade par où se glisse le petit oiseau.

 

Mon amie n'a pas eu sa maison d'oiseaux quand elle était enfant. Elle n'a pas eu non plus, quand elle fut adulte, son mari, ses enfants et son foyer. Et sans doute sa famille y a-t-elle plus fait obstacle qu'elle ne l'y a aidée. Et j'ai bien vu la tristesse qu'il en restait dans son regard.

Mais le sexe ? D'un côté : papa, maman et les petits. De l'autre : un petit oiseau se glissant dans un trou. Il y a entre les deux un rapport évident - entre la gènitalité vécue et cette vie humaine : le couple, les enfants, le foyer. Le premier est sans doute le passage obligé du second ; le moyen. Il peut aussi, de là, s'en faire le signe.

Le signe d'un passage entre l'état magique de l'amour : « être amoureux », et cette vie, celle qu'abrite ces maisons avec leurs jardins le long d'une rue, comme celles où nous promenions. A la fois signe et acte réel : une baguette magique qui, de l'enchantement fait passer à cette réalité. Mon amie connaissait cet enchantement et cette baguette magique, mais elle n'en avait retiré que le désenchantement.

C'est un peut tout cela que me disaient ses paroles et son visage à la fois enchanté et désenchanté - mais toujours enchanté!

En lui répondant « c'est sexuel », c'est comme si je lui disais : « non ce dont tu me parles n'est pas signe pour tout cela, mais signe seulement d'un acte sexuel ». Ce qui provoquait sa dénégation. Mais une dénégation absurde, puisqu'elle ne pouvait que dire « non, cela n'a rien à voir avec la sexualité »...

Or, si sa dénégation devait se comprendre d'une façon moins étroite, pourquoi pas ma proposition : « ton anecdote est signe de tout cela, mais l'acte sexuel lui-même, pourquoi ne le serait-il pas ? ». Il n'est pas l'interprétation, mais le symbole même.

 

*

 

Mon amie dit des mots, et ces mots veulent me dire quelque chose. Signifiants, signifiés : voilà le registre sous lequel on pourrait interpréter ses paroles.

Mais pourquoi vouloir mettre d'un côté les mots et de l'autre les choses ? A moins que ce ne soit les significations ? Mais qu'est-ce qu'une chose et qu'est-ce qu'une signification ? Comment les distinguer ou comment les prendre ensemble ?

 

*

 

Le 23 octobre

Dans l'anecdote que je prends pour exemple, les mots et les choses interviennent à égalité dans l'échange ; les choses y prennent même la plus grande place.

Les mots seuls n'ont qu'une importance très relative. La rue, la maison et son jardin, la maisonnette d'oiseau ont une importance déterminante. Les gestes qui désignent ont aussi une importance égale aux mots (qui sont eux mêmes des gestes qui désignent), et les expressions physionomiques : j'ai bien dit que l'expression du visage tenait une place déterminante dans mon interprétation.

Ce sont là beaucoup de détails extra-linguistiques, et dont la fonction ne se limite manifestement pas à un simple accompagnement phatique d'une communication purement linguistique. Ils font entièrement partie de la production de sens, ils y sont bien plus intimement actifs que des définitions de dictionnaires, qu'il n'est pas question alors de consulter.

 

*

 

Pourquoi ma réponse fait-elle rire ?

« C'est sexuel » peut être une réponse triviale, grotesque. D'autant plus grotesque qu'elle est une caricature du freudisme ; la connotation freudienne est, dans ce cas, irrécusable.

Mais elle peut aussi se laisser interpréter selon non plus la théorie freudienne de la sexualité, mais du mot d'esprit. Le sens manifeste est trivial, trop pour ne pas appeler à l'interprétation du sens latent.

 

Mon amie ne parle que de maisonnette d'oiseau. Moi je fais la relation :

maison+oiseau=sexe

Image grotesque qu'elle récuse, mais qui sous entend une double image :

maison-oiseau/foyer-sexe

En posant a=b, j'ai d'une certaine façon oblitéré e, qui est le propos manifeste de mon amie.

J'ai dit : e = (a = b). C'est à dire : e = b. J'ai pris a comme signe commun de e et de b. Ce qui est une réduction manifeste.

 

Si l'on regarde une maison d'oiseau - et nous en avions une devant les yeux - nous pouvons observer deux choses : 1) Elle est un modèle réduit d'une maison humaine, délibérément imitée. 2) Elle est percée d'une seule ouverture, en l'occurrence ronde, pour permettre à l'oiseau de s'y introduire.

L'objet seul est signe d'une double métaphore : e = f et a = b.

En posant a = b, je mettais de côté e = f. Mais laisser de côté e = f, n'était que trop le sous entendre.

a = b, e = f, a et b sont la même chose, donc f = b.

C'est à dire que l'acte sexuel ici est signe du désir de « monter un ménage ». A moins que ce ne soit le contraire : le désir de « monter un ménage » n'est qu'une figure pour le désir des sens. Ma réponse désinvolte n'est peut-être qu'une question.

 

Plus que le discours, j'interroge le regard, l'expression du visage, le ton de la voix. J'interroge le rapport entre l'enchantement et le désenchantement.

- Qu'en est-il exactement ? Est-ce l'émoi des sens qui ne tient pas ses promesses de foyer, de tendresse, de vie de famille...? ou est-ce la vie de couple qui ne tient pas ses promesses d'émoi des sens ?

Ou bien encore : ce regret dans le regard, est-il le désenchantement de n'avoir pas réalisé son rêve d'enfance, ou celui d'avoir pris le signe pour la chose, et quel est l'un, quel est l'autre ? Ou une simple tendresse pour qui l'on n'est plus ? Et l'enchantement qui pourtant demeure, de quoi continue-t-il à s'enchanter ?

C'est ainsi que mon propos interrogeait mon amie. Son fou rire fut sa réponse. Mais à travers ce fou rire, une réponse plus subtile était décelable : elle rougit un peu.

 

*

 

Le 24 octobre

Mon exemple illustre assez bien l'expression « forme de vie ». La communication linguistique s'inscrit dans une plus vaste relation extra-linguistique. La production de sens est entièrement liée à cette situation extra-linguistique, à côté de laquelle la communication linguistique ne véhicule qu'un minimum de signification, sans importance si on ne les considère que pour elles-mêmes.

Un autiste aurait aussi bien pu désigner la niche, avec la même expression, et son interlocuteur aurait aussi bien pu comprendre. A l'inverse, une autre personne aurait pu me dire la même chose, dans les mêmes circonstances, sans que je n'attache à son propos le moindre intérêt, et sans que je ne lui réponde. Tous les jours nous parlons ainsi en vain, sans savoir pourquoi nous disons ceci, pourquoi nous répondons cela.

 

*

 

L'exemple illustre aussi « forme de vie » dans le sens d'une auto-production.

L'objet seul, tel qu'un autiste pourrait le montrer du doigt, condense l'essentiel du sens. Mais ce sens, où se trouve-t-il au départ ? Dans l'esprit de mon amie ? Dans une case particulière qu'on appellerait « inconscient » ? Je ne le crois ni dans ses paroles, ni dans son esprit. Je le verrais plutôt dans la chose. C'est la chose en effet, la niche de bois, qui condense dans sa forme et concrétise la série d'analogies : f = e = a = b. Qui les condense sous forme d'objet fabriqué et placé là, dans un jardin, comme on aurait aussi placé une plaque au dessus de la porte, avec écrit : « Chez nous », « Le Nid »... noms que l'on peut effectivement lire sur les portes dans ce quartier.

Tout est bon à faire signe. Il suffit de désigner. Il suffit de désigner n'importe quoi comme signe, pour que le sens s'élève, aussi sûrement et naturellement qu'en plantant et arrosant une graine.

 

*

 

« Mais où se trouve le sens avant ? » N'est-ce pas un peu comme se demander où se trouve la plante quand on n'a encore que la graine ? N'est-ce pas une question enfantine ?

Ou encore : « Où sont les vagues quand le vent ne souffle pas ? »

 

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Le 25 octobre

« Où sont les vagues quand le vent ne souffle pas ? » Quel sens a un signe lorsqu'un esprit ne s'en sert pas ?

 

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Un autiste aurait bien pu désigner la niche... - Mais d'abord, ne confonds-tu pas autiste et aphasique ? Si l'aphasique ne sait pas utiliser les mots pour parler, l'autiste ne sait pas utiliser les signes. Alors, si quelqu'un se sert d'une niche à oiseau pour parler, il est peut-être aphasique, mais sans doute pas autiste.

- Peut-être, mais comment le sais-tu ? Comment sais-tu que celui qui ne se sert pas de mots veut ou non dire quelque chose, alors que tu peux écouter des mots sans songer qu'ils puissent vouloir dire quelque chose ? Comment le sais-tu, toi-même, quand tu ne te sers pas de mots ?

 

*

 

Je soulève ici une question troublante et complexe : que puis-je savoir du vouloir dire de l'autre ? Plus : que puis-je savoir de mon propre vouloir dire ?

C'est sur ce point que je critique la théorie de la communication. Et d'abord le terme de « communication », qui sous-entend un vouloir-dire - mieux : un message - indépendant de la communication.

 

*

 

Nous pouvons dire que la boule de billard que je joue « communique » sa force à la boule qu'elle touche. Nous pouvons dire aussi qu'elle lui communique l'information du mouvement qu'elle doit accomplir. C'est là une image. Cette image distingue l'information (l'ordre) et l'actualisation (l'obéissance à l'ordre). Mais à quoi peut bien correspondre cette distinction ? Il y a bien deux boules, et il y a transformation d'énergie, transmission de la force : mais y a-t-il information et exécution ? Il y a bien transmission, mais pas de distinction entre communication et message.

J'ai bien une intention en tirant une boule, mais c'est manifestement une figure de style si je dis que « je transmet cette intention ». Je ne lui transmet qu'une force.

 

*

 

La plupart du temps, nous parlons en vain, sans savoir pourquoi nous disons ceci, pourquoi l'on nous dit cela.

Ceci n'est bien sûr pas de l'aphasie ; mais en quoi cela nous distingue-t-il de l'autiste ?

Et si je me mets à écouter l'autiste, comme je peux me mettre à l'écoute de celui qui parle en vain ? A lui répondre ? - Tout dépend alors si lui aussi écoutera ma réponse ; s'il va me répondre à son tour.

 

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Est-ce que je sais ce que veut dire mon amie quand je lui répond ? Est-ce que je sais seulement ce que je veux dire ?

C'est une question complexe que celle de ce dédoublement entre ce je sais et ce je veux dire. C'est dans leur écart que se place le concept d'inconscient.

« Je sais ce que je veux dire » : il est très rare que les deux (je) se juxtaposent parfaitement ainsi. Il y a généralement un écart entre « je sais » et « je veux dire » : un écart irréfragable, mais l'appeler « inconscient » - pour justifié que ce soit - ne nous apprend rien ; peut même contribuer à nous tromper : nous faire croire que ce soit « quelque chose » - quelque chose d'autre que cet écart entre vouloir dire et savoir ce qu'on veut dire.

 

*

 

Cependant il n'y a pas seulement ce que je veux dire et ce que j'en sais. Il y a encore ce que je dis.

Qu'en est-il alors du « ce que j'en sais » face à « ce que je dis » et à « ce que je veux veux dire » ?

(Voilà que je réintroduis encore ma figure de la double polarisation.)

ne pas/savoir/dire

 

*

 

Le 26 octobre

Qu'est-ce que je dis ?

Ou peut-être encore : qu'est-ce que « je dis » ?

- Qu'est ce que « je dis » ? Ou « que dis-je » ?

Non, je ne joue pas avec les mots, sinon comme on règle une lunette.

 

Qu'est-ce que ce « dit », indépendant du « vouloir dire » ?

(Ce que je pointe ici est le ressort principal de la littérature japonaise, principalement des monogatari : Contes d'Ise, Contes de Yamato, Dit du Genji (« conte », « dit » est la traduction littérale de « monogatari »).

Le dit : comme une peau des mots, quelque peu énigmatique.

Cette peau dans laquelle le lecteur, l'acteur, l'interprète... se glisse..., mais aussi bien cette peau qui recouvre les sens - peau du tympan, de l'iris, peau qui recouvre les organes tactiles (De l'Âme d'Aristote).

Peau, surface, surface optique ; mais bien plus embarrassante qu'un instrument d'optique - car je sais bien, avec une lunette, faire la différence entre « regarder la lunette » et « regarder dans la lunette » ; regarder le miroir et regarder « dans » le miroir.

 

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Je n'évoque là qu'un « simple mystère » ; un mystère sans épaisseur, et comme limpide, clair comme l'eau pure.

Cette surface du dit, si bien dessinée dans la littérature japonaise, et si bien posée dans la philosophie sino-japonaise, la métaphysique occidentale (de Thomas d'Aquin à Heidegger) veut en faire une profondeur. La profondeur du miroir ; l'autre côté du miroir. C'est encore Lewis Carroll qui en parle le mieux.

 

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- Y a-t-il un sens de l'autre côté de la surface du dit ? De l'autre côté du vouloir dire ?

- De l'autre côté du « je veux dire », il ne peut y avoir qu'un « tu veux dire ».

 

Jacques Lacan, qui a préféré passer par une branche de la physique - l'optique, et l'illusion d'optique (la surface) plutôt que par la métaphysique (la profondeur) - arrive nécessairement à cette conclusion : « l'inconscient c'est le discours de l'autre ».

Ce que je corrigerai par : c'est l'écart entre « je » et « tu ». (1)

Je veux dire - tu veux dire = (je - tu) veux dire

 

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Le 28 octobre

Un mot est déterminé par son environnement lexical et par son environnement contextuel.

 

L'environnement lexical : La signification de l'adjectif « grand », par exemple, dépend, ou est tout au moins modulé par ses synonymes - haut, important, gros... -, par ses antonymes - petit, minuscule, humble... - et par toute la famille de mots dont il fait partie - grandir, grandeur, agrandissement...

Ces trois sortes de relations - synonymiques, antonymiques et morphologiques - constituent une sorte de maillage ; une sorte de filet à attraper du sens. Je ne fais ici que paraphraser Benveniste, qui ne fait qu'expliquer Saussure.

 

On retrouve souvent, d'une langue à l'autre, les mêmes mots. Mais ces mêmes mots, dans les différentes langues, n'ont pas les mêmes significations, car ils n'ont pas les mêmes voisinages ; ils ne s'inscrivent pas dans les mêmes maillages.

« Représentation » en Français, et « representation » en Anglais, n'ont pas les mêmes acceptions. « Ce tableau représente un paysage », se dira en Anglais « this picture presents a landscape ». To represent, representation ont en Anglais un sens nettement plus étroit (se tiennent dans un maillage plus serré).

 

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Chaque langue quadrille, coordonne aussi le temps : présent, passé, futur ; le module dans un ordre plus ou moins serré. Le Français donne un ordre particulier au temps : passé antérieur, plus-que-parfait, passé simple, imparfait, passé composé, futur antérieur, présent, futur. Il indique aussi la durée de l'acte : l'imparfait se déroule, le passé composé a cessé tandis que ses effets continuent, etc... Cette division en Français est très différente de celle de l'Anglais, qui double tous ses temps d'une forme progressive. (Seul l'imparfait peut être considéré en Français comme une forme progressive.)

He had walked

He had been walking

He has walked

He has been walking

He walked

He was walking

He walks

He is walking

He will walk

He will been walking

Nous pouvons toujours en Français compléter cette absence par la locution « être en train de... » : J'étais en train de... (= imparfait), Je suis en train de..., je serai en train de...

 

En Arabe, tout ce qui correspond en Français à l'indicatif se découpe en deux modes : l'accompli ou « parfait » (mâdî) et l'inaccompli ou « imparfait » (moudarih). Dans l'inaccompli, on retrouve les temps qui correspondent au présent, au futur et au passé dans les langues européennes. L'accompli est une sorte de passé intemporel, dans la mesure où ces deux termes peuvent avoir ensemble un sens.

 

Comparons « Je regarde la pluie... » et « dès que l'automne arrive, il pleut ».

On peut dire qu'il pleut, dans les deux cas, ici et « maintenant », dans le présent (le 28 octobre à 11 heures). Mais la seconde proposition n'évoque pas seulement ce cas. C'est vrai, ou prétend l'être, dans le passé comme dans le futur.

« Deux fois trois font six » - A quel moment deux fois trois font-ils six ?

Le présent, en Français, peut très bien s'employer comme un Parfait.

 

La conjugaisons semble, dans un premier abord, se contenter de situer l'action dans un moment ; un temps. Ou plus exactement : situer les diverses actions dans un jeu de relations temporelles ; leur donner une place exacte sur un axe où se déroule le temps. C'est en tout cas ce que stipulent les règles, et rien d'autre.

Nous posons-nous effectivement ces questions, auxquelles les règles répondent, quand nous écrivons ? Sinon lesquelles ?

 

*

 

Ils étaient arrivés à Brignoles tard dans la nuit. Après le dîner il avait écrit :

La lune sur la campagne

Comme un cercle blanc.

Ses compagnons n'arrivaient pas à comprendre pourquoi il avait écrit « comme ».(2)

 

 

Ils arrivent à Brignoles tard dans la nuit. Après le dîner il écrit :

La lune sur la campagne

Comme un cercle blanc.

Ses compagnons n'arrivent pas à comprendre pourquoi il a écrit « comme ».

 

Le contenu assertorique ou locutoire n'est en rien affecté par le passage du plus-que-parfait au présent. Les informations concernant l'ordre de déroulement et la durée ne sont ni plus ni moins vagues.

 

Ils arrivèrent à Brignoles tard dans la nuit. Après le dîner il écrivit

La lune sur la campagne

Comme un cercle blanc.

Ses compagnons n'arrivèrent pas à comprendre pourquoi il avait écrit « comme ».

 

Cette troisième version est la plus grammaticalement correcte. Le passé simple : le temps du récit, du conte. - A cause de cela, le passé simple donne un cadrage beaucoup trop littéraire. Plus que cela, trop fictif. A tant isoler un temps dans le passé, sans relation avec le présent, il irréalise le récit.

Le passé simple éloigne le récit, le rend inaccessible et aussi bien nous en isole. « Eloigne » n'est pas le mot juste, ni « isole » - plutôt, en tant que passé, fait oublier le présent ; se donne pour un autre présent. Un présent dans un autre moment. Comme un logicien dirait « dans un autre univers ».

 

L'usage courant du Français nous fais choisir le présent-parfait (passé composé) de préférence au passé simple.

 

Ils sont arrivés à Brignoles tard dans la nuit. Après le dîner il a écrit :

La lune sur la campagne

Comme un cercle blanc.

Ses compagnons ne sont pas arrivés à comprendre pourquoi il avait écrit « comme ».

 

Si ce conte avait débuté par le passé composé (que les Anglais nomment si bien present-perfect), il me semble qu'il aurait dû, avec plus de justesse, s'achever dans le présent.

Ses compagnons n'arrivent pas à comprendre pourquoi il a écrit « comme ».

C'est exactement cette concordance là que ma version décale dans le passé : le présent-parfait devient plus-que-parfait, et le présent, imparfait.

 

*

 

Le 29 octobre

Dans cet usage du temps, quelque chose fonctionne comme avec le dessin de la carafe et du verre d'eau dans un livre de vocabulaire. On voit bien une carafe et un verre d'eau dans les traits, mais on ne voir pas, à proprement parler, le dessin.

(Le 19 juillet.)

 

On a lu un texte. On l'a bien lu. Mais si l'on nous demande à quel temps est écrit le récit, on ne saura peut-être pas répondre. (3)

 

Ce n'est peut-être pas sans rapport non plus avec la table quadrillée, et avec l'observation que, si l'on déplace son doigt en diagonales, on ne peut que parcourir la moitié des cases.

(Le 27 août)

 

Le problème du « ni..., ni... ». Ni logique, ni physique...

 

*

 

Les personnes.

Vous étiez arrivés à Brignoles tard dans la nuit. Après le dîner tu avais écrit :

La lune sur la campagne

Comme un cercle blanc.

Tes compagnons n'arrivaient pas à comprendre pourquoi tu avais écrit « comme ».

 

Ou encore :

Nous étions arrivés à Brignoles tard dans la nuit. Après le dîner j'avais écrit :

La lune sur la campagne

Comme un cercle blanc.

Mes compagnons n'arrivaient pas à comprendre pourquoi j'avais écrit « comme ».

 

Comparons aussi avec :

Nous sommes arrivés à Brignoles tard dans la nuit. Après le dîner j'ai écrit :

La lune sur la campagne

Comme un cercle blanc.

Mes compagnons ne sont pas arrivés à comprendre pourquoi j'ai écrit « comme ».

 

*

 

Des lèvres minces sont signe de sévérité ; une mâchoire carrée, d'énergie. Pour nous convaincre, des manuels nous présentent des petits dessins.

 

Lorsque nous passons devant un horloger, nous voyons que la plupart des réveils marquent dix heures dix. Jamais huit heures vingt.

Nous voyons bien qu'un réveil qui marque dix heures est plus souriant que celui qui marque huit heures vingt. Dirons-nous que nous comprenons la psychologie du réveil ? Avons-nous percé l'âme du réveil, ou dirons-nous qu'il a des moments de joie et des moments de tristesse ?

« Le soleil arrive et le réveil sourit. »

Pourquoi pas ? Cette image ne me déplaît pas.

 

*

 

Allons-nous déchiffrer un visage ? Avons-nous besoin, devant un visage, de nous dire : « tiens, il a les lèvres fines, il doit être sévère » ? - Et si ce visage n'exprime pas la sévérité ?

 

- Ce visage ne paraît pas sévère, mais quand on examine attentivement ses lèvresÉ

Que signifie exactement ce genre de réflexion ? - Cela peut vouloir dire : si je prête attention aux lèvres de ce visage, alors c'est comme si toute sa physionomie en était changée.

Mais si cela veut dire : « si je m'en tiens au seul dessin de ses lèvres, alors toute sa physionomie est démentie », n'est-ce pas comme : « si je m'en tiens au dessin que forment les aiguilles, alors ce réveil n'est pas un objet inanimé » ?

 

Mais dans le premier cas, comment puis-je dire « Toute sa physionomie est changée » ? Quels détails ont changé ?

 

*

 

Si j'écris un texte à la première personne plutôt qu'à la troisième, ou au passé composé plutôt qu'au plus-que-parfait, alors toute sa physionomie en est changée.

 

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Le 30 octobre

Que peut vouloir dire « se tromper » ?

Tantôt nous voulons parler d'une erreur concernant « la vérité » : « j'ai dit qu'il était dix heures, mais ma montre était encore à l'heure d'été, et il était en réalité neuf heures ». Tantôt nous voulons parler d'une erreur concernant « l'expression de la vérité » : « j'ai écrit « 4+3=12 », je me suis trompé de signe ».

Tantôt nous considérons que nous savons bien mais que notre expression est erronée, tantôt que nous disons bien mais que notre savoir est erroné.

Il est curieux que, dès que nous nous y arrêtons, cette distinction ne nous semble plus évidente.

 

- Je me suis trompé : j'ai écrit 3+4=12 au lieu de 3x4=12.

- Je ne m'en étais pas aperçu. J'ai corrigé mentalement en lisant.

 

« Je me suis trompé, j'ai cru qu'il était sévère, mais en réalité il est très cool. »

Ou bien encore :

« Je me suis trompé, j'ai cru n'en avoir que pour vingt minutes de marche, en réalité c'est beaucoup plus loin. »

Dans tous ces cas, l'erreur paraît tenir à de mauvaises interprétations de signes.

« Je me suis trompé en me fiant à la minceur de ses lèvres. »

« J'ai mal interprété la perspective ; peut-être me suis-je laissé tromper par la déclivité du terrain. »

 

*

 

Je pourrais aussi, non pas me tromper dans l'interprétation de signes, mais dans leur emploi. Je dis de cet homme qu'il est « dur ». J'entends par là qu'il est « solide ». Or on n'a pas l'habitude d'employer « dur » pour une personne dans cette acception, aussi mon interlocuteur pense que je veux dire « insensible ».

Dans ce cas, c'est moi qui trompe mon interlocuteur en employant un signe trompeur. On pourra quand même dire que « je me suis trompé » : je n'ai pas employé le bon adjectif.

 

Il n'est d'ailleurs pas dit que je ne finisse pas par me tromper moi-même. A le dire « dur » plutôt que « solide », je peux en venir à le trouver moi-même « insensible ».

Il est tout à fait remarquable que nos propres expressions nous trompent.

Je voulais dire ceci, mais j'ai dit cela. Et cela prend imperceptiblement la place de ceci dans mon esprit.

Nous pourrions aussi croire que j'ai dit cela au lieu de ceci parce que je pensais bien cela au fond de moi (inconsciemment), alors que je croyais penser ceci.

 

*

 

Le fond de soi. Un inconscient qui serait un « fond de soi ».

« A le dire "dur" plutôt que "solide", je finis par le voir insensible. »

Ou bien : « Je le dis "dur" plutôt que "solide" (lapsus inconscient), parce qu'au fond de moi, je le trouve "insensible" (mais ne le sais pas). »

Dans le premier cas, l'expression est trompeuse, dans le second, elle est révélatrice.

Dans le premier cas, je me trompe de terme, dans le second je me trompe sur mes sentiments.

 

Quelle proposition dois-je choisir ? Si je choisis que l'expression est révélatrice alors qu'elle est en réalité trompeuse, je ne fais que renforcer son caractère trompeur. Le mot que j'ai choisi m'a trompé, et je me convaincs maintenant que c'est à bon escient.

 

Commet savoir ? - Mais savoir quoi : ce que je pense vraiment ? Ou si celui dont je parle est bien insensible ou non ?

Quelle sorte de réponse pourrait correspondre à la première question ? Quelle sorte de réponse pourrait lui correspondre qui ne soit d'abord réponse à la seconde ?

 

*

 

Quand je pense « il est insensible », cela veut-il dire pour moi « je pense qu'il est est insensible » ?

- Est-il insensible ? Est-ce que je pense qu'il est insensible ? Est-ce que je pense que je pense qu'il est insensible ?...

Quand je dis « je pense qu'il est insensible », je ne donne pas une information sur ma pensée. Je veux plutôt dire « il est sans doute insensible, mais je n'en suis pas sûr ». « Il est insensible, je pense. »

 

*

 

- Mais non, il n'est pas du tout insensible. Il est seulement solide, il ne se laisse pas ébranler ; mais il a aussi de la sensibilité.

- J'ai d'abord été frappé par sa solidité, mais il est en réalité insensible. Quand je l'ai dit « dur », mes mots n'ont fait qu'anticiper ma pensée.

Ces réponses, je ne puis les donner qu'en m'interrogeant sur lui ; non en m'introspectant.

 

*

 

- Mais si c'est de toi-même que tu parles, et que tu te dises « dur » ?

- Eh bien c'est exactement la même chose. Il faudra bien que je me demande ce que je suis en fait, et non pas seulement ce que je penserais de moi. N'ai-je aucun moyen de savoir ce que je suis ? N'en ai-je aucun indice ?

- Soit, mais en quoi ne serait-ce pas une introspection ?

- Disons que je peux me demander ce que je suis réellement « au fond de moi » ; mais aussi me demander de quoi je suis effectivement capable.

 

*

 

Il se peut que je ne sache jamais pourquoi je ne lâche pas un ami dans l'ennui ; ou encore pourquoi j'abandonne le navire sans remords.

Je pourrais chercher « la vérité profonde » ; qui je suis « au fond de moi ». Mais je peux aussi bien chercher ce que je vais faire.

Est-ce de l'introspection que cela ? « Que dois-je faire ? » : que dois-je faire, et comment m'y prendre ?

 

N'est ce pas à dire que le sens est toujours en question ? - Plus exactement en jeu ?

Je dois : ne soupçonnerait-on pas alors que le sens reposerait sur une éthique ? Une posture éthique, un devoir-être, ou plutôt un devoir-faire.

Comment on fait. Il semblerait qu'ici éthique et technique se rejoignent. Peut-être à travers une déontologie.

 

*

Le 30 octobre

« Je voulais donner un ordre, mais en réalité j'ai fait une promesse. »

On peut faire une promesse avec l'intention de la tenir, ou en sachant délibérément qu'on ne la tiendra pas. On peut faire une promesse avec l'intention de la tenir, mais ne pas la tenir parce qu'on se sera trompé sur la situation. Mais on ne peut pas faire une promesse et se tromper en croyant par exemple qu'on aura donné un ordre. (4)

 

Le danger est grand et chacun ne pense plus qu'à se sauver comme il le peut. Par exemple, un feu vient d'éclater dans la cuve d'un pétrolier - vous avez trop fait confiance en vos calculs. As-tu le temps de passer par l'écoutille avant qu'il ne soit trop tard ? Peut-être pas, si personne ne fait rien pour contenir les flammes. Tu n'as pas le temps d'y réfléchir. Mais avant même de réfléchir, tu as donné un ordre.

Pour chacun cet ordre veut dire que tu as renoncé à te sauver seul ; que tu crois même que vous puissiez vous en tirer ensemble. Pourtant tu n'as pas cessé de ne penser qu'à te sauver : tu n'as rien promis.

Quand tu vois que les flammes sont suffisamment maintenues pour te laisser le temps de sortir, mais que le danger n'est cependant pas éloigné, tu reste. Et tu te dis : « j'ai cru donner un ordre mais j'ai fait une promesse ».

(Il est ici question de vie ou de mort, mais le même principe vaudrait pour un enjeu dérisoire.)

 

*

 

Le 31 octobre

A quoi a effectivement servi ton ordre ? Chacun ne pouvait-il pas savoir sans cela ce qu'il avait à faire ? « Prends l'extincteur derrière toi! », « ouvre la manche! », « attaque les flammes à la base! »... Quel renseignements utiles véhiculaient tes ordres ?

Au cours de ta formation, tu avais appris certains principes : en cas d'incendie, éviter la panique, donner des ordres clairs et simples... Tes ordres ont en effet arrêté la panique ; à commencer par la tienne.

 

Tu as agi comme une machine bien réglée. Le mécanisme a complètement arrêté, ou peut-être masqué, ta peur. Ta peur a cessé de t'être perceptible. Et ce n'est que lorsque cette machine bien réglée a cessé de marcher que tu as enfin perçu tes émotions.

Peut-être tout de suite après le sinistre, tu as tâtonné une cigarette en découvrant ta frayeur. Peut-être bien plus tard. Peut-être jamais ; ou peut-être comme une peur lointaine qui n'aura jamais été proprement tienne.

 

Cependant, cette machine, n'as-tu pas du mal à dire « c'est moi » ?

N'as-tu pas senti qu'elle fonctionnait quelque peu au-delà de toi ? Un « sur-moi », ou peut-être plutôt un « nous » qui prenait la place de « je » ? Ou peut-être plus exactement en-deça : un « sub-moi » ; un « ça », un « cela ».

Tu dois à « cela » une fière chandelle.

 

*

 

Ne ressens-tu pas envers « cela », cette machine, quelque chose comme une foi ? Comme en un ange gardien, comme en un dieu qui te protège ?

N'est-ce pas singulier que ce soit une machine plutôt qu'un ange ?

 

*

 

Lorsque dans un virage tu couches ta moto, ou lorsque tes doigts courent sur les pistons de ton trombone (que sais-je ?), pourrais-tu dire que tu sens la machine, ou ton instrument, comme un corps étranger au tien, à toi ?

 

*

 

« Pour prononcer le son q, je place ma langue contre les dents du haut. »

- Est-ce vraiment cela que « je » fais lorsque « je » parle ? Lorsque « je » parle, non quand « je » fais une démonstration pour apprendre à quelqu'un à bien prononcer. Qui est ce « je » qui place la langue contre les dents du haut ?

 

« Pour voir l'arbre au loin quand je lève les yeux de ma page, j'accommode ma pupille, comme je le ferais avec l'objectif d'un appareil photo. »

- Quel est ce « je » qui fait cela ? Est-ce le même « je », qui accommode sa vision, que celui qui, de sa main, règle l'objectif ?

 

*

 

Comment est-ce que je fais pour accommoder ma vision sur l'arbre là-bas ? - Rien. Je le regarde, c'est tout.

Je veux seulement voir l'arbre distinctement, et je ne m'occupe de rien d'autre.

Et « je veux » est presque de trop.

 

*

 

Qu'est-ce que je pense au fond de moi ? Qu'est-ce que je pense que je pense ? Qu'est ce que je pense que je pense que je pense ?... Que sont ces « je » qui poussent comme des feuilles autour du coeur d'un artichaut ?

Mais en t'interrogeant ainsi, tu n'as pas l'impression de faire pousser des feuilles : tu as au contraire l'impression de les effeuiller pour t'approcher d'un coeur.

Comment pourrait-il y avoir un coeur ?

 

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NOTES

1 L'inconscient n'est quand même pas l'interprétation de l'analyste!

2 Contes du Sud-Est, conte LI, paru dans Babana Split N°16.

3 J'ai mené un atelier d'écriture à partir des monogatari. Chaque participant avait devant les yeux la traduction des textes japonais, que nous avions lus à haute voix et largement analysés, et dont il s'agissait d'imiter la forme. La plupart on rédigé à la première personne du présent.

4 Cf. Pierre Livet, La Communauté virtuelle.

 

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